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Date: 19981028

Dossier: 97-2058-IT-I

ENTRE :

SHANE C. GABIE,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Rip, C.C.I.

[1] M. Shane C. Gabie a interjeté appel contre les cotisations établies pour 1993 et 1994, dans lesquelles le ministre du Revenu national (le « ministre » ) a rejeté ses demandes de crédit d’impôt pour emploi à l’étranger ( « CIEÉ » ) en vertu de l’article 122.3 de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi » ).

[2] De juillet 1993 jusqu’au 19 avril 1994 (la « période admissible » ), M. Gabie a été employé par Hexagon Computer Systems Incorporated ( « Hexagon » ), une société résidant au Canada, pour travailler pour une de ses sociétés filiales située à Boston (Massachusetts). Au cours des périodes applicables, Hexagon se consacrait principalement au développement de logiciels et à la prestation de conseils en gestion d’entreprise. Aussi bien Hexagon que sa filiale concevaient et construisaient des logiciels dans le cadre du développement de systèmes informatiques. Hexagon était liée par contrat à la Massachusetts Housing Finance Agency ( « MHFA » ), un organisme du gouvernement du Commonwealth du Massachusetts, à qui elle fournissait des services dans les domaines de l’analyse fonctionnelle, de la conception de bases de données et du développement et de la programmation d’application. En qualité de technicien professionnel qualifié, l’appelant était employé et rémunéré par Hexagon pour travailler auprès de la MHFA au Massachusetts et lui fournir les services susmentionnés. La MHFA construit des habitations par l’entremise de sous-entrepreneurs.

[3] M. Gabie n’est pas un ingénieur professionnel et il ne possède pas de diplôme universitaire en ingénierie. Il est licencié ès sciences de l’Université Carleton, où il a étudié l’ordinatique comme matière secondaire; il est considéré comme étant un technicien professionnel qualifié.

[4] Selon M. Gabie, son travail se situait essentiellement dans le domaine du génie logiciel. Il a déclaré qu’il effectuait les analyses nécessaires en recourant à l’analyse fonctionnelle structurée et reconnue. L’analyse comprend plusieurs étapes, dont la délimitation et l’établissement des grandes lignes des problèmes à l’aide d’un outil de génie logiciel assisté par ordinateur. Cet outil trace les entités dans l’analyse et le rapport existant entre elles.

[5] M. Gabie a déclaré dans son témoignage qu’on procède à une analyse pour ensuite élaborer progressivement des solutions. Les résultats sont mis à l’essai petit à petit et ensuite on procède à la conception d’un logiciel, incorporant les diverses entités dont l’entreprise a besoin pour dépister et contrôler l’information. Les réalités commerciale et logicielle doivent être manipulées de façon à produire de concert un prototype de logiciel à des fins d’essai. Une fois le prototype approuvé, le logiciel est construit.

[6] Le travail de M. Gabie auprès d’Hexagon consistait à établir un cycle de vie pour logiciels. Ce cycle de vie comprend une analyse fonctionnelle, une analyse des besoins, une analyse organique et la construction du prototype éventuel.

[7] La distinction essentielle, a expliqué M. Gabie, entre le travail du diplômé en informatique et celui du diplômé en génie informatique, tient à ce que le premier travaille avec des logiciels alors que le second travaille sur les ordinateurs.

[8] L’article 122.3 prévoit ce qui suit :

122.3 (1) Lorsqu’un particulier réside au Canada au cours d’une année d’imposition et que, tout au long d’une période de plus de 6 mois consécutifs ayant commencé avant la fin de l’année et comprenant une fraction de l’année (appelée la « période admissible » au présent paragraphe) :

a) d’une part, il a été employé par une personne qui était un employeur déterminé, [...] et

b) d’autre part, il a exercé la totalité, ou presque, des fonctions de son emploi à l’étranger :

(i) dans le cadre d’un contrat en vertu duquel l’employeur déterminé exploitait une entreprise à l’étranger se rapportant à, selon le cas :

(A) [...]

(B) un projet de construction ou d’installation, ou un projet agricole ou d’ingénierie,

[...]

(ii) dans le but d’obtenir, pour le compte de l’employeur déterminé, un contrat pour la réalisation des activités visées à la division (i)(A), (B) ou (C) [...]

[9] La position du ministre est qu’Hexagon n’exploitait pas une entreprise à l’étranger se rapportant à l’une des activités admissibles énumérées au sous-alinéa 122.3(1)b)(i) de la Loi, c’est-à-dire que les activités exercées par Hexagon pour la MHFA ne constituent pas un « projet d’ingénierie » dont il est question dans cette disposition. L’appelant affirme qu’il était employé par Hexagon dans le cadre d’un contrat que cette dernière avait conclu avec la MFHA, en vertu duquel Hexagon exploitait une entreprise à l’étranger se rapportant à un projet d’ingénierie.

[10] M. Gabie soutient en outre que l’expression « projet d’ingénierie » comprend toute la gamme des travaux qui peuvent être visés par l’expression ingénierie et que c’était le travail d’Hexagon au Massachusetts. M. Gabie affirme que Revenu Canada, en rejetant ses demandes de CIEÉ, ne tient pas compte des normes internationales, à savoir celles qui ont été établies par l’International Organization for Standardization ( « ISO » ) et auxquelles a souscrit le Canada[1] Il est aussi d’avis que l’inobversation par Revenu Canada des normes internationales constitue un rejet de l’ingénierie dans la mesure où elle se rapporte aux logiciels.

[11] Les parties ne contestent pas qu’Hexagon est un employeur déterminé au sens donné à cette expression au paragraphe 122.3(2), ni que M. Gabie a exercé à l’étranger la totalité des fonctions de son emploi auprès d’Hexagon pendant plus de six mois consécutifs tel que requis.

[12] Pour déterminer si le travail accompli par M. Gabie constitue un « projet d’ingénierie » en vertu de la disposition applicable de la Loi, je dois conclure, entre autres choses, que l’emploi de M. Gabie au Massachusetts était exercé dans le cadre d’un contrat entre Hexagon et la MHFA en vertu duquel Hexagon exploitait une entreprise se rapportant à un projet d’ingénierie : Creagh c. Canada [1996] A.C.I. no 1404, aux paragraphes 32 et 33 des motifs du juge Lamarre-Proulx, C.C.I.

[13] La version française de la Loi rend l’expression « engineering activity » par « ingénierie » à la division 122.3(1)b)(i)(B). Selon le dictionnaire Robert & Collins English-French, le mot français « ingénierie » se traduit en anglais par « engineering » . « Engineering » et « engineering activity » ne signifient pas nécessairement la même chose. On peut ne pas être ingénieur professionnel, par exemple, et quand même travailler à un projet d’ingénierie. En cas de conflit entre les versions française et anglaise de la Loi, le juge doit interpréter la version qui répond le mieux aux intérêts du Parlement.

[14] L’expression « projet d'ingénierie » n’est pas définie dans la Loi. Cependant, la Loi a des règlements d’application qui tiennent compte, directement ou indirectement, du terme « ingénierie » . L’alinéa 2900(1)d) du règlement, qui énonce les dépenses admissibles aux fins de l’article 37.1 de la Loi, parle du « travail relatif à la technique, à la conception, à la recherche opérationnelle, à l’analyse mathématique, à la programmation informatique, à la collecte de données, aux essais et à la recherche psychologique, lorsque ces travaux sont proportionnels aux besoins » de la recherche pure, de la recherche appliquée et du développement expérimental « et servent à les appuyer directement » [2].

[15] M. Gabie a déclaré dans son témoignage que le génie logiciel est universellement reconnu comme étant une discipline d’ingénierie, avec ses organes de réglementation et ses organismes de normalisation. L’ISO, a-t-il dit, reconnaît le génie logiciel en tant que discipline d’ingénierie. Le Canada est membre de l’ISO et sa reconnaissance de ISO 9000 signifie, selon M. Gabie, que le gouvernement canadien reconnaît le génie logiciel en tant que véritable discipline d’ingénierie.

[16] L’expression « ingénierie » est aussi employée dans les circulaires d’information de Revenu Canada. La circulaire d’information 97-1, intitulée « Recherche scientifique et développement expérimental - Lignes directrices administratives pour le développement de logiciels » , en date du 28 février 1997, discute des trois critères à appliquer pour établir l’admissibilité d’un travail en qualité de recherche scientifique ou de développement expérimental (RSDE). Le second critère parle de « l’incertitude scientifique ou technologique » et on lit à l’article 3.2 :

L’ « incertitude systémique » qui se rattache au succès ou à l’échec de l’intégration des composantes des logiciels ou des technologies représente un type d’incertitude technologique. Il y a incertitude systémique uniquement si l’intégration n’est pas réalisée par des travaux techniques courants et qu’elle nécessite des modifications à la conception de base des technologies sous-jacentes. (je mets en italiques)

[17] Dans la circulaire d’information 86-4R3, intitulée « Développement expérimental et recherches scientifiques » , en date du 24 mai 1994, Revenu Canada reconnaît et définit, à l’alinéa 6.10f), l’expression « génie logiciel » :

Le génie logiciel comprend l’étude, au sens de la recherche pure ou appliquée, des méthodes à suivre pour concevoir, mettre en oeuvre et éprouver des logiciels et pour en évaluer le rendement. Dans ce domaine, les progrès technologiques consistent à perfectionner les méthodes pour créer des programmes informatiques plus souples, plus efficaces, plus fiables et plus faciles à entretenir. [je mets en italiques]

[18] L’appelant a défini le génie logiciel comme étant un procédé à étapes qui facilite la spécification, la conception, la mise en oeuvre et l’épreuve d’une solution logicielle répondant à un ensemble de besoins déterminés de la façon la plus expéditive et la plus rentable que possible. M. Gabie soutient que c’est là le procédé auquel recourt Hexagon pour exécuter ses obligations en vertu de son contrat avec la MHFA.

[19] La définition dans la circulaire d’information 86-4R3 est semblable à celle qu’offre l’appelant et elle décrit les activités de ce dernier dans la prestation de ses services à Hexagon.

[20] L’ISO, selon M. Gabie, énumère six phases du procédé du génie logiciel, à savoir : l’ingénierie de système/l’analyse fonctionnelle; l’analyse des besoins en logiciel; la conception; la mise en oeuvre; l’épreuve et l’entretien. Dans l’ouvrage de Roger S. Pressman[3] intitulé Software Engineering : A Practitioner’s approach, M. Michael Stovsky fait le commentaire suivant à la page 202 :

[TRADUCTION]

Un système de contrôle de qualité peut se définir comme étant la structure, les responsabilités, les modes opératoires, les processus et les ressources organisationnels nécessaires à la mise en oeuvre de la gestion de la qualité [ANS87]. ISO 9000 décrit les éléments du contrôle de qualité en termes génériques qui peuvent s’appliquer à toute entreprise indépendamment des produits ou des services offerts.

[21] M. Pressman parle aussi du procédé du génie logiciel, à la page 202 :

[TRADUCTION]

ISO 9001 est la norme de contrôle de qualité applicable au génie logiciel. La norme comprend 20 conditions nécessaires à l’existence d’un système de contrôle de qualité efficace. Parce que la norme ISO 9001 s’applique à toutes les disciplines de l’ingénierie, un ensemble spécial de lignes directrices du ISO (ISO 9000-3) a été élaboré pour faciliter l’interprétation de la norme applicable au processus logiciel. [je mets en italiques]

[22] M. Fritz Bauer, dont fait mention M. Pressman[4], a défini le génie logiciel comme étant

[TRADUCTION]

[...] la création et l’utilisation de bons principes d’ingénierie de façon à obtenir économiquement un logiciel qui est fiable et qui fonctionne efficacement sur des machines réelles

Il est clair à partir de tout ceci que l'ISO reconnaît le génie logiciel en tant que discipline.

[23] Le génie logiciel exerce une importante fonction dans l’économie actuelle. L’ingénierie comprend aujourd’hui davantage qu’un genre d’activité « pratique » résultant en un attribut physique, comme l’a laissé entendre l’avocat de l’intimée. La croissance du flux d’informations et la réalité commerciale du monde moderne ont donné une place importante à la création de « banques de données » et de « systèmes intégrés » dans la construction des ponts, des systèmes sanitaires, des immeubles, des routes, des centrales hydroélectriques et hydrauliques et d’autres entreprises qui sont traditionnellement considérées comme étant des entreprises d’ingénierie et leur développement, comme l’a expliqué M. Gabie, constitue un projet d’ingénierie indépendant. Comme l’a dit le juge Iacobucci dans l’arrêt R. c. Salituro [1991] 3 R.C.S. 654 à la p. 670 :

[...] Les juges peuvent et doivent adapter la common law aux changements qui se produisent dans le tissu social, moral et économique du pays. Ils ne doivent pas s’empresser de perpétuer des règles dont le fondement social a depuis longtemps disparu. D’importantes contraintes pèsent cependant sur le pouvoir des tribunaux de changer le droit. [...] Le pouvoir judiciaire doit limiter son intervention aux changements progressifs nécessaires pour que la common law suive l’évolution et le dynamisme de la société.

[24] Selon les faits présentés par M. Gabie, il était employé par une personne résidant au Canada, Hexagon, et il a exercé la totalité, ou presque, des fonctions de son emploi aux États-Unis au cours de la période admissible dans le cadre d’un contrat en vertu duquel Hexagon exploitait une entreprise à l’étranger se rapportant à un projet d’ingénierie, à savoir un projet relié au génie logiciel. Il n’importe pas, à mon sens, que M. Gabie soit un ingénieur professionnel ou non pourvu que l’entreprise à l’étranger de son employeur se soit rapportée à un projet d’ingénierie et que les fonctions de M. Gabie à l’étranger aient été exercées dans le cadre de l’entreprise en question. Cette optique applique à l’interprétation d’un texte de loi fiscal la règle du sens ordinaire dont parle le juge Major dans l’arrêt Friesen c. Canada[5].

[25] L’appel est par conséquent accueilli avec dépens, s’il en est.

Signé à Ottawa, Canada, ce 28e jour d’octobre 1998.

« Gerald J. Rip »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 9e jour de juin 1999.

Mario Lagacé, réviseur



[1]           Bien que l’on ait fait mention de l'ISO à l’instruction, ni l’une ni l’autre des parties n’a témoigné à l’égard de ce qu’est l’ISO ni n’a décrit l’organisme et ses fonctions. L’ISO est un important organisme international dont je peux prendre connaissance d’office. L’ISO est une fédération mondiale d’organismes nationaux de normes de quelque 130 pays, soit un organisme par pays. L’organisme qui représente le Canada est le Conseil canadien des normes, qui a été créé par la Loi sur le Conseil canadien des normes, L.R.C. 1970, ch. 41 (1er Suppl.) art. 1 (voir L.R., ch. S-16). Il a pour objet de promouvoir le développement de la normalisation et des activités connexes dans le monde en vue de faciliter l’échange international des produits et services, et de développer la collaboration dans le domaine des activités intellectuelles, scientifiques, technologiques et économiques. Les travaux de l’ISO mènent à des ententes internationales qui sont publiées en qualité de Normes internationales : http://www.iso.ch/infoe/intro.htm

[2]           Voir aussi l’alinéa 4605d) du règlement. Cette disposition décrivait une activité prescrite pour l’application de la définition de « fin approuvée » au paragraphe (2) de la définition de « bien d’un ouvrage approuvé » au paragraphe 127(9) de la Loi. La définition de « bien d’un ouvrage approuvé » a été abrogée par L.C. 1996, chap. 21, art. 30(9). L’avocat de l’intimée a avancé que, puisque le législateur fait une distinction entre « services d’ingénierie » et « services d’informatique » à l’alinéa 4605d), n’importe quel service d’informatique ne peut être un service d’ingénierie. Je ne suis pas de cet avis.

[3]           Pressman, Roger S., Software Engineering: A Practitioner’s Approach, 4e éd. New York: McGraw Hill Companies Inc., 1997. L’extrait cité a pour auteur M. Stovsky et est adapté des manuels intitulés « Fundamentals of ISO 9000 » et « ISO 9001 Standard » , conçus pour Essential Software Engineering, un programme d’études vidéo élaboré par R.S. Pressman and Associates Inc.

[4]           Précité, p. 22.

[5]           [1995] 3 R.C.S. 103 aux pp. 112 à 114. Voir aussi Stubart Investments Limited c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536, Québec (Communauté Urbaine) c. Corp. Notre-Dame de Bon-Secours, [1994] 3 R.C.S. 3 et Alberta (Treasury Branches) c. Canada; Banque Toronto-Dominion c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 963.

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