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Dossier : 2015-533(IT)I

ENTRE :

FARZAD PAKZAD,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]


Requête entendue le 3 avril 2017 à Toronto (Ontario)

Devant : L’honorable juge Diane Campbell

Comparutions :

Pour l’appelant :

L’appelant lui-même

Avocate de l’intimée :

Me Annie M. Paré

 

 


ORDONNANCE

La requête de l’appelant en vue d’obtenir une interdiction de publication des motifs que la Cour a formulés dans la décision Pakzad c La Reine, 2016 CCI 144, et des motifs relatifs à la présente requête, est rejetée, avec dépens en faveur de l’intimée d’un montant de 1 000 $, à payer sans délai, conformément aux motifs de l’ordonnance ci-joints.

Signé à Ottawa, Canada, ce 18e jour de mai 2017.

« Diane Campbell »

Juge Campbell


Référence : 2017 CCI 83

Date : 20170518

Dossier : 2015-533(IT)I

ENTRE :

FARZAD PAKZAD,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

La juge Campbell

Introduction

[1]              L’appelant, Farzad Pakzad, a présenté une requête en vertu des Règles de procédure informelle en vue de faire interdire la publication des motifs de la Cour qui figurent dans la décision Pakzad c. La Reine, 2016 CCI 144, de même que celle de deux demandes de non-publication antérieures soumises à la Cour et des motifs que je formule dans le cadre de la présente requête. Il a demandé qu’aucun de ces renseignements ne soit publié sur le site Web de la Cour canadienne de l’impôt en raison des conséquences qui en découleraient.

[2]              En bref, l’appelant croit qu’une interdiction de publication est justifiée parce que si les motifs se rapportant à la décision rendue dans son appel sont publiés sur le site Web de la Cour, les renseignements personnels et les descriptions peu flatteuses de son sens des affaires qui y figurent attireraient l’attention de criminels, ce qui causerait un préjudice financier et physique à lui-même, à sa famille et au public.

[3]              Au début de l’instruction de la requête, l’appelant a demandé l’autorisation de montrer plusieurs clips vidéo de courte durée émanant de Global News, de CTV News et de la GRC, dans lesquels on fait référence à des cas de vol d’identité ainsi qu’à l’importance de se protéger contre un tel risque. L’intimée s’est opposée à l’admission en preuve de ces clips vidéo parce qu’ils pouvaient contenir du ouï-dire, des opinions ou une preuve d’expert inadmissibles. J’ai autorisé l’appelant à les présenter à la Cour, à condition qu’ils servent à l’aider à expliquer les arguments qu’il invoquait à l’appui de sa requête, mais j’ai précisé que l’on ne se fonderait pas sur eux à titre de preuve d’expert.

Le contexte

[4]              Le 24 mars 2014, le ministre du Revenu national (le « ministre ») a établi une nouvelle cotisation à l’égard de l’appelant et a refusé les dépenses d’entreprise que celui-ci avait déduites de ses revenus d’emploi pour les années d’imposition 2010 et 2011. La décision du ministre a été confirmée le 26 janvier 2015 et un avis d’appel a été déposé le 2 février 2015. L’audition de cet appel a eu lieu le 30 novembre 2015 et, à cette occasion, M. Pakzad était représenté par un avocat. Le 10 juin 2016, le juge suppléant Masse a rendu ses motifs et a rejeté l’appel, car les activités d’entreprise alléguées n’avaient pas été exercées de façon suffisamment commerciale pour constituer une source de revenus d’entreprise d’où l’on pouvait déduire des pertes et des dépenses d’entreprise. Un jugement modifié, daté du 24 juin 2016, a été rendu en vue de corriger des erreurs d’orthographe, mais sans changer les motifs pour lesquels l’appel a été rejeté. M. Pakzad était le seul témoin à l’audition de son appel, et il n’a pas porté la décision en appel.

[5]              M. Pakzad n’a pas demandé une interdiction de publication ou un autre redressement semblable, comme une audience à huis clos ou une ordonnance de confidentialité, ni avant ni pendant l’audition de son appel. Toutefois, le 13 juin 2016, il a présenté à la Cour sa première demande d’interdiction de publication. Cette demande a consisté en un appel téléphonique au greffe et en une télécopie d’une page demandant à la Cour de [traduction] « […] ne pas mettre d’informations ou de détails à propos de cette affaire OU mon nom sur le site Web de la Cour canadienne de l’impôt et Internet ». La Cour a rejeté cette demande le 17 juin 2016 et en a fait part à l’avocat de l’appelant. Le 20 juin 2016, M. Pakzad a informé la Cour qu’il se représentait maintenant lui-même et il a fait savoir qu’il allait fournir des renseignements complémentaires. Sa deuxième demande d’interdiction de publication a été présentée par une lettre datée du 22 juin 2016, dans laquelle il a indiqué que depuis que son nom était apparu sur le site Web de la Cour, des inconnus étaient entrés en contact avec lui pour obtenir de plus amples renseignements sur son compte. Il a de plus fait savoir que si les motifs relatifs à son appel étaient publiés sur le site Web, ces individus pourraient alors avoir accès à des renseignements personnels qui leur permettraient de commettre des crimes contre lui. M. Pakzad déclare que si cela survient il en avisera les médias, il portera plainte à la GRC et il entreprendra une action en justice contre la Cour. En réponse à cette deuxième demande, la Cour a envoyé à M. Pakzad une lettre datée du 24 juin 2016 lui prescrivant de présenter cette demande par la voie d’une requête appuyée d’un affidavit.

[6]              Le 16 mars 2017, l’appelant a déposé la présente requête, dont le fond est très semblable à sa deuxième demande, sauf qu’il a fait valoir aussi qu’il ne fallait pas publier les motifs parce que ceux-ci le faisaient passer pour un homme d’affaires incompétent, ce qui le désignait comme une [traduction] « cible idéale pour divers criminels ».

La loi et la jurisprudence applicables

[7]              Le critère qu’il convient d’appliquer pour l’octroi d’une interdiction de publication et d’une ordonnance de mise sous scellés est tiré de deux arrêts de la Cour suprême du Canada : Dagenais c Société Radio-Canada, [1994] 3 RCS 835 et R c Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 RCS 442. C’est ce que l’on appelle parfois le critère de Dagenais/Mentuck. Ce dernier a été légèrement reformulé dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 RCS 522 de façon à inclure les intérêts commerciaux. Ce critère s’applique de la même manière à toutes les instances judiciaires, indépendamment du tribunal saisi, de la nature de la demande ou du stade particulier de l’instance. Étant donné que les décisions discrétionnaires de cette nature ont une incidence sur la transparence des débats judiciaires, le critère est strict et il est assorti du fardeau d’établir les circonstances particulières qui justifient que l’on s’écarte du principe de la publicité des débats judiciaires, et ce fardeau incombe à l’auteur de la demande. Le « principe de la publicité des débats judiciaires » constitue la marque d’une société démocratique et une pierre angulaire de la common law (Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 RCS 332, aux paragraphes 24 à 26). Au paragraphe 25, la Cour suprême du Canada a décrit en ces termes la justification de ce principe :

25        L’accès du public aux tribunaux assure l’intégrité des procédures judiciaires en démontrant « que la justice est administrée de manière non arbitraire, conformément à la primauté du droit » : Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), précité, par. 22. La publicité est nécessaire au maintien de l’indépendance et de l’impartialité des tribunaux. Elle fait partie intégrante de la confiance du public dans le système de justice et de sa compréhension de l’administration de la justice. En outre, elle constitue l’élément principal de la légitimité du processus judiciaire et la raison pour laquelle tant les parties que le grand public respectent les décisions des tribunaux.

[8]              Le demandeur qui souhaite restreindre la publicité des débats judiciaires et la liberté d’expression a un lourd fardeau de preuve à supporter. Le principe de la publicité des débats judiciaires garantit que le public a accès au système judiciaire ainsi qu’aux débats qui se déroulent dans ces institutions. Les restrictions imposées à la diffusion d’informations qui figurent au sein du système judiciaire restreignent la liberté qu’a le public d’exprimer des idées et des opinions sur le fonctionnement des tribunaux, ce qui est contraire à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »). Le critère de Dagenais/Mentuck a pour objet de mettre en équilibre cette liberté d’expression avec d’autres intérêts importants, dont le fait de préserver la légitimité du système judiciaire tout en protégeant les droits à la vie privée et à la sécurité des parties touchées (Vancouver Sun, au paragraphe 28). L’accès du public aux débats et aux décisions des tribunaux garantit également que ces derniers administrent la justice de façon uniforme et conformément à la primauté du droit (Société Radio-Canada c Canada (Procureur général), 2011 CSC 2, [2011] 1 RCS 19, au paragraphe 1). Cet accès du public inspire confiance envers les débats des tribunaux et, en particulier dans le contexte de la Cour canadienne de l’impôt, favorise la compréhension qu’a le public de l’administration du régime fiscal qui se fait principalement au moyen des décisions qu’elle publie.

[9]              Le droit qu’a le public d’avoir accès aux tribunaux est considéré comme une nécessité plutôt que comme une commodité. De façon générale, l’application du critère de Dagenais/Mentuck milite fortement contre l’octroi d’une interdiction de publication en raison de son incompatibilité fondamentale avec l’alinéa 2b) de la Charte, ainsi que de sa tendance à porter atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires. D’après le critère de Dagenais/Mentuck, les tribunaux ne devraient faire droit à une interdiction de publication que dans les conditions suivantes :

a) elle est nécessaire pour écarter le risque sérieux pour la bonne administration de la justice, vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque [l’« exigence de la nécessité »];

b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public, notamment ses effets sur le droit à la libre expression, sur le droit de l’accusé à un procès public et équitable, et sur l’efficacité de l’administration de la justice [l’« exigence de la proportionnalité »].

[Texte entre crochets non indiqué dans l’original.]

(Sierra Club, au paragraphe 45)

[10]         Quand on applique le premier volet du critère, celui de l’exigence de la nécessité, le tribunal est tenu d’examiner trois éléments : premièrement, le risque que court le demandeur doit être réel et important et son existence doit être bien appuyée par la preuve, de sorte que ce risque est considéré comme un risque sérieux à éviter et non simplement comme un important bénéfice ou avantage que l’on procure à la personne qui sollicite la non-publication; deuxièmement, l’expression « administration de la justice » doit être interprétée de façon à ne pas permettre de dissimuler une quantité excessive d’informations dont la communication est compatible avec l’intérêt public; troisièmement, une interdiction de publication est nécessaire pour contrer le risque en question, car il n’y a pas d’autres mesures de rechange raisonnables (Mentuck, aux paragraphes 34 à 36).

[11]         Ce premier volet du critère est donc axé sur l’existence d’un risque sérieux qu’il n’est possible de contrer qu’au moyen d’une forme quelconque d’ordonnance de non-publication. Les risques purement personnels, tels qu’une publicité médiatique défavorable, une atteinte à la réputation personnelle, de l’embarras ou un préjudice économique éventuel, ne seront pas suffisants pour écarter le principe de la publicité des débats judiciaires. Le risque à éviter doit mettre en cause un intérêt d’importance publique et non pas simplement un intérêt privé du demandeur (Sierra Club, au paragraphe 55). La décision MEH v Williams, 2012 ONCA 35, au paragraphe 25, comporte le commentaire suivant, qui porte sur les éléments purement personnels :

[traduction]

[…] C’est donc dire que les préoccupations personnelles d’une partie, y compris des préoccupations au sujet de la détresse émotionnelle et de l’embarras bien réels que peuvent subir des parties quand la justice est rendue en public, ne suffisent pas à elles seules à répondre au volet lié à la nécessité du critère.

[12]         Les intérêts qui mettent en jeu l’exigence de la nécessité concernent habituellement les personnes que la société reconnaît comme plus sensibles aux regards du public, comme les mineurs, les personnes âgées et les personnes handicapées.

[13]         Le second volet du critère de Dagenais/Mentuck, soit l’exigence de la proportionnalité, est principalement axé sur le fait de mettre en équilibre les intérêts qui seront touchés par une interdiction de publication. Il peut être nécessaire de prendre en compte les principes que la Charte garantit à l’égard de la liberté d’expression à l’alinéa 2b). Dans l’arrêt Sierra Club, au paragraphe 75, la Cour suprême du Canada a relevé trois valeurs de base liées à la liberté d’expression qui sont mises en question dans les demandes d’interdiction de publication : la recherche de la vérité et du bien commun, l’épanouissement personnel par le libre développement des pensées et des idées, ainsi que la participation de tous au processus politique. Plus l’interdiction de publication porte atteinte à ces valeurs de base, moins il est justifié de rendre une telle ordonnance. Il incombe au demandeur d’établir que les effets d’une interdiction de publication l’emportent sur ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public.

La position de l’appelant

[14]         M. Pakzad a déclaré que la seule raison pour laquelle il demandait une interdiction de publication était pour se protéger lui-même, sa famille et le public contre le préjudice financier et physique que pourrait causer la divulgation de renseignements personnels. Il a expressément nié que cette requête était motivée par le souhait d’éviter d’être embarrassé par la publication des décisions rendues à la suite de son appel et de la présente requête. À l’appui de cette dernière, il a invoqué trois points. Premièrement, si sa requête n’était pas accueillie, cela serait contraire à l’équité procédurale. Il soutient qu’avant le début de son appel, il est entré en contact avec le greffe pour s’informer du processus à suivre et, plus précisément, de la quantité de renseignements personnels sur les contribuables qui figurent dans les décisions publiées sur le site Web de la Cour. Il soutient de plus qu’on l’a informé que la Cour ne publie pas toutes les décisions et que pour éviter que cela soit fait il lui suffisait d’en faire la demande par écrit après le prononcé de la décision. Il a aussi déclaré qu’il serait injuste de retenir contre lui le fait de n’avoir pas demandé une audience à huis clos, car la Cour ne l’a pas informé de cette option. Deuxièmement, il fait valoir que si l’on publiait les motifs relatifs à son appel et à la présente requête, lui-même, sa famille et le public deviendraient une cible de fraude, de vol d’identité et de préjudice physique. À l’appui de cette prétention, il a fait référence aux renseignements personnels suivants, qui apparaissent dans les motifs du juge de première instance : la conclusion selon laquelle il avait un mauvais sens des affaires, ses adresses de résidence actuelle et antérieure, ses paiements d’assurance-habitation, de taxes foncières et de loyer, le fait qu’il détenait des cartes de crédit et des REER, ses heures de travail actuelles, ses destinations de voyage, le montant de ses revenus d’entreprise et le fait qu’il exploitait les entreprises au comptant. Il soutient qu’au cours de la période qui a suivi la date à laquelle la Cour a publié la décision relative à l’appel (les motifs correspondants ont été retirés quand la requête a été déposée), des inconnus ont commencé à communiquer avec lui par téléphone et en personne à son lieu de résidence. Ils lui auraient dit qu’ils avaient obtenu des renseignements sur lui à partir des motifs publiés sur le site Web de la Cour. Selon M. Pakzad, si sa requête était refusée, il serait une [traduction] « cible facile ». (Transcription, page 74, ligne 24.) Pour illustrer la gravité de ce risque de préjudice prétendu, il s’est fondé sur les clips vidéo que je lui ai permis de montrer à l’audience, de même que sur diverses études menées par le Centre antifraude du Canada, qui résument la fréquence et l’impact financier de la fraude par marketing de masse. Troisièmement, il fait valoir qu’il était injuste que les motifs exposés dans son appel soient plus détaillés que dans d’autres décisions de la Cour.

La position de l’intimée

[15]         L’intimée a fait valoir que l’appelant ne satisfait pas au critère de Dagenais/Mentuck, car il n’a pas présenté assez de preuves à l’appui de sa prétention selon laquelle la publication entraînerait des risques sérieux pour lui et pour l’administration de la justice. Aucun risque sérieux de nature publique n’a été relevé et son autre prétention, soit celle de devenir la cible de criminels, est injustifiée et purement personnelle. Les renseignements personnels, volontairement présentés à l’audience et forcément examinés par le juge en vue de rejeter l’appel de l’appelant, n’étaient pas des renseignements sensibles qu’il ne fallait pas publier. De plus, le fait d’accueillir la présente requête n’aura aucun effet bénéfique, mais risque d’avoir de nombreux effets préjudiciables. La non-publication amoindrira la confiance du public envers l’intégrité du système fiscal et empêchera le public d’avoir accès à des exemples d’activités d’entreprise alléguées, semblables à celles de l’appelant, qui ne constituent pas une source de revenus et dont on ne peut pas se servir pour réduire son obligation fiscale. Enfin, l’intimée a fait remarquer que l’efficacité d’une interdiction de publication est peut-être théorique, car la décision se trouve déjà dans des bases de données disponibles sur abonnement et a été analysée en détail dans divers commentaires.

Analyse

[16]         Pour avoir gain de cause en l’espèce, l’appelant a le fardeau d’établir au moyen de preuves claires et convaincantes que l’interdiction de publication qu’il sollicite est essentielle pour éviter de faire courir à lui-même et à sa famille un risque de nature publique réel et important. Il doit également montrer qu’il n’existe aucune mesure de rechange pour contrer ce risque allégué et que les effets bénéfiques de l’interdiction de publication l’emportent sur ses effets préjudiciables. Malheureusement, l’appelant ne satisfait à aucun des deux volets du critère de Dagenais/Mentuck et, de ce fait, il n’est pas en mesure de justifier que la Cour impose une interdiction de publication qui écarterait le principe de la publicité des débats judiciaires.

[17]         Le principe de la publicité des débats judiciaires, qui constitue la pierre angulaire de la common law, s’applique à l’ensemble des débats de la Cour canadienne de l’impôt, à titre de cour supérieure d’archives. La possibilité de consulter les décisions écrites de la Cour sur son site Web fait partie intégrante de la confiance du public envers le système de justice ainsi que de la conception qu’a le public de l’administration et du fonctionnement du régime fiscal canadien. De par leur nature même, les interdictions de publication dérogent au principe de l’accessibilité par ailleurs illimitée aux travaux des tribunaux. Cette transparence constitue le fondement de l’impartialité du système judiciaire. Le fait de mettre les décisions des tribunaux à la disposition du grand public est un élément central du principe de la publicité des débats judiciaires.

[18]         Dans la présente requête, le document central est la décision qui a été rendue dans le cadre de l’appel de l’appelant. Cette décision contient bel et bien quelques renseignements personnels, mais pas plus que dans d’autres décisions portant sur des questions semblables, et pas autant que dans quelques autres décisions. Le juge suppléant Masse a effectivement indiqué les adresses antérieure et actuelle de l’appelant, son employeur et son salaire au cours des années d’imposition applicables. La décision contient également des renseignements sur son degré d’instruction et elle décrit en détail ses entreprises alléguées. Tous les renseignements personnels ont été introduits en preuve par l’appelant dans le cadre de son témoignage principal, ainsi qu’en contre-interrogatoire. La teneur des motifs est celle à laquelle on s’attendrait pour qu’un tribunal puisse traiter convenablement des questions en jeu dans un tel appel. Aucun des renseignements ne peut être considéré comme sensible. Le site Web de la GRC auquel il est fait référence dans les documents relatifs à la requête de l’appelant ayant trait au vol d’identité et à la fraude contient une liste des types de renseignements personnels qu’il faut éviter de divulguer. Bien qu’il n’existe aucune jurisprudence de la Cour quant au sens de ce que l’intimée qualifie de [traduction] « renseignements sensibles », les Directives sur la procédure no 16, que la Cour a publiées le 8 décembre 2008, donnent des conseils quant au type de renseignements que les parties devraient s’abstenir de divulguer dans les actes de procédure ou les documents qu’elles déposent auprès de la Cour. Ces Directives préviennent que tous les éléments de preuve que reçoit la Cour font généralement partie des dossiers publics qu’il est loisible au public d’examiner. En outre, quand on verse des documents d’un contribuable dans les dossiers de la Cour, il incombe à ce contribuable de limiter les renseignements personnels et confidentiels qu’il divulgue au contenu qui est nécessaire pour statuer sur son appel. Les Directives présentent ensuite une liste de renseignements sensibles que les parties devraient s’abstenir de divulguer dans les documents qu’ils déposent auprès de la Cour. Cette liste inclut les éléments suivants : adresse personnelle, numéro d’assurance sociale et numéro d’employé, numéro d’entreprise, numéro de compte de TPS/TVH, renseignements médicaux sensibles, données de naissance sauf l’année, noms d’enfants mineurs (si ces derniers sont identifiés, seules les initiales devraient être indiquées) et, enfin, les numéros de comptes bancaires et financiers (si ces derniers sont fournis, seuls les quatre derniers chiffres du compte devraient être divulgués). À l’exception des adresses, aucun des exemples de renseignements sensibles ne figure dans la décision relative à l’appel de l’appelant, et aucun de ces exemples n’est inclus dans les motifs liés à la présente requête. Bien que cette liste ne soit pas exhaustive et qu’il existe d’autres éléments qui viennent immédiatement à l’esprit lorsqu’on pense à des renseignements sensibles, comme le numéro de passeport, le numéro de permis de conduire et le nom de jeune fille de la mère, la décision de l’appelant ne contient aucun renseignement personnel sensible de cette nature. Même si l’appelant s’est opposé au fait que l’on fasse référence dans la décision à ses destinations de voyage et aux dates de ces voyages, il a été nécessaire d’analyser ces renseignements, parce que l’appelant avait déduit des dépenses d’entreprise associées à ces voyages. Il s’est également opposé à ce que le juge analyse le montant de ses revenus d’entreprise parce que cela faisait de lui une cible pour des criminels. Cette objection semble n’avoir aucun fondement, car il a déclaré des revenus minimes dans chacune des années d’imposition visées par l’appel, ce qui dissuaderait vraisemblablement des criminels de considérer M. Pakzad comme une cible intéressante.

[19]         Dans l’arrêt Singer c Canada (Procureur général), 2011 CAF 3, la Cour d’appel fédérale a conclu que la présence du numéro d’assurance sociale d’une personne dans des documents de la Cour était le genre de renseignements personnels qu’il convenait de protéger. Malgré cette conclusion, la Cour a tout de même décrété qu’une ordonnance de confidentialité serait exagérée dans les circonstances et elle a plutôt ordonné que l’on expurge les renseignements sensibles. Je tire la même conclusion à propos du seul élément d’information personnelle qui figure dans les dossiers, soit les adresses de M. Pakzad. Faire droit à la présente requête dans ces circonstances diluerait le critère et étendrait son application bien au-delà de ce que la Cour suprême du Canada envisageait.

[20]         Pour ce qui est maintenant du premier volet du critère de Dagenais/Mentuck, l’exigence de la nécessité requiert que l’appelant montre que lui-même, sa famille et le public s’exposent à un risque sérieux de préjudice financier et physique, un risque qu’il n’est possible d’atténuer qu’à l’aide de l’interdiction de publication demandée. L’affirmation générale de l’appelant selon laquelle des criminels inconnus et non nommés les prendront pour cibles, sa famille et lui, en se servant des renseignements personnels inclus dans les décisions relatives à l’appel et à la requête n’est pas bien étayée par la preuve. Celle-ci n’étaye pas non plus la conclusion selon laquelle le risque allégué est un risque réel et important, ainsi que l’envisagent les lignes directrices relatives au critère applicable. L’appelant n’a pas établi qu’il existe un lien direct entre le risque de vol d’identité et de fraude et le fait que la décision le concernant puisse être consultée sur le site Web de la Cour. Il n’a fourni aucun détail sur les communications qu’il aurait eues avec des criminels qui ont obtenu des renseignements à partir de la décision, qui a été mise en ligne sur le site Web de la Cour pendant une brève période avant le dépôt de la requête. Il a simplement déclaré que ces criminels tentaient de [traduction] « trouver davantage de renseignements » à son sujet (avis de requête de l’appelant, daté du 16 mars 2017). Il n’a pas expliqué quels renseignements ces individus tentaient d’obtenir, de quelle façon ces renseignements auraient servi à mettre en péril sa sécurité financière et personnelle, ou celle de sa famille, ou de quelle façon cela mettait en péril la bonne administration de la justice. N’ayant en main que des affirmations injustifiées quant aux risques possibles, rien ne me permet de faire exception au principe de la publicité des débats judiciaires en me fondant sur le premier volet du critère de Dagenais/Mentuck.

[21]         Tout bien considéré, il semble que les préoccupations de l’appelant soient de nature purement personnelle et que les renseignements qu’il tente de mettre à l’abri sont liés à des faits qui seraient embarrassants pour lui-même et pour sa famille. Cependant, ce droit à la protection de la vie privée ne justifie pas une interdiction de publication, conformément au critère strict de Dagenais/Mentuck, de telle sorte qu’il y aurait lieu de restreindre ou d’empêcher carrément tout accès de la part du public.

[22]         Avant de passer au second volet du critère, je tiens à faire quelques commentaires sur les déclarations contradictoires que l’appelant a faites. Dans la deuxième demande d’interdiction de publication qu’il a présentée par la voie d’une lettre datée du 22 juin 2016, il a indiqué que les individus qui étaient entrés en contact avec lui l’avaient informé qu’ils l’avaient trouvé après avoir lu [traduction] « son nom » sur le site Web de la Cour. Si cette déclaration est exacte, ces individus ont peut-être eu accès au nom de l’appelant tel qu’il aurait été inscrit sur le site Web de la Cour dès qu’il avait déposé son avis d’appel en février 2015. Cependant, dans les observations qu’il a présentées à l’audition de la requête, l’appelant a indiqué que ces individus l’avaient informé qu’ils l’avaient trouvé après avoir lu le [traduction] « jugement de première instance le concernant » sur le site Web de la Cour. À un certain moment, j’ai interrogé M. Pakzad sur les appels téléphoniques qu’il aurait reçus et il a répondu : [traduction] « […] je présume qu’il est allé sur votre site Web » (transcription, page 16, ligne 10, non souligné dans l’original). M. Pakzad est ensuite passé du stade de la « présomption » à l’énoncé factuel qu’il a fait peu après : [traduction] « Ouais, j’ai dit : Où avez-vous appris cela? Il a dit : Oh, c’est sur le site Web de la Cour de l’impôt, à votre sujet » (transcription, page 16, lignes 22 à 24, non souligné dans l’original). De plus, M. Pakzad a allégué qu’il était entré en contact avec la Cour, avant de déposer son appel, pour s’informer de la possibilité de présenter une demande de non-publication. Cependant, au moment où cette demande de renseignements aurait été faite, il n’aurait pas pu être au courant du genre de renseignements que le juge de la Cour inclurait dans ses motifs définitifs. Si je prends M. Pakzad au mot et si j’admets qu’il a bel et bien fait cette demande de renseignements avant de déposer son avis d’appel, je ne puis que conclure dans ce cas que son intérêt à l’égard d’une interdiction de publication à ce stade préliminaire devait être principalement motivé par le souhait de protéger sa vie privée. Si c’est là la principale raison pour introduire la requête, ainsi que la preuve le dénote, il s’agit d’une préoccupation d’ordre purement privé qui ne met pas en jeu un intérêt public qui justifierait une interdiction de publication.

[23]         Comme l’appelant ne satisfait pas au premier volet du critère, la requête pourrait être rejetée pour ce seul motif. Toutefois, même si l’appelant satisfaisait à ce premier volet du critère, il ne répondrait pas au second, soit l’exigence de la proportionnalité. Ce volet oblige à mettre en balance les effets bénéfiques d’une interdiction de publication par rapport à ses effets préjudiciables. Cette mise en balance comporte un examen du droit à la libre expression, du droit à un procès équitable ainsi que de l’efficacité de l’administration de la justice. La décision qui a été rendue dans le cadre de l’appel de l’appelant est – ou était à tout le moins – disponible dans d’autres bases de données accessibles sur abonnement, et des commentaires ont été publiés à son sujet sur des sites Web publics gratuits. Le fait d’ordonner qu’on interdise la publication de cette décision de la Cour serait inefficace pour ce qui est d’assurer la confidentialité des renseignements personnels qui figurent dans ces motifs. L’audition de son appel a pris fin et il n’a pas interjeté appel. De plus, même si l’appelant a déclaré qu’il était entré en contact avec ces sites Web et que ceux-ci avaient convenu de supprimer la décision, il n’existe aucune preuve que ces sites ont accédé à sa demande en se fondant sur une preuve de risque de vol d’identité et n’ont pas simplement donné suite à sa demande. Cela signifie que même si j’étais disposée à ordonner une interdiction de publication, celle-ci aurait peu d’effet pour ce qui est de protéger les renseignements personnels de l’appelant. Dans ces circonstances, il peut y avoir fort peu d’effets bénéfiques et, au vu de la preuve, le seul effet bénéfique qui pourrait découler d’une interdiction de publication serait la satisfaction que tirerait l’appelant de la préservation de son anonymat.

[24]         En revanche, faire droit à une interdiction à l’égard de la décision rendue en appel, ou dans le cadre de la présente requête, donnerait toutefois lieu à un certain nombre d’effets préjudiciables sur l’administration de la justice et porterait atteinte à la confiance du public envers l’intégrité du système judiciaire, deux aspects qui seraient incompatibles avec le principe de la publicité des débats judiciaires. Dans un système fiscal fondé sur un régime d’autocotisation, il est particulièrement pertinent que les membres du public aient accès aux décisions de la Cour, afin qu’ils puissent mieux déterminer l’état du droit, notamment en ce qui concerne les questions qui ont une incidence directe sur leurs activités quotidiennes. En l’espèce, une analyse concernant des activités d’entreprise qui ne constituent pas une source de revenus pour laquelle un contribuable peut déduire des pertes et des dépenses peut être particulièrement utile pour aider certains contribuables à organiser leurs affaires personnelles quand ils se livrent à des activités semblables. Cela permet au public d’avoir accès à d’autres éclaircissements et à des faits nouveaux liés à la loi et cela suscite la confiance du public envers le fonctionnement du système juridique.

[25]         L’appelant a également fait valoir qu’il avait une attente raisonnable en matière de vie privée, prétention qu’il a associée à un argument fondé sur l’équité. Si l’appelant ne satisfait pas au critère de Dagenais/Mentuck, il ne peut avoir gain de cause dans la présente requête. Le document de principe intitulé « Protection des renseignements personnels », que publie le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada et auquel l’appelant a fait référence, ne l’aide pas dans ce cas-ci, car il ne s’applique pas aux décisions de la Cour ni à l’accès du public aux débats de la Cour. L’appelant a également fait référence à diverses études statistiques du Centre antifraude du Canada sur la fréquence et l’effet financier des fraudes par marketing de masse au Canada. Ces études sont peut-être bien intéressantes, mais elles ne font pas de lien entre ce genre de fraude et le contenu des décisions de la Cour ou de tout autre tribunal.

[26]         Quant à la plainte de l’appelant concernant le fait que la Cour ne l’a pas informé de la possibilité de demander une audience à huis clos, l’appelant était représenté par un avocat à l’audience. S’il s’inquiétait bel et bien à ce moment-là de la divulgation de ses renseignements personnels, il aurait pu demander, par l’entremise de son avocat, la tenue d’une audience à huis clos aux termes de l’article 16.1 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt.

Conclusion

[27]         La plupart des appels qui sont soumis à la Cour obligent les contribuables à divulguer un certain nombre de renseignements personnels dans la mesure requise pour étayer leur cause, notamment s’ils supportent le fardeau de preuve. Les faits que l’appelant a présentés en audience publique ont été considérés, par lui et par son avocat, comme nécessaires et appropriés. L’analyse que le juge du procès a faite de ces renseignements, de même que les conclusions de fait qu’il a tirées à propos des activités d’entreprise alléguées, se situaient dans les paramètres ordinaires de ce à quoi l’on s’attendrait dans ce genre d’audience. Le seul renseignement personnel qu’il y aurait peut-être lieu de protéger est l’adresse de l’appelant, pour laquelle on pourrait envisager de prendre la mesure de rechange que constitue son expurgation. Toutefois, comme le public a accès ailleurs à ce renseignement, le fait d’accorder le redressement que sollicite l’appelant ne lui serait pas bénéfique.

[28]         L’appelant ne m’a pas convaincue que des criminels pourraient utiliser l’un quelconque des renseignements à des fins illicites. Comme il n’a pas avancé de preuves susceptibles de satisfaire au critère de Dagenais/Mentuck, je me dois de rejeter la présente requête. Le souhait qu’a l’appelant de protéger sa vie privée ne saurait l’emporter sur le droit du public à un système judiciaire transparent et accessible.

[29]         L’intimée a sollicité des dépens de 1 000 $ et, conformément au pouvoir inhérent qui est énoncé à l’article 10 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt, j’adjuge cette somme, à payer sans délai, à l’intimée. L’appelant a présenté la même demande à deux reprises avant de déposer la présente requête. Dans sa demande datée du 22 juin 2016, l’appelant indique que si la Cour autorisait la publication, il prendrait les mesures suivantes : [traduction] « […] si cela me cause des problèmes quelconques, je prendrai dans ce cas des mesures juridiques contre vous pour tout préjudice subi. Et j’informerai également de nombreux organismes, comme les suivants, que vous auriez pu facilement éviter le problème, mais que vous ne l’avez pas fait ». Là encore, à l’audition de la requête, il a indiqué sans ambages qu’il fallait que je tranche en faveur de ses arguments, à défaut de quoi cela susciterait une publicité médiatique défavorable et d’autres conséquences. Cela justifie également l’adjudication de dépens de 1 000 $ en faveur de l’intimée.

       Signé à Ottawa, Canada, ce 18e jour de mai 2017.

« Diane Campbell »

Juge Campbell


RÉFÉRENCE :

2017 CCI 83

No DU DOSSIER DE LA COUR :

2015-533(IT)I

INTITULÉ :

FARZAD PAKZAD ET LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 avril 2017

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

L’honorable juge Diane Campbell

DATE DE L’ORDONNANCE :

Le 18 mai 2017

COMPARUTIONS :

Pour l’appelant :

L’appelant lui-même

Avocate de l’intimée :

Me Annie M. Paré

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelant :

Nom :

[BLANK / EN BLANC]

Cabinet :

[BLANK / EN BLANC]

Pour l’intimée :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

 

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