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Date: 19980728

Dossier: 96-672-UI

ENTRE :

GUY CARRIER,

appelant,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

Motifs du jugement

Le juge Lamarre, C.C.I.

[1] Il s'agit d'un appel d’une décision du ministre du Revenu national (le « Ministre » ) selon laquelle l'appelant n'a pas exercé un emploi assurable auprès de la société Le Pied de Biche Inc. (le « payeur » ) au cours de la période du 3 octobre 1994 au 30 décembre 1994. Dans sa décision, le Ministre a déterminé que cet emploi n’était pas assurable au motif qu’il s’agissait d’un emploi exclu des emplois assurables aux termes de l’alinéa 3(2)c) de la Loi sur l'assurance-chômage (la « Loi » ). Dans la Réponse à l’avis d’appel, le Ministre invoque également qu’il n’existait aucun contrat de louage de services entre l’appelant et le payeur aux termes de l’alinéa 3(1)a) de la Loi mais plutôt un arrangement artificiel afin de rendre l’appelant admissible aux prestations d’assurance-chômage.

FAITS

[2] En rendant sa décision, le Ministre s'est basé sur les faits énoncés au paragraphe 4 de la Réponse à l’avis d'appel. Ces faits se lisent comme suit :

(a) le payeur opère un commerce de couture qui comprend une boutique et un atelier de couture;

(b) l'appelant a été embauché pour effectuer des travaux de rénovation et réaménager la bâtisse qui abrite la boutique et les ateliers du payeur;

(c) les travaux effectués par l'appelant pour le payeur n'étaient pas reliés aux activités commerciales du payeur;

(d) en tout temps pertinent au litige, les actionnaires du payeur étaient:

pourcentage des actions

Sylvie Brodeur 33 1/3 %

Micheline Brodeur 33 1/3 %

Chantal Brodeur 33 1/3 %

(e) les trois actionnaires sont des soeurs;

(f) Sylvie Brodeur est la conjointe de fait de l'appelant;

(g) l'appelant, Sylvie Brodeur, Micheline Brodeur et Christian Grenier sont les quatre propriétaires à part égale de l'édifice du payeur;

(h) les quatre personnes mentionnées dans le paragraphe (g) sont également propriétaires dans d'autres bâtisses à St-André Avellin;

(i) depuis le 2 juin 1987, l'appelant est également partenaire à part égale avec Christian Grenier, dans une entreprise de ventes de chaussures qui opère sous le nom de "Moi, mes souliers ... Enr.";

(j) selon une déclaration statutaire, l'appelant s'occupait de son propre commerce pendant les fins de semaines et le soir et le reste du temps il percevait des prestations d'assurance-chômage;

(k) durant la période en litige, l'appelant n'a travaillé que durant 13 semaines pour le payeur soit le minimum de semaines requises pour se qualifier pour des prestations d'assurance-chômage;

(l) durant les années antérieures l'appelant s'est également qualifié pour des prestations d'assurance-chômage en travaillant le minimum nombre [sic] de semaines requises pour percevoir des prestations d'assurance-chômage;

nombre de semaines nombre de semaines

travaillées requises

1993 12 12

1994 13 13

(m) l'appelant était rémunéré 800,00 $ à chaque deux semaines par le payeur n'importe les heures qu'il travaillait;

(n) l'appelant décidait la méthode de travail;

(o) l'appelant fournissait en partie les outils nécessaires pour rendre les services au payeur;

(p) l'appelant a été engagé par le payeur pour effectuer un travail très spécifique;

(q) les autres travailleurs qui ont également travaillé pour le même projet que l'appelant étaient considérés par le payeur comme des travailleurs indépendants et non des employés;

(r) l'appelant et le payeur ont entre eux un lien de dépendance;

(s) compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l'importance du travail accompli, il n'est pas raisonnable de conclure que l'appelant et le payeur auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable, s'ils n'avaient pas eu un lien de dépendance.

[3] La représentante de l’appelant a admis les alinéas a), b), d), e), f), j) et r) ci-haut énoncés. Elle a nié tous les autres faits. J’ai entendu les témoignages de l’appelant et de Micheline Brodeur.

[4] Le payeur exploite une entreprise de couture qui engage environ trois couturières pendant une période de cinq mois au cours de l’année (du mois de mai à octobre) en sus de Micheline et Sylvie Brodeur qui s’occupent de leur entreprise à l’année. Chantal Brodeur qui est la troisième actionnaire du payeur ne travaille pas dans cette entreprise. Ces couturières sont payées entre 7,50 $ et 8,50 $ l’heure pour des semaines de 40 heures. Les deux soeurs Brodeur se versent chacune un salaire d’environ 10,00 $ l’heure.

[5] Les activités se déroulent ainsi au cours de l’année. Durant les mois de janvier et février, on procède à l'échantillonnage de nouveaux modèles. Pendant les mois de mars et avril, on fait les patrons et on procède à l’organisation de la production. A compter du mois de mai, la production commence en vue de fournir la marchandise à différentes boutiques. Durant les mois de novembre et décembre, l'entreprise participe à diverses expositions. C’est aussi le temps de la vente des manteaux de fourrure.

[6] Au début de l’année 1994, les soeurs Brodeur ont décidé d’agrandir leur atelier qui se trouvait dans le sous-sol de leur maison. Le projet conçu par Micheline Brodeur consistait à construire un nouvel atelier et une nouvelle boutique en arrière de la maison existante. Pour obtenir une subvention en vue des travaux de construction, les soeurs Brodeur ont dû engager un contracteur pour faire le nouveau solage, les murs, la finition extérieure et l’électricité. Le contracteur engageait ses propres employés et devait livrer la nouvelle bâtisse finie à l'extérieur. Pour la finition intérieure, les soeurs Brodeur n’étaient pas obligées de faire affaire avec ce contracteur. Aux fins de minimiser les coûts, elles ont engagé l’appelant.

[7] L’appelant exerce le métier d’ébéniste depuis 1977. Il a eu son propre atelier pendant dix ans. Il faisait des meubles, des moulures et de la restauration d’immeubles. Il a aussi fait la rénovation de petits chalets dans une réserve de chasse et pêche. En 1995, il a été engagé comme chaîneur journalier en arpentage pour l’entreprise T.L.S. Inc.(voir pièce A-2).

[8] En 1994, il était sans travail. C’est ainsi que Micheline Brodeur a engagé l’appelant. Il a été mis en charge de démolir l'atelier de l’ancienne maison une fois le travail du contracteur terminé. Il s’est occupé également de toute la finition intérieure et du réaménagement de l’atelier et de la boutique. Bien que les soeurs Brodeur lui dictaient les grandes lignes à suivre quant à la restructuration de l’atelier, l’appelant procédait par la suite selon son propre rythme. L’appelant faisait aussi divers autres travaux comme la peinture, la plomberie, la menuiserie. Micheline Brodeur a mis fin aux travaux au mois de décembre 1994 alors qu’il ne lui restait plus de budget pour continuer.

[9] L’appelant était payé 10,00 $ l’heure pour des semaines de 40 heures. L’appelant possédait quelques outils mais la plupart lui était fournie par les soeurs Brodeur.

[10] Les deux soeurs Brodeur et leurs conjoints, Christian Grenier et l’appelant, étaient co-propriétaires de l’immeuble qui a fait l’objet des rénovations. Selon la preuve, il semble que cet immeuble appartenait auparavant au payeur. Suite à des difficultés financières, le payeur aurait cédé cet immeuble aux quatre co-propriétaires. Micheline Brodeur a dit que c’est grâce à la participation de l’appelant et de Christian Grenier (25 pour cent chacun) qu’elle a pu obtenir une hypothèque pour le financement nécessaire aux rénovations. Le 31 octobre 1994, l’immeuble en question a été retransféré au payeur (pièce A-1) pour la valeur de l’hypothèque. Au cours de la période ou l'immeuble était détenu par les quatre co-propriétaires, le payeur le louait pour en avoir l'utilisation.

[11] De plus, l’appelant était associé avec son beau-frère, Christian Grenier, dans une entreprise de vente au détail de chaussures depuis 1987. Il y travaillait en soirée et les week-ends. L’appelant a dit qu’il avait cessé toute activité dans cette entreprise lorsque celle-ci fut fusionnée avec l’entreprise du payeur en février 1995. A ce moment, cette entreprise aurait été transférée au même endroit que l’atelier de couture. Selon la déclaration modificative de société datée du 29 mars 1995 (pièce I-1), il n’y a toutefois aucun retrait d’associés mais plutôt un ajout d’associés, soit les deux soeurs Brodeur.

ANALYSE

[12] L’intimé prétend qu’il existait un arrangement artificiel entre l’appelant et le payeur afin de rendre le premier admissible aux prestations d’assurance-chômage. Je ne considère pas que la preuve va dans ce sens. J’ai trouvé le témoignage de l’appelant de même que celui de Micheline Brodeur tout à fait crédibles. Je n’ai aucune hésitation à croire que ce dernier a réellement travaillé 40 heures par semaine au cours de la période en litige pour le payeur. La représentante de l’intimé n’a pas remis en cause la rémunération de l’appelant et je n’ai aucune raison de penser que ce dernier n’aurait pas été payé pour le travail accompli. (De fait, celui-ci a déclaré les revenus de cet emploi dans sa déclaration de revenus 1994, pièce I-2).

[13] A mon avis, l'emploi de l'appelant rencontrait toutes les conditions d'un contrat de louage de services aux termes de l'alinéa 3(1)a) de la Loi.

[14] Par ailleurs, l’intimé soutient que l’emploi est exclu des emplois assurables en vertu de l’alinéa 3(2)c) de la Loi.

L'alinéa 3(2)c) de la Loi se lit comme suit :

3.(2) Les emplois exclus sont les suivants :

c) sous réserve de l'alinéa d), tout emploi lorsque l'employeur et l'employé ont entre eux un lien de dépendance, pour l'application du présent alinéa :

(i) la question de savoir si des personnes ont entre elles un lien de dépendance étant déterminée en conformité avec la Loi de l'impôt sur le revenu,

(ii) l'employeur et l'employé, lors­qu'ils sont des personnes liées entre elles, au sens de cette loi, étant réputés ne pas avoir de lien de dépendance si le ministre du Revenu national est convaincu qu'il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l’importance du travail accompli, qu'ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s'ils n'avaient pas eu un lien de dépendance;

[15] Il est clair que l’appelant et le payeur ont un lien de dépendance entre eux[1].

L’appelant doit prouver suivant la prépondérance des probabilités que le Ministre a exercé sa discrétion de façon inappropriée en décidant, compte tenu de toutes les circonstances, que le payeur et l’appelant n'auraient pas conclu un contrat de travail à peu près semblable s'il n'y avait pas eu de lien de dépendance entre eux [2]. Pour ce faire, il doit démontrer selon le cas que le Ministre :

(i) a agi de mauvaise foi ou dans un but ou un mobile illicites;

(ii) n'a pas tenu compte de toutes les circonstances pertinentes, comme l'exige expressément le sous-alinéa 3(2)c)(ii);

(iii) a tenu compte d'un facteur non pertinent.[3]

[16] Ici, le Ministre s’appuie entre autres sur le fait que l’appelant était co-propriétaire à parts égales de l’immeuble. D’une part, ceci est vrai jusqu’au 31 octobre 1994 seulement. D’autre part, en quoi le fait d’être co-propriétaire est-il un élément à considérer dans l'évaluation de l'existence d'un emploi lorsque celui-ci est réel? En 1994, l'immeuble en question était utilisé uniquement par le payeur pour les fins de l'exploitation de son entreprise dans laquelle l'appelant ne tirait aucun profit. Jusqu'au 31 octobre 1994, le payeur payait un loyer pour en avoir l'utilisation. Par la suite, il est redevenu la propriété du payeur. L'appelant a été engagé par le payeur pour rénover l'immeuble. Je ne vois pas en quoi le fait d'être co-propriétaire puisse affecter les circonstances de l'emploi. Aucune mention n’est faite à la Réponse à l’avis d’appel portant que l’appelant garantissait de quelque manière le financement de l’immeuble. Aucune question non plus n'a été posée en contre-interrogatoire à ce sujet. Seule Micheline Brodeur a fait allusion au fait que l'immeuble avait été transféré aux quatre co-propriétaires afin de faciliter l'obtention d'une hypothèque. L'hypothèque est un droit réel grevant l'immeuble. Je ne peux inférer des témoignages en chef ou des contre-interrogatoires que l'appelant a garanti personnellement cet emprunt.

[17] Quant à la méthode de travail utilisée, je ne vois pas en quoi ce critère peut avoir une influence sur les circonstances entourant l’emploi. Un autre menuisier aurait probablement utilisé aussi sa propre méthode de travail. Cela ne change rien au fait que ce sont les soeurs Brodeur qui coordonnaient les travaux.

[18] Pour ce qui est de l’allégation voulant que l’appelant ait été engagé pour exécuter une tâche bien spécifique, ce n’est pas ce qui ressort de la preuve. L'appelant faisait divers travaux à la demande des soeurs Brodeur.

[19] Quant à la rémunération, la preuve n’a pas révélé que l’appelant n’était pas payé pour son travail. Je n'ai aucune raison de croire après avoir entendu les témoignages que l'appelant ne travaillait pas 40 heures par semaine. Il recevait son salaire en conséquence. Pour ce qui est des outils, il ressort de la preuve qu'à part quelques petits outils, c’est le payeur qui les fournissait.

[20] Le fait que les autres travailleurs ayant travaillé pour le contracteur aient été considérés comme des travailleurs indépendants n’est pas ressorti de la preuve. Ce qui est ressorti est plutôt que le contracteur engageait ses propres employés pour les travaux qu’il devait exécuter. L’appelant a été engagé à part pour faire divers travaux reliés à la finition intérieure.

[21] Quant au nombre minimum de semaines de travail requis pour devenir admissible aux prestations d’assurance-chômage, ce facteur est influent dans la mesure ou il y a un doute sur le fait que l’appelant ait réellement travaillé au cours de cette période ou ait continué à travailler après. Ce n’est pas le cas ici.

[22] Finalement, la preuve a démontré que le fait que l'appelant était propriétaire d'une entreprise de chaussures, n'affectait pas sa disponibilité pour le payeur au cours de la période en litige. Quant à la déclaration statutaire à laquelle il est fait référence au paragraphe 4 d) de la Réponse à l'avis d'appel, cette déclaration n'a pas été déposée en preuve. Bien qu'admis par la représentante de l'appelant, il ressort des témoignages que l'appelant travaillait pendant la période en litige et ne recevait pas à ce moment des prestations d'assurance-chômage. Au contraire, l'appelant a souligné qu'il avait cessé de recevoir ses prestations lorsque le payeur lui a offert cet emploi.

[23] Compte tenu de tous ces éléments, je suis d'avis que l’appelant a démontré suivant la prépondérance des probabilités que l’ensemble des faits tenus en compte par le Ministre était erroné ou que le Ministre en a fait une mauvaise appréciation pour conclure comme il l’a fait. Tel que le disait le juge Pratte dans l’affaire Louise Larente c. M.R.N.[4]:

En répondant à la question que soulève le sous-alinéa 3(2)(c)(ii) de la Loi sur l’assurance-chômage, il faut se demander à quelles conditions aurait été employé un tiers qui aurait fourni la même prestation de travail que la requérante.

[24] Je suis d’avis que le Ministre ne pouvait légalement conclure qu’un tiers n’aurait pas fourni la même prestation de travail aux mêmes conditions que l’appelant dans la présente instance. En effet, la preuve a révélé que le Ministre a tenu compte de facteurs non pertinents et n'a pas tenu compte de toutes les circonstances pertinentes pour conclure comme il l'a fait. Par ailleurs, la Cour d'appel fédérale se prononçait ainsi dans l'affaire Procureur général du Canada c. Jolyn Sports Inc., [1997] F.C.J. no 512 (Q.L.) à la p. 4 :

Dans tout appel interjeté en vertu de l'article 70, les conclusions de fait du ministre, ou ses « présuppositions » , seront énoncés en détail dans la réponse à l'Avis d'appel. Si le juge de la Cour de l'impôt qui, contrairement au ministre, se trouve dans une situation privilégiée pour apprécier la crédibilité des témoins qu'elle a vus et entendus, parvient à la conclusion que certaines ou la totalité de ces présuppositions de fait étaient erronées, elle devra déterminer si le ministre pouvait légalement tirer la conclusion qu'il a tirée en se fondant sur les faits établis en preuve.[5]

[25] J’estime ici avoir des éléments suffisants pour réviser la décision du Ministre. L’appel est donc admis et le règlement de la question par le Ministre est infirmé.

Signé à Ottawa, Canada, 28 juillet 1998.

"Lucie Lamarre"

J.C.C.I.



[1]           Pour établir si des personnes ont un lien de dépendance, l'alinéa 3(2)c) de la Loi réfère à la Loi de l'impôt sur le revenu (la « LIR » ). Or, aux termes des alinéas 251(1)a), 251(2)a) et 251(6)b) des paragraphes 251(4) et 252(4) et du sous-alinéa 251(2)b)(iii) de la LIR, l’appelant a un lien de dépendance avec le payeur qui est contrôlé par son conjoint et les deux soeurs de son conjoint.

[2]                Voir les décisions de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Ferme Émile Richard et Fils Inc. c. M.R.N., (1994) 178 N.R. 361, et dans l'affaire Tignish Auto Parts Inc. c. M.R.N., (1994)185 N.R. 73.

[3]           Voir la décision de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Procureur général du Canada et Jencan Ltd., [1997] A.C.F. no 876 para. 37 (Q.L.)

[4]           [1997] A.C.F. no. 245 (Q.L.) au para. 3.

[5]           Version française tirée de la traduction dans la décision Jencan, supra, au para. 50.

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