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Date: 19990119

Dossier: 96-2495-IT-G

ENTRE :

JEAN-JACQUES LUSSIER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Appel entendu le 22 juillet 1998 à Montréal (Québec) par l’honorable juge Alain Tardif

Motifs du jugement

Le juge Tardif, C.C.I.

[1] Il s'agit d'appels de cotisations pour les années 1990, 1991 et 1992. Les faits sont relativement simples à résumer. Jean-Jacques Lussier, psychologue de formation, a travaillé à ce titre au Pavillon Albert Prévost de l'Hôpital Sacré-Coeur. Détenteur d'une licence en psychologie, bonifiée par la scolarité du niveau doctorat, il a oeuvré à titre de psychologue-employé à Albert Prévost de 1969 à 1984.

[2] Parallèlement à ce travail, il a exercé sa profession en cabinet privé à compter de 1972. Très tôt, il s'est intéressé à la psychanalyse. Il s'agit là d'un domaine non réglementé accessible à tout intéressé, et cela, sans aucun pré-requis. Par contre, il existe au Canada, au Québec et, à Montréal en particulier, divers regroupements qui s'auto-disciplinent. Ainsi il existe une corporation et un institut regroupant ceux et celles qui pratiquent la psychanalyse, à la suite d'une formation assujettie à un processus très élaboré regroupant des activités pratiques mais aussi théoriques.

[3] En vertu du Code des professions du Québec (L.R.Q. Chap. 26), la psychanalyse ne constitue pas une profession; de ce fait, il n'existe aucun ordre professionnel reconnu pour les psychanalystes.

[4] Après avoir franchi toutes les étapes requises et une formation d'une durée de cinq ans l’appelant fut reconnu qualifié. Dans un deuxième temps, il a été directement et activement associé à titre de membre du comité exécutif de 1978 à 1981 et à titre de président du regroupement de Montréal de 1988 à 1991.

[5] À compter de 1984, il a indiqué avoir fait un virage significatif vers la psychanalyse, délaissant la pratique traditionnelle de la psychologie. Il a cependant reconnu et admis que la psychanalyse pouvait constituer une méthode d'exercice de la psychologie.

[6] Il a décrit la psychanalyse comme étant l'art d'identifier par la communication les causes et motifs à l'origine d'un problème et dont l'objectif est de permettre au sujet sous thérapie d'en arriver éventuellement à s'auto-évaluer sans l'aide d'un tiers et ainsi trouver lui-même la solution de son problème.

[7] En 1990, au moment de la création de la compagnie 2744-3480 Québec Inc., l'appelant a indiqué qu'il n'exerçait plus la profession de psychologue dans sa forme traditionnelle; il a aussi indiqué qu'il s'adonnait totalement et exclusivement à la pratique de la psychanalyse.

[8] Sur les conseils d'experts, il a créé la compagnie, procédé au transfert de certains biens requis pour l'exploitation et enregistré la raison sociale : Jean-Jacques Lussier, psychanalyste enr.

[9] Détenteur de la totalité des actions émises par la compagnie, cette dernière dont l'exercice financier se terminait le 30 avril de chaque année, a déclaré les revenus suivants pour les années en litige :

1990 = 99,590 $

1991 = 100,850 $

1992 = 99, 778 $

[10] L'intimée soutient que l'appelant devait s'attribuer personnellement les revenus générés par l'exercice de la psychanalyse pour les années 1990, 1991 et 1992.

[11] Quant à l'appelant, il soutient que les mêmes revenus doivent entrer dans le calcul du revenu de la corporation 2744-3480 Québec Inc., faisant affaires sous les nom et raison sociale de Jean-Jacques Lussier, psychanalyste enr.

[12] Pour soutenir les nouvelles cotisations, l'intimée a allégué notamment ce qui suit :

12.a) l'appelant pendant les périodes en litige était membre de l'Ordre des psychologues du Québec;

b) au cours des périodes en litige, l'appelant était l'unique actionnaire de la corporation 2744-3480 Québec Inc. (la corporation);

c) depuis qu'il exerce la psychologie et ce, jusqu'en avril 1990, l'appelant a déclaré les revenus provenant de l'exercice de sa profession dans sa déclaration d'impôt personnelle à titre de revenus professionnels;

d) à partir du 1er mai 1990 bien qu'il ait continué à exercer sa profession de psychologue, l'appelant a commencé à déclarer ses revenus professionnels dans la déclaration d'impôt de “la corporation”;

e) la psychanalyse n'est qu'une méthode utilisée par l'appelant pour exercer la psychologie;

f) les clients de l'appelant durant les années en litige traitaient directement avec ce dernier sans passer par le biais de sa corporation;

g) aucun lien de subordination ni aucun contrat d'emploi ne liaient l'appelant à la corporation;

h) c'est l'appelant qui a gagné les revenus professionnels provenant de l'exercice de sa profession de psychologue pendant les années en litige et non la corporation;

i) le Ministre a effectué les changements suivants en ce qui a trait aux revenus de l'appelant pour les années en litige :

État des redressements :

1990 1991 1992

Revenus professionnels 53 425 $ 101 580 $ 108 845 $

- loyer 11 680 $ 17 620 $ 18 520 $

- cotisation professionnelle 1 100 $ 1 588 $ 1 563 $

- amortissement 556 $ 723 $ 578 $

- frais représentations 100 $ 140 $ 0 $

- frais bureau 169 $ 1 500 $ 0 $

- formation professionnelle 0 $ 3 085 $ 0 $

- assurance 0 $ 200 $ 200 $

- boni-salaire 0 $ 6 035 $ 8 142 $

Total des changements

(revenus professionnels) 39 790 $ 70 689 $ 79 842 $

[13] Dans un premier temps, le procureur de l'intimée soutient que l'appelant a toujours agi comme psychologue; il ignore totalement ce que la preuve a pourtant démontré, à savoir que l'appelant avait délaissé la psychologie au profit de la psychanalyse et d'une façon toute particulière durant les années en litige. Le seul élément de la preuve qui puisse permettre une telle interprétation est une mention à l'effet qu'il est psychologue apparaissant sur les reçus qu'il émettait à la demande de certains clients. La preuve a établi que n'importe qui pouvait se définir comme psychanalyste et utiliser le titre ou s'attribuer la qualité étant donné que cette discipline n'est pas réglementée; d'autre part, il n'existe aucune corporation professionnelle regroupant les psychanalystes ou détenant sur ces derniers une quelconque autorité. Pour ce qui est de la formation, encore là, il n'y a rien de reconnu. Toutes les règles découlent essentiellement d'une sorte d'auto-discipline pratiquée par un certain nombre de psychanalystes.

[14] L'absence totale de règles régissant la pratique de la psychanalyse aurait pu permettre à l'appelant de maquiller ou déguiser sa pratique en psychologie dans le but de s'y adonner sous l'égide d'un statut corporatif, ce qui était interdit par la corporation des psychologues. La preuve a, au contraire, démontré que l’appelant avait manifesté un vif intérêt pour la psychanalyse. Il s’y était intéressé et avait beaucoup investi en termes de préparation et cheminement.

[15] La preuve a aussi établi que le changement d'orientation et le virage vers la psychanalyse s'étaient progressivement effectués en fonction de la formation que l'appelant avait acquise au cours d'une période d'environ cinq ans. Pour les années 1990, 1991 et 1992, l'appelant a indiqué avoir pratiqué exclusivement la psychanalyse, ne reniant pas pour autant sa formation première en psychologie. Le Tribunal n'a aucune raison de ne pas croire l'appelant lorsque ce dernier affirme qu'il a délaissé la pratique de la psychologie au profit de la psychanalyse. Conséquemment, la prépondérance de la preuve est à l'effet que l'appelant pratiquait bel et bien la psychanalyse au cours des années 1990, 1991 et 1992.

[16] Dans un second temps, l'intimée a soutenu que l'appelant n'avait pas modifié, amendé ou corrigé sa façon d'exercer sa profession à partir de la constitution de la compagnie et que de ce fait, il exploitait essentiellement une activité professionnelle personnelle n'ayant rien à voir avec la compagnie qu'il avait créée.

[17] Pour étoffer ses prétentions, l'intimée invoque le fait que la police d'assurance-responsabilité souscrite auprès de la corporation des psychologues couvrait la responsabilité personnelle de l’appelant. De plus, le fait que les chèques en règlement de ses honoraires étaient payables à son ordre et le fait que les reçus émis n'indiquaient pas le nom de la compagnie mais son nom personnel constituaient suffisamment d'éléments, selon l'intimée, pour établir de façon non équivoque que la pratique de la psychanalyse était l'affaire personnelle et exclusive de l'appelant.

[18] Outre le grief de ne pas avoir indiqué le nom de la compagnie sur les reçus, l’intimée a aussi reproché à l'appelant avoir émis ces mêmes reçus avec la mention de son statut de psychologue et non pas exclusivement de psychanalyste.

[19] Conséquemment, l'intimée a soutenu qu'il s'agissait essentiellement d'une question de faits pouvant se résumer comme suit : l'appelant a pratiqué la psychanalyse en 1990, 1991 et 1992, il doit s'imputer personnellement tous les revenus inhérents.

[20] C'est là une interprétation soutenue par certains faits, mais je ne la retiens pas parce qu'elle n'est ni raisonnable, ni réaliste et, surtout, ne tient pas compte d'autres faits également pertinents, disponibles et incontournables. Il s'agit bien évidemment de la réalité corporative; en effet la preuve a révélé qu'une compagnie avait été dûment constituée avec but et objectif que la pratique de la psychanalyse y soit intégrée comme activité économique importante. À la suite de l'obtention du statut corporatif, l'appelant a transféré certains actifs propres à l’exercice d’une telle pratique; il a aussi enregistré une déclaration de raison sociale dont le contenu est le suivant (pièce A-2) :

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE MONTRÉAL COUR SUPÉRIEURE

DÉCLARATION

La compagnie 2744-3480 QUÉBEC INC. a été constituée dans la province de Québec par certificat de constitution délivré le 30 novembre 1989 sous l'autorité de la Partie IA de la Loi sur les compagnie du Québec.

Sa principale place d'affaires dans la province de Québec est au 5420 rue Grovehill, ville de Montréal, province de Québec, H4A 1J9.

La compagnie déclare par les présentes que depuis le 1er mai 1989, elle entend faire affaires en dispensant des services de psychanalyse, sous le nom “JEAN-JACQUES LUSSIER, PSYCHANALYSTE ENR”, et qu'aucune personne n'est associée avec elle à cette fin.

EN FOI DE QUOI, cette déclaration en quadruple est faite et signée par moi, JEAN-JACQUES LUSSIER, le président de ladite compagnie, à Montréal, ce 2ième jour de mai 1990.

_______________________________________

JEAN-JACQUES LUSSIER

[21] Les opérations de la compagnie étaient consignées et enregistrées au moyen d'une comptabilité et de registres faisant état des composantes habituelles tels mobiliers, loyer, livres comptables, revenus, comptes bancaires, chèques, dépôts, etc.

[22] Le procureur de l'intimée a admis d'ailleurs que la compagnie n'était pas un trompe-l'oeil. Il a cependant décrit la compagnie comme étant une façade pour la pratique de l'appelant.

[23] Comment peut-il prétendre que la compagnie n'était pas un trompe-l'oeil mais une façade et soutenir, en même temps, que l'activité professionnelle ne constitue pas une source de revenus pour cette même corporation? Cela m'apparaît difficile à concilier sans faire complètement fi de la façon dont une corporation exploite généralement une entreprise de services.

[24] Certes, il eût été préférable que l'appelant intègre et associe ses procédés d'exercice de la psychanalyse à la réalité corporative. Cette absence de cohérence exemplaire, possiblement usuelle et habituelle en cette matière, était néanmoins maladroite et malavisée. Cela est-il suffisant pour ignorer l'existence de la compagnie? Je ne le crois pas. En matière de services professionnels, bien que la réalité corporative puisse étouffer ou dissiper, en apparence tout au moins, la qualité de la relation de confiance qui assure le succès des échanges interpersonnels, cela ne constitue pas pour autant une excuse valable pour nier l'existence de la compagnie.

[25] Par contre, bien qu'un statut corporatif puisse susciter une certaine suspicion au niveau d'une clientèle souvent inquiète, cela ne constitue pas une justification pour dissimuler la réalité corporative à ceux et celles qui se prévalent des services offerts par la corporation. En l'espèce, l'appelant n'a pas beaucoup fait pour aviser sa clientèle que l'exercice de la psychanalyse était intégré aux activités économiques d'une compagnie.

[26] L'appelant a-t-il failli pour autant à ses obligations minimales? Je ne le crois pas; il a certes failli aux règles de la transparence. Il n'a, par contre, rien orchestré ou planifié aucune stratégie pour tromper sa clientèle. Soucieux d'établir une relation de confiance la plus personnalisée possible, l'appelant n'a manifestement pas pris d'initiative spécifique à l'endroit de ses patients pour leur indiquer qu'il travaillait pour une compagnie.

[27] Le législateur n'a pas imposé aux psychanalystes offrant des services par le biais d'une compagnie, l'obligation de dénoncer la structure légale à l'origine de leurs services professionnels. L'existence même du statut corporatif complétée par l'enregistrement de la raison sociale constituent des gestes concrets de publicité. L'idéal est certes la cohérence et la transparence absolues permettant d'éviter la confusion et l'équivoque.

[28] Quant aux services à la population, il est normal, usuel voire même recommandé de personnaliser au maximum la relation avec les clients, et d'une façon toute particulière, en matière de santé où le lien de confiance est primordial.

[29] Il était tout aussi normal que l'appelant profite de son statut de psychologue. Prétendre le contraire n'est pas raisonnable, d'autant plus qu'il y avait là d'excellents motifs; cela sécurisait sans doute certains patients. D'autre part, il s'agissait là d'un atout additionnel pour le développement de son activité professionnelle.

[30] Dans un monde où le charlatanisme est malheureusement trop répandu, il est normal que l'on mette tout en oeuvre pour publiciser ses qualifications et compétences surtout si cela peut avoir des effets positifs. Il s'agit là d'un comportement correct, légitime et irréprochable.

[31] L'appelant n'a jamais fait de représentations fausses ou mensongères; il s'est essentiellement comporté comme quelqu'un qui choisit de professer une activité de services et de tout mettre en oeuvre pour réussir l'entreprise.

[32] Toute personne peut constituer ou créer une compagnie pour exercer ses activités. Les limites et restrictions proviennent des corporations qui régissent certains ordres professionnels, la règle étant que tous peuvent bénéficier des avantages reliés au statut corporatif.

[33] En l'espèce, l'activité professionnelle exercée par l'appelant n'était visée par aucune interdiction d'où il pouvait créer une compagnie et y intégrer la pratique de la psychanalyse.

[34] Pour ces motifs, j'accueille l'appel et détermine que les revenus nets établis à 39 750 $ pour l'année 1990, 70 689 $ pour l'année 1991 et 79 842 $ pour l'année 1992 découlant de l'exercice de la psychanalyse doivent être inclus dans le calcul des revenus de la corporation 2744-3480 Québec Inc. faisant affaires sous la raison sociale Jean-Jacques Lussier psychanalyste enr., le tout avec frais en faveur de l'appelant.

Signé à Ottawa, Canada ce 19e jour de janvier 1999.

“ Alain Tardif ”

J.C.C.I.

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