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Date: 19990125

Dossier: 97-2375-IT-G

ENTRE :

MONIQUE LEBLANC,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.


Appel entendu le 12 janvier 1999 à Toronto (Ontario) par l'honorable juge D. Hamlyn

Motifs du jugement

Le juge Hamlyn, C.C.I.

[1] Par avis de cotisation portant le numéro 06187 et posté le 27 novembre 1996, le ministre du Revenu national (le “ ministre ”) a , en vertu des paragraphes 160(1) et (2) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la “ Loi ”), déterminé que l'appelante devait 49 331,13 $ au titre de l'impôt.

[2] Un exposé conjoint des faits partiel a été produit. Il se lit comme suit :

1.                  Mme Monique LeBlanc (l'“ appelante ”), veuve du Dr Alphonse LeBlanc, réside au Canada.

2.                  Durant la période visée par le présent appel, et avant de tomber malade comme il est décrit ci-après, le Dr LeBlanc était psychiatre et exerçait sa profession à Windsor (Ontario).

3.                  En 1989, on a d'abord diagnostiqué chez le Dr LeBlanc une anémie aplasique, puis un thymome (cancer du thymus supérieur) et enfin l'hépatite “ C ” (une affection virale du foie).

4.                  Durant la période en cause, l'appelante était la conjointe du Dr LeBlanc.

5.                  Du 6 janvier au 15 septembre 1993, des chèques émis par la Canada-Vie au nom d'Alphonse LeBlanc ont été déposés dans un compte de la Banque Toronto-Dominion (“ TD ”) et dans un compte de la North American Trust (“ NA ”).

6.                  Les chèques se rapportaient à un régime enregistré d'épargne-retraite appartenant au Dr LeBlanc.

7.                  Le compte TD est un compte conjoint établi au nom de l'appelante et du Dr LeBlanc; le compte NA a été établi au nom de l'appelante.

8.                  En ce qui concerne les chèques déposés, 8 912,34 $ ont été déposés dans le compte NA et 84 933,26 $ dans le compte TD. Les détails concernant les divers dépôts figurent à l'annexe “ A ” ci-jointe.

9.                  Au moment du dépôt des chèques, le total des montants dont chacun représente un montant que le Dr LeBlanc devait payer aux termes de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.), dans sa version modifiée (la “ Loi ”), au cours de l'année d'imposition 1993 ou d'une année d'imposition antérieure ou pour une de ces années, s'élevait à 44 482,80 $.

10.               Par avis de cotisation portant le numéro 06187 et posté le 27 novembre 1996, le ministre du Revenu national a, en vertu des paragraphes 160(1) et (2) de la Loi, déterminé que l'impôt fédéral sur le revenu payable par l'appelante s'élevait à 44 482,80 $.

TÉMOIGNAGE DE VIVE VOIX SIGNIFICATIF

[3] L'appelante a témoigné avec franchise et son témoignage est crédible.

[4] En raison de la maladie qui l'a frappé en 1989, le Dr LeBlanc a dû abandonner la pratique de la psychiatrie. À partir de ce moment-là, il n'a plus eu la capacité d'administrer ses affaires personnelles. L'appelante devait prendre soin de lui 24 heures sur 24, notamment l'aider à accomplir des tâches simples comme se vêtir et veiller à son hygiène personnelle. La capacité du Dr LeBlanc d'administrer ses affaires personnelles était à ce point altérée qu'il était, entre autres, incapable de signer correctement des chèques. Sa force physique était réduite et, du jour au lendemain, sa bonne humeur et son attitude positive habituelles ont pratiquement disparu. Mme LeBlanc a dû prendre en charge la gestion des affaires du Dr LeBlanc[1]. Elle a ouvert un compte bancaire conjoint à une succursale située près du domicile conjugal, de façon à pouvoir s'occuper des finances de son mari, à peu près de la même manière qu'elle l'avait fait tout au long de leur union conjugale. Avant cela, le Dr LeBlanc avait son propre compte bancaire, tandis que Mme LeBlanc suivait les directives de son mari en ce qui concerne les comptes et la tenue de registres.

[5] Durant la période en cause, Mme LeBlanc avait également un autre compte personnel, qui lui permettait de payer certaines des dépenses personnelles du Dr LeBlanc sans se rendre à la banque.

[6] En 1993, les fonds versés au compte conjoint provenaient de fonds enregistrés d'épargne-retraite appartenant au Dr LeBlanc.

[7] Durant l'union conjugale des LeBlanc, l'appelante n'a jamais tiré de revenu indépendant. L'argent qu'elle touchait provenait soit du Dr LeBlanc, soit de la société de gestion gérant le cabinet de ce dernier.

[8] Mme LeBlanc se servait des deux comptes bancaires, avec l'assentiment de son mari, pour acquitter les dépenses habituelles relatives aux activités antérieures et courantes de ce dernier, y compris les frais d'exploitation d'une ferme et les frais de subsistance normaux des époux.

[9] Il convient en outre de faire remarquer que l'appelante n'était pas une femme d'affaires avertie; en particulier, elle n'avait pas ouvert le compte bancaire conjoint pour les fins d'un plan successoral[2] ou de tout autre plan dont elle tirerait un avantage personnel; elle s'en servait uniquement pour payer les choses nécessaires à la vie. Le compte conjoint lui permettait simplement de continuer à assurer la gestion des affaires de son mari et de s'acquitter des obligations de ce dernier.

[10] Ce qui ressort le plus de la preuve produite est l'aspect complet des registres que l'appelante a tenus pour le compte du Dr LeBlanc, notamment le livre de l'appelante où sont inscrits les dépôts reçus et un registre de chaque chèque ayant été émis. Il semble que rien n'ait été escamoté ni traité clandestinement (pièces A-2 et A-3). De toute évidence, l'intention de l'appelante était de payer les dettes au nom du Dr LeBlanc et de s'acquitter des obligations de celui-ci.

QUESTIONS EN LITIGE

[11] En l'espèce, les questions à trancher sont les suivantes :

(i)                    l'appelante était-elle bénéficiaire de montants qui lui auraient été transférés par son mari au cours de la période allant du 11 janvier au 13 septembre 1993?

(ii)                  si des montants ont été transférés, la juste valeur marchande des services fournis par l'appelante était-elle égale ou supérieure à la valeur des transferts?

POSITION DE L'APPELANTE

[12] L'appelante soutient que le montant en cause est exonéré d'impôt parce qu'il n'y a jamais eu de “ transfert ” au sens du paragraphe 160(1). Elle prétend qu'en ce qui a trait aux fonds, elle était représentante par nécessité, agissant pour le compte de son mari incapable. Subsidiairement, l'appelante soutient que, si le montant a été transféré, il l'a été moyennant une contrepartie de valeur, soit la juste valeur marchande des soins et des services d'aide ménagère qu'elle a fournis. En outre, plusieurs des paiements qui ont été effectués se rapportaient à l'obligation qu'avait son conjoint de lui fournir les choses nécessaires à la vie.

POSITION DE L'INTIMÉE

[13] Le ministre soutient que le Dr LeBlanc a transféré des biens à l'appelante au cours de la période allant du 6 janvier au 15 septembre 1993, alors que ce dernier était tenu de payer un montant en application de la Loi. Par conséquent, l'appelante et le Dr LeBlanc sont solidairement responsables du paiement d'un montant de 49 331,13 $ conformément aux paragraphes 160(1) et (2).

[14] Le ministre prétend en outre que la juste valeur marchande de la contrepartie fournie à l'égard des biens transférés était nulle et que le total des montants dont chacun représentait un montant que le Dr LeBlanc était tenu de payer aux termes de la Loi au cours de l'année d'imposition dans laquelle les biens avaient été transférés ou d'une année d'imposition antérieure ou pour une de ces années s'élevait à 49 331,13 $. La dette de l'appelante a été correctement calculée conformément au paragraphe 160(1).

LOI ET JURISPRUDENCE

[15] Le paragraphe 160(1) se lit comme suit :

160(1) Lorsqu'une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon à l'une des personnes suivantes :

a)       son conjoint ou une personne devenue depuis son conjoint;

b)       une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

c)        une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

les règles suivantes s'appliquent :

d)       le bénéficiaire et l'auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d'une partie de l'impôt de l'auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d'imposition égale à l'excédent de l'impôt pour l'année sur ce que cet impôt aurait été sans l'application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l'article 74 de la Loi de l'impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts révisés du Canada de 1952, à l'égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l'égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

e)        le bénéficiaire et l'auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d'un montant égal au moins élevé des montants suivants :

(i)                    l'excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

(ii)                  le total des montants dont chacun représente un montant que l'auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l'année d'imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d'une année d'imposition antérieure ou pour une de ces années;

aucune disposition du présent paragraphe n'est toutefois réputée limiter la responsabilité de l'auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

INTENTION DU LÉGISLATEUR

[16] Dans l'arrêt Medland v. The Queen, 98 DTC 6358 (C.A.F.), le juge Desjardins déclarait ce qui suit quant à l'objectif sous-tendant le paragraphe 160(1) (page 6362, paragraphe [14]) :

Il n'est pas contesté que la politique fiscale qui sous-tend le paragraphe 160(1), ou son objet et son esprit consistent à empêcher un contribuable de transférer ses biens à son conjoint afin de faire échec aux efforts déployés par le ministre pour percevoir l'argent qui lui est dû.

ANALYSE

[17] Au cours de l'année 1993, la santé du Dr LeBlanc s'est détériorée et sa capacité de s'occuper de sa personne et de ses affaires a considérablement diminué.

[18] Les dispositions bancaires prises par l'appelante constituaient pour elle un moyen d'arriver à ses fins, soit faire tout ce qui était nécessaire pour lui permettre de veiller sur son mari 24 heures sur 24, notamment pour s'occuper des affaires financières de ce dernier. Elle en savait apparemment peu sur les implications des dispositions bancaires en question, si ce n'est qu'elles pouvaient lui permettre de régler les questions d'argent pour le compte du Dr LeBlanc.

[19] L'appelante n'a pas utilisé l'argent comme s'il lui appartenait; elle a plutôt affecté l'argent au paiement des nombreuses dettes de son mari.

[20] En ce qui a trait aux fonds utilisés à d'autres fins que celle de procurer au Dr LeBlanc et à l'appelante les choses nécessaires à la vie, cette dernière n'avait aucunement l'intention de s'approprier les fonds ni de les soustraire à l'administration fiscale.

[21] Ces conclusions, fondées sur le témoignage de vive voix, sont étayées par les écritures de journal détaillées de l'appelante quant à l'affectation des fonds.

[22] L'appelante savait que le Dr LeBlanc avait certaines dettes au titre de l'impôt, quoique le montant exact restait indéterminé puisqu'il y avait une poursuite en instance. En bout de ligne, le Dr LeBlanc a eu gain de cause dans cette affaire. Il convient de souligner qu'une partie relativement importante des fonds tirés des REER a été affectée au paiement des frais juridiques engagés à l'occasion de l'instance judiciaire. Les écritures de journal détaillées que l'appelante a effectuées montrent qu'au cours de cette période, des sommes d'argent ont été versées au “ receveur général ”.

[23] Quoique la portée du terme “ transfert ” soit étendue, il faut pour qu'il y ait transfert que l'auteur du transfert ait satisfait à une condition préalable, soit avoir réellement dévolu les biens au prétendu bénéficiaire. Dans l'arrêt Fasken Estate v. Minister of National Revenue, 49 DTC 491, le juge Thorson de la Cour de l'Échiquier du Canada écrivait ceci :

[TRADUCTION]

Le terme “ transfert ” n'est pas un terme technique et n'a pas un sens technique. Pour qu'il y ait transfert des biens du mari à son épouse, il n'est pas nécessaire que le transfert ait revêtu une forme quelconque ni qu'il ait été effectué directement. Il suffit uniquement que le mari se départisse des biens et qu'il les cède à son épouse, c'est-à-dire qu'il lui transmette les biens. Le moyen d'atteindre un tel résultat, que le mari ait agi directement ou qu'il ait employé un moyen détourné, peut légitimement être appelé un transfert.[3]

(Les italiques sont de moi.)

[24] Je conclus, d'après les faits établis en l'espèce, que les biens en question n'ont été ni dévolus ni transmis à l'appelante. Je retiens l'argument de l'avocat de l'appelante selon lequel sa cliente agissait, au cours de la période pertinente, à titre de représentante de son mari malade et que ce n'est qu'en sa qualité de mandataire qu'elle a retiré des fonds des comptes du Dr LeBlanc et qu'elle les a utilisés. Je retiens également le fait que l'appelante a utilisé les fonds uniquement aux fins d'acquittement des obligations juridiques de son mari. Elle a utilisé l'argent pour payer les frais juridiques et les autres dettes personnelles de son mari, ainsi que pour permettre à ce dernier de s'acquitter de son obligation de fournir des aliments à lui-même ainsi qu'à sa conjointe. Cette dernière obligation découle de la common law[4] et est prévue dans la Loi sur le droit de la famille[5]. Les biens n'ont par conséquent jamais été dévolus à l'appelante à titre de bénéficiaire mais uniquement en sa qualité de mandataire du Dr LeBlanc. L'appelante n'a jamais exercé sur les biens le type de contrôle qui permette de conclure qu'il y a eu transfert de biens au sens du paragraphe 160(1) de la Loi.

[25] L'avocate de l'intimée a soutenu que, faute de preuve du contraire, les fonds déposés dans un compte bancaire conjoint sont réputés aux termes de l'article 14 de la Loi sur le droit de la famille appartenir conjointement aux époux. Je conclus qu'il y a une preuve du contraire suffisante pour repousser la présomption de l'article 14. Bien que les fonds aient pu être transférés au compte conjoint, l'appelante les a utilisés uniquement en vue d'acquitter les obligations légales du Dr LeBlanc.

DÉCISION

[26] L'appel est admis et la cotisation est annulée.

[27] L'appelante aura droit à ses frais.

Signé à Ottawa, Canada, ce 25e jour de janvier 1999.

“ D. Hamlyn ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 27e jour de septembre 1999.

Mario Lagacé, réviseur



[1]                De nombreuses mesures ont été prises à cette fin, notamment quant aux questions bancaires, pour permettre à Mme LeBlanc d'administrer les affaires financières de son mari et de traiter des affaires pour le compte de ce dernier.

[2]               Mme LeBlanc ne considérait pas que la maladie dont son défunt mari était atteint mettait la vie de ce dernier en danger et elle croyait qu'il continuerait à vivre, même si ses activités et ses capacités devaient rester considérablement restreintes.

[3]               Voir également les décisions Medland, précitée, et White v. The Queen, 96 DTC 1552 (C.C.I.), à la page 1553.

[4]               Dans Burgess v. M.N.R., 79 DTC 347 (C.R.I.), décision renversée pour d'autres motifs dans The Queen v. Burgess, 81 DTC 5192 (C.F. 1re inst.), le juge Bonner écrivait ce qui suit à la page 348 :

L'article 248 définit de façon très large le mot “ biens ”. Cette définition comprend “ un droit de quelque nature qu'il soit ”. Avant que le jugement de divorce ne fût rendu, l'appelante avait le droit de demander à son mari une pension. En vertu de l'article 11 de la Loi sur le divorce, S.R.C. 1970, chap. D-8, la Cour est compétente pour ordonner le paiement d'une pension alimentaire lorsqu'elle prononce un jugement conditionnel de divorce. Si je comprends bien, la pension alimentaire dont la Cour peut ordonner le versement remplace la pension que le mari, en sa qualité d'époux, paie pendant la durée du mariage1. Par conséquent, j'estime que l'appelante a déboursé la somme de 4 402,66 $ pour produire un revenu d'un droit qui a pris naissance au moment de son mariage.

(Les italiques sont de moi.)

                __________________

                1              Voir Hyman v. Hyman, [1929] A.C. 601, pages 628-629.

[5]                Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F-3, article 30.       

               

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