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Date: 19980218

Dossier: 96-773-IT-G

ENTRE :

MARGARET FRAPPIER,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Bowman, C.C.I.

[1] Il s'agit d'appels de cotisations se rapportant aux années d'imposition 1990, 1991 et 1992. Les avocats ont convenu que l'année d'imposition 1990 était représentative des trois années en question et que l'issue des appels se rapportant aux années 1991 et 1992 devrait être la même que celle de l'appel relatif à l'année 1990.

[2] Mme Frappier est conseillère financière. Il s'agit de savoir si elle peut déduire les montants de 153 327 $, de 64 123 $ et de 71 201 $ qu'elle a payés en 1990, en 1991 et en 1992 respectivement, en vue de dédommager des clients qui avaient perdu de l'argent sur des valeurs mobilières qu'elle avait achetées pour leur compte.

[3] La déduction demandée par Mme Frappier est fondée sur l'alinéa 8(1)f) de la Loi de l'impôt sur le revenu, qui se lit comme suit :

(1) Lors du calcul du revenu d'un contribuable tiré, pour une année d'imposition, d'une charge ou d'un emploi, peuvent être déduits ceux des éléments suivants qui se rapportent entièrement à cette source de revenus, ou la partie des éléments suivants qui peut raisonnablement être considérée comme s'y rapportant :

[...]

f) — lorsque le contribuable a été, dans l'année, employé pour remplir des fonctions reliées à la vente de biens ou à la négociation de contrats pour son employeur, et qu'il

(i) était tenu, en vertu de son contrat, d'acquitter ses propres dépenses,

(ii) était ordinairement tenu d'exercer les fonctions de son emploi ailleurs qu'au lieu même de l'entreprise de son employeur,

(iii) était rémunéré entièrement ou en partie par des commissions ou d'autres rétributions semblables fixées par rapport au volume des ventes effectuées ou aux contrats négociés, et

(iv) ne recevait pas, relativement à l'année d'imposition, une allocation pour frais de déplacement, qui, en vertu du sous-alinéa 6(1)b)(v), n'était pas incluse dans le calcul de son revenu

les sommes qu'il a dépensées au cours de l'année pour gagner le revenu provenant de son emploi (jusqu'à concurrence des commissions ou autres rétributions semblables fixées de la manière susdite et reçues par lui au cours de l'année) dans la mesure où ces sommes n'étaient pas

(v) des débours, des pertes ou des remplacements de capital ou des paiements à titre de capital, exception faite du cas prévu à l'alinéa j),

(vi) des débours ou des dépenses qui ne seraient pas, en vertu de l'alinéa 18(1)l), déductibles lors du calcul du revenu du contribuable pour l'année, si son emploi relevait d'une entreprise exploitée par lui, ou

(vii) des montants dont le paiement a entraîné la réduction du montant qui serait inclus par ailleurs dans le calcul du revenu du contribuable pour l'année en application de l'alinéa 6(1)e);

[4] Les considérations qui sous-tendent la décision à rendre en l'espèce sont les mêmes, que le revenu de Mme Frappier soit tiré d'une entreprise (article 9) ou d'un emploi (article 8), mais il a été convenu que l'affaire devait être entendue en tenant compte du fait que Mme Frappier travaillait pour une maison de courtage et qu'il était donc inutile de se demander si son revenu était tiré d'une entreprise1. Le revenu de commissions de Mme Frappier au cours des années en question était de beaucoup supérieur aux montants déduits. La restriction énoncée entre parenthèses à l'alinéa 8(1)f), à savoir :

[...] (jusqu'à concurrence des commissions ou autres rétributions semblables fixées de la manière susdite et reçues par lui au cours de l'année) [...]

ne s'appliquait donc pas. Cette restriction ne figurait pas dans la version antérieure de l'alinéa 8(1)f), qui était alors le paragraphe 11(6)2.

[5] Mme Frappier travaille comme représentante agréée dans le secteur des valeurs mobilières depuis 1958. Elle s'est créée au fil des ans une grosse clientèle qui, selon la preuve, lui est fidèle; un certain nombre de clients sont des voisins, des amis et des membres de sa famille. Pendant toute cette période, Mme Frappier a eu environ 275 clients et elle a géré des actifs d'une valeur totale d'environ 17 000 000 $.

[6] Pendant les années en question, Mme Frappier a été inscrite auprès de Dean Witter Reynolds jusqu'à la fin du mois d'août 1990 et auprès de Midland Walwyn Capital Inc. par la suite. Ces deux compagnies sont des maisons de courtage. L'appelante avait un bureau à domicile où, semble-t-il, elle faisait la plupart de ses affaires. L'appelante employait également son mari, qui travaillait autrefois comme courtier en valeurs mobilières.

[7] Le revenu de commissions de l'appelante pendant les années en question était élevé. Son revenu en 1990 était de 382 121 $; sur ce montant, 281 654 $ étaient tirés de commissions et le solde consistait en une gratification. En 1991, son revenu était de 189 310 $, dont 184 434 $ provenaient de commissions. En 1992, son revenu de commissions s'élevait à 202 252 $.

[8] L'appelante a témoigné qu'elle demandait à ses amis et à ses parents les mêmes commissions que celles qu'elle exigeait des autres et qu'elle les traitait essentiellement de la même façon. Je retiens son témoignage. De fait, la plupart de ses clients étaient au fil des ans devenus des amis.

[9] Presque tous les clients dont elle gérait les placements lui donnaient toute la latitude voulue pour acheter, aliéner ou modifier les placements sans être consultés au préalable.

[10] Mme Frappier comptait en bonne partie sur les clients dont le nom lui était communiqué; elle a témoigné que c'était pour cette raison qu'il était très important de maintenir sa réputation.

[11] En 1990, soit l'année qui, selon les avocats, est représentative, Mme Frappier a versé les sommes suivantes :

Wendy Simpson 21 000,00 $

337, promenade Amberwood

Waterloo (Ontario)

N2T 2G1

Henry Broad 10 310,00 $

109, Harwood Gate

Beaconsfield (Québec)

H9W 3A5

Raymond Hatrick 47 000,00 $ (maintenant décédé)

150, chemin Lake

North Hatley (Québec)

J0B 2C0

Jacques Frappier 15 000,00 $

1281, chemin Lac Connelly

St-Hippolyte (Québec)

J0R 1P0

Gabrielle Jussaume 2 140,00 $

21, Laurier Court

Beaconsfield (Québec)

H9W 4S7

Wm. Phillips 1 316,03 $

1142, Alvin

Westland, Michigan

48185

Paul Heger 2 270,57 $

65, Harbour Square

App. 3608

Toronto (Ontario)

M5J 2L4

Therese Mallozzi 33 208,00 $

11807, James Morrice

Montréal (Québec)

H3M 2G4

Jim Little 100,00 $

1, rue Cedar

Pointe-Claire (Québec)

Elsita Brand 10 000,00 $

780, promenade Lakeshore

App. 604

Dorval (Québec)

H9S 2C4

Martin Claude Lepage 4 682,00 $

et Louise Roy Lepage

154, du Bearn

St-Lambert (Québec)

J4S 1K7

Barbara Howey 6 300,00 $

21, rue Second

Elmira (Ontario)

N3B 1H3

  

153 326,60 $

[12] Plusieurs observations s’imposent. Parmi les membres de ce groupe, Jacques Frappier était le beau-frère de l'appelante et Barbara Howey était sa soeur. Theresa Mallozzi a perdu plus de 100 000 $ sur des valeurs mobilières qu'elle avait achetées non pas par l'entremise de Mme Frappier, mais par l'entremise du mari de cette dernière. Elsita Brand était une ancienne employée. Le montant versé à Paul Heger découlait d'une transaction conclue à l’occasion d’une poursuite judiciaire engagée contre l'appelante, son mari et un certain Gerald Frappier, laquelle semblait fondée en bonne partie sur la présumée négligence du mari de l'appelante.

[13] Les montants versés à Martin Claude Lepage visaient à le dédommager des frais qu'il avait dû payer en retirant prématurément un placement effectué dans son régime enregistré d'épargne-retraite, même s'il avait été informé, lorsqu'il avait placé de l'argent dans le fonds visé, que ces frais seraient exigibles advenant un retrait prématuré du fonds en cause.

[14] Deux autres observations s’imposent. Les montants versés à chaque personne ne représentent pas nécessairement le plein montant de la perte qu’elles ont subie au cours d'une année particulière. Les montants semblent avoir été négociés et, apparemment, il était tenu compte d'autres facteurs, notamment des gains réalisés au cours d'autres années ou à l'égard d'autres opérations. En outre, on n'a pas remboursé toutes les personnes qui avaient subi des pertes. Pendant l'interrogatoire principal ou pendant le contre-interrogatoire, aucune explication n'a été donnée à ce sujet. Il se peut que les clients les plus mécontents ou les plus agressifs aient eu plus de chances d'être payés.

[15] Je trouve certains de ces facteurs quelque peu troublants — par exemple le fait que deux clients étaient des membres de la famille, que d’autres clients étaient des voisins et que, dans deux cas, les sommes ont été versées à des personnes qui avaient apparemment perdu de l'argent à cause du mari de Mme Frappier.

[16] Ces considérations ne sont pas sans pertinence, mais elles doivent être envisagées en tenant compte du tableau plus général qui se dégage, soit celui d'une personne dynamique qui réussissait fort bien dans les affaires, dont les principaux atouts étaient sa réputation, sa compétence et les rapports qu'elle entretenait avec ses clients, dont certains étaient des amis et des membres de sa famille. Il était important que les clients de Mme Frappier, lesquels lui communiquaient le nom de nouveaux clients possibles, demeurent satisfaits et qu'ils considèrent qu'elle répondait des conseils qu'elle donnait et des placements qu'elle effectuait pour leur compte, étant donné la latitude dont elle disposait à l'égard de leur portefeuille de titres. La réputation de Mme Frappier dans ce secteur d’activités était importante pour ses affaires courantes, et elle devait notamment être protégée contre tout préjudice qui pourrait lui être causé si des poursuites étaient engagées contre son mari. Comme l'avocat de l'intimée le soutient, il y avait peut-être bien un élément de compassion et de loyauté envers les amis, les voisins et les membres de la famille, mais le tableau général qui se dégage est celui d'une personne plutôt dure en affaires, tenace, qui n'était pas prête à se départir de son argent si elle n'y voyait pas d’avantage aux fins de ses affaires.

[17] La présente affaire ressemble beaucoup à un appel antérieur interjeté par Mme Frappier et dont le juge Walsh avait été saisi; les distinctions entre les deux causes ne sont pas suffisamment importantes pour m'empêcher de suivre la première décision.

[18] L'avocat de l'intimée a soutenu que les paiements étaient essentiellement de nature personnelle, qu'ils n'avaient pas été effectués en vue de tirer un revenu de commissions et que, de toute façon, ils étaient imputables au capital. Il a cité un certain nombre de décisions antérieures de la Commission d'appel de l'impôt et de la Commission de révision de l'impôt. Quelques décisions étaient fondées sur le point de vue selon lequel il n'existait aucune obligation légale d'effectuer les paiements, et d'autres, sur le fait que les paiements étaient imputables au capital3. Le droit a beaucoup changé au cours des 20 dernières années et je crois qu'il est énoncé dans deux ou trois jugements qui font autorité.

[19] Dans le jugement Hallstroms Pty. Ltd. v. F.C.T., [1946] 72 C.L.R. 634, le juge Dixon (tel était alors son titre) a indiqué, à la page 648, que la réponse à la question de savoir si un paiement était imputable au revenu ou au capital :

[TRADUCTION]

[...] dépend du but des dépenses du point de vue pratique et commercial, plutôt que de la classification juridique formelle des droits légaux, à supposer qu’il y en avait, obtenus, exercés ou épuisés au cours du processus.

[20] De même, le juge en chef du Canada, dans l'arrêt M.N.R. v. Algoma Central Railway, 68 DTC 5096, a cité en l'approuvant la décision B.P. Australia Ltd. v. Commissioner of Taxation of the Commonwealth of Australia, (1966) A.C. 224, à la page 264 :

[TRADUCTION]

La solution du problème ne réside pas dans l'application d'un critère ou d'une définition rigides. Elle découle des nombreux aspects de l'ensemble des circonstances, dont certaines amènent à conclure dans un sens, et certaines, dans un autre. Il se peut qu'un facteur ressorte de façon tellement évidente qu'il domine d'autres indices plus vagues qui conduisent à une solution contraire. C'est une appréciation logique de tous les éléments directeurs qui permettra d'obtenir la réponse finale.

[21] Voir également la décision Johns-Manville Canada Inc. v. The Queen, 85 DTC 5373.

[22] L'avocat de l'appelante a cité un certain nombre d'autres décisions; toutefois, il est clair que ces paiements ont été effectués pour de bonnes raisons commerciales, soit l'obtention d'un avantage commercial, et qu'ils n'étaient pas imputables au capital.

[23] Les appels sont admis avec dépens et les cotisations sont déférées au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation de façon à permettre la déduction des montants demandés, lesquels ont été payés à l'égard des années d'imposition 1990, 1991 et 1992, soit 153 327 $, 64 123 $ et 71 201 $.

Signé à Vancouver, Canada, ce 18e jour de février 1998.

« D. G. H. Bowman »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 19e jour de juin 1998.

Isabelle Chénard, réviseure



1                Dans la décision Vango c. La Reine, [1995] A.C.I., no 659, il a été conclu que l'appelant, qui était conseiller en placement et courtier en valeurs mobilières, était un employé. Bien sûr, chaque affaire dépend des faits qui lui sont propres.

2                Dans une affaire antérieure mettant en cause la même appelante et dans laquelle les faits étaient à peu près les mêmes (Frappier v. The Queen, 76 DTC 6006), le juge Walsh a décidé que les montants que l'appelante avait versés à des clients pour les dédommager des pertes qu'ils avaient subies lorsque la maison de courtage pour laquelle elle travaillait avait fait faillite étaient déductibles. Le juge s'est fondé tant sur le paragraphe 11(6) (maintenant alinéa 8(1)f)) que sur l'alinéa 12(1)a) (maintenant alinéa 18(1)a)) qui restreint (et qui ne permet pas) les déductions dans le calcul du revenu tiré d'une entreprise ou d'un bien.

3                No. 56 v. M.N.R., 52 DTC 236 (C.A.I.); No. 595 v. M.N.R., 59 DTC 76 (C.A.I.); Butler v. M.N.R., 70 DTC 1682 (C.A.I.); Craig v. M.N.R.,59 DTC 121 (C.A.I.); Levitz v. M.N.R., 79 DTC 717 (C.R.I.); Underhill v. M.N.R., 73 DTC 156 (C.R.I.).

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