Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date: 19991012

Dossiers: 98-764-UI; 98-784-UI

ENTRE :

CLIENTEL CANADA CORPORATION,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

Motifs du jugement

Le juge suppléant Porter, C.C.I.

[1] Les appels en l'instance ont été entendus sur preuve commune, sur consentement des parties, à Toronto (Ontario) le 14 septembre 1999.

[2] L'appelante porte en appel les décisions datées du 14 avril 1998, aux termes desquelles le ministre du Revenu national (le « ministre » ) a déterminé que Nicholas Birks et Lance King (les « travailleurs » ) ont exercé pour l'appelante, respectivement du 3 mars au 3 avril 1997 et du 3 février au 3 mai 1997, un emploi assurable au sens de la Loi sur l'assurance-emploi (ci-après appelée la « Loi » ). Le motif du règlement était le suivant :

[TRADUCTION]

Nicholas Birks/Lance King exerçait un emploi en vertu d'un contrat de louage de services et était donc un employé.

[3] Les faits établis révèlent que, à l'époque pertinente, l'appelante exploitait, entre autres, une entreprise de vente et de commercialisation se rapportant à l'utilisation des services téléphoniques d'AT & T Canada et que les travailleurs étaient engagés à titre de représentants chargés de solliciter des demandes de services dans la ville de Vancouver (Colombie-Britannique) et dans sa périphérie. L'appelante soutient que les travailleurs et d'autres représentants comme eux travaillaient à ce titre en tant qu'entrepreneurs indépendants aux termes de contrats d'entreprise, plutôt qu'en tant qu'employés, et qu'il n'y a donc pas de cotisations d'assurance-emploi à payer. Le ministre est arrivé à une conclusion contraire selon laquelle les arrangements en question correspondaient à des contrats de louage de services et que, par conséquent, des cotisations d'assurance-emploi sont dues et payables par l'appelante.

Le droit

[4] La façon dont la Cour devrait déterminer si un arrangement de travail particulier représente un contrat de louage de services, donc une relation employeur-employé, ou un contrat d'entreprise, donc une relation avec un entrepreneur indépendant, a été clairement énoncée par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Wiebe Door Services Ltd. v. M.N.R., 87 DTC 5025. Le critère à appliquer a été expliqué plus en détail par cette cour dans l'arrêt Moose Jaw Kinsmen Flying Fins Inc. v. M.N.R., 88 DTC 6099. Il y a eu après ces arrêts de nombreuses décisions de notre cour, dont certaines ont été citées par les avocats, qui montrent comment ces lignes directrices de la cour d'appel ont été appliquées. Dans l'arrêt Moose Jaw Kinsmen Flying Fins Inc., précité, la Cour d'appel fédérale a déclaré :

[Analyse]

La cause décisive concernant cette question dans le contexte de la loi est la décision de la Cour dans l'affaire Wiebe Door Services Ltd. c. Le ministre du Revenu national, 87 D.T.C. 5025. Parlant au nom de la Cour, le juge MacGuigan a analysé des causes canadiennes, britanniques et américaines et, en particulier, il a mentionné les quatre critères pour rendre une telle décision qui sont énoncés par lord Wright dans l'affaire La ville de Montréal c. Montreal Locomotive Works Ltd., [1974] 1 D.L.R. 161, aux pages 169 et 170. Il a conclu à la page 5028 que :

Dans ce contexte, les quatre critères [contrôle, propriété des instruments de travail, chances de bénéfice et risques de perte] établis par lord Wright constituent une règle générale, et même universelle, qui nous oblige à [TRADUCTION] « examiner l'ensemble des divers éléments qui composent la relation entre les parties » . Quand il s'est servi de cette règle pour déterminer la nature du lien existant dans l'affaire Montreal Locomotive Works, lord Wright a combiné et intégré les quatre critères afin d'interpréter l'ensemble de la transaction.

À la page 5029, il déclare :

Je considère le critère de lord Wright non pas comme une règle comprenant quatre critères, comme beaucoup l'ont interprété, mais comme un seul critère qui est composé de quatre parties intégrantes et qu'il faut appliquer en insistant toujours sur ce que lord Wright a appelé [TRADUCTION] « l'ensemble des éléments qui entraient dans le cadre des opérations » et ce même si je reconnais l'utilité des quatre critères subordonnés.

[C'est moi qui souligne.]

À la page 5030, il poursuit :

Il est toujours important de déterminer quelle relation globale les parties entretiennent entre elles.

Il fait également observer : « Quand il doit régler un tel problème, le juge de première instance ne peut se soustraire à l'obligation de peser avec soin tous les facteurs pertinents » .

[...] comme le juge MacGuigan, nous considérons les critères comme des subordonnés utiles pour peser tous les faits relatifs à l'entreprise de la requérante. C'est maintenant l'approche appropriée et préférable pour la très bonne raison que dans une cause donnée, et celle-ci peut très bien en être une, un ou plusieurs des critères peuvent être peu ou pas applicables. Pour rendre une décision, il faut donc considérer l'ensemble de la preuve en tenant compte des critères qui peuvent être appliqués et donner à toute la preuve le poids que les circonstances peuvent exiger.

[5] Les critères auxquels faisait référence la Cour peuvent être résumés comme suit :

a) le degré, ou l'absence, de contrôle exercé par le prétendu employeur;

b) la propriété des instruments de travail;

c) les chances de profit et les risques de perte;

d) l'intégration des travaux effectués par le prétendu employé dans l'entreprise du prétendu employeur.

Je note également les propos suivants tenus par le juge MacGuigan dans l'arrêt Wiebe, précité, où il approuvait l'approche adoptée par les tribunaux anglais :

C'est probablement le juge Cooke, dans Market Investigations, Ltd. v. Minister of Social Security, [1968] 3 All E.R. 732 [...], qui, parmi ceux qui ont examiné le problème, en a fait la meilleure synthèse (aux pages 738 et 739):

[TRADUCTION] Les remarques de LORD WRIGHT, du LORD JUGE DENNING et des juges de la Cour suprême des États-Unis laissent à entendre que le critère fondamental à appliquer est celui-ci: « La personne qui s'est engagée à accomplir ces tâches les accomplit-elle en tant que personne dans les affaires à son compte » . Si la réponse à cette question est affirmative, alors il s'agit d'un contrat d'entreprise. Si la réponse est négative, alors il s'agit d'un contrat de service personnel. Aucune liste exhaustive des éléments qui sont pertinents pour trancher cette question n'a été dressée, peut-être n'est-il pas possible de le faire; on ne peut non plus établir de règles rigides quant à l'importance relative qu'il faudrait attacher à ces divers éléments dans un cas particulier. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il faudra toujours tenir compte du contrôle même s'il ne peut plus être considéré comme le seul facteur déterminant; et que des facteurs qui peuvent avoir une certaine importance sont des questions comme celles de savoir si celui qui accomplit la tâche fournit son propre outillage, s'il engage lui-même ses aides, quelle est l'étendue de ses risques financiers, jusqu'à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion, et jusqu'à quel point il peut tirer profit d'une gestion saine dans l'accomplissement de sa tâche. L'utilisation du critère général peut être plus facile dans un cas où la personne qui s'engage à rendre le service le fait dans le cadre d'une affaire déjà établie; mais ce facteur n'est pas déterminant. Une personne qui s'engage à rendre des services à une autre personne peut bien être un entrepreneur indépendant même si elle n'a pas conclu de contrat dans le cadre d'une entreprise qu'elle dirige actuellement.

[6] À cela j'ajouterais les propos tenus par le juge Décary dans l'arrêt Charbonneau c. Canada (M.R.N.), [1996] A.C.F. no 1337, où, s'exprimant pour la Cour d'appel fédérale, il a déclaré :

Les critères énoncés par cette Cour [...] ne sont pas les recettes d'une formule magique. Ce sont des points de repère qu'il sera généralement utiles [sic] de considérer, mais pas au point de mettre en péril l'objectif ultime de l'exercice qui est de rechercher la relation globale que les parties entretiennent entre elles. Ce qu'il s'agit, toujours, de déterminer, une fois acquise l'existence d'un véritable contrat, c'est s'il y a, entre les parties, un lien de subordination tel qu'il s'agisse d'un contrat de travail [...] ou s'il [...] y a [...] un degré d'autonomie tel qu'il s'agisse d'un contrat d'entreprise ou de service [...]. En d'autres termes, il ne faut pas [...] examiner les arbres de si près qu'on perde de vue la forêt. Les parties doivent s'effacer devant le tout.

Examen de la preuve

[7] Dans la réponse à l'avis d'appel concernant le travailleur Nicholas Birks, il est dit que le ministre s'est fondé sur les faits suivants :

[TRADUCTION]

a) l'appelante est une société dûment constituée sous le régime des lois de la province de l'Ontario qui exploitait une entreprise en Ontario puis, à partir ou aux alentours du mois de février 1996, à la fois en Ontario et en Colombie-Britannique;

b) l'appelante a engagé Michael Jarmana à titre de directeur régional des ventes pour diriger et contrôler ses activités commerciales en Colombie-Britannique à partir de son bureau situé au 1030, rue Georgia Ouest, pièce 916, à Vancouver;

c) les activités de l'appelante consistaient à solliciter des demandes d'utilisation des services d'AT & T Canada auprès de clients potentiels;

d) les préposés à la vente et les représentants du service à la clientèle devaient travailler dans des secteurs désignés, en faisant du porte à porte, pour solliciter des demandes d'utilisation des services d'AT & T Canada auprès de clients potentiels, et les directeurs sectoriels devaient obtenir leurs propres demandes et former et superviser des équipes sectorielles de représentants du service à la clientèle;

e) c'est l'appelante qui fixait les droits d'utilisation réclamés à ses clients, et ni les représentants du service à la clientèle ni les directeurs sectoriels n'avaient le pouvoir de modifier le barème de droits ou de négocier des tarifs différents avec les clients de l'appelante;

f) l'appelante tenait un registre des demandes obtenues par chaque travailleur et en déterminait la validité;

g) les représentants du service à la clientèle devaient être rétribués au taux horaire de 13,20 $ (basé sur une production minimale de 1,2 demande valide à l'heure). À cela devaient s'ajouter une prime de production après formation de 11 $ par demande valide en excédent du minimum prescrit et une prime supplémentaire de 2 $ par demande valide lorsque le représentant du service à la clientèle en remplissait plus de 42 au cours d'une semaine donnée (les douze premières demandes sont des demandes acquises dans le cadre de la formation et ne donnent droit à aucune rémunération);

h) les directeurs sectoriels devaient recevoir 11 $ par demande valide personnellement obtenue et une commission indirecte de 2 $ pour chacune des 41 premières demandes valides remplies par chaque représentant du service à la clientèle formé et supervisé par eux, plus une prime supplémentaire de 1 $ par demande valide en excédent de 42 demandes obtenues par le représentant du service à la clientèle pendant une semaine donnée;

i) durant la période en question, le travailleur était engagé par l'appelante à titre de représentant du service à la clientèle;

j) le travailleur ne fixe pas son propre taux par demande valide personnellement obtenue;

k) le travailleur a reçu une formation initiale gratuite de l'appelante;

l) en tout temps, le travailleur relevait de son directeur sectoriel qui lui donnait les directives;

m) le travailleur ne pouvait décider ni du choix ni du coût des services offerts par l'appelante à sa clientèle, ni de la méthode utilisée pour vendre les services de l'appelante;

n) l'appelante se réservait le droit de contrôler et de superviser le travail du travailleur pendant toute la période en question;

o) l'appelante fournissait au travailleur le matériel et la papeterie nécessaires à l'exécution de son travail;

p) le travail accompli par le travailleur fait partie intégrante de l'entreprise de l'appelante;

q) le travailleur est tenu d'accomplir lui-même son travail;

r) les profits et les pertes découlant de l'exploitation de l'entreprise de l'appelante revenaient à l'appelante et non au travailleur;

s) au cours de la période en question, le travailleur n'a assumé aucun risque;

t) le travailleur était employé par l'appelante en vertu d'un contrat de louage de services durant la période en question;

u) le travailleur n'est pas lié à l'appelante au sens de la Loi de l'impôt sur le revenu;

v) il n'y a pas de lien de dépendance entre l'appelante et le travailleur.

[8] Le ministre a également admis que les travailleurs étaient rétribués à la pièce par l'appelante, c'est-à-dire en fonction du nombre de demandes remplies, mais a nié toutes les autres allégations formulées dans les avis d'appel.

[9] S'ils ne sont pas réfutés par la preuve selon la prépondérance des probabilités, les faits énoncés dans la réponse à l'avis d'appel, y compris les faits admis par le ministre qui figurent dans l'avis d'appel modifié, compte tenu des exceptions indiquées par le ministre, doivent être acceptés par la Cour.

[10] De son côté, l'appelante a admis les faits suivants énoncés dans la réponse à l'avis d'appel sur lesquels le ministre s'est censément fondé; il s'agit des alinéas a), b), c) et g), avec beaucoup d'explications, de l'alinéa h), sous réserve de certaines explications, de l'alinéa i), si ce n'est qu'il les appelait des agents, et des alinéas j) et o). Quant aux autres faits, l'appelante les a niés.

[11] David Silverberg a témoigné pour l'appelante. Personne n'a été appelé à témoigner pour le compte du ministre. M. Silverberg a indiqué qu'il était vice-président de l'appelante, laquelle a été constituée en société en 1996. La société a obtenu les droits de commercialisation des services téléphoniques d'AT & T auprès des propriétaires au Canada. Elle a lancé un programme de commercialisation dans la région de Vancouver en 1997. En vue d'effectuer la sollicitation nécessaire auprès des propriétaires de la région, elle a engagé un grand nombre d'agents, dont Lance King et Nicholas Birks. M. Silverberg a déclaré que l'appelante avait engagé plusieurs centaines de personnes. Les agents ont travaillé dans la région de Vancouver pendant cinq ou six mois, jusqu'à ce que la compagnie intermédiaire par l'entremise de laquelle ils faisaient affaires avec AT & T perde son contrat et que cela mette fin aux activités. Le siège social de la compagnie se trouvait à Toronto, et M. Silverberg lui-même n'a jamais rencontré les agents. Il a néanmoins élaboré la procédure suivant laquelle ils étaient recrutés.

[12] On a d'abord attiré les agents en plaçant dans les journaux des annonces qui faisaient miroiter la possibilité d'un taux horaire garanti de 13 $. M. Silverberg a déclaré que, après le contact initial, les candidats étaient invités à suivre une séance de formation d'un jour offerte par la compagnie, à moins qu'ils eussent de l'expérience dans le domaine de la vente. Ceux qui possédaient une telle expérience pouvaient être embauchés tout de suite, et ceux qui n'en n'avaient pas pouvaient l'être le jour suivant la séance de formation, s'ils étaient toujours intéressés. On disait aux agents potentiels que la rétribution horaire de 13 $ correspondait à 1,2 demande de services d'AT & T remplie à l'heure, mais qu'ils seraient payés, en réalité, selon le nombre de demandes signées et approuvées. Tous les agents, y compris les deux travailleurs en cause, ont d'abord signé les « accords d'agent indépendant » . Ces accords stipulaient clairement que les travailleurs devaient être des agents indépendants et non des employés. C'était clairement l'intention de l'appelante et des travailleurs à ce moment-là.

[13] Le simple fait que le contrat stipule qu'il s'agit d'une relation avec des entrepreneurs indépendants ne signifie pas nécessairement qu'il en est ainsi. En droit, la Cour n'est absolument pas liée par la seule manière dont les parties qualifient la situation. Le fond du contrat doit être examiné, et c'est le fond et non la forme qui sera le facteur décisif. Toutefois, en l'absence d'une preuve claire du contraire, la Cour doit bien prendre en considération l'intention déclarée des parties.

[14] Les primes, les objectifs minimums de rendement et autres modalités de rétribution étaient précisés dans ces accords. Il y avait aussi un manuel des politiques de l'entreprise que l'on remettait à chacun des agents pendant la formation et dont le contenu, aux dires de M. Silverberg, n'était pas suivi à la lettre dans la pratique. En outre, les agents devaient signer et respecter un code de conduite, qui, comme l'a affirmé M. Silverberg, ne relevait que du bon sens. On demandait aux agents de signer ce code afin qu'ils se conforment aux attentes d'AT & T. Cela donnait aussi à la compagnie une certaine assurance que, sur le terrain, les agents allaient respecter ces normes et qu'il y aurait une certaine vérification de leur travail.

[15] Dans leur cheminement de carrière, les agents avaient la possibilité de devenir directeur des ventes, titre pour lequel il existait un contrat distinct. Lance King a signé l'un de ces contrats le 1er avril 1997. Essentiellement, les conditions de ce dernier contrat semblent identiques à celles de l'accord d'agent indépendant, mais elles comprennent une structure de rétribution aux termes de laquelle le directeur reçoit une prime de 2 $ par demande signée et approuvée ayant été obtenue par un agent à qui il servait d'intermédiaire. Il a également été dit, dans les témoignages, que le directeur accompagnait parfois les nouveaux agents et leur apportait une certaine aide au début, quoique M. Silverberg ait précisé que les agents avaient le choix de travailler ou non avec les directeurs. M. Silverberg a clairement précisé qu'un agent pouvait travailler avec un directeur s'il le désirait, qu'un directeur possédait plus d'expérience qu'un agent et qu'il pouvait aider ce dernier à obtenir un meilleur rendement, mais que ce choix revenait aux agents et qu'ils n'étaient certainement pas supervisés par les directeurs. M. Silverberg a souligné que les directeurs mêmes n'étaient pas des employés de la compagnie, qu'ils avaient eux aussi le statut d'agent indépendant et qu'ils pouvaient gagner plus d'argent en aidant les agents moins expérimentés à accomplir leur travail. Les directeurs n'étaient pas habilités à superviser les agents.

[16] Si l'on revient aux faits sur lesquels le ministre s'est censément fondé, il est clair que le ministre a accepté le fait que les travailleurs étaient payés à la pièce, comme il est indiqué à l'alinéa 6 h).

[17] On ne sait pas exactement où le ministre a trouvé le titre de « représentant du service à la clientèle » qui est employé à l'alinéa 6 i). Le contrat parlait d'un agent indépendant, et c'est ce titre que M. Silverberg a utilisé tout au long de son témoignage.

[18] L'appelante a admis que les travailleurs ne fixaient pas leurs propres taux, comme l'indique l'alinéa 6 j). Les frais réclamés étaient fixés directement par AT & T.

[19] L'appelante a nié les faits exposés à l'alinéa 6 k). M. Silverberg a déclaré que des frais étaient réclamés aux nouveaux agents pour la formation et le matériel. Néanmoins, la compagnie avait plutôt tendance à conclure une entente avec les agents : ceux-ci ne payaient aucuns frais, mais, en contrepartie, ils n'étaient pas payés pour bon nombre des premières demandes signées et approuvées; ainsi, il y avait compensation.

[20] Pour ce qui est du fait de relever d'un directeur sectoriel, aspect dont il est question à l'alinéa 6 l), M. Silverberg a très clairement précisé que cela n'était pas une exigence.

[21] Quant à l'hypothèse 6 m), l'appelante a admis que le travailleur ne pouvait rien décider relativement au coût des services offerts, car ce coût était fixé directement par AT & T. M. Silverberg a toutefois affirmé que les agents jouissaient d'une grande latitude pour conclure leurs ventes; ils pouvaient aussi décider quand et où faire de la sollicitation, à la condition de respecter les heures de travail fixées par d'autres et de ne pas transgresser certaines règles de conduite. Pendant leur formation, les agents se voyaient remettre un modèle de présentation verbale qu'ils pouvaient utiliser s'ils le désiraient et que l'appelante considérait comme une approche ayant fait ses preuves; mais l'agent était libre d'utiliser ou d'adapter ce modèle à sa guise, ou encore de ne pas en tenir compte.

[22] Quant à la question du contrôle, mentionnée à l'alinéa 6 n), M. Silverberg a affirmé catégoriquement que, hormis les normes minimales de conduite à respecter, aucun contrôle n'était exercé par l'appelante. M. Silverberg a précisé que les agents étaient libres de travailler quand ils le voulaient et qu'ils pouvaient prendre plusieurs jours de congé consécutifs s'ils le souhaitaient. Les agents n'avaient pas à se rapporter à la compagnie ni à communiquer avec elle de quelque façon que ce soit. Le seul contact avec la compagnie avait lieu lors de la remise des demandes signées. Évidemment, s'ils n'en remettaient pas, ils n'étaient pas payés. M. Silverberg a cependant soutenu qu'il n'y avait aucun contrôle exercé par la compagnie et que les agents travaillaient comme bon leur semblait. Une exception à cela était l'obligation, pour les agents, de porter un insigne d'identité indiquant qu'ils représentaient officiellement AT & T et l'appelante, ainsi qu'une veste et une casquette fournies par AT & T. Ils avaient certes quelque latitude quant à la tenue vestimentaire, mais l'insigne visait à garantir aux clients éventuels que les agents faisaient légitimement la vente du produit d'AT & T.

[23] La question des plaintes a été abordée pendant le témoignage. M. Silverberg a dit que la compagnie avait un système de vérification. Il consistait à rappeler le client dont le nom figurait sur chaque demande signée, afin de vérifier l'exactitude des renseignements consignés. M. Silverberg a précisé qu'il ne s'agissait pas de vérifier le travail des agents, mais simplement de s'assurer que les données étaient correctes avant de les envoyer à AT & T. S'il y avait une plainte à l'endroit d'un agent en particulier, elle était habituellement adressée directement à AT & T, et il était très difficile à l'appelante ne serait-ce que d'obtenir le nom de l'agent en cause.

[24] La question des avantages sociaux a également été abordée pendant la présentation de la preuve. Pour dire les choses simplement, il n'y en avait pas. Dans le contexte du travail accompli par ces agents, les avantages se limitaient à être promu directeur des ventes et à toucher des commissions supplémentaires. Il n'y avait pas de congé payé ni de retenues effectuées à quelque titre que ce soit. Il n'y avait pas non plus de régime d'assurance-maladie complémentaire ni quoi que ce soit du genre.

[25] Il a été question des secteurs ou territoires, mais il a été impossible de savoir avec certitude si ces secteurs ou territoires avaient été délimités. M. Silverberg a indiqué que l'on conseillait aux agents de noter les endroits où ils se rendaient afin d'éviter de retourner dans le même secteur, ce qui aurait été contre-productif. Toutefois, la compagnie ne se mêlait pas de cela. De la même façon, M. Silverberg a indiqué que les agents étaient libres de solliciter les clients dans la rue, dans les centres commerciaux ainsi que par l'entremise d'organisations paroissiales, d'amis, de membres de la famille, selon qu'ils le jugeaient pertinent. Ils n'étaient aucunement tenus de couvrir un secteur rue par rue ou de se rendre de maison en maison.

[26] L'appelante a admis qu'elle fournissait aux agents le matériel et la papeterie, préalablement fournis par AT & T, qui étaient nécessaires à l'exécution du travail.

[27] L'appelante a contesté le fait que les travailleurs étaient tenus d'accomplir personnellement le travail, affirmant qu'ils étaient libres de recourir aux services d'autres personnes et de faire exécuter leur travail par ces dernières. Je n'ai toutefois pas trouvé ce témoignage particulièrement crédible, et il m'a vraiment semblé, d'un point de vue logistique, qu'il était nécessaire que chaque agent fasse son propre travail.

[28] En ce qui concerne l'alinéa 6 q) touchant les profits et les pertes, M. Silverberg a clairement indiqué que toutes les dépenses engagées par les agents étaient à la charge de ces derniers. S'ils utilisaient un téléphone cellulaire, ce qui était le cas de nombre d'entre eux, ils le faisaient à leurs frais. Aucuns frais d'utilisation d'un véhicule, de déplacement, quel qu'il soit, d'hébergement dans un hôtel, s'ils travaillaient en dehors de la ville, ou de repas n'étaient remboursés. L'agent pouvait faire du démarchage à l'extérieur de la ville de Vancouver, à ses frais toutefois. Aucun élément de preuve n'indique que l'un ou l'autre des travailleurs en cause se soit ainsi éloigné de la ville, mais si tel avait été le cas, il l'aurait fait à ses frais. Les agents couraient donc le risque de subir des pertes s'ils engageaient des dépenses sans que cela se traduise par l'obtention de nouvelles demandes signées. Toutefois, ils ne pouvaient gagner plus d'argent, si ce n'est en travaillant davantage et en rapportant un plus grand nombre de demandes signées.

[29] Et puisqu'on en parle, je dirai à ce sujet que mon attention a été attirée par le fait que Lance King a signé son contrat en inscrivant : « Lance King faisant affaires sous le nom de Central Telecom » , ce qui indique certainement qu'il exploitait sa propre entreprise individuelle.

[30] Les alinéas 6 t), u) et v) sont tous des conclusions auxquelles en est arrivé le ministre. C'est l'alinéa t) qui constitue la question en l'espèce, et l'appelante n'a pas nié que les travailleurs n'étaient pas liés à elle, ni qu'il n'y avait pas entre elle et les travailleurs de lien de dépendance.

[31] Après avoir écouté attentivement M. Silverberg, je dirais que j'ai trouvé son témoignage tout à fait crédible dans l'ensemble. Toute cette procédure n'était pas sans lui causer quelque irritation, mais je n'en ai pas moins trouvé qu'il était un témoin honnête et digne de foi, si ce n'est pour l'exception que j'ai mentionnée précédemment. C'est son témoignage que je retiens lorsqu'il y a divergence avec les faits sur lesquels le ministre s'est censément fondé. C'est lui qui avait élaboré la formule initiale, bien qu'il ne participât pas, au quotidien, à l'opération. Il savait néanmoins ce qui se passait et, de fait, avait la responsabilité générale des activités. Il est clair que la compagnie a engagé un grand nombre d'agents pour travailler sur le terrain et qu'elle avait vraiment peu de rapports avec ces derniers, en dehors de la formation initiale. À mon sens, cette formation consistait davantage à expliquer le produit et à insister auprès des agents pour qu'ils vendent les produits avec professionnalisme. C'était manifestement ce à quoi s'attendait AT & T. Le seul intérêt de l'appelante était de recevoir des demandes signées d'utilisation des services d'AT & T. Il ressort clairement du témoignage de M. Silverberg que, sous réserve de ces conditions, les agents avaient toute liberté d'effectuer leur travail de la manière, à l'endroit et au moment qui leur convenaient. On les exhortait ou les encourageait à travailler un grand nombre d'heures ou de jours, mais il leur était loisible de le faire ou non. C'est essentiellement le message que j'ai retenu du témoignage de M. Silverberg, et je n'ai aucun mal à en accepter la véracité.

[32] Il s'agit donc là des faits significatifs que je retiens du témoignage. Je vais maintenant me pencher sur la façon dont le droit s'applique à ces faits.

Application du droit aux faits

[33] Quand j'examine la partie « contrôle » des critères énoncés précédemment, je ne trouve pas qu'un degré élevé de contrôle était exercé par l'appelante sur les travailleurs. En fait, il me semble que les travailleurs avaient beaucoup d'indépendance pour déterminer s'ils travailleraient, quand ils travailleraient et comment ils effectueraient leur travail. Bien entendu, certaines normes devaient être observées, à défaut de quoi la réputation du produit risquait d'être ternie. Il me semble que la situation se compare tout au plus à celle d'un sous-traitant indépendant qui se présenterait sur un chantier de construction, où il devrait entretenir des rapports et collaborer avec les autres intervenants sur le chantier. Ce sous-traitant n'en demeurerait pas moins un entrepreneur indépendant. En l'espèce, les agents pouvaient travailler quand ils le désiraient; ils pouvaient prendre des vacances non payées quand ils le voulaient; ils pouvaient effectuer leur travail comme bon leur semblait, en déterminant leur propre itinéraire et en choisissant leur propre mode de transport. J'y vois beaucoup d'indépendance et très peu de supervision. La seule exigence semblait que, si un agent voulait travailler, il devait porter sur lui un insigne d'identité et ne devait pas se présenter trop tôt ni trop tard dans la journée chez les clients éventuels, car sa visite aurait pu être perçue comme importune et menacer le succès de la vente du produit. De même, s'ils voulaient s'absenter durant la journée ou pour une journée ou plus, ils n'étaient pas tenus d'en aviser la compagnie et ils n'avaient pas besoin de sa permission. Cette partie du critère tend à établir l'existence d'un statut d'entrepreneur indépendant.

[34] En ce qui concerne la question des instruments ou du matériel, l'avocat du ministre a déclaré que cela comprenait la tenue vestimentaire, les insignes d'identité, les formulaires, la formation et les manuels de politiques, les prospectus et une formule de présentation verbale du produit. Je ne suis pas sûr que l'on puisse nécessairement accoler l'étiquette d' « instruments » à ces articles, mais ils n'en étaient pas moins fournis par l'appelante; en fait, certains de ces articles provenaient directement d'AT & T et se rapportaient davantage au produit lui-même. De plus, certains de ces articles étaient achetés ou payés par les agents. Il n'en demeure pas moins que des instruments étaient manifestement fournis par les agents eux-mêmes, comme les véhicules et les téléphones cellulaires. Les agents devaient fournir leur propre véhicule s'ils en avaient besoin, ou encore assumer tous les frais de déplacement. Ainsi, ils prenaient en charge tous leurs frais de d'utilisation d'un véhicule ou de déplacement, sans recevoir aucun remboursement de l'appelante. Cet aspect me semble tout à fait significatif. Selon la prépondérance des probabilités, je conclus que cet aspect du critère tend à établir l'existence d'un statut d'entrepreneur indépendant.

[35] Il me semble, lorsque vient le temps de se pencher sur les chances de profit ou les risques de perte, que les agents étaient exposés, dans une certaine mesure, à un risque de perte. Ils pouvaient fort bien engager des dépenses sans être capables d'obtenir de nouvelles demandes signées. Aucun élément de preuve n'indique que cette situation se soit déjà produite, mais le risque était assurément là. Les agents avaient peu de possibilités de tirer des profits additionnels de cette activité, au sens d'un profit que pourrait réaliser une entreprise, mais rien ne les empêchait de vendre d'autres produits les jours où ils commercialisaient les services d'AT & T, et apparemment certains l'ont fait. Le fait que Lance King ait signé son contrat au nom d'une entreprise tend à étayer, dans une certaine mesure, la position de l'appelante à cet égard.

[36] La façon dont les agents géraient leurs journées et s'acquittaient de leurs tâches influait beaucoup sur le revenu qu'ils pouvaient tirer de leur travail, et, à mon sens, cela correspond beaucoup plus à une situation d'entrepreneur qu'à une situation d'employé.

[37] Le quatrième aspect des critères énoncés par la Cour d'appel fédérale concerne l'intégration du travail dans l'entreprise de l'appelante. Il faut considérer cela du point de vue de l'agent plutôt que de la compagnie. La question fréquemment posée dans ces situations est de savoir « à qui appartient l'entreprise » . En l'espèce, l'appelante était manifestement propriétaire de son entreprise. Il s'agit donc de savoir si les agents faisaient partie de cette entreprise, comme l'a prétendu l'avocat du ministre, ou si chaque agent faisait affaires en son propre nom, comme le soutient l'appelante. Il est vrai que l'entreprise de l'appelante ne pouvait être exploitée sans agents sur le terrain, mais une grande entreprise de construction ne pouvait pas être davantage exploitée sans entrepreneurs, de sorte que cette proposition ne tient pas dans les faits. Par contre, l'appelante pouvait fonctionner sans recourir à un agent particulier, si bien qu'il serait difficile de conclure que le travail des agents faisait partie intégrante de son entreprise. L'application de ce critère est toujours difficile, mais je suis conscient du fait que Lance King a signé un contrat au nom d'une entreprise. Je suis également conscient du fait que chaque agent était libre de vendre d'autres produits, pourvu que ces produits ne fassent pas concurrence à ceux d'AT & T et qu'ils ne soient pas vendus en même temps que ces derniers. Tout cela s'apparente bien plus à la situation d'une personne en affaires pour son compte qu'à la situation d'un employé.

[38] Quand je tiens compte du mode de rétribution des agents, du fait qu'ils prenaient en charge tous leurs frais, du fait qu'ils fournissaient leurs propres véhicules et téléphones pour accomplir leur travail, du fait qu'ils n'avaient pas les avantages dont bénéficient les employés à temps plein, de la possibilité qu'ils avaient de déterminer quand et comment ils allaient travailler, de leur possibilité de travailler pour d'autres compagnies et du fait qu'ils faisaient la commercialisation des produits auprès des clients à leurs propres frais, j'en arrive à la conclusion inévitable que ces agents étaient engagés en vertu d'un contrat d'entreprise et non d'un contrat de louage de services. À mon sens, il n'y a véritablement rien qui puisse réfuter l'intention clairement exprimée par les parties au contrat, à savoir que celui-ci doit être considéré comme un contrat d'entreprise et non comme un contrat de louage de services.

Conclusion

[39] Pour les motifs énoncés précédemment, je considère que Lance King et Nicholas Birks travaillaient pour l'appelante en vertu d'un contrat d'entreprise au cours des périodes en question et qu'ils n'étaient donc pas des employés. Ils n'exerçaient pas un emploi assurable. Donc, les décisions du ministre sont annulées et les appels sont accueillis.

Signé à Calgary (Alberta), ce 12e jour d'octobre 1999.

« Michael H. Porter »

J.S.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 30e jour de juin 2000.

Isabelle Chénard, réviseure

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.