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Date: 20000420

Dossiers: 97-2802-IT-G; 97-2803-IT-G

ENTRE :

CAROLINE RINGUETTE, DOUGLAS YOUNG,

appelants,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

Intimée.

Motifs du jugement

La juge Lamarre, C.C.I.

[1] Il s’agit d’appels interjetés à l’encontre des cotisations établies par le ministre du Revenu national (le “ ministre ”) en vertu du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la “ Loi ”). Le ministre a établi une cotisation pour chacun des deux appelants au montant de 200 000 $ en se basant sur le fait qu’ils sont solidairement responsables avec Gilles Ringuette de payer les impôts dus par ce dernier. Lors de l’audience, l’avocate du ministre a avisé la Cour que le ministre était disposé à modifier les cotisations et à tenir les appelants responsables de la somme de 175 000 $ au lieu de 200 000 $. Dans ses observations écrites, l’avocate de l’intimée reconnaît que les appelants devraient être tenus responsables d’un montant n’excédant pas 160 500 $. Les appelants demandent à la Cour d’annuler ces cotisations.

[2] Le paragraphe 160(1) est ainsi formulé :

ARTICLE 160 : Transfert de biens entre personnes ayant un lien de dépendance.

(1)Lorsqu'une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon à l'une des personnes suivantes :

a) son conjoint ou une personne devenue depuis son conjoint;

b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

les règles suivantes s'appliquent :

d) le bénéficiaire et l'auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d'une partie de l'impôt de l'auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d'imposition égale à l'excédent de l'impôt pour l'année sur ce que cet impôt aurait été sans l'application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l'article 74 de la Loi de l'impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts révisés du Canada de 1952, à l'égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l'égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

e) le bénéficiaire et l'auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d'un montant égal au moins élevé des montants suivants :

(i) l'excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

(ii) le total des montants dont chacun représente un montant que l'auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l'année d'imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d'une année d'imposition antérieure ou pour une de ces années;

aucune disposition du présent paragraphe n'est toutefois réputée limiter la responsabilité de l'auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

[3] Gilles Ringuette est le père de Caroline Ringuette qui est mariée à Douglas Young. Le 13 janvier 1995, Gilles Ringuette a vendu une propriété aux appelants moyennant la somme de 300 000 $ en contrepartie. À cette époque, Gilles Ringuette était tenu de payer un montant global de 1 056 023,12 $ en vertu de la Loi en ce qui concerne les années d’imposition 1989, 1990, 1991 et 1992 (selon le paragraphe 3 (e) de la réponse à l’avis d’appel, et cette allégation n’a pas été contestée par les appelants). L’intimée est d’avis que la juste valeur marchande de la propriété s’élevait à au moins 460 500 $ au moment où le transfert a été effectué. L’intimée affirme donc que les appelants sont responsables avec Gilles Ringuette de payer les impôts qu’il doit, soit jusqu’à 160 500 $. Les appelants prétendent que la juste valeur marchande de leur propriété n’excédait pas 245 000 $ lorsqu’ils l’ont achetée. Comme ils ont payé 300 000 $, ils soutiennent qu’aucune responsabilité ne devrait leur être imposée en vertu de l’article 160 de la Loi.

[4] Le seul point qui reste à déterminer consiste à savoir quelle était la valeur marchande de la propriété le 13 janvier 1995.

[5] La propriété achetée par les appelants était une propriété commerciale située dans la ville de Rigaud, dans la province de Québec. La propriété, un ancien moulin à farine, avait été transformée en restaurant avant que les appelants ne l’achètent, ainsi que le site commercial attenant. La propriété incluait également une résidence située sur le terrain adjacent à la propriété commerciale ainsi que les terrains vacants désignés comme les lots 111-4, 111-5 ainsi que le lot partiel 111 (“ Lots 111 ”) et le lot partiel 108 (“ Lot 108 ”) à Rigaud.

[6] Chacune des parties a demandé à un spécialiste d’évaluer la valeur de la propriété. Aux fins de leurs évaluations, chaque spécialiste a divisé la propriété entre la propriété commerciale, le site commercial, la propriété résidentielle, le terrain résidentiel et les terrains vacants. Leurs évaluations peuvent se résumer comme suit :

Évaluation

Spécialiste des appelants

Spécialiste de l’intimée

Propriété commerciale

124 500 $

293 750 $

Site commercial

– 25 000 pi2

(terrain adjacent au moulin)

– 392 103 pi2

(terrain afférent à la propriété commerciale)

56 250 $

15 716 $

56 250 $

36 000 $

Propriété résidentielle

11 400 $

26 500 $

Terrain résidentiel

13 500 $

13 500 $

Lots 111-4, 111-5 et lot partiel 111

500 $

6 000 $

Lot partiel 108

23 000 $

30 000 $

Total

244 866 $

462 000 $*

*L’intimée a indiqué à tort un total de 460 500 $.

[7] Les deux parties se sont entendues sur la définition de l'expression "market value" (“ valeur marchande ”). Dans le Dictionary of Real Estate Appraisal, deuxième édition, 1989, publié par le American Institute of Real Estate Appraisers, on définit ce terme de la façon suivante :

[TRADUCTION]

Le prix le plus probable, à une date particulière, en termes d’argent ou l’équivalent, ou en d’autres termes spécifiés contre lesquels on devrait vendre les droits d’une propriété particulière après que celle-ci a fait l’objet d’une mise en vente pendant une période raisonnable dans un marché compétitif raisonnable en vertu de toutes les conditions requises à une vente raisonnable, au cours de laquelle l’acheteur et le vendeur agissent tous deux de manière prudente, en connaissance de cause et dans leur intérêt personnel, et supposant qu’aucun d’entre eux n’agit sous une contrainte excessive.

[8] Les deux spécialistes s’entendent sur le fait qu’on doit établir une telle valeur marchande selon une norme objective et en tenant compte du concept d’utilisation optimale de la propriété faisant l’objet de l’évaluation. On définit le terme “ utilisation optimale ” de la façon suivante à la page 27 du rapport du spécialiste des appelants :

[TRADUCTION]

L’utilisation raisonnable probable et légale d’un terrain vacant ou d’une propriété aménagée, qui est matériellement possible, avantageusement soutenue, financièrement réalisable, et qui procure une valeur optimale. Les quatre critères auxquels l’utilisation optimale doit se soumettre sont la permission légale, la possibilité matérielle, la réalisation financière et la rentabilité maximum.

L’utilisation optimale d’un terrain ou d’un site comme s’il est vacant se définit en ces termes :

“ L’utilisation d’une propriété fondée sur l’hypothèse qu’une parcelle de terrain est vacante ou qu’elle peut devenir vacante suite à la démolition des aménagements. ”

L’utilisation optimale d’une propriété aménagée se définit en ces termes :

L’utilisation qu’on doit faire d’une propriété dans sa forme actuelle. ”

[9] Après avoir déterminé l’utilisation optimale d’une propriété en cours d’évaluation, sa valeur marchande sera évaluée en fonction d’une ou de plusieurs des trois méthodes suivantes, dont on trouve le résumé aux pages 3 et 4 des observations écrites des appelants :

[TRADUCTION]

Après avoir déterminé l’utilisation optimale d’une propriété en cours d’évaluation, sa valeur marchande sera évaluée en fonction d’une (1) ou de plusieurs des trois (3) méthodes suivantes :

(a) La méthode du coût qui consiste à déterminer la valeur marchande du terrain évalué, à laquelle on ajoute la valeur de remplacement dépréciée de la structure qui y est érigée au moment de l’évaluation;

(b) La méthode du revenu qui consiste à déterminer la valeur marchande d’une propriété (ou intérêt à bail) en capitalisant le revenu net (ou loyer net) que la propriété est raisonnablement susceptible de générer;

(c) La méthode de comparaison des ventes directes qui consiste à comparer le prix de propriétés semblables vendues récemment avec la propriété en cours d’évaluation et à analyser les différences qu’elles comportent avec la propriété en cours d’évaluation pour ensuite apporter les ajustements requis afin de refléter ces différences.

La propriété commerciale

[10] La propriété commerciale était à l’origine un moulin à farine construit en 1830. En 1908, on a construit un petit barrage sur le site afin d’alimenter le moulin. Ce dernier a été converti en restaurant-bar en 1992. Depuis que le moulin à farine a cessé ses opérations, le barrage n’est plus requis et il ne représente actuellement aucune utilité à la propriété.

[11] Selon le spécialiste des appelants, Giuseppe Bruno, puisque le barrage est toujours détenu en propriété privée, il a un effet négatif sur la valeur de la propriété, principalement en raison de la responsabilité qu’il entraîne aux propriétaires en cas de bris. Selon M. Bruno, les coûts liés aux réparations et aux dommages qu’il pourrait causer aux propriétés avoisinantes pourraient excéder la valeur marchande de la propriété commerciale. En conséquence, il est d’avis que la présence du barrage rend la propriété commerciale indésirable et invendable.

[12] Même si le spécialiste de l’intimée, Michel Sauro, reconnaît que les propriétaires sont responsables du barrage, il est d’avis que ce dernier n'a aucun effet sur la qualité marchande de la propriété commerciale. Selon l’intimée, on peut le constater en examinant les transactions de vente se rapportant à la propriété commerciale et le terrain qui lui est adjacent. En effet, le 21 mars 1990, la propriété commerciale, la résidence et le terrain adjacent ont été vendus pour la somme de 260 000 $ à Club Condominium Sol International, une société dont le président était Gilles Ringuette, lors d’une transaction conclue entre parties sans lien de dépendance. Cette transaction n’incluait pas les lots 108 et 111. De plus, le 19 mars 1992, Gilles Ringuette a acquis les propriétés, y compris les propriétés en cause, de Club Condominium Sol International pour la somme de 939 900 $. En dernier lieu, Gilles Ringuette a vendu la propriété en cause aux appelants le 13 janvier 1995 pour la somme de 300 000 $.

[13] Comme il est démontré dans l’acte de vente intervenu entre Gilles Ringuette et les appelants, le barrage est inclus dans la propriété vendue et on y fait mention du droit d’effectuer les réparations qui s’imposent. La présence du barrage, avec ses avantages et ses inconvénients, était sans doute connue des appelants et ils ont tout de même accepté d’acheter la propriété en cause au montant de 300 000 $. On peut affirmer la même chose de Gilles Ringuette qui a acheté la propriété lors d’une transaction qui s’est conclue entre parties sans lien de dépendance. J’en conclus donc que la présence du barrage ne rend pas la propriété commerciale invendable.

[14] Pour ce qui est de la valeur de la propriété commerciale en soi (“ le Moulin ”), le spécialiste des appelants, M. Bruno, l’a fixée à 124 500 $ en se basant sur la méthode du coût. De son côté, le spécialiste de l’intimée, M. Sauro, a établi la valeur marchande à 293 750 $ en combinant la méthode de comparaison des ventes directes, la méthode du revenu et la méthode du coût.

[15] Caroline Ringuette a témoigné qu’elle a acheté la propriété de son père en janvier 1995 pour la somme de 300 000 $ et que rien ne lui indiquait à ce moment-là qu’il ne s’agissait pas de la juste valeur marchande. Elle a mentionné que son père avait exploité un restaurant dans le Moulin, du mois de juillet 1994 à la fin du mois d’août 1994. Il l’a sollicitée au mois de novembre 1994 car il avait l’intention de vendre la propriété. Elle n’a pas demandé à un tiers d’inspecter le Moulin car elle s’est fiée à l’avis de son père. Au moment de la transaction, elle et son époux avaient l’intention d’exploiter un restaurant au rez-de-chaussée du Moulin comme une opération clés en main, même s’ils possédaient peu d’expérience dans le domaine de la restauration. Ils avaient également l’intention d’accueillir des réceptions à l’étage supérieur du Moulin et de gérer une brasserie au sous-sol.

[16] Lorsqu’ils ont pris possession du Moulin, ils se sont rendus compte que la cuisine était mal organisée et qu’il était impossible de servir 80 personnes dans la salle à manger comme l’avait suggéré Gilles Ringuette. Ils ont également réalisé que le restaurant ne pouvait pas rester ouvert en hiver car l’édifice n’était pas isolé et il générait des coûts de chauffage exorbitants. En effet, ils ont ouvert le restaurant au mois de mars 1995 et ils ont dû le fermer en décembre 1995 car il faisait beaucoup trop froid. Personne n’a tenté de faire remplacer le système de chauffage du Moulin étant donné le fait que les coûts de remplacement auraient été prohibitifs. De plus, le fait d’isoler des murs de pierre d’une épaisseur de trois pieds aurait enlevé tout le cachet historique qui caractérise le Moulin, celui-ci étant le principal facteur d’attraction du Moulin.

[17] Au printemps, les appelants ont dû affronter les crues de la rivière. Le sous-sol du Moulin était sujet aux inondations lors du dégel du printemps et ils ont réalisé qu’il serait difficile d’exploiter un bar à cet endroit. Ils se sont également rendus compte que les plafonds du sous-sol étaient trop bas et qu’ils n’étaient pas conformes aux règlements municipaux en ce qui a trait à l’établissement d’un bar.

[18] Les appelants ont également témoigné qu’à chaque printemps, le dégel cause des dommages importants au terrain commercial sujet aux inondations, ce qui entraîne des dépenses considérables liées aux travaux d’aménagement paysager et de jardinage suivant la décrue des eaux. De plus, en raison des inondations annuelles, ils ont dû débourser environ 5 000 $ par année afin de réparer un tuyau de drainage qui décharge l’eau dans le canal qui traverse le terrain commercial sujet aux inondations.

[19] En raison des facteurs précités, les tentatives de gérer le Moulin comme un restaurant à service complet ont totalement échoué. À cet égard, Mme Ringuette a témoigné qu’elle et son époux ont déclaré une perte d’environ 80 000 $ pour l’année 1995. Ils ont alors tenté de vendre la propriété, mais sans succès.

[20] En 1996, ils ont réouvert le Moulin afin de l’utiliser comme salle de réception pour les mariages pendant les fins de semaine de la saison estivale et, depuis ce temps, la nourriture est fournie par des traiteurs externes.

[21] Comme nous l’avons mentionné précédemment, pour établir la valeur du Moulin, le spécialiste de l’intimée, M. Sauro, a utilisé une combinaison des trois différentes méthodes alors que le spécialiste des appelants, M. Bruno, a utilisé uniquement la méthode du coût. Lorsqu’il a utilisé la méthode de comparaison des ventes directes, M. Sauro a reconnu qu’il existait très peu de propriétés comparables car le Moulin est très vieux. M. Sauro a expliqué qu’il a tenté d’utiliser des propriétés possédant des caractéristiques semblables au Moulin, telles que l’âge et l’utilisation, afin de démontrer qu’il existait un marché pour ce genre de propriété. Grâce à cette technique, M. Sauro a établi la valeur du Moulin à 321 048 $. Pour en arriver à cette valeur, il a fixé à 36 $ le prix raisonnable d’un pied carré selon le prix moyen du pied carré de cinq autres ventes de propriétés comparables.

[22] Le spécialiste des appelants, M. Bruno, n’a pas utilisé cette méthode en raison du peu de propriétés vendues dont les attributs étaient semblables à la propriété en question. Il a souligné que les ventes comparables utilisées par M. Sauro n’étaient pas appropriées étant donné les différences importantes entre de telles ventes et le Moulin.

[23] Par exemple, la première vente comparable choisie par M. Sauro a eu lieu en 1987 dans la ville de Rosemère. M. Bruno a soutenu qu'à la ville de Rosemère, le salaire moyen, le niveau d’éducation et la valeur marchande des maisons étaient tous supérieurs à ceux à la ville de Rigaud, comme le démontre l’extrait du Rapport de recensement de 1996 préparé par Statistique Canada. De plus, cette première vente comparable utilisée par M. Sauro se rapporte à une vieille maison située le long d'un boulevard où une série de vieilles maisons semblables ont été converties en commerces, plus particulièrement en restaurants. Cet emplacement est favorable à la circulation régulière de clients alors que le Moulin est isolé le long d'une rue sans issue dans la ville de Rigaud et il ne lui est donc pas possible de jouir de l’ambiance créée par les commerces environnants, ce qui l’aurait aidé à attirer plus de clients. Il s’agit également d’une propriété beaucoup plus petite que le Moulin et il n’est donc pas possible de les comparer de manière logique. L’avocate de l’intimée a indiqué que plusieurs vieilles structures avaient été rénovées dans la ville de Rosemère depuis cette première vente comparable en 1987 et que M. Bruno ne peut donc pas comparer le quartier tel qu’il est aujourd’hui à ce qu’il était au moment de la vente. Selon mon opinion, le fait que cette vente a eu lieu huit ans avant la vente de la propriété en question représente une bonne raison de ne pas l’utiliser. Les deux spécialistes ont admis qu’il y avait eu des fluctuations dans l’économie du milieu des années 1980 au milieu des années 1990 et, selon le Rapport du recensement de 1996, il est évident que la ville de Rosemère était plus avantagée que la ville de Rigaud.

[24] M. Sauro a utilisé deux autres ventes comparables, dont un restaurant situé dans la municipalité de St-André Est qui était beaucoup plus petit que le Moulin, donc inapproprié à des fins de comparaison, et un autre restaurant situé dans la zone historique de la ville de Laprairie. Pour ce dernier, M. Sauro a utilisé un prix de vente de 200 000 $ pour la propriété alors que 50 000 $ compris dans le prix de vente était imputable à l’équipement. En conséquence, M. Bruno a précisé que le prix d’achat du pied carré établi par M. Sauro était surévalué. L’avocate de l’intimée n’est pas de l’avis de M. Bruno puisque les appelants ont payé pour le Moulin un montant qui incluait l’équipement. Ainsi, afin de pouvoir comparer les deux restaurants, il semblait logique que M. Sauro ne déduise pas le montant de 50 000 $ imputable à l’équipement. L’avocate de l’intimée précise également qu’une hypothèque de 180 000 $ grevait la propriété de Laprairie et elle souligne que cette hypothèque ne grevait sûrement pas l’équipement. L’avocat des appelants indique que la présente cause ne concerne pas la valeur de l’équipement et que les deux spécialistes devraient uniquement s’en tenir à l’évaluation du Moulin. De toute façon, le prix de l’équipement qui se trouvait dans le Moulin au moment où les appelants l’ont acheté n’était pas indiqué dans l’acte de vente. Je partage l’avis de l’avocat des appelants que l'on peut raisonnablement présumer que cet équipement n’avait qu’une valeur symbolique. Cet avis est également partagé par les différents témoins qui ont visité le Moulin et qui ont confirmé que l’équipement du Moulin était fonctionnellement et économiquement désuet. Je considère donc que M. Sauro a fait une erreur lorsqu’il a tenu compte du prix de vente de 200 000 $ de la vente comparable à Laprairie.

[25] La quatrième vente comparable utilisée par M. Sauro se rapporte à une propriété située le long d'une rue achalandée et entourée de plusieurs propriétés classées comme historiques dans la ville de Boucherville. Selon M. Bruno, ce simple fait empêche cette vente d’être comparable. Il existe une importante différence entre un restaurant situé le long d'une rue principale et entouré de propriétés semblables dans la ville de Boucherville et le Moulin qui est isolé le long d'une rue sans issue dans la ville de Rigaud. Il est évident que le premier attirera beaucoup plus de gens en fonction de l’environnement où il est situé alors que personne ne trouvera le Moulin à moins qu’on ne s’y rende expressément. De plus, M. Bruno a indiqué que le prix d’achat fixé à 200 000 $ pour la quatrième vente comparable n’inclut pas uniquement le restaurant mais aussi une structure plus petite qui est actuellement louée comme résidence, ainsi que le terrain sur lequel elle est située. Selon M. Bruno, la superficie de l’édifice est en fait plus grande que ce qui a été calculé par M. Sauro. À cet égard, M. Bruno a témoigné que le prix du pied carré devrait être inférieur à ce qui a été fixé par M. Sauro. L’avocate de l’intimée a admis qu’au moment de la vente, la propriété consistait en une seule structure et que le prix de vente doit s’appliquer à la propriété telle qu’elle était au moment de la vente en 1993. Comme aucune preuve n’a été fournie sur ce point en particulier, je ne crois pas qu’on devrait tenir compte de cette vente comparable.

[26] Pour ce qui est de la cinquième et dernière vente comparable, M. Bruno a témoigné qu’elle n’était pas utile pour déterminer la valeur marchande du Moulin. D’abord, il s’agit d’une structure à quatre étages et dont la superficie est supérieure au Moulin. Ensuite, cette propriété abritait anciennement un ordre religieux et il s’agit maintenant d’une résidence de retraite. À cet égard, M. Bruno a témoigné qu’étant donné l’ancienne vocation de la propriété et son utilisation actuelle, les coûts associés à la transformation étaient probablement très minimes puisque la propriété a toujours été une résidence. Ce n’est vraisemblablement pas le cas du Moulin. Les coûts associés à la transformation du Moulin en une résidence de retraite seraient astronomiques.

[27] Après coup, je partage l’avis de M. Bruno qui affirme qu’aucune des ventes comparables choisies par M. Sauro n’était appropriée afin de déterminer la valeur marchande du Moulin. Par conséquent, je ne crois pas que la méthode de comparaison des ventes directes a contribué à déterminer cette valeur. Chacune des ventes comparables comportait ses propres caractéristiques qui rendaient la comparaison au Moulin presque impossible. Je ne tiendrai donc pas compte de la valeur calculée selon cette méthode.

[28] M. Sauro, le spécialiste de l’intimée, a également utilisé la méthode du revenu afin d’établir la valeur marchande du Moulin. Selon le rapport de M. Bruno, la méthode du revenu est la méthode la plus pertinente à l’évaluation d’un bien de placement, puisque de telles propriétés sont achetées, détenues et vendues sur la base de leur potentiel de production de revenus. Selon cette méthode, la valeur d’une propriété est évaluée en capitalisant le loyer net raisonnablement susceptible d’être généré par la propriété. Cette méthode n’a pas été utilisée par M. Bruno parce qu’elle ne présenterait pas la valeur marchande la plus élevée du Moulin basée sur l’utilisation optimale. À cet égard, même M. Sauro a admis que la cuisine du restaurant du Moulin ne permettait pas de servir plus de 40 clients. Étant donné que la superficie du Moulin est assez grande, M. Bruno est d’avis que le fait d’utiliser le rez-de-chaussée du Moulin pour y loger un restaurant de 40 places constituerait une sous-utilisation du Moulin, ce qui ne représenterait donc pas sa meilleure valeur marchande. Selon M. Bruno, étant donné le nombre important d’insuffisances économiques et fonctionnelles qui empêchaient le Moulin de devenir le restaurant à service complet qu’on avait prévu ouvrir au moment où il a été acheté par les appelants, il aurait été mieux de le convertir à d’autres fins plutôt que de remédier aux problèmes car les coûts associés à la transformation du Moulin en restaurant à service complet économiquement et fonctionnellement stable excéderaient sûrement le prix que quiconque voudrait payer pour acquérir le Moulin. Pour ces raisons, M. Bruno n’a pas utilisé la méthode du revenu.

[29] Même s’il avait décidé d’appliquer la méthode du revenu, M. Bruno aurait donc obtenu une valeur approximative de 97 400 $ si l’on tient compte de l’utilisation optimale de la propriété, alors que M. Sauro a obtenu une valeur de 311 290 $ sur la base de son utilisation optimale. Les différences obtenues par les spécialistes lors de leurs évaluations résident dans le revenu estimé et dans le taux de capitalisation.

[30] Lorsqu’il a déterminé le revenu brut estimatif, M. Bruno a uniquement tenu compte de la superficie utilisable, étant donné qu’il s’agit de la superficie qu’examinerait un locataire ou un investisseur raisonnablement informé et objectif s’il désirait louer le Moulin dans le but d’y exploiter un restaurant. M. Sauro a mesuré la superficie de la propriété en utilisant ses murs extérieurs comme point de référence. M. Bruno a utilisé l’intérieur des murs. Les deux spécialistes ont convenu de principes d’évaluation généralement reconnus, soit que les mesures doivent être calculées en utilisant les murs extérieurs comme point de référence. M. Bruno a cependant témoigné que ces mesures normalisées ne sont pas appropriées à la présente affaire. Selon M. Bruno, les mesures normalisées ont été élaborées par les propriétaires de grands immeubles à bureaux dans le but de déterminer la superficie des planchers de tels immeubles. Cependant, les murs des immeubles modernes ont une épaisseur de huit pouces à un pied alors que les murs du Moulin ont une épaisseur de trois pieds. Selon M. Bruno, si les mesures avaient été prises à partir des murs extérieurs, la surface utile disponible aurait été surestimée d’environ 2 000 pieds carrés, soit 28 p. 100 de plus que la superficie réelle de la surface utile. À ce sujet, je crois que le raisonnement de M. Bruno est bien fondé. Je crois, comme lui, que la superficie du Moulin ne peut être mesurée selon les normes modernes. Je partage l’avis de l’avocat des appelants, soit que la superficie du Moulin doit être déterminée en se référant aux murs intérieurs en se basant sur le fait que toute personne d’affaires objective pourrait uniquement utiliser la superficie ainsi déterminée et le revenu brut estimatif du Moulin serait basé sur cette superficie.

[31] En ajustant le revenu brut, M. Sauro a appliqué une réduction de 10 p. 100 afin de tenir compte des mauvaises créances et de l’inoccupation de l’immeuble. M. Bruno a indiqué qu’on devait appliquer un ajustement de 10 p. 100 en ce qui concerne l’inoccupation et qu’un autre ajustement de 10 p. 100 devait être appliqué pour compenser les mauvaises créances. L’avocate de l’intimée soutient que, puisque l’inoccupation et les mauvaises créances sont étroitement liés, le fait d’appliquer les deux déductions signifierait que la propriété n’était occupée que six mois par année. Voici ce qu’on peut lire dans “ Principes et concepts généraux en évaluation foncière ”, Introduction au Manuel d'évaluation, Ministère des Affaires municipales du Québec (pièce A-10), en ce qui concerne l’inoccupation et les mauvaises créances à la p. 13/8 :

Dans la plupart des évaluations d'immeubles à revenus, l'évaluateur doit établir des probabilités et nécessairement prévoir une perte possible de revenus causée par des vacances ou des mauvaises créances. Cette perte se calcule sous forme de pourcentage du revenu brut selon la catégorie de bâtiment.

Les facteurs à considérer dans l'estimation d'une provision pour les logements vacants et les dettes irrécupérables sont le rendement passé de la propriété, l'âge et la qualité du bâtiment à évaluer, l'économie de la région, les logements vacants d'immeubles comparables, le type et la qualité des locataires, la durée des baux et le niveau des loyers, etc.

[32] Si l’on tient compte du passage susmentionné, les spécialistes semblent avoir été trop loin dans leurs ajustements en ce qui a trait à l’inoccupation et aux mauvaises créances lorsqu’ils ont appliqué la méthode du revenu à la situation actuelle, car il ne s’agit pas, au sens strict du mot, d’un bien locatif. Cependant, si l’on tient compte du fait que les spécialistes ont proposé des ajustements de 10 p. 100 et 20 p. 100 et étant donné les coûts importants associés au rétablissement des insuffisances économiques et fonctionnelles du Moulin en tant que restaurant à service complet, tel que l’avaient prévu les appelants lorsqu’ils l’ont acheté, je crois qu’il est plausible qu’un locataire ou qu’un investisseur potentiel n’aurait pu exploiter le Moulin plus de six mois par année dans ces circonstances. À ce sujet, je serais plus encline d’accepter l’ajustement de 20 p. 100 proposé par M. Bruno, qui me semble être un taux très modéré étant donné les circonstances.

[33] En ce qui concerne les dépenses estimatives devant être déduites des revenus, M. Bruno a témoigné qu’on devrait tenir compte d’un montant fixe de 5 000 $ qui représente le nettoyage annuel devant être effectué au Moulin suite aux inondations causées par le dégel du printemps. M. Sauro a tenu compte du fait que toutes les dépenses commerciales devaient être assumées par le locataire. De plus, l’avocate de l’intimée soutient que ces dépenses sont causées par l’entretien inadéquat des barrages. Elle est donc d’avis que ce montant de 5 000 $ ne devrait pas être considéré comme une dépense associée à l’entretien puisqu’il est principalement causé par la négligence du propriétaire. L’avocat des appelants a répondu qu’il n’existe aucune preuve que le dispositif de rétention d’eau du barrage nécessitait des réparations. Plutôt, comme l’a témoigné M. Young, l’inondation est causée par les forces naturelles du dégel printanier. Les débris sont entraînés jusqu’au barrage par le flot de la rivière, bloquant ainsi le barrage et provoquant le débordement de l’eau. M. Young a affirmé qu’on ne pouvait rien faire pour remédier à ce problème. De plus, M. Young a indiqué que l’inondation des terres est également le résultat des embâcles en aval de la rivière qui force l’eau à monter et à se déverser sur les terrains commerciaux. Selon le témoignage de M. Young, il doit débourser environ 5 000 $ par année pour nettoyer son terrain. Le témoignage de M. Young m’a convaincu que M. Bruno avait raison de déduire un montant fixe de 5 000 $ pour le nettoyage annuel.

[34] Les spécialistes ne se sont pas entendus non plus sur le taux de capitalisation qui doit être appliqué au revenu net déterminé pour le restaurant du Moulin. M. Sauro a utilisé un taux de 11 p. 100 en partant du principe qu’on pourrait obtenir un prêt sur une période de cinq ans et amorti sur une période de 20 ans au taux de 10,5 p. 100 par année (ce taux est basé sur le fait que seulement 30 p. 100 de l’investissement était en espèces et le reste constitue un prêt) et qu’un investissement à long terme dans une obligation stable pourrait rapporter 9,25 p. 100 par année. M. Bruno a indiqué qu’il serait plus pertinent d’appliquer un taux de capitalisation de 14,9 p. 100. Ce taux est basé sur un investissement “ entièrement en espèces ” comparativement à un taux déterminé en partant du principe que seulement 30 p. 100 de l’investissement a été effectué en espèces. M. Bruno a également utilisé un facteur de risque de trois pour cent. Selon M. Bruno, si un investisseur pouvait effectuer un placement sûr à long terme dans une obligation à 9,25 p. 100 par année, il ne serait pas réaliste de prétendre qu’une telle personne pourrait s’attendre à obtenir le même taux de rendement d’une entreprise impliquant la gestion d’un restaurant au Moulin, ce qui occasionne un niveau de risque plus élevé.

[35] Je partage l’avis de M. Bruno selon lequel l'exploitation d’un restaurant au Moulin comporte un niveau de risque élevé. Qu’il suffise de dire qu’il faudrait investir un montant d’argent important afin de pouvoir gérer un restaurant à longueur d’année au Moulin. Je conviens comme M. Bruno que la méthode du revenu ne s’applique pas à la présente situation. En effet, la présente affaire concerne un immeuble dont le but premier n’était pas de servir de restaurant mais qui a été conçu au siècle dernier comme moulin. Je crois donc qu’il est très difficile d’établir son potentiel de production de revenus comme restaurant comparativement aux autres propriétés conçues, construites et destinées à être exploitées comme un restaurant. Même si cette méthode devait s’avérer applicable, je serais sûrement d’avis, comme M. Bruno, qu’on devrait utiliser un taux de capitalisation plus élevé que celui établi par M. Sauro.

[36] Grâce à la méthode du coût, le spécialiste des appelants, M. Bruno, a déterminé que le coût de remplacement du Moulin est de 622 600 $. Cependant, après avoir déterminé que le Moulin avait atteint la fin de sa vie économique au moment où il a été acheté par les appelants, en raison des importantes insuffisances en termes de désuétude économique et fonctionnelle, M. Bruno a conclu qu’on ne devait accorder au Moulin qu’une valeur résiduelle. Ainsi, on a déduit un facteur de 80 p. 100 de la valeur de remplacement établie à 622 600 $ pour en arriver à une valeur comptable nette de 124 500 $.

[37] Grâce à la même méthode, M. Sauro a déterminé que le coût de remplacement du Moulin est de 467 018 $ auquel il a appliqué un facteur d’amortissement de 33 p. 100 afin d’obtenir une valeur finale de 316 000 $. Cette valeur correspond à l’évaluation municipale attribuée au Moulin.

[38] L’opinion des deux spécialistes comportait deux principales différences en ce qui a trait à la méthode du coût. Premièrement, ils ne s’entendaient pas sur les dimensions du Moulin. M. Sauro a témoigné que la superficie du Moulin doit être déterminée en utilisant l’extérieur des murs comme point de référence. M. Bruno a utilisé les dimensions internes de l’immeuble pour calculer la superficie. On a déjà discuté plus haut de la question des dimensions du Moulin lors de l’analyse de la méthode du revenu et j’appuie M. Bruno qui propose qu’on tienne compte uniquement de la superficie utile dans le but d’établir un prix pour le Moulin.

[39] Le second point de discorde entre les spécialistes se rapporte au taux d’amortissement. M. Bruno a utilisé un facteur de 80 p. 100 pour déterminer la valeur marchande non amortie du Moulin en partant du principe que le Moulin avait atteint la fin de sa vie économique au moment où les appelants l’ont acheté.

[40] Dans son rapport, M. Bruno a reconnu que le Moulin avait été totalement rénové en 1992 et, par conséquent, qu’il n’existait aucune défectuosité majeure ou entretien différé. Cependant, comme l’immeuble a été construit en 1830 en tant que moulin à farine et qu’il a été converti en restaurant, il est également d’avis que le Moulin souffre de désuétude fonctionnelle en raison de la mauvaise conception et de la piètre qualité du mobilier, des installations fixes et de l’équipement du restaurant. Les insuffisances sont décrites de la façon suivante aux pages 24 et 25 de son rapport :

[TRADUCTION]

1. L’immeuble n’est pas suffisamment isolé et on doit le fermer pour l’hiver en raison des coûts prohibitifs associés au chauffage. Le restaurant est en exploitation du mois d’avril au mois de novembre.

2. La taille de la cuisine est nettement insuffisante en fonction de la superficie des lieux ou du nombre de places. Elle équivaut à 5 p. 100 de la superficie globale (375 pi2 de 6 964 pi2). La taille des cuisines traditionnelles qui couvrent la préparation de la nourriture, la cuisson, l’entreposage de la nourriture, y compris la réfrigération, et le nettoyage équivaut à environ 25 p. 100 de l’espace total, soit environ 1 700 pi2 (25 p. 100 de 6 964 pi2).*

3. Il n’existe aucun autre moyen pour transporter les plats préparés au sous-sol ou au second étage que l’escalier qui est situé au centre de l’immeuble et qui est assez éloigné de la cuisine. Généralement, les restaurants à plusieurs étages sont munis d’installations pour la préparation de la nourriture sur chacun des étages ou l’escalier est adjacent à la cuisine. Ce n’est pas le cas dans la présente affaire.

4. Les tables et les bancs étaient fixés au plancher partout sur les étages, ils ne sont pas de bonne qualité et ils ne sont pas plaisants du point de vue esthétique. Depuis 1995, les tables et les bancs ont été remplacés par des chaises et des tables mobiles.

5. Il n’y a pas assez d’espaces de stationnement sur les lieux : on en compte actuellement 80 alors qu’il devrait y en avoir 340.**

* Dans son témoignage, M. Bruno a indiqué que les coûts associés à l’agrandissement de la cuisine seraient prohibitifs si l’on tient compte de la structure actuelle du Moulin.

** Dans son témoignage, M. Bruno a souligné qu’on ne compte qu’environ 80 espaces de stationnement, alors que le restaurant à service complet qu’on avait prévu ouvrir au Moulin aurait pu accueillir 240 personnes. Dans son rapport, M. Bruno a indiqué à tort une capacité d’accueil de 340 personnes au lieu de 240 comme l’a démontré la preuve (voir le paragraphe 48 des présents motifs).

[41] M. Bruno est également d’avis que la propriété en question souffre de désuétude économique puisque la composition socio-économique de Rigaud et de la région avoisinante ne peut soutenir un restaurant comme le Moulin. En effet, en raison des facteurs précités et des insuffisances fonctionnelles de la propriété, on a transformé le Moulin de restaurant en salle de réception. À cette fin, le tarif de location est de 1 000 $ par jour pour l’immeuble au complet, 250 $ pour le rez-de-chaussée et 500 $ pour le second étage. La plupart des occasions consistent en des réceptions de mariage qui ont lieu les fins de semaine. Pour ce qui est de la nourriture, celle-ci est préparée et livrée par un traiteur. Malgré les changements apportés, la propriété en question continue de générer des revenus qui ne permettent pas l’exploitation sur une base continue. En effet, M. Bruno a fixé l’évaluation du Moulin tel qu’il est à 75 000 $ (page 28 de son rapport) duquel il attribue 72 000 $ au terrain sous-jacent (soit la somme des valeurs attribuées aux terrains qui constituent le site commercial comme il est indiqué sur le tableau d’évaluation au paragraphe 6 des présents motifs), ce qui laisse une valeur de 3 000 $ à la propriété commerciale en soi.

[42] M. Bruno est donc d’avis qu’en raison de la désuétude fonctionnelle et économique des améliorations, l’utilisation optimale de la propriété commerciale ne repose pas sur son utilisation actuelle (comme restaurant). Elle ne repose pas non plus sur l’utilisation des améliorations comme salle de réception pour le public. Par conséquent, M. Bruno croit que pour obtenir une utilisation optimale des améliorations, il faut changer l’utilisation de la propriété, soit en propriété résidentielle. Dans ce cas-là, la valeur attribuée à une autre utilisation, selon le tableau d’amortissement de Marshall & Swift Valuation Service, correspond à 20 p. 100 du coût de remplacement à neuf des améliorations relatives à l’utilisation actuelle de la propriété. En d’autres mots, une propriété commerciale possède une valeur résiduelle de 20 p. 100 du coût de remplacement à neuf de l’immeuble à la fin de sa vie économique.

[43] M. Sauro a utilisé un taux d’amortissement de 33 p. 100 en partant du principe que, malgré son âge, le Moulin est toujours très fonctionnel grâce aux rénovations majeures effectuées en 1991 par Gilles Ringuette (M. Ringuette avait demandé un permis de rénovation d’une valeur approximative de 410 000 $ au mois d’avril 1991). Les appelants ont fait de la publicité pour le Moulin en tant que restaurant situé sur un terrain de dix acres et offrant une expérience de restauration unique au beau milieu de la nature. À cet égard, M. Sauro soutient que le Moulin ne se trouvait certainement pas à la fin de sa vie économique. Selon lui, il restait 20 ans à la vie économique de l’immeuble au moment où les appelants l’ont acheté. D'ailleurs, les appelants ont demandé un prêt hypothécaire de 200 000 $ pour le Moulin lorsqu’ils l’ont acheté et un autre prêt hypothécaire de 40 000 $ a été accordé plus tard. Selon l’opinion de M. Sauro, les banques n’accordent pas de prêt hypothécaire pour une valeur excédant 70 p. 100 de la valeur de la propriété (sur une période d’amortissement moyenne de 20 ans). M. Sauro a également tenu compte du fait que l’immeuble avait un âge réel de 20 ans selon les normes de construction auxquelles il est conforme. Lorsqu’on applique les tableaux d’amortissement de Marshall & Swift, on doit allouer un taux d’amortissement moyen de 33 p. 100 à un tel immeuble.

[44] M. Sauro a admis en contre-interrogatoire qu’il n’a pas tenté de découvrir quelle aurait été l’utilisation optimale du Moulin. Il a limité son évaluation à l’utilisation actuelle de la propriété, soit l’exploitation d’un petit restaurant permettant d’accueillir 40 personnes au plus au rez-de-chaussée et l’utilisation de l’étage supérieur comme salle de réception. Il a également tenu compte du fait qu’on aurait éventuellement pu ouvrir un bar au sous-sol.

[45] M. Sauro a également affirmé que la valeur marchande dépréciée du Moulin a été déterminée en attribuant une dépréciation en partie au Moulin en soi et en partie au terrain sur lequel le Moulin est construit, ce qui entraîne donc une valeur comptable nette plus élevée pour le Moulin. M. Sauro a expliqué qu’il existe trois types de dépréciation. Il s’agit des dépréciations physique et fonctionnelle, qui touchent uniquement la structure, et de la dépréciation économique qui peut avoir une incidence sur la valeur du terrain sur le marché.

[46] Le spécialiste des appelants, M. Bruno, ne partage pas l’avis de M. Sauro. M. Bruno a affirmé qu’on devrait uniquement tenir compte de la dépréciation en ce qui a trait à la structure érigée sur le terrain et non pas pour le terrain en soi pour la simple raison que la valeur marchande du terrain ne fluctuera pas en raison de la dépréciation (sauf lors de circonstances inhabituelles et extraordinaires, par exemple, lorsque le terrain devient contaminé). Le prix du terrain fluctuera plutôt en raison des conditions du marché, telles que l’offre et la demande, les conditions économiques, l’emplacement du terrain, etc. D’un autre côté, une structure érigée sur un terrain est touchée par la dépréciation et par les conditions économiques. Au fil du temps, la valeur d’une structure diminuera principalement en raison de l’usure normale, dont la diminution est totalement indépendante des conditions du marché qui ont également une incidence sur la valeur marchande d’une structure. Par contre, le terrain peut être réutilisé sur une base indéfinie car sa nature l’empêche de se détériorer.

[47] L’avocate de l’intimée soutient également que le fait que les appelants ont éprouvé des difficultés financières liées à l’exploitation du restaurant n’est pas pertinent. Elle a indiqué que, lorsqu’on évalue la juste valeur marchande d’une propriété, on n’évalue pas le potentiel administratif des propriétaires.

[48] L’avocat des appelants réplique qu’étant donné la somme importante qui devrait être déboursée afin de rendre le restaurant du Moulin économiquement fonctionnel, aucun acheteur objectif agissant de manière raisonnable et connaissant toutes les circonstances ne paierait plus qu’une somme résiduelle pour le Moulin. Afin d’appuyer cette position, il fait allusion aux témoignages suivants :

– Michael Dobbie, restaurateur professionnel depuis 28 ans, a affirmé que la cuisine du Moulin ne pourra jamais assurer le service de 90 clients à la fois au rez-de-chaussée (soit le nombre de personnes autorisé pour le premier étage du Moulin), sans compter les 150 autres clients qu’on pourrait accueillir au second étage, car elle peut uniquement assurer le service de 50 clients. Selon M. Dobbie, il serait nécessaire d’investir entre 300 000 $ et 400 000 $ afin qu’on puisse utiliser le Moulin à sa pleine capacité.

– Daniel Massé, ingénieur et restaurateur professionnel depuis 12 ans, a révélé qu’il est impossible d’exploiter un restaurant au Moulin dans son état actuel. Selon lui, la cuisine est beaucoup trop petite et elle ne peut assurer le service de plus de 20 personnes. De plus, il estime qu’il serait très difficile d’agrandir la cuisine en raison de la configuration actuelle du très vieil immeuble. Il a également remarqué que l’équipement de la cuisine était désuet. À son avis, il faudrait investir entre 450 000 $ et 500 000 $ pour remédier aux problèmes de désuétude du Moulin.

– Hugues Primeau, qui a offert d’acheter le Moulin ainsi que la résidence et 450 000 pieds carrés de terrain pour la somme de 250 000 $, a témoigné qu’il a inspecté le Moulin à la fin de 1993 en compagnie de l’ancien urbaniste de la ville de Rigaud dans le but de préparer une offre d’achat et de la présenter à Gilles Ringuette. Il a confirmé que des rénovations majeures devaient être effectuées (même si Gilles Ringuette avait déjà rénové le Moulin), y compris le système de chauffage, les escaliers, qui n’étaient pas conformes aux règlements, le plafond du sous-sol, qui ne respectait pas les normes municipales en ce qui a trait à l’exploitation d’un bar, une nouvelle cuisine au second étage, ainsi que toute la décoration intérieure. M. Primeau a affirmé que l’urbaniste l’avait avisé qu’il faudrait investir entre 300 000 $ et 400 000 $ afin de rendre le restaurant à l’intérieur du Moulin fonctionnel. En bout de ligne, l’offre d’achat n'a pas été acceptée.

[49] Avec tous ces témoignages, je ne peux ignorer les dépréciations fonctionnelle et économique de la propriété commerciale. Il est évident que n’importe quel acheteur subirait des pertes en exploitant le Moulin tel qu’il est et selon son utilisation actuelle. Il est tout aussi évident qu’un acheteur qui désire exploiter le Moulin comme un restaurant devrait investir une somme importante afin de le garder fonctionnel et rentable. Étant donné la somme importante qui serait requise pour y arriver, je partage l’avis de M. Bruno lorsqu’il suggère que l’utilisation optimale de la propriété pourrait consister en une utilisation différente. L’opinion de M. Sauro est d’une certaine façon erronée dans le sens qu’il n’a pas tenu compte de ce que serait l’utilisation optimale de la propriété lorsqu’il a évalué sa valeur marchande en vertu de la méthode du coût. De plus, une offre par une partie sans lien de dépendance a été faite à la fin de 1993 par M. Primeau. Après avoir examiné toutes les rénovations requises afin de rendre le restaurant du Moulin fonctionnel, M. Primeau a offert 250 000 $ pour le Moulin, la résidence et 450 000 pieds carrés de terrain. Cette offre n'a pas été acceptée mais elle indique combien un acheteur potentiel sans lien de dépendance était prêt à payer. Cette offre se rapproche beaucoup plus de la valeur totale de 221 366 $ attribuée par M. Bruno à l’ensemble du Moulin, la résidence et le terrain (le site commercial et le terrain résidentiel) que de celle attribuée par M. Sauro, qui est arrivé à une valeur totale de 426 000 $ pour la même propriété. De plus, j’aimerais ajouter que j’ai également entendu le témoignage de François Leduc, propriétaire du restaurant à service complet Klondike situé sur un terrain de 3 acres adjacent à l’autoroute 40, entre la ville de Rigaud et la ville de Hudson. Il a affirmé qu’il a investi la somme de 400 000 $ dans son restaurant (une ancienne grange mesurant 5 625 pieds carrés) il y a plus de deux ans. Cependant, comme il reconnaît que son restaurant est déficitaire, il a tenté sans succès de le vendre au cours des deux dernières années au montant de 200 000 $ (l’évaluation municipale est de 300 000 $).

[50] La situation de M. Leduc confirme, selon mon opinion, les conditions socio-économiques très difficiles de la région de Rigaud et la difficulté d’y exploiter un commerce. Elle donne également du poids à la thèse de M. Bruno qui révèle que l’utilisation optimale du Moulin ne consiste pas en son utilisation actuelle de restaurant.

[51] Toutes ces circonstances me poussent à accorder plus d’importance à l’évaluation de M. Bruno et j’accepte ses calculs à cet égard. J’en conclus donc que la valeur du Moulin s’élevait à 124 500 $.

La résidence

[52] M. Bruno a fixé la valeur marchande de la résidence à 11 400 $ grâce à la méthode de comparaison des ventes directes, tandis que M. Sauro a déterminé la valeur marchande à 26 500 $ à l’aide de la même méthode. Selon l’avocat des appelants, la raison de cette différence réside dans le fait que certaines des ventes comparables utilisées par M. Sauro n’étaient pas appropriées aux fins de comparaison. Plus particulièrement, trois de ces ventes comparables concernaient des propriétés relativement en bon état alors que la résidence en cause se trouvait en état de décrépitude au moment où elle a été achetée par les appelants. M. Bruno et M. Young ont témoigné que la résidence était barricadée avec des planches avant qu’on l’occupe en 1995 et qu’elle nécessitait des réparations. En effet, même M. Sauro a reconnu que la résidence nécessitait d’autres réparations majeures, notamment le remplacement de toutes les fenêtres, le remplacement du système de chauffage, des travaux importants en ce qui concerne la plomberie, l’isolation du grenier, certains travaux de réparation sur le toit, les planchers à refaire, etc. Selon M. Bruno, la règle fondamentale consiste à utiliser le plus possible des ventes de propriétés semblables à celle qui fait l’objet de l’évaluation pour fins de comparaison.

[53] Les deux spécialistes ont établi la valeur résiduelle de l’immeuble de chaque vente en déduisant la valeur contributive du terrain du prix de vente. M. Bruno a utilisé trois ventes comparables et a utilisé un taux unitaire de 5 $ le pied carré pour calculer la valeur résiduelle de l’immeuble. M. Sauro a utilisé six ventes comparables et a obtenu un prix de vente moyen de 20 $ le pied carré. Il a fixé la valeur résiduelle de l’immeuble à 13,50 $ le pied carré. Dans son témoignage, M. Sauro a expliqué que la raison des différences réside dans le fait que M. Bruno a attribué toute la dépréciation à l’immeuble et aucune au terrain. M. Sauro croyait que le terrain devait aussi être touché par la dépréciation.

[54] Je partage l’avis de M. Bruno lorsqu’il affirme qu’on ne peut utiliser les ventes de maisons rénovées aux fins de comparaison dans la présente affaire. Les deux spécialistes ont utilisé deux ventes comparables communes. Cependant, pour ces deux ventes comparables, ils n’ont pas alloué la même valeur au terrain et à l’immeuble. Il est difficile pour moi d’analyser ces ventes car le taux unitaire par pied carré pour l’immeuble a été calculé par chaque spécialiste en fonction de sa propre évaluation du pourcentage du prix de vente attribué à l’immeuble en soi. Selon l’évaluation municipale, 42 p. 100 de la valeur était allouée au terrain pour ces deux ventes comparables. M. Sauro a alloué environ 50 p. 100 du prix de vente au terrain alors que M. Bruno, lui, a accordé environ 80 p. 100. Au premier coup d’oeil, je serais tentée de dire que l’évaluation de M. Sauro est plus juste. Cependant, je constate que le prix de ces ventes comparables s’élevait à un montant très inférieur à l’évaluation municipale. De plus, les deux spécialistes ont confirmé que la résidence était en piètre état et qu’elle nécessitait des réparations majeures. M. Bruno a affirmé qu’elle avait été barricadée en 1995 et l’appelant, M. Young, a confirmé qu’au moment de l’achat, elle semblait abandonnée depuis plusieurs années. J’en conclurais donc que la résidence ne valait pas plus que la valeur que lui avait attribuée M. Bruno. Cette valeur est d’autant plus réaliste si nous tenons compte de l’offre présentée par M. Primeau pour le Moulin, la résidence et les terrains commercial et résidentiel, comme je l’ai déjà mentionné plus haut dans mes motifs.

Site commercial : terrain attribué à la propriété commerciale

[55] Le site qui donne sur la rue Du Moulin couvre une superficie de 423 903 pieds carrés. Une portion de celui-ci, soit 6 000 pieds carrés, fait partie de la propriété résidentielle et les deux spécialistes l’ont évalué à 13 500 $. Le reste constitue le terrain faisant partie de la propriété commerciale. Selon M. Bruno, 92 p. 100 de cette portion de terrain, soit 392 903 pieds carrés ou 9 acres, est situé dans une zone inondable. L’excédent de 25 000 pieds carrés, décrits par M. Bruno comme le terrain situé à l’extérieur de la zone inondable, a été évalué à 56 250 $ par les deux spécialistes. Le but consiste à déterminer la valeur qu’on doit accorder au soi-disant “ terrain commercial inondable ”. M. Bruno a fixé sa valeur marchande à 15 716 $ alors que M. Sauro l’a établie à 36 000 $. Les deux spécialistes ont utilisé la méthode de comparaison des ventes directes.

[56] À l’aide de neuf soi-disant ventes comparables de terrains vacants, M. Sauro a déterminé le prix moyen de 8 000 $ l’acre. M. Bruno a noté que cinq de ces ventes comparables ont eu lieu entre 1987 et 1992, soit bien avant que les appelants achètent le terrain commercial en 1995. Les deux spécialistes s’entendent sur le fait que la situation économique a fluctué entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 1990. Pour cette raison, je partage l’avis de M. Bruno que nous devrions uniquement tenir compte des quatre ventes comparables qui ont eu lieu au cours des mêmes années que l’achat du terrain commercial. Lorsqu’on utilise uniquement ces ventes comparables, le prix moyen d’un acre est de 7 450 $.

[57] De plus, M. Sauro a indiqué qu’une telle somme devrait être réduite de moitié afin qu’on tienne compte du risque d’inondation. M. Bruno a utilisé un facteur de réduction de 75 p. 100 en partant du principe que le terrain en question est en grande partie sujet aux inondations et qu’il est pratiquement impossible d’y construire quoi que ce soit. Selon M. Sauro, le risque d’inondation représentait une menace uniquement au printemps et non pas tout au long de l’année. Le reste de l’année, cette portion de terrain constitue une amélioration au Moulin. Il a donc décidé sur une base discrétionnaire d’appliquer un facteur de réduction de 50 p. 100.

[58] M. Bruno n’est pas de cet avis. Selon lui, le terrain subit des inondations sur une base annuelle lors de chaque dégel printanier. M. Young et Mme Ringuette ont également confirmé ce fait dans leurs témoignages. De plus, l’avocate de l’intimée a fourni comme preuve une carte représentant les zones inondables dans la ville de Rigaud. On peut voir clairement sur cette carte que la majeure partie du terrain commercial en question est située dans une zone où les risques d’inondation sont élevés ou modérés. De plus, Annie Lévesque, urbaniste à la ville de Rigaud, a confirmé qu’aucun permis de construire ne sera délivré par la ville de Rigaud pour le développement d’une propriété située dans une zone où les risques d’inondation sont élevés. Un tel permis ne sera pas délivré pour une zone où les risques d’inondation sont modérés à moins qu’il ne soit approuvé par un ingénieur et à moins qu’une carte en courbes précise ait été préparée par un arpenteur-géomètre. Ces conditions s’ajoutent au coût de la construction et représentent évidemment une préoccupation pour les acheteurs potentiels. Selon M. Bruno, tellement de sites résidentiels sont exploitables du point de vue du développement à Rigaud qu’un promoteur ne prendrait certainement pas le risque de construire dans une plaine inondable. C’est pourquoi il a appliqué un facteur de réduction de 75 p. 100.

[59] Je suis de la même opinion que M. Bruno. M. Sauro lui-même a reconnu qu’il était difficile d’évaluer un facteur de réduction étant donné les circonstances. L’intimée a fourni comme preuve une carte qui appuie fortement les affirmations de M. Bruno. J’accepte donc qu’on utilise un facteur de réduction de 75 p. 100 afin de déterminer la valeur marchande du terrain commercial sujet aux inondations. À cet égard, la valeur marchande établie par les deux spécialistes ne comporte pas trop de différences. J’accepte donc une valeur d’environ 16 000 $ pour cette portion du terrain.

Lots 111-4, 111-5 et lot partiel 111

[60] Dans leurs rapports, M. Bruno et M. Sauro ont respectivement attribué des valeurs de 4 000 $ et de 10 500 $ à ces sites. Lors de l’audience, M. Bruno a témoigné qu’ils n’avaient qu’une valeur symbolique et, dans ses observations écrites, l’avocate de l’intimée était prête à accepter une valeur inférieure de 6 000 $ pour ce terrain.

[61] Les deux spécialistes ont changé d’opinion après le témoignage d’Annie Lévesque, urbaniste à la ville de Rigaud, qui a témoigné qu’il s’agit d’un terrain qui comporte une pente forte vers la rivière et qui est situé dans une zone comportant des risques élevés de glissement de terrain désigné comme tel dans le plan de glissements de terrain inclus dans l’annexe d’un règlement municipal de la ville de Rigaud. Cette zone a été désignée ainsi lorsqu’un commerce construit de l’autre côté de la rivière a glissé dans la rivière suite à un glissement de terrain. Mme Lévesque a indiqué qu’on n’avait construit aucune structure sur la pente désignée comme sujette aux glissements de terrain d’après le plan de glissements de terrain. Elle a également confirmé que la ville de Rigaud ne délivrerait aucun permis aux fins de construire une structure sur le terrain à pente forte sans avoir reçu et approuvé au préalable le rapport d’un ingénieur confirmant que la structure proposée résistera à un glissement de terrain. Mme Lévesque a également affirmé qu’aucun permis semblable ne serait délivré à moins que la route prévue pour se rendre au terrain en pente ne soit entièrement améliorée à la satisfaction de la ville de Rigaud. Elle a confirmé que les coûts associés à l’amélioration d’une telle route prévue devraient être pris en charge par le propriétaire. Selon l’avocat des appelants, les propriétaires du terrain en pente devraient nécessairement acquérir le titre de la route prévue et payer les coûts associés à l’amélioration de cette route, ce qui s’ajouterait aux coûts associés à la construction d’une structure sur le terrain en pente. Enfin, Mme Lévesque a expliqué que les frais associés à la prolongation des services jusqu’à une telle structure sur le terrain en pente devront être pris en charge par le propriétaire, ce qui augmente encore les coûts liés à la construction.

[62] L’avocat des appelants soutient qu’aucun acheteur objectif, connaissant tous les facteurs susmentionnés et agissant de manière raisonnable étant donné les circonstances, n’achèterait le terrain à pente forte dans le but d’y construire une résidence. À cet égard, l’avocat note le témoignage de M. Bruno à l’effet que plusieurs autres lots (qui sont déjà desservis alors que le terrain à pente forte ne l’est pas) sont disponibles dans le voisinage immédiat du terrain en question et ceux-ci ne sont pas touchés par les risques de glissement de terrain ni par les coûts supplémentaires associés à la construction. C’est pourquoi M. Bruno était d’avis que l’utilisation optimale de ce terrain consisterait tout simplement à l’incorporer aux lots situés au sommet de la pente donnant directement sur la route existante. Ainsi, compte tenu des facteurs susmentionnés, le terrain n’aurait eu qu’une valeur symbolique.

[63] Afin d’évaluer la valeur marchande des lots 111, M. Sauro a déterminé que leur utilisation optimale était résidentielle. Grâce à la méthode de comparaison des ventes directes, il est arrivé à une valeur de 0,50 $ le pied carré. Comme les lots 111 ne sont pas pourvus de services d’infrastructure, il a appliqué une réduction de 50 p. 100. Si l’on tient compte des coûts supplémentaires associés aux risques de glissement de terrain, l’avocate de l’intimée est disposée à réduire la valeur des lots de 1 500 $ chacun, ce qui représente les coûts associés à la préparation du rapport de l’ingénieur. L’avocate de l’intimée ne croit pas qu’aucun acheteur objectif n’achèterait les lots 111 dans le but de construire une résidence. Elle soutient qu’il s’agit d’un terrain riverain; que chaque lot a une grande superficie et qu’il n’y a aucun voisin à l’arrière (cette affirmation est pourtant contraire à la preuve qui démontre la présence de voisins derrière la pente forte donnant sur la route existante); que chaque lot offrait une vue de la montagne; qu’il est très réaliste d’ériger une maison sur un terrain en pente (citant comme exemple le fait que plusieurs maisons sont construites sur des terrains en pente dans les Laurentides). L’intimée croit donc que la valeur marchande s’élève à 6 000 $.

[64] Si l’on tient compte du témoignage présenté par Mme Lévesque, qui est un témoin objectif dans la présente affaire, je ne considère pas les arguments de l’intimée convaincants. Il n’est pas très sérieux de soutenir qu’il est réaliste de construire une maison sur un terrain en pente en se basant sur l’exemple des maisons construites dans les Laurentides. D’abord, la preuve démontre que les lots 111 sont situés dans une zone qui comporte un fort potentiel de glissements de terrain. La preuve démontre également que la ville de Rigaud ne permettra pas la construction de maisons dans une telle zone sans avoir d’abord obtenu l’approbation d’un ingénieur confirmant que la construction proposée résistera à un glissement de terrain. Il est également évident qu’aucune maison n’est construite sur une partie de la pente qui longe la rivière traversant la ville de Rigaud. Ensuite, il n’est pas très réaliste de comparer la ville de Rigaud avec la région privilégiée des Laurentides. Les témoignages ont démontré que la ville de Rigaud n’est statistiquement pas très prospère du point de vue économique, ce qui n’est certainement pas le cas dans les Laurentides. Dans tous les cas, l’avocat des appelants m’a convaincu que les lots 111 n’ont pas une grande valeur. Je doute qu’un acheteur objectif soit intéressé au terrain en cause dans le but d’y construire une résidence, surtout, comme l’a mentionné M. Bruno, s’il existe d’autres sites disponibles au bord de l’eau dans le voisinage qui ne sont pas sujets aux glissements de terrain. Cette affirmation n’a pas été réfutée par M. Sauro.

Lot 108

[65] Ce lot est situé dans une zone résidentielle. Le spécialiste des appelants, M. Bruno, a déterminé une valeur marchande de 23 000 $ à l’aide de la méthode de comparaison des ventes directes. Grâce à la même méthode, le spécialiste de l’intimée, M. Sauro, a déterminé la valeur marchande du terrain à 40 000 $ dans son rapport. Dans ses observations écrites, l’avocate de l’intimée a indiqué qu’elle était prête à réduire la valeur marchande attribuée à cette propriété à 30 000 $. En effet, dans leurs rapports, ni M. Sauro ni M. Bruno n’a inclus une réduction en raison du fait qu’une servitude d’une largeur de dix pieds en faveur de la ville de Rigaud longe une bonne partie du lot 108. En raison de cette servitude, la ville de Rigaud ne délivrera pas de permis de construire qui permettrait d’ériger une structure sur la servitude. Selon l’avocate de l’intimée, cette réduction de 10 000 $ représente la perte de jouissance de l’acheteur potentiel en raison de la présence de cette servitude. L’avocat des appelants suggère qu’il serait raisonnable de conclure qu’un acheteur ou un investisseur objectif et raisonnable voudrait réduire la valeur marchande du lot 108 déterminée par M. Bruno dans le but de tenir compte d’une telle servitude. Cependant, il ne suggère aucune autre valeur pour le lot 108.

[66] Les appelants ont soulevé une question préliminaire concernant la superficie du lot 108. M. Bruno a indiqué que la superficie était de 182 255 pieds carrés alors que M. Sauro l’évalue à 196 020 pieds carrés selon le rôle d’évaluation de la ville de Rigaud, ce qui représente une différence de 13 765 pieds carrés. M. Bruno a expliqué qu’il avait calculé la superficie du lot 108 en se basant sur une subdivision proposée. M. Bruno a ajouté que la superficie qu’il a calculée pour ce terrain correspond exactement aux mesures contenues dans l’acte de vente par lequel les appelants ont acheté le terrain de Gilles Ringuette le 13 janvier 1995. Étant donné les circonstances, l’avocat des appelants soutient que, puisque les appelants ne pouvaient acquérir de meilleur droit que celui spécifiquement décrit dans l’acte de vente, la bonne superficie du lot 108 serait donc 182 255 pieds carrés. L’avocate de l’intimée n’a pas répliqué à ce sujet. En conséquence, j’accepte la position des appelants à cet égard.

[67] Pour ce qui est de la valeur, les spécialistes, même s’ils ont utilisé la même approche, ont obtenu des valeurs marchandes assez différentes pour le terrain en cause. Selon l’avocat des appelants, les ventes comparables utilisées par le spécialiste de l’intimée, M. Sauro, ne peuvent être comparées au lot 108 afin de déterminer sa valeur. Plus particulièrement, l’avocat des appelants soutient que les terrains dont il est question dans les ventes comparables utilisées par M. Sauro sont trop éloignés du lot 108 pour que la comparaison soit significative. Puisque des terrains comparables dans les environs du lot 108 ont été vendus environ en même temps que le lot 108, les meilleures comparaisons avec le lot 108 devraient nécessairement exclure les lots comparables qui ne sont pas situés à proximité du lot 108. M. Bruno a donc établi une valeur marchande avant les ajustements de 0,75 $ le pied carré en se basant sur les ventes comparables du voisinage immédiat du lot 108. M. Bruno a ensuite effectué certains ajustements qui incluaient une valeur comptable nette afin de tenir compte de la présence de la centrale hydro-électrique d’Hydro-Québec située directement de l’autre côté du lot 108 qui gâchait la beauté des lieux ainsi qu’une plus-value qui reflétait le fait que six des neuf lots subdivisés proposés incluant le lot 108 sont situés au bord de l’eau.

[68] Une fois la valeur marchande totale actuelle déterminée, on y a appliqué les réductions qui s’imposaient afin de tenir compte des coûts de subdivision et des profits du promoteur en se basant sur un calendrier de construction de dix ans. M. Bruno appuie cette thèse en partant du principe que la ville de Rigaud avait délivré très peu de permis de construire au cours des dernières années, tel qu’il est démontré à la page 12 de son rapport. En conséquence et étant donné le fait qu’il existe encore beaucoup de lots aménagés qui sont prêts à la construction, selon l’opinion de M. Bruno, il est raisonnable d’affirmer qu’il faudra encore au moins six ans avant qu’on construise quoi que ce soit sur le lot 108 ou près de celui-ci (les appelants ont acheté le lot 108 quatre ans avant l’audience). En effet, les appelants ont témoigné qu’ils avaient installé une affiche “ À vendre ” sur le terrain depuis deux ans et qu’ils n’avaient reçu aucune offre.

[69] M. Bruno a également inclus un facteur de risque et d’illiquidité de 5 p. 100 dans ses ajustements afin de représenter ce que voudrait un acheteur ou un investisseur objectif et raisonnablement informé comme rendement du capital qui sera investi relativement au développement du lot 108 comparativement au rendement du capital investi à long terme dans une obligation du gouvernement du Canada garantie et négociable. Après avoir fait ces ajustements, M. Bruno a déterminé que le lot 108 avait une valeur marchande de 0,13 $ le pied carré ou 5 500 $ l’acre, soit une valeur totale de 23 000 $. Selon M. Bruno, cette valeur paraît réaliste lorsqu’on la compare au prix de vente des superficies dont il est question dans les ventes 11 à 14 (pages 33 et 34 de son rapport). Cependant, en contre-interrogatoire, M. Bruno a dû expliquer les raisons qui l’ont poussé à ne pas utiliser la même valeur que celle de la vente comparable 12 (soit 0,17 $ le pied carré ou 7 222 $ l’acre), pour laquelle il s’agit d’un terrain nu dont la superficie est semblable au lot 108. M. Bruno a répondu qu’il avait appliqué une réduction afin de tenir compte du fait que la centrale hydro-électrique d’Hydro-Québec gâchait la beauté des lieux.

[70] M. Sauro a affirmé qu’il avait utilisé la méthode de comparaison des ventes directes à l’aide de terrains non lotis ayant une superficie semblable à celle du lot 108. Tel qu’il l’a mentionné dans son rapport, il s’est appuyé solidement sur trois ventes comparables dont la superficie était semblable à celle du lot 108. M. Sauro a obtenu un prix de 8 300 $ l’acre et il l’a appliqué à 4,5 acres pour en arriver à une valeur de 37 500 $. Il a ensuite tenu compte du fait que le terrain pourrait être séparé en quatre lots longeant la rivière par le même promoteur. Il a donc conclu que chaque lot avait une valeur marchande possible de 10 000 $, soit une valeur totale de 40 000 $. Comme il a déjà été mentionné, l’intimée croit maintenant que la valeur totale devrait être réduite à 30 000 $ en raison de la servitude.

[71] Selon l’avocate de l’intimée, le plan inclus à l’annexe D du rapport de M. Sauro démontre clairement que les ventes comparables utilisées par M. Sauro concernent des terrains situés dans la zone entourant le lot 108. De plus, elle soutient que la méthode utilisée par M. Bruno, qui est basée sur un plan de subdivision proposé qui serait exécuté sur une période de dix ans, est erronée. En premier lieu, ce plan n’a jamais été approuvé par la ville de Rigaud. En second lieu, la réduction appliquée sur une période de dix ans diminue considérablement la valeur du terrain afin qu’on obtienne le meilleur prix en vendant le lot 108 comme terrain nu. Enfin, l’avocate de l’intimée soutient que la réduction appliquée par M. Bruno visant à tenir compte de la présence d’une centrale hydro-électrique d’Hydro-Québec n’est pas justifiée. En effet, cette centrale n’est pas située directement de l’autre côté de la rue du lot 108 tel qu’il a été affirmé par l’avocat des appelants. Un terrain sépare effectivement le lot 108 de la centrale hydro-électrique d’Hydro-Québec.

[72] L’avocat des appelants soutient que la subdivision du lot 108 en quatre grands lots, tel que l’a suggéré M. Sauro, ne serait ni rentable ni fonctionnelle et elle ne reflète pas son utilisation optimale pour les raisons suivantes. Premièrement, étant donné qu’il existe beaucoup de grands terrains aménagés dans les environs du lot 108 dont la vue n'est pas gâchée par la centrale hydro-électrique d’Hydro-Québec, aucun acheteur objectif ne construirait une résidence relativement grande et luxueuse sur l’un des quatre grands lots proposés par M. Sauro. Deuxièmement, en subdivisant le lot 108 en quatre grands lots, il est très concevable que la ville de Rigaud ne délivre pas de permis pour au moins l’un des lots étant donné que la servitude en faveur de la ville touche un quart du lot 108. D’un autre côté, la subdivision proposée et suggérée par M. Bruno entraînerait la construction de maisons plus petites d’un côté ou de l’autre de la servitude. Troisièmement, la subdivision proposée par M. Bruno cadrerait bien avec la taille des lots et des développements qu’on retrouve présentement dans la ville de Rigaud.

[73] Les valeurs attribuées au lot 108 par chaque partie ne comportent qu’une différence de 7 000 $. Les deux spécialistes se sont basés sur les subdivisions proposées hypothétiques. Comme les spécialistes ne s’entendent pas sur la subdivision proposée, il sera plus facile pour moi de me fier aux ventes comparables de terrains nus des mêmes dimensions que le lot 108. Les deux spécialistes ont utilisé deux propriétés qui avaient sensiblement les mêmes dimensions dans le cadre de leur méthode de comparaison des ventes directes (ventes 11 et 12 aux pages 33 et 34 du rapport de M. Bruno et ventes 8 et 9 à la page 19 du rapport de M. Sauro). Le prix unitaire de la vente 11 dans le rapport de M. Bruno et de la vente 9 dans le rapport de M. Sauro, soit une propriété dont le zonage était parc et résidentiel qui a été vendue en mars 1995, était de 0,23 $ le pied carré. Le prix unitaire de l’autre vente, soit la vente 12 dans le rapport de M. Bruno et la vente 8 dans le rapport de M. Sauro, une propriété dont le zonage était commercial, parc et industriel qui a été vendue en août 1994, était de 0,17 $ le pied carré. Ces deux propriétés n’ont pas le même zonage. Cependant, les spécialistes n’ont effectué aucun ajustement à cet égard. En conséquence, je conclus qu’on devrait utiliser un prix unitaire moyen de 0,20 $ le pied carré pour un terrain nu des mêmes dimensions.

[74] Je conviens comme M. Bruno que la centrale hydro-électrique nuit à la valeur du lot 108 même si elle ne se trouve pas directement de l’autre côté de la rue. M. Bruno a appliqué une réduction de 15 p. 100 à cet égard. J’appliquerais donc la même réduction au prix unitaire de 0,20 $ le pied carré, ce qui réduirait ce dernier à 0,17 $ le pied carré. J’ai déjà convenu que la superficie du lot 108 était de 182 255 pieds carrés. J’en conclus donc que la valeur du lot 108 se chiffrait autour de 30 000 $ au moment où il a été acheté par les appelants en janvier 1995. Les deux spécialistes conviennent maintenant qu’une telle valeur devrait être réduite afin de tenir compte de la servitude en faveur de la ville de Rigaud. Dans ses observations écrites, l’avocate de l’intimée était disposée à concéder 25 p. 100 de la valeur totale. J’appliquerai donc une valeur de 25 p. 100 à la valeur totale de 30 000 $, ce qui réduit la valeur à 23 000 $, qui est la valeur présentée par les appelants.

Conclusion

[75] J’accepte les valeurs déterminées par le spécialiste des appelants pour toutes les propriétés en cause, tel qu’il est résumé dans les motifs de mon jugement. Je conclus donc que la valeur totale de toutes les propriétés achetées par les appelants n’excède pas 245 000 $. Les appelants ont payé 300 000 $ pour ces propriétés. La juste valeur marchande de la propriété au moment où elle a été transférée aux appelants n’excédait pas la somme offerte pour cette propriété. Par conséquent, les appelants ne peuvent être tenus solidairement responsables avec Gilles Ringuette de payer une portion des impôts payables par ce dernier en ce qui concerne l’année d’imposition au cours de laquelle le transfert a eu lieu ou toute autre année d’imposition précédente en vertu de l’article 160 de la Loi.

[76] Conséquemment, les appels sont admis, avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 20e jour d'avril 2000.

“ Lucie Lamarre ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 27e jour de septembre 2000.

Mario Lagacé, réviseur

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