Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Date: 19990208

Dossier: 98-925-IT-I

ENTRE :

JAGRUP S. RAI,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Bowman, C.C.I.

[1] L’appelant interjette appel contre les avis de cotisation qu’il a reçus pour les années d’imposition 1993, 1994 et 1995. La question à trancher en l’espèce est de savoir si l’appelant a le droit de déduire les pertes qu’il déclare avoir subies relativement à l’entretien de chevaux de course sous la raison sociale de J. Rai Stables. Durant les années en espèce, la profession principale de l’appelant était celle d’exploitant de scierie pour le compte de l’entreprise Coast Mountain Hardwood.

[2] L’intimée fait valoir que l’appelant n’exploitait pas une entreprise au sens de l’article 9 de la Loi de l'impôt sur le revenu parce qu’il n’y avait aucune attente raisonnable de profit, que les dépenses n’ont pas été effectuées en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien selon le libellé de l’alinéa 18(1)a) et que, à tout événement, les dépenses que l’appelant voulait déduire n'étaient pas raisonnables au sens de l’article 67.

[3] En 1986, M. Rai a commencé à fréquenter l’hippodrome et à parier sur les chevaux. En 1988, il a acheté son premier cheval avec un associé. L’appelant ne connaissait rien aux chevaux de course, exception faite de ce qu’il avait pu apprendre en pariant sur les chevaux en 1986 et 1987.

[4] La preuve n’est pas très claire à ce sujet, mais il semble que l’appelant ait acheté les chevaux suivants :

1988 Michael Jones 2 500 $ (part de l’appelant, 1 250 $)

1989 Delta Eddy 2 500 $ (part de l’appelant, 1 250 $)

1990 My Buddy Dicky 5 000 $ (part de l’appelant, 2 500 $)

1990-1991 Hot Fat 12 500 $ (part de l’appelant, 6 250 $)

1992 Salow Midwest 4 500 $ (pas d’associé)

1992-1993 Hec With Walley 5 000 $ (pas d’associé)

1993 J.R. Gingersnap 3 300 $ environ (pas d’associé)

1993 J.R. Jimmy 4 000 $ (pas d’associé)

1994 ou 1995(n’est pas sûr du nom) 1 400 $ (avec un associé)

1994 ou 1995 Eesa Angles 5 000 $ peut-être

(n’est pas certain s’il avait ou non un associé).

[5] En 1996, l’appelant ne s’occupait plus de chevaux de course comme il l’avait fait de 1988 à 1995 et il les avait vendus soit parce qu’ils ne pouvaient plus courir ou que leur performance n’était pas à la hauteur.

[6] Il a déclaré avoir vendu au moins trois chevaux pour 500 $ chacun. Toutefois, dans un questionnaire qu’il a signé, l’appelant a indiqué avoir vendu un cheval en 1993 pour 2 500 $ et un autre en 1995 pour la même somme. Ces ventes ne semblent pas avoir été incluses dans ses déclarations de revenus.

[7] De 1988 à 1995, il a déclaré avoir subi les pertes suivantes relativement à ses activités hippiques :

ANNÉE REVENU REVENU

D’IMPOSITIONBRUT NET

(PERTE)*

1988 1 100 $ (2 530 $)

1989 5 810 $ (7 630 $)

1990 15 425 $ (37 336 $)

1991 17 246 $ (6 112 $)

1992 5 500 $ (16 636 $)

1993 7 984 $ (18 758 $)

1994 5 500 $ (21 287 $)

1995 1 200 $ (26 222$)

1996 S/O S/O

59 765 $ (136 511 $)

[8] Le Ministère du Revenu national a permis à l’appelant de déduire les pertes subies de 1988 à 1992. Les états financiers relatifs aux années 1988 à 1992 n’ont pas été versés en preuve. Les états financiers qui se rapportent aux années en litige démontrent que l’appelant a engagé les dépenses suivantes :

1993 26 741 $

1994 20 382 $

1995 27 422 $

[9] Une partie très substantielle des dépenses se rapporte à l’usage d’une automobile ou d’un camion par l’appelant :

1993 : réparations et assurance 2 231 $

essence 6 990 $

CAA 1 275 $

1994 : dépenses de véhicules 7 942 $

CAA 893 $

1995 : dépenses de déplacements 4 080 $

autres dépenses 17 666 $

En 1995, le revenu brut était de 1 200 $

[10] Je ne doute pas du fait que M. Rai espérait faire de l’argent avec les chevaux de course. La plupart des personnes qui s’engagent dans des entreprises en elles-mêmes risquées visent le même objectif. Cependant, l’intention subjective n’est pas le seul critère à retenir. Comme je l’ai mentionné dans Kaye v. R., [1998] 3 C.T.C. 2248 aux pages 2249 et 2250 :

Je ne trouve pas particulièrement utile, dans les cas de ce genre, l’utilisation de l’expression rituelle, [attente raisonnable de profit] et je préfère formuler ainsi la question : « Y a-t-il une entreprise véritable? » C’est une question plus générale qui, je crois, revêt plus de sens et qui, du moins en ce qui me concerne, mène à une série de questions et de réponses plus concluantes. Il ne fait pas de doute qu’elle englobe la question du caractère raisonnable de l’attente de profit du contribuable, mais elle va aussi plus loin. Comment peut-on dire qu’un entrepreneur faisant le forage de puits d’exploration a une attente raisonnable de profit et qu’il exploite une entreprise quand on connaît le très faible taux de succès de ce genre d’entreprise? Pourtant, personne ne conteste le fait que les compagnies du genre exploitent une entreprise. C’est le caractère commercial de l’entreprise, révélé par sa structure, qui en fait une entreprise. L’intention subjective de faire de l’argent entre certes en ligne de compte, mais ce n’est pas le facteur déterminant, bien que l’absence d’une telle intention puisse nuire à l’assertion qu’une activité est une entreprise

On ne peut considérer le caractère raisonnable de l’attente de profit de façon isolée. Il faut se demander : « Est-ce qu’une personne raisonnable qui examine une activité en particulier et applique des normes courantes de gestion d’entreprise affirmerait qu’il s’agit bien d’une entreprise? » Pour répondre à la question, la personne raisonnable fictive examinerait entre autres choses la structure du capital, les connaissances du participant et le temps consacré à l’activité. Elle évaluerait également si la personne qui prétend exploiter une entreprise a procédé de façon ordonnée et méthodique, de la manière dont une personne en affaires procéderait normalement.

Cela mène à une autre considération-, soit la question du caractère raisonnable. L’article 67 de la Loi de l’impôt sur le revenu traite en particulier du caractère raisonnable des dépenses, mais la notion n’est pas coulée dans le béton. L’article 67 s’applique dans le contexte d’une entreprise et suppose l’existence d’une entreprise. C’est également un des volets de la question visant à déterminer si une activité particulière est une entreprise. Par exemple, on ne peut dire, en l’absence de raisons contraignantes, qu’une personne dépenserait 1 000 000 $ si tout ce dont elle pouvait raisonnablement s’attendre de tirer est un revenu de 1 000 $

En fin de compte, les choses se résument à évaluer, en faisant la preuve de sens pratique, l’ensemble des facteurs, en accordant à chacun l’importance qui convient dans le contexte global. Bien entendu, on ne doit pas faire fi de la vision et de l’imagination de l’entrepreneur, mais ce sont là deux aspects qui sont difficiles à évaluer à prime abord. En d’autres termes, si vous voulez que l’on vous traite en homme d’affaires, agissez en homme d’affaires.

[11] Cette activité comporte-t-elle en soi, et d’après son organisation, suffisamment d’éléments déterminant le caractère commercial d’une occupation, pour que cette activité constitue une entreprise? Une personne raisonnable qui examinerait l’activité et appliquerait les normes courantes de bon sens commercial conclurait-elle qu’il s’agit d’une entreprise?

[12] Je pense que la réponse à ces deux questions est non. L’activité ne comportait pas les éléments déterminant le caractère commercial d’une occupation. Elle semble plutôt représenter une expansion des paris sur chevaux de l’appelant pendant deux ans. Comme l’appelant l’aurait apparemment déclaré dans le questionnaire qu’il a signé, le fait de tirer ou non un profit de cette activité relève du hasard et repose sur la chance. J’accorde peu de poids à ce questionnaire. Il a été rempli par un répartiteur de l’impôt sur le revenu lors d’une entrevue avec l’appelant, et le répartiteur semble avoir paraphrasé ce qu’il croit que l’appelant lui a déclaré. Il semble peu probable que le répartiteur ait compris ce que l’appelant a dit et inversement. Un tel document ne peut en aucun cas constituer un élément de preuve devant la Cour ou servir à établir une cotisation. Quoi qu’il en soit, la remarque démontre que l’activité n’était pas exploitée comme une entreprise. Les livres étaient tenus de façon désordonnée, et aucun souci de précision n’a été démontré dans la justification des dépenses. Il est impossible de comprendre clairement comment de telles dépenses importantes étaient déclarées ou établies ou, même, quelles étaient les sources de revenus - s’agissait-il seulement des sommes d’argent gagnées à l’hippodrome ou comprenaient-elles les profits réalisés lors de la vente de chevaux?

[13] Pour les motifs ci-dessous, j’ai conclu qu’il n’y avait pas d’entreprise :

(a) l’absence de toute organisation de l’entreprise comme activité commerciale et la façon désordonnée dont les livres étaient tenus;

(b) le fait que les chances de tirer un bénéfice reposaient davantage sur le hasard que sur les résultats prévisibles d’une entreprise commerciale bien organisée;

(c) la disproportion déraisonnable entre les dépenses réclamées et les revenus réalisés.

[14] Il est inutile que j’évoque la série de décisions qui sont généralement citées dans les affaires telles que la présente : Moldowan v. The Queen, 77 DTC 5213; Tonn et al. v. The Queen, 96 DTC 6001; A.G. of Canada v. Mastri et al., 97 DTC 5420; Mohammad v. The Queen, 97 DTC 5503. Toutes ces décisions proposent des manières de résoudre les difficultés rencontrées lorsqu’il s’agit de déterminer quelles activités constituent ou non une entreprise.

[15] Je n’aurais eu aucune difficulté à rejeter l’appel en fonction de la preuve, des décisions que j’ai citées et des nombreuses autres décisions portant sur ce domaine du droit. Quoi qu’il en soit, on pourrait tenter de faire valoir que la récente décision de la Cour d’appel fédérale dans Kuhlmann et al. v. The Queen, 98 DTC 6652 (les juges Décary, Létourneau et Chevalier) renverse toutes les décisions antérieures de toutes les cours sur la question de l’attente raisonnable de profit. La Cour d’appel fédérale a statué ce qui suit à la page 6656 :

Les deux avocats conviennent qu’une attente « raisonnable » ne doit pas être « irrationnelle, absurde et ridicule » . En l’espèce, le ministre devait établir que, d’après la prépondérance des probabilités, l’attente de profit était irrationnelle, absurde, ou ridicule. Manifestement, à notre avis, le ministre n’a pas réussi à faire cette preuve et le juge de la Cour de l’impôt n’aurait pas dû conclure autrement, s’il avait appliqué les principes juridiques appropriés.

[16] Dans cette affaire, deux médecins qui jouissaient de revenus extrêmement élevés, avaient déduit les pertes considérables découlant de leurs activités hippiques. Le juge Mogan avait statué que l’intimée (qui avait le fardeau de la preuve en raison d’une nouvelle approche adoptée lors du procès) s’était déchargée du fardeau de la preuve et fourni la preuve prima facie que l’activité ne présentait aucune attente raisonnable de profit et qu’elle était exploitée plutôt par satisfaction personnelle que pour réaliser un bénéfice.

[17] La Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel dans un jugement prononcé à l’audience.

[18] Essentiellement, la décision a renversé une conclusion de fait du juge de première instance basée sur son examen de la preuve.[1]

[19] S’il existe maintenant un principe de droit, à la suite de la décision Kuhlmann, selon lequel un contribuable peut établir qu’il avait une « attente raisonnable de profit » et qu’il exploitait une entreprise dans le cours de l’exercice de ce qui, selon lui, constituait une activité commerciale, en démontrant simplement que son attente n’était pas « irrationnelle, absurde et ridicule » , je devrais admettre le présent appel parce que l’attente de profit de M. Rai n’était ni irrationnelle, ni absurde, ni ridicule. Ce ne serait pas la première fois que des personnes font de l’argent avec l’élevage et les courses de chevaux. Selon les circonstances, les chances de réaliser un profit peuvent être, à mon avis, tout aussi bonnes que dans le cas de nombre d’autres entreprises risquées, comme le forage de puits d’exploration et la prospection de l’or. Néanmoins, pour qu’il y ait, selon moi, une entreprise, il faut qu’il y ait plus qu’une absence d’attentes irrationnelles, absurdes ou ridicules. À mon avis, la décision Kuhlmann ne propose pas d’adopter un autre raisonnement.

[20] Je préfère voir dans la citation de la décision de la Cour d’appel fédérale une illustration de l’adoption, peut-être hâtive, d’une proposition à laquelle ont souscrit les avocats, plutôt que l’énonciation d’un nouveau principe qui, à toutes fins pratiques, renverse la jurisprudence établie pendant plus de vingt ans.

[21] Les appels sont rejetés.

Signé à Ottawa, Canada, ce 8e jour de février 1999.

« D.G.H. Bowman »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 30e jour de juillet 1999.

Mario Lagacé, réviseur



[1] Il est bien établi qu’une cour d’appel doit traiter les conclusions de fait du juge de première instance avec beaucoup de respect et n’intervenir à leur égard que si elles sont manifestement erronées ou injustes ou ne sont pas étayées par la preuve. Voir Schwartz c. La Reine, [1996] 1 R.C.S. 254 aux pages 278 à 283; Beaudoin-Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2 aux pages 8 et 9; Janiak c. Ippolito, [1985] 1 R.C.S. 146 à la page 151; MDS Health Group Ltd. v. R., [1997] 1 C.T.C. 111 à la page 115; Flexi-Coil Ltd. v. R., [1996] 3 C.T.C. 57 à la page 60; voir Cana Construction Co. v. The Queen, [1996] 3 C.T.C. 11 à la page 13, motifs du juge Décary, dissident.

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