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Date: 19990318

Dossier: 97-628-IT-G

ENTRE :

KEITH LESLIE CARTER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Teskey, C.C.I.

[1] L'appelant interjette appel de la nouvelle cotisation d'impôt établie à son égard pour l'année 1986.

Question en litige

[2] La Cour est appelée à qualifier certaines opérations faites aux noms de l'appelant, de Linda Carter (son épouse) et de 693099 Ontario Ltd. (la « société » ).

[3] Les questions à trancher sont les suivantes :

L'épouse et la société agissaient-elles à titre de mandataires de l'appelant?

L'appelant, son épouse et la société étaient-ils des associés?

L'appelant, son épouse et la société agissaient-ils en leur propre nom et pour leur propre compte?

Faits

[4] L'appelant, qui n'avait aucune expérience des opérations de couverture, a commencé à effectuer ce genre d'opérations en 1986.

[5] Il a pris part aux opérations en question après avoir lu une annonce passée par Jack Maguire ( « M. Maguire » ), qui offrait des services de préparation de déclarations de revenus et de planification financière sous le nom de J.K. Maguire and Associates ( « Associates » ).

[6] Par suite de cette annonce, l'appelant a rencontré M. Maguire, en novembre 1986, et il a immédiatement retenu les services d'Associates. M. Maguire a renseigné l'appelant sur les opérations de couverture et leurs implications fiscales. Associates a préparé les déclarations de revenus T1 de l'appelant et de son épouse pour les années 1986 à 1991.

[7] L'appelant a décidé qu'un certain nombre d'opérations boursières seraient effectuées à son nom, au nom de son épouse et à celui de la société en raison des avantages fiscaux que cela devait rapporter selon M. Maguire. J'appellerai ces opérations boursières la « stratégie de couverture au moyen de titres convertibles » .

[8] En 1986, pour mettre en oeuvre cette stratégie de couverture au moyen de titres convertibles, l'appelant a ouvert, auprès des maisons de courtage Nesbitt Thompson Bongard Inc. ( « N.T.B. » ) et Merrill Lynch Canada Inc. ( « M.L. » ), des comptes de courtage garantis par son épouse, cette dernière agissant sur ses instructions.

[9] L'épouse de l'appelant n'a pas rencontré M. Maguire, ni n'a reçu d'avis juridique indépendant; elle a simplement fait ce que l'appelant lui a demandé de faire.

[10] Au même moment, l'épouse de l'appelant, sur les instructions de ce dernier, a elle aussi ouvert chez N.T.B. et M.L. des comptes de courtage que l'appelant a garantis.

[11] La société a ouvert chez N.T.B. et M.L. des comptes qui étaient garantis par l'appelant et par son épouse.

OPÉRATIONS DE COUVERTURE CONCERNANT XEROX [paragraphes 12 à 17]

[12] Les premières opérations de couverture concernant Xerox ont été effectuées le 1er décembre 1986. Au départ, l'appelant avait une position acheteur et une position vendeur sur son compte et, à la fin de la journée, celui-ci était à découvert du même nombre d'actions ordinaires que celui qui était détenu à couvert dans le compte de son épouse.

[13] Le 1er décembre 1986, l'appelant a vendu à découvert 138 600 actions ordinaires de Xerox Canada Inc., 22,125 $ l'action. Il en est résulté un crédit de 3 065 139 $ dans le compte de l'appelant.

[14] Également le 1er décembre 1986, l'appelant a acheté 138 600 bons de souscription d'actions de Xerox Canada Inc., qui pouvaient être utilisés pour souscrire le même nombre d'actions ordinaires de Xerox. L'opération a entraîné un débit, dans son compte, de 299 376 $.

[15] Le même jour, l'appelant a vendu les bons de souscription, et le produit de la vente a donné lieu à un crédit de 261 954 $ dans son compte. Cependant, le même jour également, 138 600 bons de souscription ont été achetés sur le compte de son épouse, ce qui a entraîné un débit de 264 726 $. Ces bons de souscription ont été utilisés pour souscrire le même nombre d'actions ordinaires de Xerox Canada Inc., ce qui a entraîné un autre débit de 2 772 000 $. À la fin de la journée, il y avait dans le compte de l'épouse de l'appelant 138 600 actions ordinaires alors que le compte de l'appelant était à découvert pour le même nombre d'actions ordinaires.

[16] Le 12 décembre 1986, l'appelant a acheté 138 600 actions ordinaires, ce qui a donné lieu à un débit de 3 327 786 $. Il a ainsi censément couvert la vente à découvert du 1er décembre (décrite au paragraphe 13). Cependant, la société a effectué une vente à découvert d'un nombre identique d'actions ordinaires également le même jour, ce qui a entraîné un crédit de 3 325 014 $ dans ce compte.

[17] À la fin de 1986, sur les conseils de M. Maguire, des chèques barrés ont été émis et remis, ce qui, de l'aveu de l'appelant, n'a servi à rien.

OPÉRATIONS DE COUVERTURE CONCERNANT FALCONBRIDGE[paragraphes 18 à 25]

[18] Les opérations de couverture concernant Falconbridge ont été effectuées de façon semblable à celles concernant Xerox. Dans ce cas-ci également, l'appelant avait au départ une position acheteur et une position vendeur sur son compte. Par la suite, les positions ont été transférées entre les trois comptes liés.

[19] Le 3 décembre 1986, l'appelant a déposé 40 000 $ dans son compte chez N.T.B.

[20] Le 4 décembre 1986, il a vendu à découvert un total de 100 000 actions ordinaires de Falconbridge Ltd., ce qui a donné lieu à un crédit de 1 711 750 $ dans son compte.

[21] Pour compenser cette opération, il a acheté 20 000 bons de souscription d'actions de Falconbridge Ltd. Les bons de souscription pouvaient être convertis en actions ordinaires de Falconbridge dans une proportion de 5 contre un (c.-à-d. que les 20 000 bons de souscription étaient convertibles en 100 000 actions ordinaires). L'achat des bons de souscription a entraîné un débit de 441 750 $ dans le compte de l'appelant. L'appelant a aussi acheté des bons du Trésor canadiens, ce qui a donné lieu à un autre débit de 1 309 641,16 $.

[22] Le 15 décembre 1986, la moitié de la position à couvert de l'appelant (10 000 bons de souscription) a été vendue et, sur les instructions de l'appelant, 50 000 actions ordinaires ont été achetées sur le compte de son épouse. À la fin de la journée, la position à découvert de l'appelant (100 000 actions ordinaires) a été compensée par les bons de souscription (10 000 bons de souscription convertibles en 50 000 actions), les bons du Trésor qui se trouvaient dans son compte et les 50 000 actions ordinaires qui étaient détenues dans le compte de son épouse.

[23] Le 22 décembre 1986, l'appelant a vendu les 10 000 bons de souscription qui se trouvaient dans son compte et, sur ses instructions, 10 000 bons de souscription ont été achetés sur le compte de son épouse.

[24] Le montant de 40 000 $ déposé initialement le 3 décembre 1986 était basé sur le différentiel entre les positions d'ouverture. Après les opérations du 15 décembre 1986, l'appelant a retiré 19 000 $ du montant total déposé.

[25] L'opération de couverture n'a été dénouée qu'en 1989. Il y a eu un mouvement le 26 janvier 1987, le 16 février 1987 et le 9 mars 1987. Par la suite, jusqu'à ce que l'opération de couverture soit dénouée en 1989, les positions sont toujours restées « communes » , et il n'y a eu aucune possibilité de profiter des variations du différentiel. Il n'y avait aucune attente de profit sur les fluctuations du marché. Ce qui monte d'un côté descend de l'autre, dollar pour dollar.

[26] La société était une coquille vide et elle n'était utilisée par l'appelant que pour mettre en oeuvre la stratégie de couverture au moyen de titres convertibles élaborée par M. Maguire. Sur les conseils de M. Maguire, l'appelant a fait en sorte que la société ouvre des comptes chez N.T.B. et M.L.

[27] La société n'a jamais produit de déclaration de revenus, et son unique activité se rapportait à la stratégie de couverture au moyen de titres convertibles.

[28] En ce qui concerne le montant de 40 000 $ que l'appelant a déposé chez N.T.B. pour mettre en oeuvre la stratégie de couverture au moyen de titres convertibles, je conclus qu'il provient de l'appelant.

[29] En 1986, l'appelant a déclaré une perte d'entreprise de 383 013,13 $ découlant de sa participation à la stratégie de couverture au moyen de titres convertibles. Dans l'état des résultats produit avec sa déclaration de revenus de 1986, le « type d'entreprise » est décrit comme une « affaire de caractère commercial » et le « principal produit de base » , comme de la « spéculation » . Dans un état de report de perte prospectif produit également avec sa déclaration de revenus, l'appelant a déclaré que le montant de 61 379,41 $ de la perte dont la déduction a été demandée cette année-là était inutilisé et pouvait être reporté sur une année ultérieure.

[30] L'appelant a fait valoir que la plus grande partie de la perte subie en 1986 se rapportait aux opérations de couverture concernant Xerox, qu'une partie moins importante se rapportait aux opérations de couverture concernant Falconbridge, et que le reste (16 600 $ pour les frais de gestion et 180 $ pour la comptabilité) avait été payé à M. Maguire. Les frais de gestion représentaient un pourcentage de la perte fiscale réelle, et ni M. Maguire ni Associates n'a facturé quelque montant que ce soit à l'épouse de l'appelante.

[31] Le calcul par l'appelant de la perte qu'il a subie est basé sur l'existence alléguée des comptes indépendants de son épouse et de la société.

[32] La stratégie de couverture au moyen de titres convertibles a été élaborée par M. Maguire. Ce dernier communiquait avec l'appelant et lui conseillait les positions à prendre sur tel ou tel autre compte. L'appelant communiquait alors avec les courtiers et leur donnait les instructions nécessaires pour tous les comptes.

[33] Dans le cas des opérations de couverture concernant Falconbridge et Xerox, la stratégie de couverture au moyen de titres convertibles était identique. Un position à découvert était adoptée sur les actions ordinaires, et une position en à couvert était prise sur les mêmes actions ordinaires ou sur des bons de souscription convertibles en actions ordinaires.

[34] La vente à découvert est la vente d'actions que le vendeur ne détient pas mais qu'il a empruntées. Le vendeur à découvert d'un titre espère que le marché connaîtra une baisse et qu'il pourra alors acheter le titre pour « couvrir » la vente à découvert (c'est-à-dire pour remettre les actions empruntées) à un prix moindre et ainsi réaliser un profit.

[35] Dans le cadre de la stratégie de couverture au moyen de titres convertibles, chaque position à découvert a été compensée par une position à couvert sur l'un des autres comptes. Par conséquent, si l'on regroupait tous les comptes, tout profit éventuellement réalisé sur une position serait compensé par une perte sur la position correspondante.

[36] Les comptes étaient couverts par une contre-garantie. En conséquence, les seules obligations en matière de marge obligatoire que les courtiers imposaient étaient basées sur la différence nette entre les trois comptes. Le solde créditeur dans un compte était compensé par le solde débiteur dans un autre compte. Chaque solde créditeur n'était pas véritablement un solde créditeur pouvant être retiré car on ne pouvait laisser un solde débiteur dans un autre compte. En raison des contre-garanties, un solde débiteur élevé pouvait être maintenu dans un compte tant qu'il existait un solde créditeur correspondant dans un autre compte. L'écart net entre les différents comptes était ce sur quoi les courtiers se basaient pour calculer la marge obligatoire, et il était le risque que l'appelant assumait véritablement.

[37] L'écart entre deux positions est appelé le « différentiel » ou la « prime » . Le différentiel peut, dans certaines circonstances, varier avec le temps. Par exemple, s'il y a une baisse soudaine ou une hausse fulgurante de la valeur des actions ordinaires, il est possible que la variation correspondante de la valeur des bons de souscription ne soit pas aussi marquée. Dans de telles circonstances, le différentiel peut varier; la personne peut liquider les positions et subir une perte ou réaliser un profit sur l'écart entre le différentiel au début de l'opération et le différentiel à son dénouement. Un spéculateur espère réaliser un profit sur de telles fluctuations.

[38] Aucune perte ni aucun profit découlant des opérations de couverture concernant Xerox et Falconbridge n'a été déclaré par l'épouse de l'appelant ou par la société.

[39] L'appelant n'a jamais liquidé ne serait-ce que l'une des positions faisant partie d'une opération de couverture. En fait, il ne pouvait le faire puisque les obligations en matière de marge obligatoire auraient alors été très lourdes. Toutes les opérations étaient entièrement couvertes. Aucune position n'a été liquidée sans que la position symétrique sur l'un des trois comptes soit liquidée simultanément.

Analyse

[40] Les opérations effectuées par l'appelant avaient principalement pour objet de fractionner le revenu, c'est-à-dire de réduire le revenu plus élevé de l'appelant et d'augmenter le revenu moins élevé de son épouse.

[41] L'objet principal de la société était de brouiller les cartes de façon à cacher la véritable situation.

[42] Toutes les opérations et toutes les entités (soit l'appelant, son épouse et la société) étaient liées ensemble, toutes les opérations étant effectuées sur les ordres directs de l'appelant.

[43] Le ministre du Revenu national, au moment d'établir une cotisation à l'égard de l'appelant, s'est fondé sur les hypothèses de fait qui sont reproduites au paragraphe 10 de la réponse dans la présente affaire. Les faits énoncés dans un premier temps à l'alinéa a) sont exacts. L'alinéa en question est libellé dans les termes suivants :

[TRADUCTION]

L'appelant a pris part à une stratégie d'évitement de l'impôt commercialisée par le cabinet J. K. Maguire and Associates ( « Maguire » ) et appelée la « stratégie de couverture au moyen de titres convertibles » (la « stratégie de couverture au moyen de titres convertibles » ).

[44] Le deuxième alinéa, l'alinéa b), est lui aussi exact :

[TRADUCTION]

L'appelant a mis en oeuvre la stratégie de couverture au moyen de titres convertibles en son propre nom ou au moyen de comptes portant le nom d'autres parties (les « autres parties » ).

[45] À l'alinéa c), on allègue que la relation entre l'appelant et les autres parties était de la nature d'une société de personnes et, subsidiairement, à l'alinéa d), que la relation était celle d'un mandant et d'un mandataire.

[46] Dans la présente affaire, l'appelant était l'unique âme dirigeante; il a effectué toutes les opérations et il a ordonné, pour l'essentiel, le déplacement des titres entre des entités ayant entre elles un lien de dépendance.

[47] L'épouse de l'appelant et la société n'agissant pas de leur propre chef, elles agissaient alors soit à titre d'associées, soit à titre de mandataires.

[48] Bien que, dans l'affaire Schultz et al. v. The Queen, 93 DTC 953, mon collègue le juge Beaubier, de la C.C.I., dont la décision a été maintenue en appel, 95 DTC 5657, ait conclu qu'une société de personnes existait entre le Dr Schultz et son épouse, dans la présente affaire je conclus que l'épouse et la société étaient en fait les mandataires de l'appelant et que les biens détenus dans leurs comptes de courtage étaient en tout temps ceux de l'appelant.

[49] Les comptes de courtage ouverts au nom de l'épouse de l'appelant et au nom de la société étaient ceux de l'appelant. La seule action de l'épouse (qui avait principalement été une mère et une femme au foyer) a été d'ouvrir les comptes qui étaient à son nom et de garantir les autres comptes, tout cela conformément aux directives de l'appelant. Par la suite, elle n'a plus rien fait. L'épouse n'ayant pas témoigné au procès, j'en déduis que son témoignage aurait été préjudiciable à la thèse de l'appelant. Toutes les opérations ont été effectuées à l'instigation de l'appelant. Lui seul avait rencontré M. Maguire, et lui seul avait demandé conseil à ce dernier.

[50] La société était une coquille vide qui n'avait aucun actif ni aucun passif, et elle était contrôlée exclusivement par l'appelant, qui s'en est servi pour tenter de séparer les opérations. Elle était le mandataire de l'appelant, ou, en fait, l'appelant lui-même. L'actif et le passif étaient en fait totalement ceux de l'appelant.

[51] L'appelant demande à la Cour de n'examiner qu'une partie de l'opération de couverture et de considérer qu'une perte est subie ou un profit réalisé lorsqu'une position est « transférée » de son compte à un compte lié. Je rejette cette prémisse complètement, et je conclus qu'une position n'est véritablement liquidée que lorsqu'elle n'est plus détenue ni dans l'un ni dans l'autre compte.

[52] Je conclus que l'appelant n'a pas subi de perte en 1986 car je considère tous les comptes comme un compte unique, et il ne peut y avoir de perte ni de profit tant qu'une position n'est pas entièrement liquidée.

[53] Pour ces motifs, l'appel est rejeté, avec frais à l'intimée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 18e jour de mars 1999.

« Gordon Teskey »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 13e jour de décembre 1999.

Mario Lagacé, réviseur

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