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Date: 19991014

Dossier: 98-2531-IT-I

ENTRE :

WILLIAM L. CORMACK,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge O'Connor, C.C.I.

[1] Les présents appels ont été entendus le 27 août 1999 à Calgary (Alberta), sous le régime de la procédure informelle de la Cour.

[2] La question en litige est celle de savoir si les pertes agricoles qu'a subies l'appelant dans les années 1993, 1994 et 1995 peuvent être déduites en totalité ou si, comme le soutient le ministre du Revenu national (le “ ministre ”), seuls les montants visés à l'article 31 de la Loi de l'impôt sur le revenu peuvent être déduits.

Faits

[3] Les principaux faits sont les suivants :

Au cours des années pertinentes, l'appelant travaillait pour Nova Corporation (“ Nova ”) comme technicien en prévention des sinistres (pompier et technicien ambulancier) à l'usine située à Joffre (Alberta), à 30 minutes environ de la deuxième ferme, décrite plus loin.

L'appelant a acheté à la fin de 1988 une première ferme qu'il a payée 196 800 $. Cette ferme comprenait deux quarts de section; en 1989, l'appelant y a construit une maison qui lui a coûté environ 105 000 $. En 1993, il a remis la première ferme à la Hutterite Brethren Church en échange d'une plus grosse ferme. Cette deuxième ferme (la “ ferme ”) s'étendait sur 320 acres, dont 280 étaient consacrés à la culture de céréales et à la culture commerciale, et 30, au broutage de chèvres Boer et à l'exploitation par l'appelant d'une entreprise de naissage; 5 acres étaient loués à une compagnie pétrolière, 5 acres servaient aux bâtiments agricoles et 30 acres, au pâturage. L'appelant a déplacé la résidence qu'il avait construite dans la première ferme pour l'installer dans la plus grosse ferme. Il vit avec son épouse dans la résidence en question. La ferme est située près de Innisfail (Alberta).

En outre, l'appelant a acheté de nombreuses pièces de matériel agricole, il a fait des améliorations aux bâtiments agricoles, construit un hangar et installé une clôture. La valeur actuelle des biens agricoles, y compris le bien-fonds, les bâtiments, le bétail et le stock, est de 700 000 $ environ, et les dettes se rapportant à la ferme s'élèvent à 197 505 $.

En 1989, les activités consistaient en la production de blé, d'orge et de diverses cultures commerciales comme le colza canola et les pois des champs. En 1991, l'appelant a acheté un troupeau de vaches déjà existant et, depuis, il exploite une entreprise de naissage. En outre, en 1994, il a mis sur pied une exploitation de chèvres Boer. Pour mieux comprendre cette activité, il est utile de citer l'opinion d'expert d'Ann Marie Hauck, déposée sous la cote A-21, qui a été appuyée et complétée par le témoignage verbal de l'experte.

[TRADUCTION]

Historique

L'élevage des chèvres Boer est un phénomène relativement nouveau qui a vu le jour en Afrique. En 1992, la chèvre Boer d'Afrique du Sud a été introduite sur la marché de la Nouvelle-Zélande; elle a fait son entrée sur le marché nord-américain en avril 1993.

Au tout début, le marché a subi de fortes fluctuations en raison de la forte influence des agriculteurs citadins spéculateurs. Ainsi, le prix de la chèvre Boer est passé de 10 000 $ (US) par tête au printemps 1994 à 250 000 $ (US) le mâle à l'automne 1994, du jamais vu. [...] Le marché a chuté de façon vertigineuse à l'automne 1995, les femelles de qualité se vendant moins de 4 000 $ par tête, et le prix des femelles de qualité inférieure chutant presque à la valeur de la viande de chèvre seulement. La baisse a entraîné la sortie des spéculateurs investisseurs et le marché a poursuivi sa chute jusqu'à l'automne 1997.

Le marché a recouvré vigueur et stabilité depuis l'automne 1997. Grâce à des protocoles internationaux et, dans une certaine mesure, à la sagesse politique d'Agriculture Canada, les éleveurs canadiens se sont taillé une place sur le marché et ont acquis la réputation d'être une bonne source de chèvres Boer et de matériel génétique de qualité. Les fermes canadiennes de reproduction de chèvres Boer effectuent leurs ventes au Canada, mais elles devront avoir accès aux marchés internationaux pour accroître substantiellement le volume de leurs ventes.

[...]

Élevage des chèvres Boer

Pour bien comprendre ce qu'implique la période de démarrage d'une exploitation de chèvres Boer, il importe de comprendre ce que suppose l'élevage des chèvres Boer.

Ainsi qu'il a été mentionné précédemment, l'élevage des chèvres Boer est un phénomène assez nouveau sur le marché nord-américain. En 1994, le mâle était à ce point inabordable (très peu accessible et vendu à prix fort) que de nombreux éleveurs ont commencé par faire l'achat d'embryons de chèvres Boer d'Afrique du Sud. L'embryon est un oeuf fécondé âgé de six jours et demi. L'élevage suppose la transplantation de l'embryon dans l'utérus d'une chèvre canadienne ordinaire (la “ receveuse ”); le descendant sera une chèvre Boer de race d'Afrique du Sud. La receveuse agit comme mère de substitution et ne transmet pas son bagage génétique au foetus. [...]

[...]

La chèvre Boer de race peut également être accouplée à une chèvre canadienne en vue de créer des chèvres Boer de race canadiennes. Ce processus suppose l'accouplement d'une chèvre Boer de race d'Afrique du Sud à une chèvre canadienne. Le descendant sera considéré comme une chèvre Boer hybride. Si le descendant est un mâle, il sera gardé pendant une période d'environ 6 à 12 mois, puis vendu pour sa viande. Si le descendant est une femelle, celle-ci sera accouplée à une chèvre Boer de race d'Afrique du sud en vue d'accroître au fil des ans la lignée des chèvres Boer de race.

Le processus est répété de la façon suivante : le descendant de la chèvre Boer hybride est accouplé à une chèvre Boer de race d'Afrique du Sud, et le descendant est une chèvre Boer de race aux trois quarts. Ce processus est répété et, quatre ans plus tard, la femelle Boer est considérée comme une chèvre Boer de race canadienne et l'association regroupant des éleveurs de chèvres Boer du Canada émettent les documents qui authentifient son statut. Au bout de cinq ans, le mâle né de ce processus est considéré comme un mâle Boer de race canadien et les documents qui l'authentifient sont émis.

Par la suite, le mâle Boer canadien peut être accouplé à une femelle Boer canadienne et leurs descendants sont considérés comme des Boer entièrement canadiens.

[...]

Élevage des chèvres Boer, production de viande de chèvre et contexte factuel de l'industrie

Voici quelques renseignements sur l'industrie de la viande de chèvre :

• On consomme dans le monde 7 fois plus de viande de chèvre que de viande de boeuf.

• 90 p. 100 des pays sont des importateurs nets.

• La Nouvelle-Zélande et l'Australie sont les deux seuls pays exportateurs nets de viande de chèvre année après année.

[...]

Fermes de reproduction de chèvres Boer au Canada - dans l'Ouest canadien - démarrage

La ferme type de reproduction de chèvres Boer de l'Ouest canadien comporte les trois éléments principaux suivants :

un plan d'entreprise solide;

un investissement en capital de 100 000 $;

une attention particulière à la mise en marché et à l'aspect économique de l'élevage.

Pour mettre sur pied une ferme de reproduction rentable au Canada, les producteurs doivent aborder la question de l'accès au marché international dans leur plan d'entreprise. Ils doivent faire un investissement en capital de 100 000 $ approximativement pour obtenir les oeufs et les alevins nécessaires, et avoir suffisamment de détermination pour rester fidèle à leur plan non seulement jusqu'à ce qu'ils aient développé le produit à mettre en marché, mais aussi jusqu'à ce qu'ils aient acquis l'accès au marché et qu'ils se soient taillé une réputation.

Une fois le troupeau mâle nécessaire constitué et les premières voies d'accès au marché établies, l'éleveur peut s'attendre à atteindre un niveau raisonnable de rentabilité à la condition qu'il accorde un soin particulier à son élevage, fournisse un produit de qualité, offre un service après-vente et acquiert une réputation d'intégrité. La rentabilité est directement proportionnelle aux qualités de l'éleveur en matière d'élevage et de mise en marché.

William Cormack a démontré qu'il était très doué pour l'élevage et la mise en marché, comme en font foi ses nombreux clients, ses ventes à l'exportation et sa réputation sur le marché.

En moyenne, une exploitation de chèvres Boer de race d'Afrique du Sud peut commencer à réaliser des profits importants après trois à cinq ans, mais il faut cinq ans pour constituer un important troupeau de chèvres Boer de qualité. L'écart entre les deux est directement relié au choix du programme de reproduction (le transfert d'embryons par opposition à la reproduction naturelle, ou à une combinaison des deux). En outre, il faut appliquer des programmes de reproduction pendant en moyenne cinq ans avant de pouvoir tirer des profits substantiels d'une exploitation de chèvres Boer canadiennes.

M. Cormack a survécu aux importantes corrections des prix dans l'industrie de 1994 à 1996. Une personne qui se serait lancée dans ce domaine en 1994, connaissant les prix attendus reçus ou les prix que l'on s'attendait à recevoir à ce moment-là, aurait vraisemblablement réalisé des profits substantiels en une année. Mais en raison de la chute rapide du prix de la chèvre Boer, le délai nécessaire pour réaliser des profits substantiels est probablement passé à cinq ans, en supposant que l'année 1994 ait été l'année de démarrage.

[4] L'appelant a tiré le revenu suivant de l'agriculture et de son emploi chez Nova :

Année Revenu Revenu Dépenses DPA Revenu (perte)

d'emploi agricole brut réclamée agricole net

1989 65 771 $ 27 275 $ 43 157 $ 7 359 $ (15 882 $)

1990 67 421 26 178 81 963 0 (55 785)

1991 63 553 89 930 108 585 16 080 (19 655)

1992 68 250 69 611 113 546 17 661 (43 935)

1993 66 256 79 315 90 949 16 998 (11 634)

1994 70 084 148 199** 176 350 15 627 (28 151)

1995 68 612 152 000*** 179 544 13 965 (27 544)

1996 69 146 137 380**** 223 916 10 899 (86 536)

1997 72 198 130 279***** 166 412 20 779 (35 362)

* La DPA réclamée est incluse aussi dans le revenu (perte) agricole net.

** Inclut le rajustement obligatoire des stocks de 73 040 $.

*** Inclut les rajustements obligatoires et optionnels des stocks de 78 576,22 $

**** Inclut le rajustement obligatoire des stocks de 24 000 $.

***** Inclut le rajustement obligatoire des stocks de 10 601 $.

Les chiffres qui précèdent ont été tirés de l'avis d'appel et de la réponse. Dans certains cas, ils diffèrent de ceux que l'on retrouve dans les déclarations de revenus de l'appelant, mais les écarts sont minimes.

[5] Les heures de travail de l'appelant chez Nova suivaient un cycle de cinq semaines :

1re semaine : 4 quarts de nuit de 12 heures

2e semaine : 3 quarts de jour de 12 heures et 2 quarts de nuit de 12 heures

3e semaine : 3 quarts de jour de 12 heures et un quart de nuit de 12 heures

4e semaine : congé, sauf un quart de jour de 12 heures

5e semaine 4 jours de formation de 8 heures, mais l'appelant n'a eu qu'une journée de formation et a été en congé pendant 6 jours

L'appelant faisait aussi coïncider ses vacances annuelles avec les périodes de pointe à la ferme, et il était capable de faire changer certains quarts de travail et de prendre d'autres congés pour s'acquitter de ses tâches à la ferme.

[6] L'appelant consacre plus de 40 heures par semaine au travail agricole outre le temps qu'il passe chez Nova. Lorsqu'il est en congé, il estime qu'il consacre près de 60 heures par semaine à la ferme. Il consacre plus de temps à la ferme qu'à son emploi chez Nova.

[7] L'appelant a grandi dans une ferme de la Saskatchewan, où il aidait son père à faire la culture de céréales et l'élevage de bétail. Dès le début de son adolescence, et jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge de 18 ans, il passait plusieurs heures par jour à travailler à la ferme. Il travaillait pour des fermes du voisinage lorsqu'il était adolescent, et il a pour ainsi dire géré une ferme céréalière du voisinage à l'âge de 18 ans. L'appelant a finalement quitté la ferme pour s'engager dans la Marine. Depuis qu'il a quitté la vie militaire, il travaille surtout comme pompier.

[8] L'appelant a financé à l'aide d'emprunts bancaires la plus grande partie des dépenses qu'il a engagées pour acheter la ferme, l'améliorer et acheter le bétail, la pâture et l'équipement. Comme l'indique la pièce A-9, les emprunts bancaires totalisaient 227 424 $; de ce montant, 29 918 $ ont été remboursés, ce qui laissait un solde de 197 505 $ au mois d'août 1999.

Observations

[9] L'avocat de l'appelant soutient que, au cours des années pertinentes, le revenu de son client provenait principalement de l'agriculture ou d'une combinaison de l'agriculture et de quelque autre source, soit son revenu d'emploi, lequel a été utilisé pour acquérir les biens agricoles et rembourser les emprunts. Par conséquent, les pertes de l'appelant ne devraient pas être restreintes. Il rappelle les trois critères de base : les capitaux engagés, le temps consacré à l'activité et la rentabilité présente et future.

[10] L'intimée fait état des pertes subies année après année depuis la création de l'exploitation agricole et conclut que celle-ci ne constitue pas, seule ou combinée à une autre source, la principale source de revenu de l'appelant, et que ce dernier devrait être assujetti à la restriction des pertes prévue à l'article 31 de la Loi.

Analyse et décision

[11] L'arrêt de principe sur les questions soulevées dans ces appels est celui que la Cour suprême a rendu dans Moldowan v. The Queen, 77 DTC 5213. Il est utile de citer les propos du juge Dickson, aux pages 5215 et suivantes, qui commentait le paragraphe 13(1) (maintenant l'article 31) :

Il faut noter également que le par. 13(1) entre seulement en jeu lorsque le contribuable a subi une perte provenant de son exploitation agricole pour l'année. Dans ces conditions, il peut sembler étrange que l'article parle d'agriculture comme principale source de revenu du contribuable au cours de l'année d'imposition; si le contribuable subit une perte dans son exploitation agricole au cours de l'année d'imposition, il est évident que l'agriculture ne contribue pas à son revenu cette année-là. Si l'on prend l'article au pied de la lettre, jamais un contribuable ne pourrait réclamer plus que la déduction maximale de $5,000 prévue audit article; celui-ci n'a de sens que si l'on met l'accent sur les mots “ source ” de revenu.

Il y a d'abord eu controverse, mais il est maintenant admis que pour avoir une “ source ” de revenu, le contribuable doit avoir en vue un profit ou une expectative raisonnable de profit. L'expression source de revenu équivaut donc au terme entreprise : Dorfman c. M.R.N. [72 DTC 6131], [1972] C.T.C. 151. [...]

Une jurisprudence volumineuse traite de la signification de l'expression expectative raisonnable de profit, mais il ne s'en dégage aucune constante. À mon avis, on doit s'appuyer sur tous les faits pour déterminer objectivement si un contribuable a une expectative raisonnable de profit. On doit alors tenir compte des critères suivants : l'état des profits et pertes pour les années antérieures, la formation du contribuable et la voie sur laquelle il entend s'engager, la capacité de l'entreprise, en termes de capital, de réaliser un profit après déduction de l'allocation à l'égard du coût en capital. Cette liste n'est évidemment pas exhaustive. Les facteurs seront différents selon la nature et l'importance de l'entreprise : La Reine c. Matthews (1974), 28 DTC 6193 [...]

Déterminer si une source de revenu est la principale “ source ” de revenu d'un contribuable suppose un test à la fois relatif et objectif. Ce n'est incontestablement pas une simple question de proportion. Celui qui a exploité une ferme toute sa vie ne cesse pas d'en tirer sa principale source de revenu du simple fait qu'il a inopinément gagné à la loterie. Ce qui distingue la principale “ source ” de revenu du contribuable, c'est l'expectative raisonnable de revenu en provenance des diverses sources, ainsi que ses habitudes et sa façon coutumière de travailler. On peut analyser ces éléments, notamment à l'égard de chaque source de revenu, en examinant le temps consacré à celle-ci, les capitaux engagés et la rentabilité présente et future. Un changement dans les habitudes ou la façon de travailler d'un contribuable ou dans ses expectatives raisonnables peut indiquer une modification de la principale source de revenu, mais cela demeure une question de fait dans chaque cas.

[...]

À mon avis, la Loi de l'impôt sur le revenu envisage dans son ensemble trois catégories d'agriculteur :

le contribuable qui peut raisonnablement s'attendre à tirer de l'agriculture la plus grande partie de son revenu ou à ce que ce soit le centre de son travail habituel. Ce contribuable, dont l'agriculture est le gagne-pain, est exempté de la limite imposée par le par. 13(1) pour les années où il subit des pertes provenant de son exploitation agricole;

le contribuable qui ne considère pas l'agriculture, ou l'agriculture et une source secondaire de revenu, comme son gagne-pain mais pour qui l'exploitation d'une ferme est une entreprise secondaire. Ce contribuable a droit aux déductions prévue au par. 13(1) au titre des pertes provenant d'une exploitation agricole;

le contribuable qui ne considère pas l'agriculture, ou l'agriculture et une source secondaire de revenu, comme son gagne-pain et qui poursuit une activité agricole comme passe-temps. Les pertes de ce contribuable provenant de son exploitation agricole qui ne constitue pas une entreprise, ne sont pas déductibles.

Le paragraphe 13(1) suppose l'existence d'un contribuable qui tire son revenu de l'agriculture et de quelqu'autre source et il renvoie donc à la 1re catégorie. Il vise une personne dont l'agriculture est la préoccupation majeure, tout en tenant compte de ses autres intérêts pécuniaires, comme un revenu provenant d'un investissement, d'un emploi ou d'une entreprise secondaire. L'article prévoit que ces intérêts subsidiaires ne placent pas le contribuable dans la 2e catégorie : le montant déductible pour perte n'est donc pas limité à 5 000 $. Bien que la proportion du revenu provenant de l'agriculture soit pertinente, elle n'est pas en elle-même décisive. Le test est à la fois relatif et objectif et on peut utiliser les critères indicatifs de la principale “ source ” de revenu pour discerner s'il s'agit ou non d'un intérêt auxiliaire. Une personne qui a exploité une ferme toute sa vie ne cesse pas d'appartenir à la 1re catégorie uniquement parce qu'elle reçoit un héritage. D'autre part, une personne qui change de travail et concentre ses forces et ses capitaux dans l'agriculture avec l'espoir d'en tirer son revenu principal ne perd pas son droit de déduire la totalité de ses frais d'établissement.

[12] Les principaux critères énoncés par la Cour suprême dans l'arrêt Moldowan relativement à la source de revenu principale sont par conséquent les suivants :

le temps consacré à l'activité;

les capitaux engagés;

(iii) la rentabilité présente et future.

Ces critères, ainsi qu'il a été indiqué, ne sont pas les seuls, puisque la Cour suprême a clairement indiqué que les critères étaient “ notamment ” ceux qu'elle avait énumérés. Avant de faire l'analyse de ces critères, je dois dire que je suis parfaitement convaincu de la crédibilité de l'appelant et du témoin expert.

Le temps consacré à l'activité

Je n'ai guère d'hésitation à conclure que l'appelant a satisfait au critère en question. La preuve révèle qu'il a consacré beaucoup de temps aux activités agricoles et que son horaire de travail par rotation chez Nova le lui permettait. En outre, il vivait avec son épouse dans la résidence de la ferme.

Les capitaux engagés

Ici encore, je n'ai guère d'hésitation à conclure que l'appelant a satisfait au critère. Il a investi un montant considérable pour acquérir la ferme, pour construire la maison, les clôtures et les autres bâtiments agricoles et pour acheter l'équipement et le bétail. L'agriculture n'était manifestement pas un passe-temps.

[13] J'adhère à l'analyse qu'a faite le juge Joyal dans l'affaire Hadley v. The Queen, 85 DTC 5058, aux pages 5063 et 5064 :

Je pense également que les principes et les facteurs établis dans l'arrêt Moldowan n'ont pas tous la même valeur. Leur importance propre dépend de toutes les circonstances de l'espèce. L'un de ces facteurs qui peut être prépondérant a trait aux montants engagés par le demandeur dans son exploitation agricole. Le seul élément quantitatif de l'investissement de fonds donne une très bonne crédibilité au demandeur qui prétend avoir cherché une nouvelle direction, une nouvelle orientation, ou de nouveaux engagements pour se rattacher à la première catégorie définie dans l'arrêt Moldowan. Il appuie les divers arguments présentés par l'avocat du demandeur et triomphe de l'incrédulité qu'une analyse postérieure du résultat a tendance à engendrer.

Les conclusions que j'ai tirées à l'égard de l'exploitation agricole du demandeur doivent être situées dans le cadre des intentions et des expectatives de ce dernier. Même s'il est vrai que les entreprises, marquées par l'échec financier, peuvent indiquer à première vue que le demandeur appartient à la deuxième catégorie d'agriculteur correspondant à une “ entreprise secondaire ” dans la grille établie par le juge Dickson dans l'arrêt Moldowan, il me semble que les intentions et l'expectative du demandeur constituent un élément important des conclusions que j'ai tirées. Dans une large mesure, lorsqu'il examine l'historique d'une affaire, le juge doit en quelque sorte se mettre à la place de la personne visée, comme lorsqu'il s'agit d'interpréter des dispositions testamentaires. Les intentions et les expectatives doivent être analysées à la lumière des activités et de la situation économique du contribuable en matière d'élevage de bovins telles qu'elles existaient à l'époque.

[...] De plus, comme je l'ai affirmé dans ces motifs, le demandeur n'est pas le type de personne qui risquerait volontiers un million de dollars dans une entreprise en s'attendant tout simplement qu'en cas d'échec, la moitié des pertes serait absorbée par des déductions de ses revenus d'autres sources.

[...]

Je suis par conséquent d'avis que la conclusion que j'ai tirée est fondée sur une situation factuelle unique comportant des éléments distinctifs. Les nombreux précédents cités par les avocats des deux parties pourraient être pertinents ou convaincants, mais je doute qu'aucun d'entre eux justifie une conclusion. Je préfère m'inspirer des principes établis dans l'arrêt Moldowan. Je pense que ma conclusion est conforme à ces principes et qu'elle respecte l'intention de l'article 31.

Autres critères

[14] En l'espèce, il s'agit d'une grosse ferme; l'appelant a tenté d'en améliorer la rentabilité en mettant sur pied une exploitation de naissage en 1991 et d'élevage de chèvres Boer en 1994. Il avait des connaissances en agriculture. Il a fait des recherches et a consulté d'autres personnes. Il a élaboré un plan.

Rentabilité présente et future

[15] La ferme n'a jamais réalisé de profit. La question est donc celle de savoir s'il y avait une attente raisonnable de profit. Suivant une jurisprudence volumineuse, en établissant une cotisation fondée sur l'article 31 de la Loi, l'intimée admet implicitement que l'appelant exploitait une entreprise et que la ferme ne représentait pas un simple passe-temps; toutefois, la question reste ouverte : y avait-il une attente raisonnable de profit? Les ventes, c'est-à-dire le revenu brut, ont augmenté. Bien qu'il y ait encore des pertes, d'après le rapport de l'expert sur l'exploitation de chèvres Boer, l'entreprise devrait, après une période de démarrage raisonnable, être rentable.

Frais de démarrage

[16] En ce qui concerne les frais de démarrage, on a conclu dans l'arrêt Moldowan, précité, que le montant déductible dépend de la catégorie dans laquelle le contribuable se trouve. Le juge Dickson a déclaré, au sujet de l'agriculteur qui tombe dans la première catégorie, à la page 5216 :

[...] D'autre part, une personne qui change de travail et concentre ses forces et ses capitaux dans l'agriculture avec l'espoir d'en tirer son revenu principal ne perd pas son droit de déduire la totalité de ses frais d'établissement.

Les frais de démarrage sont pris en considération sur une longue période si la preuve que l'exploitation agricole fournira un jour à l'appelant la plus grande partie de son revenu est acceptée; autrement dit, le temps consacré à l'activité en cause, les capitaux engagés, l'attente de profit et le changement de direction de l'entreprise sont tels qu'il est possible d'établir une comparaison favorable, au fil des ans, avec l'autre source de revenu (jugements Hover et The Queen v. Poirier, 92 DTC 6335).

Combinaison de revenus comme source principale du revenu

[17] Dans l'affaire Hover, le juge Bowman (aux pages 107 et 108) a fait les remarques suivantes sur les sources de revenu :

La Loi ne stipule pas expressément que l'autre source de revenu doit être secondaire ou accessoire. Il semble que, si l'agriculture peut être combinée à une autre source de revenu, avec laquelle elle a ou non un rapport, elle peut tout aussi bien être combinée à un emploi ou à une entreprise important qu'à un emploi ou à une entreprise secondaire. De fait, si l'autre source de revenu n'était que secondaire ou accessoire, elle n'empêcherait pas que l'agriculture soit considérée à elle seule comme la principale source de revenu du contribuable, sans que celle-ci ne soit combinée à quelque autre source secondaire avec laquelle elle n'a aucun rapport.

Compte tenu du revenu produit par le cabinet dentaire et du montant de liquidités qu'il a permis d'apporter à l'exploitation agricole, cette source de revenu ne peut être considérée ni comme accessoire à l'agriculture, compte tenu des revenus qu'elle a produits, ni comme une entreprise secondaire. Elle a été un ajout et un complément essentiels à l'exploitation agricole. Sans cette source, l'exploitation agricole n'aurait pu être lancée et les dépenses en immobilisations et les frais d'établissement considérables n'auraient pu être engagés. En ce sens, elle faisait partie intégrante de la combinaison. Bien que je sois évidemment obligé de me conformer aux principes énoncés par le juge Dickson, je dois tenter de les appliquer aux faits de l'affaire dont je suis saisi et conclure, pour pouvoir donner effet au terme “ combinaison ”, que par “ secondaire ”, le juge Dickson voulait comprendre une source de revenu qui, tout en étant appréciable, était indispensable à l'existence même de l'exploitation agricole.

Et à la page 110 :

J'ai donc conclu, selon la preuve présentée, que la principale source de revenu de l'appelant était une combinaison de l'agriculture et de la pratique de la médecine dentaire et que l'article 31 ne s'applique pas dans la détermination de son revenu pour les années d'imposition 1984, 1985 et 1986.

En concluant ainsi, le juge Bowman a déterminé qu'il existait entre les deux sources un rapport qui en permettait la combinaison. Le rapport résidait dans le fait que le cabinet de médecine dentaire finançait les activités agricoles en ce sens que l'autre entreprise faisait partie intégrante de la combinaison. Je suis arrivé à la même conclusion dans la présente affaire.

[18] L'avocat de l'intimée a notamment mentionné l'affaire Young v. R., une décision rendue en 1999 par le juge Mogan, C.C.I., 1999 Carswell Nat. 12. Dans cette affaire, la Cour n'a pas accordé beaucoup de poids à l'investissement de capitaux, au motif qu'un employé n'investit pas de capitaux en tant que tels dans son emploi et que, en conséquence, la comparaison entre les capitaux investis dans les deux sources de revenu n'était pas importante. Je ne suis pas d'accord avec cette analyse. Je ne vois rien dans l'arrêt Moldowan, dans l'affaire Hover ou dans les autres décisions pertinentes, qui mène à la conclusion qu'il faut effectuer une comparaison pour ce qui est de la source dans laquelle les capitaux sont investis. J'estime qu'il faut simplement considérer les capitaux investis dans l'exploitation agricole comme l'un des éléments servant à déterminer l'intention du contribuable au sujet de l'exploitation agricole et de la possibilité d'en tirer un profit. La situation factuelle dans les présents appels diffère de la situation habituelle où des capitaux considérables sont investis dans des chevaux de course, mais où le propriétaire participe très peu à l'exploitation en question.

[19] En conclusion, à mon avis, il a été satisfait aux critères qui permettent d'établir que le revenu d'un contribuable provient principalement soit de l'agriculture soit d'une combinaison de l'agriculture et d'une autre source de revenu. L'article 31 ne s'appliquait pas à l'appelant, qui a droit à la totalité des pertes agricoles dont il a réclamé la déduction pour les trois années en cause. Par conséquent, les appels sont admis, avec frais, et l'affaire est déférée au ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation pour les motifs qui précèdent.

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour d'octobre 1999.

“ T. P. O'Connor ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 19e jour de juin 2000.

Philippe Ducharme, réviseur

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