Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date: 19980828

Dossier: 97-677-UI

ENTRE :

RAYMONDE JOUBERT,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

Motifs du jugement

Le juge Charron, C.C.I.

[1] Cet appel a été entendu à Québec (Québec), le 17 juin 1998, dans le but de déterminer si l'appelante exerçait un emploi assurable au sens de la Loi sur l'assurance-chômage (la « Loi » ) durant les périodes du 1er septembre au 30 novembre 1991, du 3 février au 12 juin 1992, du 7 septembre au 28 novembre 1992, du 1er février au 13 juin 1993, du 3 septembre au 28 novembre 1993, du 7 mars au 11 juin 1994, du 18 septembre au 19 novembre 1994, du 23 février au 23 juin 1995, du 16 septembre 1995 au 7 février 1996 et du 8 mars au 14 juin 1996, lorsqu'elle était au service de Les Formations R & R Joubert inc., le payeur.

[2] Par lettre du 24 mars 1997, l'intimé informa l'appelante que cet emploi n'était pas assurable, parce qu'il y avait un lien de dépendance entre elle et le payeur.

Exposé des faits

[3] Les faits sur lesquels s'est basé l'intimé pour rendre sa décision sont énoncés au paragraphe 5 de la Réponse à l'avis d'appel comme suit :

« a) le payeur exploite une entreprise spécialisée dans la formation en croissance personnelle; (admis)

b) l'appelante détient 30 % des actions avec droit de vote du payeur, et son époux, Roland Joubert, détient l'autre 70 %; (admis)

c) l'appelante et son époux préparent des séminaires et des ateliers; (admis)

d) les séminaires et ateliers sont donnés les fins de semaine par Roland Joubert, durant les mois de février à juin et septembre à novembre; (admis)

e) les fins de semaine où le payeur dispense des cours, l'appelante s'occupe, notamment, de

- la préparation de la salle,

- l'accueil et l'inscription des étudiants,

- donner de l'information et d'effectuer la vente du matériel accessoire aux cours, (admis)

f) après les journées de cours, elle effectue la tenue de livres et les tâches de secrétariat; (admis)

g) elle répartit ce travail à son gré, entre le lundi et le jeudi; (nié)

h) en 1991 et 1992, elle avait un salaire de 400 $ par semaine plus 4 % pour vacances; (admis)

i) de 1993 à 1996, elle recevait un salaire de 425 $ par semaine plus 4 % pour vacances; (admis)

j) lorsqu'elle ne pouvait accompagner son époux à un séminaire, l'appelante était remplacée par une personne qui le faisait bénévolement, ou à qui le payeur versait 100 $ pour la fin de semaine; (nié)

k) lorsqu'un séminaire était annulé, l'appelante recevait la même rémunération hebdomadaire; (admis)

l) l'appelante avait l'autorisation de signer les chèques du payeur à l'année longue; (admis)

m) l'appelante émettait et signait ses chèques de paie; (admis)

n) entre les périodes en litige, l'appelante travaillait à temps partiel pour le payeur, sans rémunération; (nié)

o) les revenus du payeur ont diminué considérablement depuis 1993;

(admis)

revenus bruts

revenus nets

1993

90 311 $

6 632 $

1994

44 685

(10 139)

1995

34 018

( 2 971)

1996

25 720

(12 659)

p) Roland Joubert ne reçoit aucun salaire du payeur depuis 1994; (admis)

q) l'appelante était liée au payeur en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu; (admis)

r) il n'est pas raisonnable de conclure dans ces circonstances, que le contrat de travail de l'appelante aurait été à peu près semblable si elle n'avait pas eu de lien de dépendance avec le payeur. » (nié)

[4] L'appelante a reconnu la véracité de tous les alinéas du paragraphe 5 de la Réponse à l'avis d'appel, sauf ceux qu'elle a niés ou déclaré ignorer, ainsi qu'il est indiqué à la fin de chacun.

Témoignage de Roland Joubert

[5] Enseignant à la retraite, monsieur Joubert est actionnaire, président et détenteur de 70 % des actions du payeur. Il enseigne la sophrologie et organise des séminaires durant les fins de semaine depuis 27 ans. Les ateliers ont lieu dans diverses villes successivement, du vendredi à 18 h au lundi à 13 h. Ces séminaires sont organisés localement par un comité régional autonome, notamment à Québec, Montréal, Moncton, Fredericton, Matane, Grand Falls et Edmunston. Les membres du comité local recrutent les adeptes. L'appelante accompagne son mari partout où il va et agit comme secrétaire (pièce A-1). Ses tâches consistent à préparer les listes des séminaires, les listes de membres, adresses et numéros de téléphone, faire les cartables de cours (pièce A-2), assurer la communication avec les comités, répondre au téléphone, préparer les salles, faire l'accueil et l'inscription des étudiants, donner de l'information et effectuer la vente du matériel de cours. La journée du jeudi est consacrée à préparer le voyage, celle du vendredi à faire le trajet pour se rendre à l'endroit du séminaire et le samedi et le dimanche au séminaire proprement dit. Le professeur et son épouse reviennent le lundi. Les journées du mardi et du mercredi sont jours de congé. Le travail de l'appelante est fait au bureau du payeur où ce dernier lui fournit un ordinateur, un scanner (sic), un télécopieur, une imprimante et tous les accessoires nécessaires à une secrétaire. Ces réunions attirent parfois jusqu'à 150 personnes, anciens et nouveaux étudiants confondus.

[6] Monsieur Joubert a embauché l'appelante en 1991 pour un salaire brut de 416 $ par semaine. En 1993, il lui paie 442 $ hebdomadairement. De 1991 à 1996, l'appelante est embauchée par le payeur et travaille aux dates mentionnées aux relevés d'emploi produits comme pièce A-3. L'entreprise est saisonnière et ne fonctionne que de février à juin et septembre à novembre. Entre ces deux périodes, le travail à faire par l'appelante se résume à des broutilles et elle n'est pas rémunérée. On peut dire que les périodes d'activité de l'entreprise coïncident avec les périodes de travail de l'appelante.

[7] Le payeur contrôle forcément le travail de l'appelante parce que le professeur et sa secrétaire sont presque toujours ensemble, que ce soit au bureau ou en voyage. L'appelante est payée 10 $ de l'heure et le payeur aurait dû embaucher quelqu'un d'autre si elle avait empêchée de faire son travail : il la considère aussi indispensable que son bras droit. L'appelante fait les chèques du payeur et est autorisée à les signer. Elle travaille 40 heures/semaine.

[8] Le payeur traverse, depuis 1994, des difficultés économiques, et cela fait que les dépenses dépassent les revenus. Un concurrent lui ravit une part importante de ses élèves et cela a pour effet de lui causer une baisse inquiétante de son chiffre d'affaires. Malgré cela, l'appelante continue de recevoir son chèque régulièrement à chaque semaine. Monsieur Joubert, lui, ne reçoit plus de salaire depuis 1994, année où il a atteint l'âge de 65 ans, parce qu'il a commencé, dit-il, à recevoir son chèque de sécurité de la vieillesse et que ses dépenses de voyage et frais de subsistance lui sont remboursés par le payeur. Et, depuis qu'il a atteint l'âge de 70 ans, il touche maintenant sa « pension américaine » . L'appelante n'a pas travaillé pour le payeur avant 1991, parce qu'elle devait s'occuper de l'éducation de leurs enfants. Elle rendait tout au plus quelques services à son époux et, ce, sans rémunération. Quant à monsieur Joubert, il travaillait, en outre, au CÉGEP de Rivière-du-Loup à plein temps et la sophrologie n'était alors pas plus qu'un emploi secondaire, qui ne lui prenait pas plus que 38 ou 40 heures de son temps. Les tâches de l'appelante n'ont pas subi de changement depuis 1991 : elle s'occupe de la comptabilité et du secrétariat. Elle est disponible sept jours par semaine pour répondre au téléphone. Avant 1994, le professeur Joubert recevait 500 $ par semaine du payeur et travaillait 40 heures. Maintenant, il fait encore le même travail. S'il y a annulation de séminaire, l'appelante reçoit son salaire tout de même, parce qu'elle a dû faire le travail.

[9] L'appelante bosse plus de 40 heures par semaine, si l'on considère les lundi et jeudi en plus du temps pris par les séminaires.

[10] Les revenus bruts pour les années 1991 à 1996 sont les suivants :

1991 - 66 358 $

1992 - 96 215 $

1993 - 90 311 $

1994 - 44 685 $

1995 - 34 018 $

1996 - 25 720 $

[11] Avant 1994, les séminaires du payeur attiraient jusqu'à 150 personnes; après, c'est tout juste si l'on peut en compter 10 ou 15. Le payeur assume les frais d'exploitation de l'entreprise et aussi ceux de la maison.

Témoignage de Raymonde Martin Joubert

[12] Raymonde Joubert est secrétaire du payeur depuis 1991 et travaille les jeudi, vendredi, samedi, dimanche et lundi, de 9 h à 17 h. Ses tâches sont celles décrites dans la description des tâches faite par le payeur au ministre du Revenu dans la lettre du 27 août 1991, (pièce A-4) à l'exception de la comptabilité. Elle touche un salaire hebdomadaire de 414 $ qui lui est payé par chèque. À cause de son expérience, madame Joubert répartit son travail à son gré entre le lundi et le jeudi. Durant ses périodes de chômage, elle travaille à temps partiel, soit à peu près une heure par mois; ses périodes d'emploi coïncident avec les périodes d'activités de l'entreprise. Jamais, il n'a été question entre elle et son employeur de la congédier ou mettre à pieds. Avant 1991, Raymonde Joubert s'occupait de l'éducation de ses enfants à plein temps. Si l'on inclut le temps du transport, madame Joubert travaille parfois de 50 à 60 heures par semaine. Son temps, lui est calculé, cependant à 10 $/l'heure, mais son chèque est toujours le même : le nombre d'heures n'était pas très important ...

[13] L'appelante a donné une déclaration orale, le 14 août 1996, dans laquelle elle dit : « Avant 1991, je faisais les mêmes tâches que j'accomplis pour Les Formations R & R Joubert inc. depuis 1991, mais je n'étais pas rémunérée. Depuis qu'existe Les Formations R & R Joubert inc., soit depuis 1991, je suis rémunérée pour mon travail » (pièce I-4). Si l'appelante n'était pas là pour s'occuper de la comptabilité, il faudrait engager quelqu'un d'autre. Enfin, ce genre de travail « c'est presqu'un mode de vie » dit Raymonde Joubert. À l'occasion de chacune de ses mises à pieds, jamais elle n'a fait de recherche pour trouver un nouvel emploi, parce qu'elle savait que le sien était « garanti » . C'est elle qui déterminait seule qu'elle était mise à pieds pour manque de travail; elle pouvait même déterminer la date de son retour au travail.

Analyse des faits en regard du droit

[14] L'intimé admet que l'appelante était liée au payeur par un contrat de louage de services, mais considère ce contrat exclu à cause du lien de dépendance qui existe entre eux.

[15] L'intimé a-t-il agi d'une manière appropriée dans l'exercice du pouvoir que lui confère le sous-alinéa 3(2)c)(ii) de la Loi?

[16] En effet, le paragraphe 3(2) de la Loi se lit en partie comme suit :

« (2) Les emplois exclus sont les suivants :

[...]

c) sous réserve de l'alinéa d), tout emploi lorsque l'employeur et l'employé ont entre eux un lien de dépendance, pour l'application du présent alinéa :

(i) la question de savoir si des personnes ont entre elles un lien de dépendance étant déterminée en conformité avec la Loi de l'impôt sur le revenu,

(ii) l'employeur et l'employé, lorsqu'ils sont des personnes liées entre elles, au sens de cette loi, étant réputés ne pas avoir de lien de dépendance si le ministre du Revenu national est convaincu qu'il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l'importance du travail accompli, qu'ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s'ils n'avaient pas eu un lien de dépendance;

[...] »

[17] Or, selon l'article 251(1)a) et (2)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu, les personnes liées sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance. Lorsque des personnes sont liées entre elles, on ne saurait parler d'emploi assurable à moins que le ministre du Revenu national n'en soit autrement convaincu conformément au sous-alinéa 3(2)c)(ii) de la Loi ci-dessus.

[18] La Cour d'appel fédérale a rendu deux décisions importantes concernant l'application de l'alinéa 3(2)c) de la Loi.

[19] Dans la première décision Tignish Auto Parts Inc. c. M.R.N. (185 N.R. 73) du 25 juillet 1994, la Cour cite le procureur de l'intimé dont elle partage l'opinion :

« Souscrivant à l'arrêt Minister of National Revenue v. Wrights' Canadian Ropes Ltd., qui fait autorité, l'intimé prétend que, à moins que l'on établisse que le ministre n'a pas tenu compte de toutes les circonstances (comme il y est tenu aux termes du sous-alinéa 3(2)c)(ii) de la Loi), a pris en compte des facteurs dépourvus d'intérêt ou a violé un principe de droit, la Cour ne peut intervenir. En outre, la Cour a le droit d'examiner les faits qui, selon la preuve, se trouvaient devant le ministre quand il est arrivé à sa conclusion, pour décider si ces faits sont prouvés. Mais s'il y a suffisamment d'éléments pour appuyer la conclusion du ministre, la Cour n'a pas toute latitude pour l'infirmer simplement parce qu'elle serait arrivée à une conclusion différente. Toutefois, si la Cour est d'avis que ces faits sont insuffisants, en droit, pour appuyer la conclusion du ministre, la décision de ce dernier ne peut tenir et la Cour est justifiée d'intervenir. »

[20] Il se dégage donc quatre critères que la Cour canadienne de l'impôt peut appliquer pour décider si elle a droit d'intervenir :

le ministre du Revenu national

1) n'aurait pas tenu compte de toutes les circonstances;

2) aurait pris en compte des facteurs dépourvus d'intérêt;

3) aurait violé un principe de droit;

4) aurait appuyé sa décision sur des faits insuffisants.

[21] La Cour d'appel fédérale, dans l'affaire Ferme Émile Richard et Fils Inc. (178 N.R. 361), du 1er décembre 1994, a résumé ainsi l'affaire Tignish Auto Parts Inc. :

« ... Ainsi que cette Cour l'a rappelé récemment dans Tignish Auto Parts Inc. c. ministre du Revenu national, l'appel devant la Cour canadienne de l'impôt, lorsqu'il s'agit de l'application du sous-alinéa 3(2)c)(ii), n'est pas un appel au sens strict de ce mot et s'apparente plutôt à une demande de contrôle judiciaire. La Cour, en d'autres termes, n'a pas à se demander si la décision du Ministre est la bonne; elle doit plutôt se demander si la décision du Ministre résulte d'un exercice approprié de son pouvoir discrétionnaire. Ce n'est que si la Cour en arrive à la conclusion que le Ministre a fait un usage inapproprié de sa discrétion, que le débat devant elle se transforme en un appel de novo et que la Cour est habilitée à décider si, compte tenu de toutes les circonstances, un contrat de travail à peu près semblable aurait été conclu entre l'employeur et l'employé s'ils n'avaient pas eu un lien de dépendance. »

[22] L'appelante plaide que l'intimé n'a pas tenu compte de toutes les circonstances pour exclure son emploi des emplois assurables.

[23] À ce sujet, l'honorable juge Isaac de la Cour d'appel fédérale rendant la décision de la Cour, dans l'arrêt Le Procureur général du Canada et Jencan Ltd. (1997) 215 N.R. 352, dit ceci :

« Le juge suppléant de la Cour de l'impôt a toutefois commis une erreur de droit en concluant que, parce que certaines des hypothèses de fait sur lesquelles le ministre s'était fondé avaient été réfutées au procès, il avait automatiquement le droit de contrôler le bien-fondé de la décision du ministre. Ayant conclu que certaines des hypothèses de fait sur lesquelles le ministre s'était fondé avaient été réfutées au procès, le juge suppléant de la Cour de l'impôt aurait dû se demander si les autres faits qui avaient été établis au procès étaient suffisants en droit pour justifier la conclusion du ministre suivant laquelle les parties n'auraient pas conclu un contrat de louage de services à peu près semblable si elles n'avaient pas eu un lien de dépendance. S'il existe suffisamment d'éléments pour justifier la décision du ministre, il n'est pas loisible au juge suppléant de la Cour de l'impôt d'infirmer la décision du ministre du simple fait qu'une ou plusieurs des hypothèses du ministre ont été réfutées au procès et que le juge en serait arrivé à une conclusion différente selon la prépondérance des probabilités. En d'autres termes, ce n'est que lorsque la décision du ministre n'est pas raisonnablement fondée sur la preuve que l'intervention de la Cour de l'impôt est justifiée. Une hypothèse de fait qui est réfutée au procès peut, mais pas nécessairement, constituer un défaut qui fait que la décision du ministre est contraire à la loi. »

[24] Considérant la preuve faite, les documents produits par les parties, il apparaît clair que l'intimé a tenu compte de presque toutes les circonstances, a éliminé les facteurs dépourvus d'intérêt, a suivi les principes de droit reconnus et appuyé sa décision sur des faits suffisants. Il n'est pas raisonnable de croire que les parties auraient conclu le même contrat sans leur lien de dépendance.

[25] En conséquence, l'appel est rejeté et la décision rendue par le Ministre est confirmée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 28e jour d'août 1998.

« G. Charron »

J.S.C.C.I.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.