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Date: 19990707

Dossiers: 98-2445-IT-G; 98-2449-IT-G

ENTRE :

DAVID GUTHRIE, KAREN GUTHRIE,

appelants,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée,

Motifs du jugement

Le juge Hamlyn, C.C.I.

[1] Dans leurs déclarations de revenus pour les années d'imposition 1991, 1993 et 1994, les appelants ont chacun traité les gains tirés de la disposition de deux propriétés comme des gains en capital.

[2] Un exposé partiel des faits a été déposé. En voici le texte :

[TRADUCTION]

1.                     Les appelants, des résidents canadiens, vivent à l'adresse suivante : R. R. no 3, Woodstock (Ontario), N4S 7V7.

2.                     Pendant toutes les périodes pertinentes, les appelants exploitaient entre autres choses une ferme avicole.

3.                     Dans leurs déclarations de revenus pour les années d'imposition 1992, 1993 et 1994, les appelants ont traité les gains tirés de la disposition de certains biens immobiliers (les “ gains ”) comme les gains en capital d'une société de personnes (la “ société ”) dont ils étaient membres (les “ associés ”).

4.                     Pendant toutes les périodes pertinentes, l'exercice de la société se terminait à la fin du mois de février.

5.                     Dans de nouvelles cotisations de 1991, le ministre a refusé la perte autre qu'une perte en capital que les appelants ont déduite pour l'année d'imposition 1992 dans le calcul de leur revenu imposable pour l'année d'imposition 1991.

6.                     Les appelants se sont opposés aux nouvelles cotisations de 1991 dans des avis d'opposition datés du 28 juillet 1997.

7.                     Le ministre a ratifié les nouvelles cotisations de 1991 dans des avis de ratification datés du 24 juillet 1998.

8.                     Dans leurs déclarations de revenus pour l'année d'imposition 1992, les appelants ont chacun déclaré un gain en capital de 359 521 $ tiré de la vente de la propriété de Kitchener.

9.                     Dans leurs déclarations de revenus pour l'année d'imposition 1993, les appelants ont chacun déclaré un gain en capital de 278 147 $ tiré de la vente de la propriété de Parksville.

10.                  Dans leurs déclarations de revenus pour l'année d'imposition 1994, les appelants ont chacun déclaré, par suite de la vente de la propriété de Parksville, un gain en capital de 596 026 $, lequel montant a été déduit à titre de réserve en vertu de l'alinéa 40(1)a) dans leur déclarations de revenus de 1993.

11.                  Dans des avis de nouvelles cotisations nos 1678843, 1678844, 1678853 et 1678854, tous datés du 12 juin 1997, pour les années d'imposition 1993 et 1994 respectivement (les “ premières nouvelles cotisations ”), le ministre a traité les montants susmentionnés de 278 147 $ et de 596 026 $ comme des revenus d'entreprise, et il a imposé des pénalités aux appelants en vertu du paragraphe 163(2) de la Loi.

12.                  Les appelants se sont opposés aux premières nouvelles cotisations par voie d'avis d'opposition datés du 28 juillet 1997.

13.                  Dans les nouvelles cotisations de 1993 et les nouvelles cotisations de 1994, le ministre a annulé les pénalités susmentionnées, mais il a par ailleurs ratifié les premières nouvelles cotisations.

14.                  Pour toutes les questions se rapportant à la propriété située au 3289, rue King Est, Kitchener (Ontario) (la “ propriété de Kitchener ”) et à la propriété située au 550, avenue Hirst, Parksville (Colombie-Britannique) (la “ propriété de Parksville ”), David Guthrie a agi avec la pleine autorisation de Karen Guthrie dans la mesure où il a signé des documents se rapportant à ces deux propriétés.

La propriété de Parksville

15.                  Aux environs du mois d'août 1987, les associés ont acheté la propriété dont la désignation civique est le 550, avenue Hirst, Parksville (Colombie-Britannique), qu'ils ont payée 300 000 $ (la “ propriété de Parksville ”) (Recueil conjoint des documents, onglet 17).

16.                  Au mois d'août 1987, la propriété de Parksville était zonée R-1 à des fins d'habitations unifamiliales.

17.                  La propriété de Parksville comptait au total 90,55 acres de terrain non aménagé.

18.                  Les appelants ont mis la propriété de Parksville en vente le 12 janvier 1990; le prix exigé était de 2 350 000 $ (Recueil conjoint des documents, onglet 34).

19.                  Au mois de mars 1992, les associés ont vendu la propriété de Parksville 2 200 000 $. Le produit de disposition comprenait une hypothèque de premier rang dont le principal était de 1 500 000 $ (Recueil conjoint des documents, onglet 39).

20.                  Pendant qu'ils étaient propriétaires de la propriété de Parksville, les appelants n'y ont effectué aucune amélioration ou rénovation en vue d'en accroître la valeur.

La propriété de Kitchener

21.                  Le 7 octobre 1988 ou vers cette date, les associés ont acheté une propriété dont la désignation civique est le 3289, rue King Est, Kitchener (Ontario) (la “ propriété de Kitchener ”), qu'ils ont payée 600 000 $ (Recueil conjoint des documents, onglets 22 et 26).

22.                  Le 30 septembre 1988, la propriété de Kitchener comptait approximativement 2,75 acres et se trouvait dans une zone agricole.

23.                  Les appelants ont mis la propriété de Kitchener en vente le 19 septembre 1989 (Recueil conjoint des documents, onglet 31).

24.                  Ni l'un ni l'autre appelant n'a demandé un changement de zonage de la propriété de Kitchener.

25.                  Le 4 avril 1991 ou vers cette date, les associés ont vendu la propriété de Kitchener 1 385 000 $ (Recueil conjoint des documents, onglet 38).

PREUVE IMPORTANTE PRODUITE AU PROCÈS

[3] Les appelants exploitaient et continuent d'exploiter une entreprise avicole rentable. Ils exploitent également des entreprises de maisons de retraite lucratives. Les appelants possèdent aussi des terrains agricoles aux fins de l'exploitation de leur entreprise avicole; cela est nécessaire en raison de la taille de leur entreprise et du besoin de protéger leurs animaux contre les maladies et d'éliminer les effluents avicoles.

[4] Au début des années 1980, l'industrie avicole était régie par des offices de commercialisation et des règles de gestion des approvisionnements et assujettie à des contrôles frontaliers. À cette époque, l'adoption de l'Accord de libre-échange nord-américain (l'“ ALÉNA ”) étant imminente, les appelants craignaient pour la survie de leur entreprise avicole car ils estimaient que l'ALÉNA allait compromettre sensiblement la gestion des approvisionnements. Pour contrer cette menace perçue, les appelants ont cherché à diversifier leurs investissements en se tournant vers une autre forme d'activité commerciale. À cette fin, ils se sont intéressés au secteur des maisons de retraite. Avec le vieillissement de la génération issue de l'explosion démographique, le secteur des maisons de retraite était à leur avis en plein essor et constituait pour eux une occasion d'affaires potentiellement intéressante. De plus, à l'intérieur de leur collectivité, ils connaissaient des voisins qui exploitaient eux aussi une entreprise avicole et qui avaient diversifié leurs activités commerciales pour y inclure l'exploitation de maisons de retraite rentables. Cette idée de diversification a germé dans l'esprit des appelants au milieu des années 1980. Par la suite, ils se sont mis à la recherche de terrains propres à la construction de maisons de retraite et ont étudié le fonctionnement d'entreprises de maisons de retraite existantes. L'étape initiale d'exploration et de recherche s'inscrivait dans la phase d'apprentissage des appelants aux fins de la recherche d'une nouvelle entreprise.

[5] Pendant des vacances en Colombie-Britannique, les appelants ont acheté (le 15 août 1987) la propriété de Parksville. Ils ont décrit la collectivité de Parksville sur l'Île de Vancouver comme une place de retraités. La propriété était zonée R-1, mais les appelants étaient d'avis qu'elle pourrait être aménagée et exploitée comme un village de retraités où se trouveraient des maisons louées et des maisons quadrifamiliales, ainsi que des zones récréatives aménagées, incluant un terrain de golf.

[6] Le 30 septembre 1988, les appelants ont acheté la propriété de Kitchener, qui comptait 2,75 acres et se trouvait dans une zone agricole. Le terrain se trouvait près d'un centre commercial et des services dont les personnes âgées ont besoin. Les appelants projetaient de demander un changement de zonage et de construire un immeuble d'habitation à faible densité pour personnes âgées.

[7] Au cours de cette période, les appelants ont continué de visiter d'autres maisons de retraite et de s'informer sur ce secteur d'activité. Le 26 mars 1990, ils ont acheté à Delhi (Ontario) une maison de retraite (Delrose Manor) qui éprouvait des difficultés financières et avait été mise sous séquestre. La maison comptait 54 unités, mais n'avait que sept résidants. L'achat de la propriété a initialement été financé au moyen du prêt d'exploitation obtenu aux fins de l'entreprise avicole des appelants. La banque qui avait consenti ce prêt a insisté pour que, à l'achat de la maison de retraite, les appelants engagent un gérant et une entreprise de commercialisation. La propriété de Parksville faisait elle aussi partie de la garantie offerte à la banque.

[8] Les appelants ayant une aversion pour les dettes, ils ont toujours exploité leurs entreprises en conséquence. Lors de son contre-interrogatoire, l'appelante Karen Guthrie a déclaré essentiellement que, de son point de vue, ils se seraient exposés à la catastrophe s'ils avaient entrepris d'exploiter trois maisons de retraite avant d'avoir bien étudié et bien compris ce genre d'entreprise. Par conséquent, en vue de réduire leur dette et de grouper leurs propositions d'entreprises de maisons de retraite, les appelants ont vendu la propriété de Kitchener le 4 avril 1991 et celle de Parksville au mois de mars 1992. Les deux propriétés ont été vendues à un prix beaucoup plus élevé que le prix auquel elles avaient été achetées.

THÈSE DE L'INTIMÉE

[9] L'intimée soutient que la vente des propriétés de Kitchener et de Parksville a été effectuée dans le cadre d'un projet comportant un risque de nature commerciale, de sorte que les gains réalisés étaient un revenu d'entreprise aux fins de la Loi de l'impôt sur le revenu (la “ Loi ”).

THÈSE DES APPELANTS

[10] Les appelants soutiennent que les propriétés de Kitchener et de Parksville représentaient des placements commerciaux et que les gains tirés de la disposition de ces propriétés devaient être traités comme des gains en capital.

ANALYSE

[11] L'analyse qui suit doit permettre de déterminer si la propriété de Parksville et celle de Kitchener ont été acquises par les appelants à titre de placements et, par voie de conséquence, si leur vente constituait la réalisation de placements en capital ou la vente de biens donnant lieu à un revenu. Plusieurs facteurs analytiques ont été énoncés dans l'affaire Happy Valley Farms Ltd. c. La Reine, C.F., 1re inst., no T-6632-82, 16 juillet 1986 (86 DTC 6421). L'analyse qui suit constitue un examen de la preuve produite en l'espèce relativement à ces facteurs dans le but de déterminer la nature des gains réalisés.

La nature des biens vendus

[12] La propriété de Parksville était un grand terrain. Celle de Kitchener était un lot de 2,75 acres. Les propositions d'entreprises de maisons de retraite des appelants pour chaque propriété tenaient compte de la superficie des terrains. Rien n'a été fait relativement à l'une ou l'autre propriété qui ait dépassé la simple intention d'établir des maisons de retraite. La vente des propriétés n'était pas exceptionnelle, si ce n'est qu'elle se rapportait à l'acquisition du Delrose Manor.

Durée du droit de propriété

[13] La période pendant laquelle les appelants ont été propriétaires de l'une ou l'autre propriété n’est pas longue, mais elle ne répond ni dans l'un ni dans l'autre cas aux critères d'une opération foncière purement spéculative (rétrocession précipitée) dans un marché immobilier actif.

Fréquence ou nombre d'opérations similaires

[14] Les appelants ont effectué plusieurs opérations foncières relativement à leur entreprise avicole et aux sites destinés à l'établissement des maisons de retraite. L'intimée a demandé à la Cour de conclure que l'expérience des appelants dans le domaine immobilier leur avait permis d'évaluer de façon subjective les profits qui pourraient être réalisés sur le marché immobilier. Dans leurs témoignages, les appelants ont clairement expliqué que les opérations immobilières qu'ils avaient effectuées se rapportaient à leurs entreprises ou à leurs projets d'entreprises. Les connaissances que les appelants ont acquises sur le marché immobilier dans le cadre de leur entreprise et de leurs activités personnelles font à mon avis partie du savoir-faire qu'ils ont acquis dans le cadre de l'exploitation d'entreprises rentables comme l'entreprise avicole et les entreprises de maisons de retraite. Je ne peux conclure, à partir de ces connaissances acquises, qu'au moment de l'acquisition les appelants avaient l'intention de vendre les propriétés en vue de tirer un profit sous forme de revenu.

Améliorations apportées aux biens convertis en espèces ou se rapportant à pareils biens

[15] Après l'acquisition, aucune amélioration n'a été apportée à l'une ou l'autre propriété.

Circonstances qui ont entraîné la vente des biens

[16] Les circonstances qui ont mené à la vente des deux propriétés se rapportent à la proposition d'exploiter des entreprises de maisons de retraite. Les appelants étaient des gens d'affaires prospères. Ils tiennent très solidement les rênes des entreprises qu'ils exploitent. Ils fonctionnent de manière organisée en se fondant sur des budgets et des politiques de mise en marché et de gestion. Les appelants n'aiment pas être endettés. À leur avis, l'exploitation de trois sites destinés à l’établissement de maisons de retraite alors qu'ils ne connaissaient pas bien le domaine ne pouvait que mener à la catastrophe. En conséquence, pour disposer des capitaux nécessaires à l'achat du Delrose Manor et réduire leur dette, ils ont vendu les propriétés de Parksville et de Kitchener.

Motif ou intention

[17] Le seul motif déterminant de l'acquisition des deux propriétés (Kitchener et Parksville), déduit à partir des circonstances factuelles et de l'intention déclarée des appelants, était l'acquisition de biens commerciaux pour exploiter des maisons de retraite. À la fin, les appelants ont décidé, pour des motifs qu'ils ont expliqués clairement, de n'exploiter qu'une seule maison de retraite, soit celle qui se trouvait sur le troisième site (Delrose Manor). Le comportement des appelants, dont leur expérience des affaires, la façon dont ils exploitaient leurs entreprises, leur raison d'agir (l'ALÉNA) et leur aversion pour les dettes, confirment l'intention déclarée des appelants, au moment de l'acquisition, d'exploiter des entreprises de maisons de retraite à Parksville et à Kitchener. À l'époque de l'acquisition, les appelants n'avaient aucune intention de faire des échanges de propriétés. Cette conclusion est tirée des témoignages non contestés des appelants. Il n'y a aucune raison de mettre en doute leur crédibilité.

ARGUMENT SUBSIDIAIRE CONCERNANT

LA PROPRIÉTÉ DE PARKSVILLE

[18] Dans ses observations relatives à la propriété de Parksville, l'avocat des appelants a soulevé une autre question en se fondant sur les actes de procédure de l'intimée.

[19] Plus précisément, dans le résumé de la plaidoirie des appelants[1], il a dit ceci :

[TRADUCTION]

Lorsqu'une partie cherche à fonder sa cause d'action sur une disposition législative, les faits nécessaires à l'application de cette disposition doivent être allégués de façon que la partie adverse puisse déterminer la position à adopter, obtenir un interrogatoire préalable et préparer le procès eu égard à ces faits.

[...]

Dans ses réponses modifiées, l'intimée a fait valoir que, pour établir de nouvelles cotisations à l'égard des appelants, le ministre avait tenu pour acquis, notamment, que, au moment de l'acquisition de la propriété de Kitchener, les appelants envisageaient de revendre cette propriété à profit, et que cette intention était le motif déterminant de l'achat de la propriété de Kitchener.

Or, cette hypothèse n'a pas été alléguée relativement à la propriété située en Colombie-Britannique. L'intimée s'est contentée d'alléguer l'hypothèse du ministre selon laquelle “ pendant toutes les périodes pertinentes, les appelants avaient l'intention de revendre la propriété de Parksville à profit ”.

Si elle se contente de poser la question de savoir si le contribuable envisageait de vendre le bien en question à profit, la Cour énonce incorrectement le critère de l'intention secondaire.

[...]

Il n'incombe pas aux appelants de réfuter une hypothèse qui n'est pas alléguée. Les hypothèses alléguées dans la réponse modifiée n'incluent pas celle, cruciale, selon laquelle, au moment de l'achat de la propriété située en Colombie-Britannique, le motif déterminant des appelants était la revente à profit. Les nouvelles cotisations de 1993 et de 1994 ne peuvent donc être fondées sur les hypothèses alléguées.

[20] Le ministre a répliqué à cette observation que la Cour doit prendre toutes les hypothèses en considération. Contrairement à ce que l'avocat des appelants a fait valoir, les autres hypothèses alléguées ne sont pas neutres et les actes de procédure du ministre sont suffisants pour informer les appelants et pour appuyer les cotisations sur la conclusion du ministre.

[21] Compte tenu de ma conclusion selon laquelle les gains déclarés par les appelants constituaient des gains en capital et non des revenus d'entreprise, la Cour n'a pas à se prononcer sur cet autre argument.

[22] Il suffit de dire, de toute façon, qu'une fois la preuve produite, la Cour est tenue de déterminer la validité de la cotisation en cause conformément à la Loi.

DÉCISION

[23] Les appels sont admis et les cotisations sont déférées au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelles cotisations en tenant compte du fait que les gains déclarés par les appelants par suite des ventes des propriétés en cause sont des gains en capital.

[24] Les appelants ont droit à la taxation d'un seul mémoire de frais.

Signé à Ottawa, Canada, ce 7e jour de juillet 2000.

“ D. Hamlyn ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 28e jour de février 2001.

Isabelle Chénard, réviseure



[1]               Présenté à l'issue de l'audition.

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