Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Date: 19981016

Dossier: 97-535-UI

ENTRE :

DERRICK PINHORN,

appelant,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

Motifs du jugement

Le juge suppléant Cuddihy, C.C.I.

[1] L'appel en l'instance a été entendu le 18 septembre 1998 à Sydney (Nouvelle-Écosse).

I- L'appel

[2] L'appel est interjeté à l'encontre d'une décision par laquelle, le 16 décembre 1996, le ministre du Revenu national (le “ ministre ”) a déterminé que l'emploi de l'appelant (le “ travailleur ”) à la Fishermen's Association (le “ payeur ”) du 2 mai au 23 juillet 1994, du 1er mai au 22 juillet 1995 et du 6 mai au 27 juillet 1996 n'était pas assurable au sens de la Loi sur l'assurance-chômage (l'“ ancienne Loi ”), maintenant appelée la Loi sur l'assurance-emploi (la “ nouvelle Loi ”) pour le motif, selon le ministre, que le travailleur n'était pas engagé par le payeur aux termes d'un contrat de louage de services au sens de l'alinéa 3(1)a) de l'ancienne Loi et de l'alinéa 5(1)a) de la nouvelle Loi.

II- Les faits

[3] Pour rendre sa décision, le ministre s'est fondé sur les faits et les motifs énoncés dans sa réponse à l'avis d'appel, plus particulièrement au paragraphe 4, dans les termes suivants :

[TRADUCTION]

a) le payeur était une association de 13 pêcheurs autonomes utilisant le même quai;

b) la South Bar Fishermen's Association était formée des 13 pêcheurs qui composaient le payeur;

c) l'appelant a été engagé par les pêcheurs comme gardien de sécurité pour protéger les bateaux et attirails de pêche la nuit;

d) l'appelant travaillait de la brunante à 6 h, sept jours sur sept, pendant la saison du homard, qui dure 12 semaines;

e) les relevés d'emploi indiquent que l'appelant était payé 780 $ par semaine en 1994 et 1995 et 750 $ en 1996;

f) le maximum de la rémunération hebdomadaire assurable était de 780 $ en 1994, de 815 $ en 1995 et de 750 $ en 1996;

g) la rémunération de l'appelant en 1996 a été ramenée au maximum de la rémunération assurable permis par la Loi sur l'assurance-chômage et la Loi sur l'assurance-emploi;

h) en 1996, l'appelant était payé 60 $ par semaine par chacun des 12 pêcheurs titulaires d'un permis de catégorie A, et 30 $ par semaine par le pêcheur qui était titulaire d'un permis de catégorie B;

i) en général, l'appelant ou son épouse percevaient les montants d'argent auprès de chacun des pêcheurs chaque semaine et, si ni l'un ni l'autre ne pouvait le faire, John Dwayne Fraser, pêcheur, recueillait l'argent et l'apportait chez l'appelant;

j) à la fin de la saison, l'appelant remettait des reçus de ces paiements à chaque pêcheur;

k) les montants payés directement à l'appelant par les pêcheurs étaient traités comme des montants payés par le payeur à l'appelant;

l) l'appelant avait la responsabilité de payer la part de l'employé et celle de l'employeur des cotisations retenues à la source;

m) l'appelant n'était pas supervisé par le payeur;

n) l'appelant recevait des instructions de chaque pêcheur relativement à l'exécution de ses tâches;

o) l'appelant pouvait se faire remplacer par quelqu'un d'autre sans obtenir l'autorisation préalable du payeur;

p) lorsque l'appelant était incapable de fournir les services lui-même, il choisissait son remplaçant et chaque pêcheur lui remettait quand même le montant convenu pour une semaine complète de travail;

q) si un pêcheur ne payait pas sa quote-part hebdomadaire à l'appelant, aucun rajustement n'était fait à la rémunération inscrite sur le relevé d'emploi de l'appelant, et l'impôt sur le revenu, les cotisations d'assurance-chômage ou d'assurance-emploi et les cotisations au Régime de pensions du Canada étaient remises comme si l'appelant avait reçu le plein montant;

r) l'appelant et le payeur prenaient part à un trompe-l'oeil visant à faire croire qu'il y avait un lien d'emploi alors qu'il n'y en avait pas;

s) l'appelant et le payeur n'étaient pas liés par un contrat de louage de services.

[4] L'appelant a admis les allégations énoncées aux alinéas a) à j). Les allégations faites aux alinéas o) et p) ont été admises sous réserve d'explications à fournir à l'audition. Les allégations énoncées aux alinéas l) à n) et q) à s) ont été niées. L'appelant ne s'est pas prononcé sur l'allégation figurant à l'alinéa k).

III- Le droit et l'analyse

[5] i) Définitions tirées de la Loi sur l'assurance-emploi

emploi ” Le fait d'employer ou l'état d'employé.

emploi assurable ” S'entend au sens de l'article 5.

L'alinéa 5(1)a) de la nouvelle Loi est ainsi libellé :

5. (1) Sous réserve du paragraphe (2), est un emploi assurable :

a) l'emploi exercé au Canada pour un ou plusieurs employeurs, aux termes d'un contrat de louage de services ou d'apprentissage exprès ou tacite, écrit ou verbal, que l'employé reçoive sa rémunération de l'employeur ou d'une autre personne et que la rémunération soit calculée soit au temps ou aux pièces, soit en partie au temps et en partie aux pièces, soit de toute autre manière;

[...]

Bref résumé de la preuve

[6] L'appelant, Daniel Fortune, Dwayne Fraser et Mary Neville ont été entendus à l'appui de l'appel. Les pièces A-1 à A-8 ont été versées au dossier de la Cour.

[7] En 1990, un groupe formé de douze pêcheurs a décidé qu'il fallait engager un gardien de sécurité pour protéger le quai. Dwayne Fraser, l'un des douze pêcheurs, a obtenu de Revenu Canada un numéro de compte aux fins de l'impôt (ELX005335) comme payeur, sous le nom de “ Fishermen's Association ”. Ce payeur n'était pas une personne morale comme telle, mais le nom était utilisé aux fins de la remise à Revenu Canada des cotisations d'assurance-chômage, des cotisations au Régime de pensions du Canada et de l'impôt sur le revenu des gardiens de sécurité engagés au fil des ans.

[8] L'appelant a été engagé en 1991. À ce moment-là, Dwayne Fraser s'occupait des livres et de la paperasserie et il agissait comme premier pêcheur ou organisateur; il a eu son mot à dire dans l'embauche de l'appelant.

[9] L'appelant devait se présenter au travail à la brunante et rester jusqu'au lever du soleil. Il travaillait 10 heures par jour, sept jours sur sept, ce qui représente 70 heures. Il utilisait son automobile comme abri et patrouillait le quai à pied. Il devait de façon générale assurer la sécurité des lieux, des bateaux et de l'attirail de pêche.

[10] L'appelant a touché 780 $ par semaine en 1994 et en 1995, et 750 $ en 1996.

[11] L'appelant était engagé pour la durée de la saison du homard, c'est-à-dire douze semaines. Le maximum de la rémunération assurable était de 780 $ en 1994, de 815 $ en 1995 et de 750 $ en 1996. La rémunération de l'appelant en 1996 a été ramenée au maximum de la rémunération assurable permis par la Loi sur l'assurance-chômage et la Loi sur l'assurance-emploi.

[12] En 1994, Mary Neville a remplacé Dwayne Fraser à la tenue des livres. Elle a expliqué comment l'appelant était payé et de quelle façon elle faisait toutes les remises nécessaires pour le travailleur.

[13] La preuve a permis d'établir que les 12 pêcheurs avaient convenu de verser au travailleur un montant d'argent dont le total constituerait sa paie brute, y compris la part des avantages sociaux assumés par l'employeur. Le travailleur devait remettre un reçu à chacun des pêcheurs. L'argent était recueilli par ou pour le travailleur et conservé à la résidence de ce dernier. Une fois par mois, l'épouse du travailleur remettait à Mary Neville, à la demande de celle-ci, les montants qui étaient dus à Revenu Canada, dont les cotisations d'assurance-chômage, les cotisations au Régime de pensions du Canada et les impôts (pièces A-3 à A-5). Mary Neville déposait cet argent une fois par mois dans le compte de Revenu Canada.

Analyse finale

[14] Ces pêcheurs avaient besoin d'un gardien de sécurité. C'est Dwayne Fraser qui, après avoir consulté les autres pêcheurs, a entrepris les démarches pour obtenir de Revenu Canada un numéro aux fins de l'impôt sous le nom de “ Fishermen's Association ”. L'appelant n'a pas pris part à ces consultations.

[15] L'appelant, qui n'était pas le premier gardien de sécurité engagé par les pêcheurs, a travaillé de 1991 à 1996. En 1994 et 1995, il y avait une autre employée, Sheila Fougere, qui, le jour, exécutait les mêmes tâches que l'appelant. En 1996, les pêcheurs n'ayant plus les moyens de payer deux employés, ils ont retenu les services de l'appelant comme gardien de nuit.

[16] Y avait-il un contrat de louage de services entre le payeur et l'appelant?

[17] Pour déterminer l'existence d'un véritable contrat de louage de services, je me reporte aux passages suivants de l'arrêt Wiebe Door Services Ltd. v. M.N.R., 87 DTC 5025, où le juge MacGuigan, C.A.F., a dit ceci aux pages 5027 à 5030 :

[Critère du contrôle]

La question de savoir si un contrat est un contrat de louage de services, dont l'objet est de créer une relation commettant-préposé ou des liens d'emploi, ou un contrat d'entreprise liant des entrepreneurs indépendants a été soulevée très souvent dans le domaine de la responsabilité délictuelle, comme le démontre une étude récente du professeur Joseph Eliot Magnet, intitulée Vicarious Liability and the Professional Employee (1978-1979), 6 C.C.L.T. 208, et en droit du travail, comme en fait foi l'analyse sommaire du professeur Michael Bendel dans The dependent contractor: An unnecessary and flawed development in Canadian labour law (1982), 32 U.T.L.J. 374.

En common law, le critère traditionnel qui confirme l'existence d'une relation employeur-employé est le critère du contrôle, que le baron Bramwell a défini dans Regina v. Walker (1858), 27 L.J.M.C. 207, à la page 208:

[TRADUCTION] À mon sens, la différence entre une relation commettant-préposé et une relation mandant-mandataire est la suivante: —un mandant a le droit d'indiquer au mandataire ce qu'il doit faire, mais le commettant a non seulement ce droit, mais aussi celui de dire comment la chose doit être faite.

Ce critère est tout aussi important aujourd'hui, comme la Cour suprême du Canada l'a indiqué dans l'affaire Hôpital Notre-Dame de l'Espérance et Théoret c. Laurent, [1978] 1 R.C.S. 605, en souscrivant à l'énoncé suivant, à la page 613: “le critère essentiel destiné à caractériser les rapports de commettant à préposé est le droit de donner des ordres et instructions au préposé sur la manière de remplir son travail”.

Néanmoins, dans Vicarious Liability in the Law of Torts, Londres, Butterworths, 1967, le professeur P. S. Atiyah a affirmé, à la page 41, que [TRADUCTION] “le critère de contrôle établi par le baron Bramwell ... est d'une simplicité trompeuse qui ... tend à perdre toute valeur après analyse”. Ce critère a le grave inconvénient de paraître assujetti aux termes exacts du contrat définissant les modalités du travail: si le contrat contient des instructions et des stipulations détaillées, comme c'est chose courante dans les contrats passés avec un entrepreneur indépendant, le contrôle ainsi exercé peut être encore plus rigoureux que s'il résultait d'instructions données au cours du travail, comme c'est l'habitude dans les contrats avec un préposé, mais une application littérale du critère pourrait laisser croire qu'en fait, le contrôle exercé est moins strict. En outre, le critère s'est révélé tout à fait inapplicable pour ce qui est des professionnels et des travailleurs hautement qualifiés, qui possèdent des aptitudes bien supérieures à la capacité de leur employeur à les diriger.

[Critère d'entrepreneur]

Le premier juriste qui a vraiment tenté de régler ces difficultés a probablement été William O. Douglas (avant sa nomination comme juge), qui a élaboré le critère de l'entreprise dans Vicarious Liability and Administration of Risk I (1928-29), 38 Yale L.J. 584. Dans cet article, il a proposé quatre traits particuliers qui caractérisent l'entreprise: le contrôle, la propriété, les pertes et les bénéfices. C'est essentiellement ce critère que lord Wright a appliqué dans Montreal v. Montreal Locomotive Works Ltd., [1947] 1 D.L.R. 161 (P.C.), (aux pages 169 et 170):

[TRADUCTION] Dans des jugements antérieurs, on s'appuyait souvent sur un seul critère, comme l'existence ou l'absence de contrôle, pour décider s'il s'agissait d'un rapport de maître à préposé, la plupart du temps lorsque des questions de responsabilité délictuelle de la part du maître ou du supérieur étaient en cause. Dans les situations plus complexes de l'économie moderne, il faut souvent recourir à des critères plus compliqués. Il a été jugé plus convenable dans certains cas d'appliquer un critère qui comprendrait les quatre éléments suivants: (1) le contrôle; (2) la propriété des instruments de travail; (3) la possibilité de profit; (4) le risque de perte. Le contrôle en lui-même n'est pas toujours concluant. Ainsi, le capitaine d'un vaisseau affrété est généralement l'employé de l'armateur, bien que l'affréteur puisse diriger l'embauchage sur le navire. Encore une fois, la loi apporte souvent des limites aux droits de l'employeur de diriger la conduite de l'employé, comme le font les règlements relatifs aux syndicats ouvriers. Dans bien des cas, il faut, pour résoudre la question, examiner l'ensemble des divers éléments qui composent la relation entre les parties. Ainsi, il est dans certains cas possible de décider en posant la question “à qui appartient l'entreprise”, en d'autres mots, en demandant si la partie exploite l'entreprise, c'est-à-dire qu'elle l'exploite pour elle-même ou pour son propre compte et pas seulement pour un supérieur. [...]

Dans ce contexte, les quatre critères établis par lord Wright constituent une règle générale, et même universelle, qui nous oblige à “examiner l'ensemble des divers éléments qui composent la relation entre les parties”. Quant il s'est servi de cette règle pour déterminer la nature du lien existant dans l'affaire Montreal Locomotive Works, lord Wright a combiné et intégré les quatre critères afin d'interpréter l'ensemble de la transaction.

[Critère d'organisation]

Dans Stevenson Jordan and Harrison, Ltd. v. Macdonald and Evans, [1952] 1 T.L.R. 101 (C.A.), le lord juge Denning (tel était alors son titre) a établi une règle générale semblable qui est habituellement appelée “critère d'organisation” (quoique, dans le présent litige, la Cour canadienne de l'impôt l'ait appelée “critère d'intégration”). En voici l'énoncé, à la page 111:

[TRADUCTION] Une particularité semble se répéter dans la jurisprudence: en vertu d'un contrat de louage de services, une personne est employée en tant que partie d'une entreprise et son travail fait partie intégrante de l'entreprise: alors qu'en vertu d'un contrat d'entreprise, son travail, bien qu'il soit fait pour l'entreprise, n'y est pas intégré mais seulement accessoire.

Le critère d'organisation a été confirmé par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Co-Operators Insurance Association v. Kearney, [1965] R.C.S. 106. En l'espèce, le juge Spence, qui s'exprimait au nom de la Cour, a cité, à la page 112, avec approbation le passage suivant tiré de Fleming, The Law of Torts (2e éd., 1961), aux pages 328 et 329:

[TRADUCTION] Sous la contrainte de situations nouvelles, les tribunaux se sont rendus de plus en plus compte qu'on étirait la règle traditionnelle [du critère du contrôle] et, dans les décisions les plus récentes, ils ont eu manifestement tendance à la remplacer par une règle qui ressemble à un critère d'“organisation”. Le soi-disant préposé faisait-il partie de l'organisation de son employeur? Est-ce que le lieu et le temps d'exécution du travail faisaient l'objet d'un contrôle de type organisationnel, ou était-ce plutôt la façon de l'exécuter?

Comme M. Bendel l'a souligné (précité, à la page 381), le critère d'organisation est maintenant [TRADUCTION] “bien accepté au Canada”. Dans l'extrait suivant, il en explique l'intérêt (précité, à la page 382):

[TRADUCTION] Le grand intérêt qui est porté au critère d'organisation en matière de relations de travail tien au fait que l'intégration du travail dans l'entreprise d'un tiers, point essentiel du critère, est un indicateur de dépendance économique très utile. Voici comment (dans une affaire entendue avant l'adoption des modifications législatives concernant les entrepreneurs dépendants en Ontario) la Commission des relations de travail de l'Ontario a expliqué le lien entre intégration et dépendance économique:

Au fond, exploiter une entreprise, c'est offrir à une clientèle divers biens et services au meilleur prix possible, compte tenu des contraintes que la concurrence fait subir à un marché donné. D'après la Commission, il est bien évident qu'une entreprise ne peut prospérer si sa croissance est totalement liée aux opérations d'un certain client. L'indépendance de l'entrepreneur est le facteur principal qui permet de le distinguer de l'employé ... Dans les cas où le soutien financier du chauffeur est inextricablement lié aux activités de l'intimé, nous croyons qu'il ne peut être considéré comme un entrepreneur indépendant.

(Je souligne)

[...]

Le professeur Atiyah (précité, aux pages 38 et 39) a fini par adopter le critère énoncé par lord Wright dans l'affaire Montreal Locomotive Works, car il le considère comme un critère plus général que celui de lord Denning qui, à son avis, n'apporte une solution que dans certains cas.

[Analyse]

Je suis porté à me rallier à ce point de vue pour les mêmes raisons. Je considère le critère de lord Wright non pas comme une règle comprenant quatre critères, comme beaucoup l'ont interprété, mais comme un seul critère qui est composé de quatre parties intégrantes et qu'il faut appliquer en insistant toujours sur ce que lord Wright a appelé ci-dessus “l'ensemble des éléments qui entraient dans le cadre des opérations”, et ce, même si je reconnais l'utilité des quatre critères subordonnés.

(Je souligne)

[...]

De toute évidence, le critère d'organisation énoncé par lord Denning et d'autres juristes donne des résultats tout à fait acceptables s'il est appliqué de la bonne manière, c'est-à-dire quand la question d'organisation ou d'intégration est envisagée du point de vue de l'“employé” et non de celui de l'“employeur”. En effet, il est toujours très facile, en examinant la question du point de vue dominant de la grande entreprise, de présumer que les activités concourantes sont organisées dans le seul but de favoriser l'activité la plus importante. Nous devons nous rappeler que c'est en tenant compte de l'entreprise de l'employé que lord Wright a posé la question “À qui appartient l'entreprise”.

C'est probablement le juge Cooke, dans Market Investigations, Ltd. v. Minister of Social Security, [1968] 3 All E.R. 732 (Q.B.D.), qui, parmi ceux qui ont examiné le problème, en a fait la meilleure synthèse (aux pages 738 et 739):

[TRADUCTION] Les remarques de lord Wright, du lord juge Denning et des juges de la Cour suprême des États-Unis laissent à entendre que le critère fondamental à appliquer est celui-ci: “La personne qui s'est engagée à accomplir ces tâches les accomplit-elle en tant que personne dans les affaires à son compte”. Si la réponse à cette question est affirmative, alors il s'agit d'un contrat d'entreprise. Si la réponse est négative, alors il s'agit d'un contrat de service personnel. Aucune liste exhaustive des éléments qui sont pertinents pour trancher cette question n'a été dressée, peut-être n'est-il pas possible de le faire; on ne peut non plus établir de règles rigides quant à l'importance relative qu'il faudrait attacher à ces divers éléments dans un cas particulier. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il faudra toujours tenir compte du contrôle même s'il ne peut plus être considéré comme le seul facteur déterminant; et que des facteurs qui peuvent avoir une certaine importance sont des questions comme celles de savoir si celui qui accomplit la tâche fournit son propre outillage, s'il engage lui-même ses aides, quelle est l'étendue de ses risques financiers, jusqu'à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion, et jusqu'à quel point il peut tirer profit d'une gestion saine dans l'accomplissement de sa tâche. L'utilisation du critère général peut être plus facile dans un cas où la personne qui s'engage à rendre le service le fait dans le cadre d'une affaire déjà établie; mais ce facteur n'est pas déterminant. Une personne qui s'engage à rendre des services à une autre personne peut bien être un entrepreneur indépendant même si elle n'a pas conclu de contrat dans le cadre d'une entreprise qu'elle dirige actuellement.

(Je souligne)

Quand il doit régler un tel problème, le juge de première instance ne peut se soustraire à l'obligation de peser avec soin tous les facteurs pertinents, comme l'a indiqué le juge Cooke.

[18] Le juge Desjardins, de la Cour d'appel fédérale, a réitéré la position de la Cour dans l'arrêt Hennick[1] :

Le critère en question est bien connu, mais il pourrait être utile au départ de mettre l'accent sur le fait que, dans son analyse de la règle comportant quatre critères énoncée par lord Wright (à savoir, le degré de contrôle, la propriété des instruments de travail, les chances de bénéfice, les risques de perte) et sur le critère de l'organisation ou de l'intégration énoncé par lord Denning, le juge MacGuigan, dans l'arrêt Wiebe Door Services Ltd., a souligné qu'il est toujours important de déterminer quelle relation globale les parties entretiennent entre elles. Il a d'abord cité au complet les remarques que lord Wright avait faites dans l'arrêt Montreal v. Montreal Locomotive Works Ltd.[2] :

[TRADUCTION] Dans des jugements antérieurs, on s'appuyait souvent sur un seul critère, comme l'existence ou l'absence de contrôle, pour décider s'il s'agissait d'un rapport de maître à préposé, la plupart du temps lorsque des questions de responsabilité délictuelle de la part du maître ou du supérieur étaient en cause. Dans les situations plus complexes de l'économie moderne, il faut souvent recourir à des critères plus compliqués. Il a été jugé plus convenable dans certains cas d'appliquer un critère qui comprendrait les quatre éléments suivants: (1) le contrôle; (2) la propriété des instruments de travail; (3) la possibilité de profit; (4) le risque de perte. Le contrôle en lui-même n'est pas toujours concluant. Ainsi, le capitaine d'un vaisseau affrété est généralement l'employé de l'armateur, bien que l'affréteur puisse diriger l'embauchage sur le navire. Encore une fois, la loi apporte souvent des limites aux droits de l'employeur de diriger la conduite de l'employé, comme le font les règlements relatifs aux syndicats ouvriers. Dans bien des cas, il faut, pour résoudre la question, examiner l'ensemble des divers éléments qui composent la relation entre les parties. Ainsi, il est dans certains cas possible de décider en posant la question “à qui appartient l'entreprise”, en d'autres mots, en demandant si la partie exploite l'entreprise, c'est-à-dire qu'elle l'exploite pour elle-même ou pour son propre compte et pas seulement pour un supérieur.

(C'est le juge qui souligne)

Puis, le juge MacGuigan a ajouté ceci[3] :

[...] Je considère le critère de lord Wright non pas comme une règle comprenant quatre critères, comme beaucoup l'ont interprété, mais comme un seul critère qui est composé de quatre parties intégrantes et qu'il faut appliquer en insistant toujours sur ce que lord Wright a appelé ci-dessus “l'ensemble des éléments qui entraient dans le cadre des opérations”, et ce, même si je reconnais l'utilité des quatre critères subordonnés.

[...]

Il est toujours important de déterminer quelle relation globale les parties entretiennent entre elles. [...]

De toute évidence, le critère d'organisation énoncé par lord Denning et d'autres juristes donne des résultats tout à fait acceptables s'il est appliqué de la bonne manière, c'est-à-dire quand la question d'organisation ou d'intégration est envisagée du point de vue de l'“employé” et non de celui de l'“employeur”. En effet, il est toujours très facile, en examinant la question du point de vue dominant de la grande entreprise, de présumer que les activités concourantes sont organisées dans le seul but de favoriser l'activité la plus importante. Nous devons nous rappeler que c'est en tenant compte de l'entreprise de l'employé que lord Wright a posé la question “À qui appartient l'entreprise”.

[C'est moi qui souligne]

[19] En 1997, le juge Décary, de la Cour d'appel fédérale, s'est exprimé dans les termes suivants dans l'arrêt Normand Charbonneau[4] :

[...]

Deux observations préliminaires s'imposent.

Les critères énoncés par cette Cour dans Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N.[5], à savoir d'une part le degré de contrôle, la propriété des instruments de travail, les chances de bénéfice et les risques de perte et d'autre part l'intégration, ne sont pas les recettes d'une formule magique. Ce sont des points de repère qu'il sera généralement utile de considérer, mais pas au point de mettre en péril l'objectif ultime de l'exercice qui est de rechercher la relation globale que les parties entretiennent entre elles. Ce qu'il s'agit, toujours, de déterminer, une fois acquise l'existence d'un véritable contrat, c'est s'il y a, entre les parties, un lien de subordination tel qu'il s'agisse d'un contrat de travail (art. 2085 du Code civil du Québec) ou s'il n'y a pas, plutôt, un degré d'autonomie tel qu'il s'agisse d'un contrat d'entreprise ou de service (art. 2098 dudit Code) [...]

Par ailleurs, s'il est certain que l'appréciation de la nature juridique de relations contractuelles soit affaire d'espèce, il n'en reste pas moins qu'à espèces sensiblement semblables en fait devraient correspondre en droit des jugements sensiblement semblables. Aussi, lorsque cette Cour s'est déjà prononcée sur la nature d'un certain type de contrat, point n'est besoin par la suite de refaire l'exercice dans son entier: à moins que n'apparaissent dans les faits des différences vraiment significatives, le Ministre, puis la Cour canadienne de l'impôt ne devraient pas s'écarter de la solution retenue par cette Cour.

Lorsque le juge de la Cour canadienne de l'impôt a accueilli en l'espèce les appels de l'intimé et conclu que le contrat en était un de travail, il est tombé selon nous dans le piège d'une analyse par trop mathématique des critères de Wiebe Door, ce qui l'a amené à s'écarter à tort de la solution retenue par cette Cour dans Procureur général du Canada c. Rousselle et al[6] et maintenue dans Procureur général du Canada c. Vaillancourt[7].

[20] C'est Dwayne Fraser, qui tenait les livres avant 1994 et qui semble avoir assumé à compter de ce moment-là le rôle de chef du groupe, qui, clairement, exerçait le contrôle. Il a bien mentionné qu'il “ vérifiait le travail de l'appelant ”. Ce dernier était par conséquent supervisé dans la mesure où cela est nécessaire dans ce genre de situation. On s'attendait à ce que l'appelant fasse son travail sans supervision continuelle, laquelle, d'après la preuve, n'était pas requise. Il ne pouvait aller et venir à sa guise. Il ne pouvait être remplacé par quelqu'un d'autre. Il est cependant admis que l'appelant s'est fait remplacer à une occasion seulement parce qu'il était trop malade pour travailler.

[21] L'appelant n'avait aucune chance de réaliser des bénéfices. Il a été admis qu'il pouvait perdre une partie de sa paie si l'un des pêcheurs ne payait pas sa quote-part, mais cela ne représentait pas un montant important. La preuve n'a pas permis d'établir qu'il avait effectivement perdu de l'argent.

[22] L'appelant utilisait son automobile pour se rendre au travail et pour en revenir et il s'en servait comme abri la nuit. Cet élément n'a pas été contesté.

[23] Le dernier élément est l'intégration. Le travail de l'appelant n'était pas intégré au travail du payeur comme pêcheur, mais il y était accessoire puisqu'il était effectué pendant la saison de pêche, quand les bateaux étaient laissés sans surveillance la nuit.

[24] Cette preuve a effectivement établi l'existence d'un contrat. Il faut par ailleurs déterminer s'il y avait entre le travailleur et le payeur un lien de subordination tel qu'il s'agissait d'un contrat de travail ou s'il n'y avait pas plutôt un degré d'autonomie tel qu'il s'agissait d'un contrat d'entreprise.

[25] Les seuls témoignages que la Cour a entendus sont ceux de l'appelant et de ses témoins. Ils ont démontré un degré suffisant de subordination et, après avoir vu et entendu l'appelant et ses témoins, dont la crédibilité n'a pas été contestée, j'estime que le degré d'autonomie n'était pas suffisant pour conclure qu'il existait un contrat d'entreprise.

[26] Le ministre a allégué qu'il y avait un trompe-l'oeil destiné à faire croire qu'il y avait un lien d'emploi alors qu'il n'y en avait pas.

[27] La preuve a permis d'établir dans quelles circonstances Revenu Canada a attribué à Dwayne Fraser un numéro de compte aux fins de l'impôt au nom de “ Fishermen's Association ”. En conséquence, des remises ont été faites à l'intimé, comme on l'a expliqué, non seulement pour l'appelant, mais pour d'autres travailleurs, au fil des ans, même avant que l'appelant soit engagé. Aucune preuve n'a été soumise par l'intimé sur les règles qui régissent l'attribution d'un numéro de compte. On doit également tenir pour acquis que, lorsque l'intimé attribue un numéro de compte, il effectue d'abord certaines vérifications pour déterminer l'objet et l'utilité de la demande. La Cour ne peut conclure, sur le fondement des témoignages entendus, que cette démarche était illégale ou irrégulière ou qu'elle faisait partie d'un trompe-l'oeil conçu par l'appelant et le payeur. Elle avait déjà été faite lorsque l'appelant a été engagé. À moins qu'il y ait une autre preuve qui n'a pas été entendue, il s'ensuit que la démarche a été acceptée par l'intimé.

[28] Certes, la manière dont l'argent était versé et dont les remises étaient effectuées était plutôt inhabituelle. Cependant, je ne peux conclure que l'appelant n'a pas effectué le travail et que le contrat constituait un trompe-l'oeil. L'appelant recevait sa paie de chaque pêcheur qui était membre du groupe, et le montant reçu incluait la part de l'employeur des cotisations retenues à la source, qu'il faisait remettre à Mary Neville, qui tenait la liste de paie et qui était chargée d'effectuer les remises à Revenu Canada.

[29] La façon dont l'appelant était payé et la procédure suivie pour faire les remises à Revenu Canada ne permettent pas de conclure de façon décisive à l'inexistence d'un contrat de louage de services. En outre, aucun témoignage n'a été entendu pour le compte de l'intimé qui pourrait mener la Cour à rejeter les témoignages de l'appelant et de ses témoins.

[30] Je suis par conséquent convaincu que l'appelant a prouvé selon la prépondérance des probabilités l'existence d'un contrat de louage de services.

[31] Je ne crois pas que ma décision constitue un précédent pour d'autres périodes d'emploi passées ou à venir de l'appelant ou d'autres personnes travaillant pour le payeur ou pour tout autre employeur. Le ministre conserve le droit de faire enquête sur toute autre période d'emploi des travailleurs aux fins de l'assurance-chômage.

[32] La présente décision s'applique à l'appelant relativement aux seules périodes d'emploi en cause parce que ce sont les seules périodes qui peuvent être examinées par la Cour.

IV- Décision

[33] L'appel est accueilli et la décision du ministre est infirmée.

Signé à Dorval (Québec), ce 16e jour d'octobre 1998.

“ S. Cuddihy ”

J.S.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 28e jour de mai 1999

Mario Lagacé, réviseur



[1]               The Attorney General of Canada v. Gayle Hennick and Royal Conservatory of Music (1995) 179 N.R. 315.

[2]               [1947] 1 D.L.R. 161 (C.P.), pages 169 et 170.

[3]               Wiebe Door Services Ltd. c. M.N.R., pages 562 et 563.

[4]               Attorney General of Canada v. Normand Charbonneau [1997] 207 N.R. 299.

[5]               [1986] 3 C.F. 553 (C.A.).

[6]               (1990), 124 N.R. 339 (C.A.F.).

[7]               Inédit, A-639-91, 14 mai 1992 (C.A.F.).

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