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Date: 19980507

Dossiers: 95-1134-IT-G; 96-2494-IT-G

ENTRE :

DOUGLAS HENDERSON,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge P.R. Dussault, C.C.I.

[1] Ces deux dossiers regroupent des appels de cotisations pour les années d'imposition 1989, 1990, 1991, 1992 et 1993 de l'appelant.

[2] La seule question en litige consiste à déterminer si la déduction des pertes agricoles subies par l'appelant au cours de chacune de ces années est restreinte en vertu du paragraphe 31(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ) comme en a décidé le ministre du Revenu national (le « Ministre » ) aux fins d'établir les cotisations. Cette disposition précise que la restriction est applicable « [l]orsque le revenu d'un contribuable, pour une année d'imposition, ne provient principalement ni de l'agriculture ni d'une combinaison de l'agriculture et de quelque autre source » .

[3] Les éléments de la Réponse à l'avis d'appel dans le dossier # 95-1134(IT)G (années d'imposition 1989, 1990 et 1991) sont en substance repris dans la Réponse à l'avis d'appel du dossier # 96-2494(IT)G (années d'imposition 1992 et 1993). Les faits tenus pour acquis par le Ministre en établissant les cotisations sont énoncés aux alinéas a) à q) du paragraphe 14 de cette dernière Réponse à l'avis d'appel. Ces alinéas se lisent :

a) L'appelant a tiré des revenus d'emploi ou de sa profession d'ingénieur les revenus suivants et a réclamé les pertes agricoles suivantes pour ses années d'imposition 1987 à 1993 inclusivement.

ANNÉE

REVENUS

D'INGÉNIERIE

REVENUS

AGRICOLES

BRUTS

PERTES

AGRICOLES

1987

130 768 $

3 866 $

( 79 920 $)

1988

197 207 $

14 257 $

( 70 445 $)

1989

118 200 $

3 887 $

( 79 681 $)

1990

162 872 $

5 425 $

(100 849 $)

1991

140 528 $

24 700 $

( 56 771 $)

1992

100 000 $

12 630 $

( 82 187 $)

1993

96 700 $

18 059 $

( 77 551 $)

b) Les revenus agricoles déclarés en 1991 de 24 700 $ étaient essentiellement des revenus de location de machinerie.

c) L'appelant a travaillé depuis plus de 20 ans comme ingénieur surtout dans l'Ouest et le Nord du Canada dans le domaine de l'installation de pipelines et autres ouvrages de génie civil.

d) L'appelant, en 1992, souffrait de maux de dos et après avoir subi une intervention chirurgicale a été relativement inactif de mars à août.

e) Sauf pour quelques semaines passées sur une ferme durant les vacances d'été durant sa jeunesse, l'appelant avait peu d'expérience des travaux agricoles et de l'élevage de bovins avant 1986.

f) Il n'y avait pas de bétail sur la ferme avant 1990 et l'appelant n'avait pas de bovins à la fin de l'année 1971.[1]

g) L'appelant a travaillé six mois en 1989 dans la région de la Baie James; durant le reste de l'année il a fait des travaux relatifs à des soumissions d'ingénierie.

h) Les onze premiers mois de 1990, l'appelant a passé en moyenne deux jours par semaine à travailler à la ferme; c'est durant cette année qu'un grange étable a été construite et que du défrichement de terrain pour créer du pâturage a été effectué.

i) En 1991, durant les mois de janvier à avril, l'appelant travaillait à Cochrane en Ontario à plusieurs centaines de kilomètres de sa ferme.

j) Les revenus tirés par l'appelant de l'exercice de sa profession d'ingénieur étaient et vont rester dans l'avenir vraisemblablement sa principale source de revenus.

k) En 1993, l'appelant était impliqué dans un projet de deux ans relatif à un incinérateur dans la région de Montréal et son épouse travaillait comme infirmière à l'Hôpital Général de Montréal.

l) L'appelant a acquis en 1992 un intérêt dans l'Auberge Estrimont à Magog et il tire une partie additionnelle de ses revenus de placements boursiers.

m) Une partie des dépenses réclamées par l'appelant sont attribuables [sic] à des travaux de défrichage qui sont en fait des travaux d'immobilisation mais dont la déduction complète est permise aux agriculteurs par l'article 30 de la Loi de l'impôt sur le revenu.

n) La résidence de l'appelant fut construite sur la ferme en 1985 au coût de quelque 200 000$ et des travaux d'asphaltage de cour et d'allée(s) ont été effectués au coût de 15 115$ en 1991.

o) Une écurie a été construite en 1986 dont la valeur estimée par l'appelant est de quelque 60 000$ et l'appelant acheta quelques chevaux qu'il ne possédait cependant plus durant les années visées par l'appel.

p) En 1985 et 1986, l'appelant a présenté à la ville de Cowansville un projet de changement de zonage établi sur cinq ans.

q) Les faits antérieurs aux cotisations qui sont admis ou allégués aux paragraphes 3, 4, 5, 6, 8, 9, 10, 11 et 13 de la présente réponse. [sic]

[4] C'est en 1983 que l'appelant, ingénieur de profession spécialisé dans le domaine du génie civil et plus particulièrement dans l'installation de pipelines, décida d'acquérir une terre à Cowansville (Québec). Affirmant avoir déménagé plus de 45 fois depuis le début de sa carrière en 1971, surtout dans l'ouest et le nord canadien, l'appelant voulait s'y installer en permanence et débuter une exploitation agricole viable. La terre, d'une superficie de 313 acres située à la limite ouest du secteur urbain de Cowansville était alors abandonnée depuis environ 20 ans.

[5] Suite à l'obtention d'une autorisation de la Commission de Protection du Territoire Agricole du Québec (la « CPTAQ » ) l'appelant y débuta la construction de sa résidence à l'automne 1984. La construction fut complétée au printemps 1985.

[6] Quant à l'exploitation agricole, l'appelant affirme que son objectif était de se consacrer à l'élevage de bovins pur-sang enregistrés de façon à pouvoir se créer un travail lui permettant de rester à la maison à plein temps et abandonner l'ingénierie. En rapport avec la demande qu'il faisait à la CPTAQ en 1984 pour obtenir l'autorisation de construire sa résidence, l'appelant y décrivait ses objectifs dans les termes suivants (à la page 2 de la pièce A-1) :

PROJET DE MISE EN VALEUR:

Nous disposons de ressources suffisantes qui nous permettront de réaliser l'échéancier suivant:

A court terme: - travaux de préparation du sol et

(0 - 2 ans) ensemencement;

- application d'amendements et de

fertilisants;

- application de pesticides et d'herbicides;

- confection de clôtures.

A moyen terme: - aménagement du drainage souterrain et

(0 - 5 ans) superficiel;

- achat de tracteurs et d'instruments aratoires;

- achat de bovins en vue de l'engraissement;

- construction de bâtiments de ferme.

A long terme: - défrichement et drainage en vue d'accroître

(0 - 10 ans) la productivité.

[7] L'appelant admet qu'il n'a procédé à aucune autre planification à long terme et que le temps requis pour remettre la terre en état, pour refaire les clôtures et pour construire les bâtiments a été beaucoup plus long que prévu initialement. De même, alors qu'il pensait en 1985 pouvoir obtenir un revenu substantiel avec 50 vaches reproductrices, il affirme maintenant qu'il en faut 85 notamment à cause de la baisse des prix sur le marché.

[8] Bien que possédant une grande expertise dans le domaine de l'aménagement du territoire, l'appelant n'avait pratiquement pas d'expérience en matière d'élevage n'ayant travaillé sur une ferme qu'à quelques reprises durant l'été alors qu'il était adolescent.

[9] Dès 1984 l'appelant, aidé seulement de son épouse et de ses enfants, débuta des travaux pour aménager sa terre, section par section, soit en champs de culture soit en pâturages. Il fallait ramasser les pierres, déboiser, enlever les anciennes clôtures et en construire de nouvelles, semer, récolter, etc. Évidemment, il fallait également acheter l'équipement lourd et les outils nécessaires pour procéder à ces différents travaux d'une assez grande ampleur qui se poursuivirent jusqu'en 1990 et même au cours des années suivantes. Comme l'a fait remarquer l'appelant, tout ceci ne pouvait se faire du jour au lendemain.

[10] L'appelant construisit lui-même sa première grange en 1990. D'une dimension de 90 pieds par 160 pieds, elle pouvait être utilisée pour nourrir une centaine de bêtes. La seconde devant servir principalement à l'entreposage du fourrage fut débutée en 1992 et complétée en 1994. De 1989 à 1991, l'appelant récolta de 6 000 à 7 000 balles de foin par année.

[11] L'objectif de l'appelant de débuter l'élevage de bovins de boucherie se concrétisa pour la première fois en 1989 alors qu'il fit l'acquisition de 20 premières bêtes de race « Angus » .

[12] Toutefois, ces bêtes durent être envoyées chez un voisin à quelques kilomètres pour passer l'hiver puisque toutes les clôtures nécessaires n'avaient pas encore été installées. Ce voisin, qui possédait des bêtes de la même race, aurait été le premier à en faire l'importation de l'ouest canadien au Québec. Au cours de l'été suivant environ 60 bêtes de races « Red Angus » et « Black Angus » , y compris les 20 bêtes appartenant à l'appelant ainsi que les veaux de l'année ont été ramenées sur la terre de celui-ci. C'est alors, semble-t-il, qu'on décida d'un certain partage l'appelant désirant conserver les bêtes de race « Red Angus » et le voisin préférant celles de race « Black Angus » .

[13] En 1991, le troupeau était composé de 35 à 40 têtes dont 25 vaches reproductrices. En 1993, il était composé de 75 à 80 têtes. En 1993 ou 1994 l'appelant racheta 10 vaches pleines. En 1995 le troupeau s'élevait à 125 têtes et en 1996 à 157 têtes dont 77 vaches reproductrices et quatre taureaux de qualité supérieure. Quelques 26 bêtes reconnues génétiquement supérieures étaient à vendre. En 1997, 30 bêtes furent vendues au prix de 1 000 $ chacune.

[14] Les animaux ne sont pas confinés à l'intérieur mais plutôt gardés libres en pâturage. La grange comporte un système de distribution de nourriture et des abreuvoirs automatiques et chauffants qui assurent l'approvisionnement en eau durant toute l'année. En fait, l'appelant dit avoir procédé aux différentes installations de façon à réduire le besoin de main-d'oeuvre. Lors de ses déplacements pour des périodes prolongées l'appelant affirme que son épouse et ses enfants s'occupaient du nécessaire.

[15] La ferme de l'appelant comporte une importante partie boisée et au cours des années en litige les revenus agricoles de l'appelant provenaient essentiellement de la vente de bois en billots ou en bois de chauffage, de la vente de foin et en 1991 de la location de machinerie agricole.

[16] Évidemment, l'appelant est membre de l'Union des producteurs agricoles ( « U.P.A. » ) et est enregistré comme producteur forestier auprès du Ministère des Ressources naturelles du Gouvernement du Québec. Le 30 octobre 1996, il a joint le Syndicat de Gestion Agricole, Lac Champlain ( « S.G.A.L.C. » ), organisme regroupant des producteurs et dont le but est de les aider à mieux gérer leur exploitation. Monsieur Michel Boutet, agronome et conseiller en gestion pour cet organisme, a été appelé à témoigner pour l'appelant. Consulté par l'appelant en octobre 1996 dans le but de l'aider à faire de l'agriculture sa principale source de revenu et à rentabiliser l'exploitation, monsieur Boutet reconnaît le travail colossal accompli par l'appelant sur sa terre ainsi que la qualité exceptionnelle des constructions et des installations reflétant l'expérience de l'appelant en ingénierie. Il admet toutefois que l'entreprise doit apporter certains correctifs au niveau structurel dans le but d'augmenter le troupeau pour rejoindre la norme provinciale de 1995 établie à 85 vaches reproductrices. Selon lui, il y aurait aussi lieu d'agrandir les bâtiments pour loger plus d'animaux et de réduire les coûts d'entretien en achetant de la machinerie plus récente. Quant à l'aspect conjoncturel, monsieur Boutet a fait valoir que malgré les prix à la baisse des animaux de boucherie au cours des dernières années on doit s'attendre à une remontée et que la race « Red Angus » choisie par l'appelant était très peu répandue mais avait beaucoup d'avenir au Québec. Monsieur Boutet a affirmé qu'il avait entrepris un programme de trois ans avec l'appelant dans le but d'amener l'exploitation à devenir profitable et atteindre l'indépendance financière.

[17] Comme les parties se sont référées à plusieurs événements survenus après les années en litige, dans le but de fournir une image plus complète de la situation, il importe d'ajouter ici certaines informations financières de nature à compléter le tableau présenté à l'alinéa 14.a) de la Réponse à l'avis d'appel. En 1994 et 1995, les revenus (nets) d'emploi et d'entreprise de l'appelant tirés de sa profession d'ingénieur ont été de 188 014 $ et de 138 187 $ respectivement. Pour ces mêmes années les revenus agricoles bruts ont été de 21 669 $ et de 29 676 $ entraînant une perte de 71 732 $ et de 110 842 $ pour chacune de ces années respectivement. En 1996, les revenus (nets) tirés par l'appelant de sa profession s'élevèrent à un total de 146 626 $ alors que les revenus agricoles bruts furent de 48 934 $ entraînant un revenu de 5 575 $ après les rajustements visant les inventaires. En réalité, les dépenses agricoles s'étant élevées à 100 122 $ et les revenus bruts à 48 934 $ il en est résulté une perte d'exploitation de 51 188 $ avant les rajustements.

[18] Bien que l'appelant ait fait état de travaux sur sa ferme dès 1985, aucune information financière n'a été fournie concernant cette année de même que l'année d'imposition 1986.

[19] Pour compléter l'information financière, je signale que l'appelant a d'importants investissements notamment dans des immeubles résidentiels à logements multiples et dans des titres boursiers qui génèrent des revenus substantiels. Tel qu'indiqué à l'alinéa 14.l) de la Réponse à l'avis d'appel, l'appelant a également acquis un intérêt dans l'Auberge Estrimont à Magog (Québec) en 1992.

[20] Monsieur Claude Charpentier, vérificateur à Revenu Canada, a procédé à la vérification de l'exploitation de l'appelant avec l'aide d'un conseiller technique d'une vingtaine d'années d'expérience, monsieur Réal Lamarche. En février 1993, dans le cadre de sa vérification, monsieur Charpentier a visité la ferme de l'appelant. Selon son témoignage, sa première réaction en fut une d'étonnement devant la qualité exceptionnelle des constructions, des équipements et des installations ce qu'il n'avait pas vu très souvent. Il fut également étonné de constater que malgré cette qualité la ferme générait peu d'activité en comparaison avec d'autres exploitations rentables. Il a alors estimé que cela rendait « l'expectative de profit plus difficile » . La très lente progression du troupeau a également été relevée.

[21] Par ailleurs, l'appelant lui aurait fait part qu'il comptait prendre sa retraite comme ingénieur en 1997 alors qu'il espérait posséder 50 vaches reproductrices dont il pourrait obtenir annuellement 50 veaux destinés à la vente. Selon les calculs de l'appelant lui-même, à 1 000 $ par tête il prévoyait alors un revenu brut annuel de 50 000 $.

[22] Tel que mentionné plus haut, lors de l'audition, l'appelant a admis avoir dû réviser ses prévisions concernant le nombre de bêtes reproductrices nécessaires pour parvenir à une certaine rentabilité. Toutefois, il ressort clairement de son témoignage que ce qu'il espère tirer éventuellement de son exploitation est un revenu net de 30 000 $ seulement. Je reviendrai un peu plus loin sur ce point.

[23] Évidemment, lors de la rencontre entre monsieur Charpentier et l'appelant il a été question du temps réservé par ce dernier aux travaux de la ferme par rapport à celui consacré à ses activités professionnelles comme ingénieur. Il s'agit ici d'un point important, le dernier sur lequel je m'attarderai dans ce résumé des faits.

[24] L'appelant conteste les allégations de faits que l'on retrouve à la Réponse à l'avis d'appel concernant le temps consacré à ses travaux d'ingénierie par rapport à son travail sur la ferme. L'appelant dit avoir abandonné son travail d'ingénieur à plein temps pour la société Les constructions du Saint-Laurent en 1984. Toutefois, comme cette société désirait continuer de bénéficier de son expertise dans le domaine de la construction de gazoducs et qu'on ne voulait pas qu'il offre ses services à d'autres on lui aurait promis un montant fixe variant entre 50 000 $ et 100 000 $ annuellement en plus d'une somme de 1 000 $ par semaine et d'une participation dans les profits lorsqu'il travaillerait sur des projets de la société. L'appelant affirme avoir tenu un agenda et évalue entre 25 et 30 p. cent le temps consacré à l'ingénierie soit en moyenne cent jours par année. Ainsi, il soutient avoir travaillé sept jours sur sept à l'année et aurait ainsi consacré en moyenne deux jours par semaine à l'ingénierie et cinq jours par semaine aux travaux de la ferme.

[25] Lors de son témoignage, l'appelant a aussi commenté les allégations de faits que l'on retrouve aux alinéa 14.g) à 14.k) de la Réponse à l'avis d'appel qui font état de certaines de ses activités en tant qu'ingénieur. En contre-interrogatoire, l'appelant admet avoir vécu de ses revenus en tant qu'ingénieur et de ses revenus de placements. Il dit avoir toujours travaillé au moins deux jours par semaine comme ingénieur. Il reconnaît que ce n'est qu'à compter de 1991 qu'il aurait reçu une somme fixe ( « retainer » ) annuellement sans égard au nombre de jours de travail en plus d'un salaire hebdomadaire et d'un pourcentage des profits. Il maintient, malgré le fait qu'il n'y avait aucun animal sur la ferme jusqu'en 1990, qu'il y a toujours consacré 75 p. cent de son temps puisqu'il y avait de toute façon toujours quelque chose à faire.

[26] Sans entrer dans les détails, il m'apparaît que le témoignage de l'appelant concernant le temps consacré à ses divers travaux d'ingénierie et aux travaux de la ferme au cours des années en litige sont parfois difficile à concilier avec la version donnée à monsieur Claude Charpentier de Revenu Canada en 1993 et alors que l'appelant, tout en faisant état de ses activités en tant qu'ingénieur pour différentes sociétés de 1988 à 1992, lui aurait notamment déclaré qu'il n'avait pas d'agenda à cet égard. Toutefois, selon l'appelant, monsieur Charpentier ne lui aurait pas posé de questions en termes de jours précis consacrés à chaque activité et ce n'est que par la suite qu'il a pu établir avec plus de précision son emploi du temps à l'aide de ses agendas et qu'il estime maintenant à une moyenne de deux jours par semaine le temps consacré à l'ingénierie et à cinq jours par semaine celui consacré à la ferme.

[27] Se référant à de nombreuses décisions, l'avocat de l'appelant fait valoir que malgré certaines faiblesses la situation dans les présents dossiers doit être analysée favorablement en regard des critères retenus par la jurisprudence notamment eu égard au temps consacré aux activités de la ferme et à l'énergie déployée par l'appelant pour s'assurer de la qualité exceptionnelle de ses installations. L'importance et la qualité du troupeau, la conjoncture des prix sur le marché, le fait que les dépenses d'infrastructures soient maintenant en nette diminution sont autant d'éléments, selon lui, indiquant que le seuil de rentabilité est déjà assuré. Selon l'avocat de l'appelant, ceci est confirmé par le témoignage de monsieur Boutet qui démontre que les positions prises par l'appelant quant au développement de sa ferme au cours des années en litige étaient parfaitement justifiées. Ainsi, par exemple, on ne peut reprocher à l'appelant de n'avoir pas été assez rapide pour développer son exploitation ou encore d'y avoir consacré trop d'argent car d'une part il fallait débuter une exploitation sur une terre abandonnée et d'autre part en arriver à exploiter une ferme d'élevage pour des animaux de race de qualité supérieure. Selon l'avocat de l'appelant, la qualité des installations constitue une forme de garantie à long terme résultant d'une décision d'affaires même si d'aucuns pourraient estimer que certaines dépenses aient été trop élevées. Ainsi, selon l'avocat de l'appelant, ce qui s'est avéré une source de perte dans le passé a très certainement maintenant démontré que l'appelant avait une expectative raisonnable de profit laquelle, selon l'évaluation qui en est faite, deviendra sa source principale de revenu lorsque combinée à ses autres sources de revenu.

[28] L'avocat de l'appelant s'appuie notamment sur les décisions dans les affaires suivantes : Moldowan v. La Reine, [1978] 1 S.C.R. 480, 77 DTC 5213, [1977] C.T.C. 310 (C.S.C.); Monette c. M.R.N., 88 DTC 1459, [1988] 2 C.T.C. 2089 (C.C.I.); Ganci et al. v. M.N.R., 90 DTC 1317, [1990] 1 C.T.C. 2354 (C.C.I.); The Queen v. Wylie, 92 DTC 6294, [1992] 1 C.T.C. 236 (C.F. 1ère inst.); Hover v. M.N.R., 93 DTC 98, [1993] 1 C.T.C. 2585 (C.C.I.); Mott-Trille v. The Queen, 94 DTC 1013, [1994] 1 C.T.C. 2159 (C.C.I.); The Queen v. ICHI Canada Limited, 95 DTC 5384, [1995] 2 C.T.C. 120 (C.F. 1ère inst.); Phillips v. The Queen, 96 DTC 6581, [1997] 1 C.T.C. 59 (C.F. 1ère inst.); R & W Such Holdings Limited v. The Queen, 96 DTC 6455, [1996] 1 C.T.C. 53, (C.F. 1ère inst.).

[29] Se référant également à plusieurs décisions dont celle de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Moldowan (précitée), l'avocate de l'intimée rappelle d'abord que déterminer si une source de revenu constitue la principale source de revenu d'un contribuable suppose un test à la fois relatif et objectif basé sur l'expectative raisonnable de revenu en provenance des différentes sources et sur les habitudes et la façon coutumière de travailler d'un contribuable. De même, il a été décidé que l'analyse de ces éléments suppose que l'on examine à l'égard de chaque source le temps consacré, les capitaux engagés et la rentabilité présente et future. L'avocate de l'intimée rappelle également que ces critères doivent être examinés dans leur ensemble et non de façon disjonctive aux fins de déterminer si l'agriculture peut se comparer favorablement aux autres sources de revenu.

[30] De plus, selon l'avocate de l'intimée, pour conclure que l'agriculture est la préoccupation majeure d'un contribuable ou qu'elle constitue sa principale source de revenu il faut pouvoir démontrer non seulement un engagement substantiel en termes de temps et d'argent mais également qu'il existe une expectative raisonnable d'une rentabilité importante ou significative.

[31] Ces principes ressortent notamment des décisions suivantes : The Queen v. Morrissey, 89 DTC 5080, [1989] 1 C.T.C. 235 (C.A.F.); Mohl v. The Queen, 89 DTC 5236, [1989] 1 C.T.C. 425 (C.F. 1ère inst.); The Queen v. Roney, 91 DTC 5148, [1991] 1 C.T.C. 280 (C.A.F.); Connell v. The Queen, 92 DTC 6134, [1992] 1 C.T.C. 182 (C.A.F.); The Queen v. Poirier, 92 DTC 6335, [1992] 2 C.T.C. 9 (C.A.F.); The Queen v. Timpson, 93 DTC 5281, [1993] 2 C.T.C. 55 (C.A.F.).

[32] Appliquant ces principes aux faits de la présente affaire, l'avocate de l'intimée soutient que l'examen des différents critères conduit à la conclusion que l'agriculture ne peut se comparer favorablement aux autres sources du revenu de l'appelant. D'abord sur la question du temps consacré à l'agriculture par rapport à celui consacré à ses activités comme ingénieur, elle souligne la stabilité des revenus de l'appelant qui continue toujours malgré ses déclarations à avoir des activités professionnelles importantes dont il a tenté de minimiser l'ampleur au cours des années en litige. Malgré le fait que l'appelant ait commencé à habiter sur la ferme en 1985, ces activités ont toujours continué de générer des revenus substantiels tant avant que pendant et après les années en litige et il n'y a pas d'éléments qui permettent de conclure qu'un changement prochain est à prévoir à cet égard. De même, soulignant qu'il n'y avait aucun animal sur la ferme jusqu'en 1990 et que la première étable a été construite au cours de cette année, l'avocate de l'intimée estime que le temps consacré par l'appelant aux travaux sur sa terre a été exagéré. Le peu d'activité a aussi été constaté par monsieur Charpentier en 1993.

[33] Quant au capital investi, l'avocate de l'intimée insiste sur les sommes faramineuses dépensées pour réaliser des installations de toute première qualité certes mais aussi très onéreuses diminuant d'autant la possibilité que l'exploitation devienne rapidement la principale source de revenu de l'appelant.

[34] Sur la question de la rentabilité, l'avocate de l'intimée insiste sur le fait que même aujourd'hui, après 13 ans, la rentabilité réelle et potentielle n'a pas été démontrée puisque encore en 1996 on constate une perte d'exploitation de 50 000 $ avant les rajustements pour inventaire. Elle signale également que l'appelant a débuté ses travaux sur la ferme sans véritable plan d'exploitation et qu'il a modifié par la suite ses projections à plusieurs reprises pour tenter d'établir la rentabilité de son exploitation. Elle mentionne également que l'appelant a tardé à acquérir des animaux, qu'il n'a pas tenté d'accroître leur rythme de reproduction ni de s'assurer d'un financement qui aurait permis de progresser plus rapidement.

[35] Après l'audition, les avocats des parties ont eu l'opportunité de présenter des observations additionnelles en rapport avec le jugement rendu par la Cour d'appel fédérale le 15 octobre 1997 dans l'affaire Canada c. Donnelly, [1998] 1 C.F. 513, 97 DTC 5499 (C.A.F.). Commentant cette décision en apportant les distinctions qui s'imposent compte tenu des faits de la présente affaire, les avocats ont pour l'essentiel réitéré leur position respective quant à l'application de l'article 31 de la Loi pour les années en litige. L'avocat de l'appelant ajoute que les faits de la présente affaire sont encore plus favorables à l'appelant que ne l'étaient ceux dans l'affaire The Queen v. Graham, 85 DTC 5256, [1985] 1 C.T.C. 380 (C.A.F.), à laquelle se réfère la Cour d'appel fédérale et dans laquelle elle a décidé en faveur du contribuable.

[36] Au départ, je dirai que l'application de principes bien définis est susceptible d'entraîner une conclusion plus satisfaisante qu'un simple exercice de comparaison de la situation de l'appelant avec celle d'autres contribuables puisque l'on peut toujours déceler des éléments discordants rendant les comparaisons boiteuses.

[37] Dans l'affaire Donnelly, le juge Robertson rendant jugement pour la Cour d'appel fédérale résume de façon concise les principes d'analyse élaborés dans des décisions antérieures et auxquelles l'avocate de l'intimée s'est référée. Aux pages 520 et 521 du Recueil des arrêts de la Cour fédérale du Canada, il s'exprime dans les termes suivants :

[8] Pour déterminer si l'agriculture est la principale source de revenu d'un contribuable, il faut établir une comparaison favorable entre cette source de revenu et l'autre source de revenu du contribuable sous l'angle des capitaux investis, du temps consacré à chacune et de la rentabilité présente et future. Il s'agit d'un critère à la fois relatif et objectif. Ce n'est pas une simple question de proportion. Ces trois facteurs doivent être soupesés et aucun d'eux n'est décisif. Malgré tout, il ne saurait y avoir de doute que le facteur de la rentabilité est le principal obstacle auquel se heurtent les contribuables qui cherchent à convaincre les tribunaux que l'agriculture est leur principale source de revenu. Il en est ainsi parce que les contribuables ont la charge de prouver que le revenu net qu'ils pourraient raisonnablement s'attendre de tirer de l'agriculture est considérable par rapport à leur autre source de revenu: il s'agit invariablement d'un revenu d'emploi ou de profession libérale. Si la règle de droit était différente, la Cour de l'impôt n'aurait aucun moyen d'établir une comparaison entre les montants relatifs censés être tirés de l'agriculture et de l'autre source de revenu, ainsi que le prévoit l'article 31 de la Loi. J'approfondirai un peu plus loin la question de la mesure dans laquelle le fardeau de preuve pour ce qui est de la rentabilité diffère de celui qui régit l'expectative raisonnable de profit.

(le souligné est de moi)

et plus loin, à la page 522 :

[12] L'analyse du facteur de la rentabilité permet de dissiper les doutes qui subsistent quant à savoir si la principale source de revenu d'un contribuable est l'agriculture. Il existe une différence entre le genre de preuve qu'un contribuable doit produire concernant la rentabilité en vertu de l'article 31 de la Loi et le genre de preuve applicable à l'expectative raisonnable de profit. Dans ce dernier cas, le contribuable n'a qu'à démontrer qu'il a ou avait une expectative de profit, que ce soit un dollar ou un million de dollars. Il est bien établi en droit fiscal que les termes « expectative raisonnable de profit » et « expectative de bénéfices raisonnables » ne sont pas synonymes. En ce qui concerne la rentabilité prévue à l'article 31, toutefois, le montant est pertinent parce qu'il permet de comparer un revenu agricole potentiel avec le revenu que le contribuable a effectivement tiré de l'autre occupation. Autrement dit, nous cherchons des éléments de preuve de nature à appuyer une conclusion d'expectative raisonnable de bénéfices « considérables » en provenance de l'agriculture.

(les soulignés sont de moi)

[38] Évidemment, il n'est pas question ici de déterminer si l'appelant avait une expectative raisonnable de profit au cours des années 1989 à 1993, ce point étant dès le départ concédé par l'intimée malgré les pertes importantes enregistrées par l'appelant non seulement au cours de ces années mais également au cours des années tant antérieures que postérieures aux années en litige.

[39] Puisqu'il s'agit plutôt de décider si l'agriculture est devenue au cours des années 1989 à 1993 la source principale de revenu de l'appelant en fonction des critères repris par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Donnelly (précitée) j'estime la preuve présentée nettement insuffisante pour appuyer une telle conclusion.

[40] Certes, l'appelant qui a décidé en 1984 d'établir une résidence fixe à la campagne a-t-il consenti des efforts considérables et, sans l'ombre d'un doute, beaucoup de temps pour monter une exploitation qu'on pourrait qualifier de « modèle » sous certains aspects notamment en ce qui a trait à la qualité des constructions et des installations. L'ampleur des pertes qui excèdent aujourd'hui plus de 900 000 $ révèle également le niveau des investissements consentis au cours des années. Toutefois, d'une part, on ne peut manquer de constater au fil des années la relative stabilité de revenus de l'appelant provenant de sa profession et, d'autre part, la méthode qui paraît pour le moins libérale de calculer son emploi du temps pour établir le pourcentage consacré aux travaux de la ferme.

[41] Je veux bien reconnaître à l'appelant une énergie exceptionnelle. Toutefois, il n'en demeure pas moins, pour prendre, il est vrai, une situation extrême, que consacrer 187 jours à l'ingénierie dans une année, ce qui fut le cas en 1990, correspond dans mon esprit à un pourcentage qui dépasse nettement 50 p. cent du temps disponible. Tout en comprenant qu'il y a toujours à faire sur une ferme on peut aussi penser qu'il peut paraître excessif d'établir les calculs en fonction des 365 jours que compte une année. Ainsi, bien que l'appelant affirme avoir consacré en moyenne deux jours par semaine seulement à l'ingénierie au cours des années en litige, il est difficile, compte tenu des nombreux déplacements et des absences souvent prolongées de l'appelant, de conclure qu'il n'y consacrait que 25 à 30 p. cent de son temps et que c'est effectivement en moyenne près de 70 à 75 p. cent du temps disponible qui était consacré aux travaux de la ferme.

[42] En tout état de cause, c'est davantage sur l'aspect crucial de la rentabilité potentielle qu'ici encore, à l'instar de plusieurs autres affaires, la preuve est en deçà du seuil critique. Reconnaissant l'ampleur des sommes investies par l'appelant, lesquelles, je le répète, excèdent 900 000 $ on ne peut qu'être surpris de constater que l'appelant lui-même espérait en 1993 tirer un revenu brut annuel de 50 000 $ de son exploitation lorsque celle-ci serait à maturité. Lors de l'audition, c'est un revenu net annuel de 30 000 $ qu'il a affirmé à plusieurs reprises être son objectif. C'est ici que l'agriculture ne peut se comparer favorablement aux autres sources de revenu de l'appelant et plus particulièrement à l'ingénierie comme source principale de revenu. Prévoir ou espérer un revenu net de 30 000 $ après des investissements de plus de 900 000 $ c'est prévoir une rentabilité de moins de 3 p. cent sur le capital investi, rien qui pourrait correspondre à ce que l'on a désigné comme des bénéfices « considérables » ou même « raisonnables » en provenance de l'agriculture contrairement à ce que soutient l'avocat de l'appelant. Qui plus est, ce revenu net de 30 000 $ n'avait même pas été envisagé en 1993. Même si le témoignage de monsieur Boutet a été favorable à l'appelant, force est de constater qu'il n'a pour sa part avancé aucun chiffre concernant la rentabilité. De plus, rappelons qu'il n'a été consulté qu'en 1996 dans le but précis d'aider l'appelant à faire de l'élevage sa principale source de revenu et tenter de rentabiliser l'exploitation. De toute façon, ce n'est pas exactement ce que l'on pourrait qualifier de preuve pertinente pour établir quelle était la situation au cours des années 1989 à 1993.

[43] Dans les circonstances, je ne peux conclure que l'agriculture était, au cours des années en litige, la source principale de revenu de l'appelant au sens de ce qui était devenu ou qui aurait pu devenir son « gagne-pain » pour employer l'expression utilisée dans l'affaire Moldowan (précitée). À mon avis, l'agriculture constituait plutôt une source secondaire susceptible de générer tout au plus un revenu d'appoint.

[44] Les appels sont rejetés avec dépens en faveur de l'intimée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 7e jour de mai 1998.

« P.R. Dussault »

J.C.C.I.



[1]           L'alinéa 7.f) de la Réponse à l'avis d'appel dans le dossier #95-1134(IT)G fait mention de l'année 1991 et non de l'année 1971.

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