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Date: 19980813

Dossier: 97-1312-IT-G

ENTRE :

DENISE MICHAUD,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Lamarre Proulx, C.C.I.

[1] Il s’agit d’un appel d’une cotisation établie par le ministre du Revenu national (le “Ministre”), en application de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu (la “Loi”).

[2] Au début de l’audience, il y a eu demande pour modifier l’avis d’appel et la Réponse à l’avis d’appel pour prendre état d’une cotisation récente du Ministre qui remplaçait celle au sujet de laquelle l’avis d’appel avait été produit. Cette modification a été permise en vertu de l’alinéa 165(7)b) de la Loi. La nouvelle cotisation est en date du 10 février 1997 et est au montant de 26 520,36 $. L’avis de cette cotisation porte le numéro 02843.

[3] Les faits sur lesquels le Ministre s'est fondé pour cotiser l’appelante sont décrits au paragraphe 11 de la Réponse à l’avis d’appel comme suit :

a) l'appelante a épousé monsieur Jocelyn Bérubé le 26 juin 1978 et ils se sont séparés de corps le 21 décembre 1995;

b) monsieur Jocelyn Bérubé a transféré dans le compte de banque de l'appelante des montants d'argent totalisant 27 670 $ entre les mois de janvier 1994 et novembre 1995;

c) durant la période de janvier 1994 à novembre 1995, l'appelante était propriétaire de sa résidence située au 541, rue des Draveurs à Rimouski, Québec;

d) les transferts au compte de banque de l'appelante décrits au sous-paragraphe 11b) ont servis à payer l'hypothèque sur la résidence de l'appelante décrite au sous-paragraphe 11c);

e) le total de tous les montants dus par l'auteur des transferts, Jocelyn Bérubé, en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu, au cours de la période de janvier 1994 à novembre 1995 était de 26 520,36 $;

f) l'appelante est donc conjointement et solidairement responsable avec l'auteur des transferts, Jocelyn Bérubé, du paiement du montant susmentionné de 26 520,36 $.

[4] Les faits et motifs à l'appui de l'avis d'appel sont décrits aux paragraphes 4 à 10, 13, 14, 18, 19, 20 et 25, comme suit :

4. Denise Michaud, appelante et Jocelyn Bérubé se sont épousés le 26 juin 1978 à Rimouski, se sont séparés de faits en novembre 1995 et ont obtenu un jugement de divorce le 6 février 1996;

5. De l'union des parties, sont nés deux (2) enfants, soit Jérôme (05.08.78) et Maxime (22.03.84);

6. Donc, durant cette période visée, à savoir de janvier 1994 à novembre 1995, par l'avis de cotisation datée du 6 juin 1996, Denise Michaud, appelante et Jocelyn Bérubé ont vécu ensemble comme mari et femme dans la même maison, à la même adresse avec leurs deux (2) enfants;

7. Quoique monsieur Bérubé possédait un studio (appartement 1½ pièce) à Ste-Foy qu'il occupait occasionnellement lors de voyages d'affaires, il a toujours vécu durant cette période au 541, rue Des Draveurs, à Rimouski, à sa résidence principale;

8. Durant cette période, telle que durant toute la période du mariage des parties, soit depuis 1978, monsieur Bérubé et madame Michaud ont contribué également et équitablement aux charges familiales, se partageant les dépenses y reliées;

9. Madame Michaud assumait en parties les dépenses reliées à la nourriture ainsi que les vêtements du couple et les dépenses de vêtements et autres dépenses des deux (2) enfants;

10. Monsieur Bérubé, quant à lui, assumait le montant d'hypothèque de la résidence principale, déposant mensuellement une somme d'environ 650 $ dans le compte bancaire, d'où étaient prélevés directement les versements hypothécaires;

...

13. Monsieur Bérubé a versé pour l'entretien de la famille, soit le paiement de la résidence principale par versements hypothécaires, une somme totalisant environ 16 000 $ durant toute cette période;

14. Madame Michaud, quant à elle, a versé pour l'entretien de la famille, soit en nourriture, vêtements et autres, une somme d'au moins 35 000 $ pour cette période, logeant et nourrissant monsieur Bérubé;

...

18. L'entente entre les époux durant cette période concernant le partage des dépenses est tout à fait équitable et n'est aucunement reliée au transfert de biens entre conjoints au sens de la Loi de l'impôt sur le revenu;

19. De plus, il est à noter que le but de la Loi de l'impôt sur le revenu concernant le transfert de biens entre conjoints est d'éviter toute situation par laquelle l'auteur du transfert voudrait se départir de ses biens en faveur de son conjoint pour une contrepartie inférieure à la juste valeur marchande de ces biens dans le but d'éviter le paiement de ses impôts, ce qui n'est nullement le cas en l'occurrence;

20. Monsieur Bérubé n'a nullement versé ces sommes dans le but d'éviter de payer ses impôts puisqu'il avait l'obligation de contribuer aux besoins de la famille;

...

25. Enfin, subsidiairement, sans admettre le bien-fondé de l'avis de cotisation, nous prétendons que les sommes réclamées sont totalement exagérées, considérant que le Ministère du revenu prétend qu'un transfert d'argent de l'ordre de 25 230,19 $ aurait été fait et qu'une somme de 26 520,36 $, soit un taux de 82,5% d'imposition, est réclamée à madame Michaud et considérant qu'une somme de 16 000 $ a réellement été versée par monsieur Bérubé à l'appelante;

[5] L’appelante et monsieur Jocelyn Bérubé, son ex-conjoint, ont témoigné à la demande de l’avocat de l’appelante. Monsieur Jocelyn Bérubé n’était pas dans la salle d’audience quand l’appelante a témoigné. Leur témoignage a concordé sur le partage pécuniaire des charges familiales. Ils contribuaient tous les deux aux charges de la famille selon un mode de gestion qui est demeuré plus ou moins identique au cours des années de vie commune.

[6] L’appelante est infirmière de profession et est spécialisée en pédopsychiatrie. Elle a un poste permanent au Centre hospitalier régional de Rimouski depuis 1982. Son revenu brut était dans les années 1994 et 1995 de 43 000 $ et 47 000 $ respectivement. (Son revenu est moindre en 1994, parce qu’elle a été quelques mois en congé de maladie). L’appelante prenait à sa charge l’achat de la nourriture, des vêtements des enfants, des siens et quelquefois, ceux de son mari. Elle achetait aussi différents articles pour ses enfants ainsi que des accessoires pour la maison. Son mari pouvait à l’occasion contribuer aussi à ces charges.

[7] L’avis d’appel au paragraphe 14 mentionne que l’appelante aurait contribué aux charges familiales pour les années 1994 et 1995 une somme d’au moins 35 000 $. Je suis d’avis d’après la preuve écrite et testimoniale présentée que cette somme est vraisemblable.

[8] Monsieur Jocelyn Bérubé est médecin. Son revenu brut est de 140 000 $ et son revenu net d’environ 110 000 $. En 1981, monsieur Bérubé a fait l’acquisition d’une maison. C’est l’appelante qui initialement avait voulu cet achat. Elle avait obtenu de sa mère un prêt de 10 000 $ qu’elle lui a remboursé dans les quelques années qui ont suivi. En 1983, la maison a été transférée à son nom mais c’est monsieur Bérubé qui en a toujours défrayé les charges. C’est lui qui payait les frais relatifs à la maison comme les frais d’hypothèque, l’électricité, les taxes, le téléphone, les assurances, etc. D’après l’onglet 6 de la pièce I-1, les paiements hypothécaires se seraient élevés au montant de 18 949,03 $ pour la période de janvier 1994 à novembre 1995. Selon l’appelante, il s’agit d’une maison confortable mais qui ne peut pas être qualifiée de somptueuse. L’évaluation municipale est de 90 000 $ et, toujours selon l’appelante, sa valeur peut être moindre en raison de travaux d’entretien qui n’ont pas été faits et qui devraient l’être.

[9] L’appelante et son ex-époux sont les parents de deux enfants nés en 1978 et en 1984. En 1994, ils avaient respectivement 16 et 10 ans. Tous habitaient dans la maison familiale. Le docteur Bérubé aurait quitté le domicile conjugal à l’automne 1995.

[10] Le docteur Bérubé a fait deux fois faillites et il s’agissait dans les deux cas de faillites fiscales. Une première fois en 1983 et la deuxième fois en 1995. Il a été libéré en octobre 1996, sujet à la seule opposition de Revenu Québec.

Analyse et conclusion

[11] Le paragraphe 160(1) de la Loi se lit comme suit :

160(1) Transfert de biens entre personnes ayant un lien de dépendance

Lorsqu'une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon à l'une des personnes suivantes :

a) son conjoint ou une personne devenue depuis son conjoint;

b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

les règles suivantes s'appliquent :

d) le bénéficiaire et l'auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d'une partie de l'impôt de l'auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d'imposition égale à l'excédent de l'impôt pour l'année sur ce que cet impôt aurait été sans l'application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l'article 74 de la Loi de l'impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts revisés du Canada de 1952, à l'égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l'égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

e) le bénéficiaire et l'auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d'un montant égal au moins élevé des montants suivants:

(i) l'excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

(ii) le total des montants dont chacun représente un montant que l'auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l'année d'imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d'une année d'imposition antérieure ou pour une de ces années;

aucune disposition du présent paragraphe n'est toutefois réputée limiter la responsabilité de l'auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

[12] L’article 160 exige trois conditions : qu’il y ait une dette fiscale du cédant au moment du transfert de propriété, que le cédant et le cessionnaire aient un lien de dépendance et que le transfert ait été fait sans contrepartie valable.

[13] Les paiements faits par le mari d’alors de l’appelante étaient-ils des transferts de propriété faits sans considération valable? Cet article couvre-t-il le cas de paiement fait en exécution d’une obligation véritable comme de fournir une habitation à sa famille? Quelle est la signification de contrepartie valable?

[14]L’article 160 de la Loi s’apparente à la notion de l’action de in rem verso qui sanctionne l’enrichissement sans cause. Cette action et la règle de l’enrichissement sans cause ont été ainsi décrits par la Cour d’appel du Québec dans Banque Canadienne Nationale, [1942] B.R. 496, aux pages 507 et 508 :

L’action de in rem verso fondée sur le principe d’équité qui défend de s’enrichir au détriment d’autrui, doit être admise dans tous les cas où le patrimoine d'une personne se trouvant, sans cause légitime, enrichi aux dépens de celui d'une autre personne, celle-ci ne jouirait pour obtenir ce qui lui est dû d'aucune action naissant d'un contrat, de quasi-contrat, de délit ou de quasi-délit.

...

Mais ce déséquilibre entre deux patrimoines dont nous parlent les auteurs, ce serait l'absence de cause, et cette absence de cause n'est après tout et en dernière analyse qu'une absence de prestation ou contrepartie.

C'est donc à cette idée d'une absence de prestation ou de contrepartie de la part de la Banque qu'il nous faut dans l'espèce nous arrêter pour savoir si nous sommes ou non dans un cas d'enrichissement sans cause.

Il faut, en d'autres termes, que l'enrichi ne puisse pas se prévaloir d'un fait juridique l'autorisant à conserver l'enrichissement ...

...

L'enrichissement a une cause quand la prestation ou le service ont été obtenus conformément aux stipulations d'un contrat ou en exécution d'une obligation légale ou naturelle. Il est alors légitimement acquis.

[15] L’entrée en vigueur du nouveau Code Civil du Québec est en date du 1er janvier 1994. Avant cette date, l’enrichissement sans cause n’était pas codifié dans une disposition spécifique du Code quoiqu’il s’agissait d’une notion du droit civil. Les articles 1493 et 1494 C.C.Q. se lisent ainsi :

1493. Celui qui s'enrichit aux dépens d'autrui doit, jusqu'à concurrence de son enrichissement, indemniser ce dernier de son appauvrissement corrélatif s'il n'existe aucune justification à l'enrichissement ou à l'appauvrissement.

1494. Il y a justification à l'enrichissement ou à l'appauvrissement lorsqu'il résulte de l'exécution d'une obligation, du défaut, par l'appauvri, d'exercer un droit qu'il peut ou aurait pu faire valoir contre l'enrichi ou d'un acte accompli par l'appauvri dans son intérêt personnel et exclusif ou à ses risques et périls ou, encore, dans une intention libérale constante.

[16] Dans le Traité de Droit Civil du Québec, tome sept-bis, Léon Faribault, l’auteur s’exprime ainsi aux chapitres 61 et 64 :

61. - Pour que l'action de in rem verso puisse être exercée, il ne suffit pas qu'il existe un enrichissement et un appauvrissement qui soient reliés entre eux par un lien de causalité. Il faut, de plus, que l'enrichissement soit injuste. De là, le nom d'enrichissement sans cause sous lequel il est désigné.

64. - L'enrichissement et l'appauvrissement ne peuvent être injustes lorsqu'ils sont la conséquence de l'exécution d'une obligation légale, c'est-à-dire, d'une obligation imposée par la loi. Un enrichissement ne peut évidemment être injuste s'il résulte de l'accomplissement d'un acte que la loi commande, ou qu'elle autorise. Cette règle a été plusieurs fois sanctionnée par les tribunaux.

[17] L’article 396 C.C.Q. se lit ainsi :

Les époux contribuent aux charges du mariage à proportion de leurs facultés respectives. Chaque époux peut s'acquitter de sa contribution par son activité au foyer.

[18] J’ai déjà, dans l’affaire Dupuis c. M.R.N., 93 DTC 723, indiqué que l’exécution d’une obligation légale ne constituait pas un transfert au sens de l’article 160 de la Loi :

[TRADUCTION]

En ce qui concerne le troisième argument, portant que les sommes d'argent que l'appelante a reçues de son mari ont été versées pour contrepartie valable, j'estime que la preuve a démontré que c'est la vérité. À mon avis, il est vraisemblable que les paiements représentaient les contributions du mari de l'appelante aux charges du ménage et de la famille et que, dans certains cas, il s'agissait du remboursement d'emprunts ou d'un moyen d'obtenir de l'argent comptant.

[19] Je suis d’avis que lorsque l’ex-conjoint de l’appelante a payé les charges hypothécaires de la maison familiale qui était la propriété de l’appelante, il ne faisait qu’exécuter une obligation légale soit celle de subvenir aux besoins de sa famille en lui procurant le logement dont elle avait besoin. L’appelante aurait pu payer elle-même ces frais hypothécaires et le mari aurait pu payer ce que l’appelante avait pris à sa charge. Mais ce n’était pas ainsi que les charges familiales s’étaient naturellement réparties dans ce couple. De toute façon, cette répartition pécuniaire des charges familiales n’est pas de l’essence de ma décision. Car ici, il s’agit d’un couple où les deux époux gagnent de l’argent. S’il s’était agi d’un couple où seul un des deux époux gagnait le revenu familial, ma décision serait la même : le paiement de l’emprunt hypothécaire fait sur la demeure familiale n’est pas de la nature d’un transfert de biens fait sans contrepartie valable s'il est en fait en exécution de l’obligation légale de pourvoir aux besoins de sa famille.

[20] Je veux préciser que c'est quand la preuve révèle que le paiement hypothécaire est fait en exécution de l'obligation légale de subvenir aux besoins de la famille, qu'il est fait pour une contrepartie valable au sens du paragraphe 160(1) de la Loi. Si par hypothèse, le mari dans la présente affaire avait payé un loyer à son épouse et en plus aurait fait les paiements hypothécaires, il est peu probable que les paiements hypothécaires auraient été faits en exécution d'une obligation légale de subvenir aux besoins de la famille.

[21] L’appel est accordé avec dépens en faveur de l’appelante.

Signé à Ottawa, Canada, le 13 août 1998.

“Louise Lamarre Proulx”

J.C.C.I.

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