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Date: 20001030

Dossier: 98-2448-IT-G

ENTRE :

JOHN DISBROWE,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge O'Connor, C.C.I.

[1] Le présent appel a été entendu à Toronto (Ontario), les 5 et 6 octobre 2000. Ont témoigné John Martin Disbrowe, son épouse, Lucinda Disbrowe (“ Cindy ”), Wayne Robert Munday, le comptable de l'appelant, de Cindy et des diverses sociétés en cause dans la plupart des années visées par l'appel, ainsi que Brenda Elaine White, la vérificatrice de l'Agence des douanes et du revenu du Canada concernée par l'appel.

QUESTION

[2] En l'espèce, il s'agit de déterminer si une cotisation d'impôt devrait être établie à l'égard de l'appelant pour l'année d'imposition 1995 sur le plein montant d'un gain en capital réalisé lors de la disposition d'actions de Disbrowe, Pontiac, Buick, Cadillac Ltd. (la “ société ”) ou si l'appelant avait le droit d'attribuer la moitié du gain réalisé à sa conjointe Cindy, en tenant pour acquis que, même si l'appelant était le propriétaire en common law des actions, il n'était pas le propriétaire bénéficiaire de 50 p. 100 des actions, étant donné qu'il détenait ce pourcentage dans une fiducie par déduction en faveur de Cindy.

FAITS

[3] L'histoire de la société et de celles qui l'ont précédée (quelquefois appelée la “ concession ” aux présentes) est exposée en détail dans l'avis d'appel et dans la réponse à l'avis d'appel, mais je ne juge pas indispensable d’en faire une revue complète. Un survol de cette histoire nous apprend que la concession existait avant l'année 1977 et que l'appelant y a accepté un emploi en 1977 à titre de représentant de commerce à salaire et à commission. À l'origine, la concession appartenait indirectement au père de l'appelant, Martin Disbrowe, ainsi qu'à son oncle, George Disbrowe. Par la suite, l'appelant est devenu le propriétaire en common law des actions ordinaires de la société.

[4] L'appelant et son épouse se sont mariés le 15 mai 1985, après avoir cohabité pendant environ 18 mois. Avant et après le mariage, ils avaient un compte de banque conjoint, et ni l'un ni l'autre n'avait de compte de banque personnel. L'appelant a témoigné, et ses propos ont été confirmés par Cindy, que tout l’argent de l'appelant et de Cindy, qu'il s'agisse de dividendes, d'intérêts ou du produit des ventes réalisées dans le cadre des diverses restructurations de la concession, était déposé dans ce compte et que toutes les dépenses, que ce soit pour la famille ou pour l'entreprise, étaient également imputées sur ce compte. L'appelant et Cindy avaient déjà contracté mariage chacun de leur côté et chaque union s'était soldée par un divorce. Cindy avait deux enfants lorsqu'elle a épousé l'appelant.

[5] Cindy s'occupait activement de l'exploitation de la concession; au début, elle travaillait à temps partiel comme réceptionniste, mais elle en est venue à occuper des postes comportant des responsabilités accrues. Elle a témoigné que toutes les décisions concernant la concession et les différentes sociétés en cause étaient prises conjointement. En outre, à partir du mois d'octobre 1990, Cindy a détenu, directement ou indirectement, des actions des sociétés associées à la concession, soit National Leasing Ltd. et 1000539 Ontario Inc. En outre, les deux époux ont conjointement garanti à la concession des prêts totalisant 260 000 $, qu’ils ont appuyés par des hypothèques consenties sur leur résidence.

ARGUMENTS

[6] L'avocat de l'intimée attire l'attention de la Cour sur des transactions antérieures à l’égard desquelles les gains en capital et les dividendes provenant des sociétés associées à la concession ont, à plusieurs reprises, été inclus uniquement dans le revenu de l'appelant. Les montants n'ont pas été attribués à Cindy dans une proportion de 50 p. 100. L'avocat de l'intimée fait également remarquer que l'appelant avait tout intérêt à répartir le gain en capital en 1995, puisqu'il avait déjà utilisé la déduction à laquelle il avait droit au titre des gains en capital par suite de la disposition d’actions d'une société exploitant une petite entreprise et qu’il aurait excédé l’exemption générale de 400 000 $ (rajustée pour tenir compte des différents taux d'inclusion applicables aux années antérieures à 1995) à laquelle il avait droit, s'il avait inclus dans son revenu pour l’année 1995 la portion du montant total du gain en capital qui était imposable. L'avocat en a conclu que l'appelant cherchait manifestement à arranger les choses à son avantage et qu'il n'aurait pas dû être autorisé à procéder de la sorte étant donné qu'il avait antérieurement inclus les gains en capital, les dividendes et les intérêts dans son seul revenu.

[7] L'avocat de l'appelant fait valoir que, en raison de la confiance réciproque que se témoignent les époux et de leur conviction que, dans le mariage, tout est divisé également, ces derniers n'ont pas vu la nécessité d'inscrire les actions au nom de Cindy non plus qu'ils ont jugé nécessaire de signer un contrat de fiducie en bonne et due forme.

ANALYSE ET DÉCISION

[8] J'accepte les témoignages de l'appelant et de Cindy, lesquels sont étayés par le témoignage de M. Munday, le comptable. M'appuyant sur ces témoignages et les documents produits, je conclus à l'existence d'une fiducie par déduction relativement à la moitié des actions de la société, de sorte que l'appelant et Cindy avaient le droit de s'attribuer chacun 50 p. 100 du gain en capital obtenu lors de la disposition des actions de la société en 1995. L'existence du compte conjoint et les témoignages donnés à ce sujet revêtent de l’importance. En effet, ce compte est l'un des éléments qui différencie la présente affaire de l'arrêt Thomas N. Collins c. Sa Majesté La Reine, C.A.F., no A-664-95, 30 avril 1998 (98 DTC 6281). Dans cette affaire, la Cour d'appel fédérale a maintenu une décision du juge Bowman, de la C.C.I. (tel était alors son titre), rapportée dans la décision de la C.C.I. no 93-1330 (IT)G, 25 septembre 1995 (96 DTC 1034). Dans ses motifs de jugement, le juge Bowman déclarait ce qui suit :

En 1981, Yvonne Collins a acheté l'unique action que M. Collins détenait dans GCC et les quatre actions qu'il détenait dans CCC, et a reçu 999 des actions non émises de GCC et quatre actions de CCC. M. Collins a conservé la part qu'il avait dans SF et CA. Par conséquent, Mme Collins possédait toutes les actions de GCC et de CCC, et M. Collins possédait toutes les actions de SF et 80 pour 100 des actions de CA. La réorganisation avait pour but et effet le partage de la propriété de façon que GCC et CCC ne soient pas associées à SF et CA et que chaque groupe bénéficie du taux préférentiel de la déduction accordée aux petites entreprises en vertu de l'article 125 de la Loi de l'impôt sur le revenu. L'absence de possession réciproque d'actions était destinée à assurer que les compagnies du groupe de Mme Collins ne soient pas associées aux compagnies contrôlées par M. Collins. Le projet a été mis en oeuvre sur les conseils et avec l'aide de l'avocat de M. Collins, Me Frank Fraser, et du comptable de M. Collins, M. George Waters. Ces deux hommes ont témoigné. Ils avaient des connaissances, des compétences et de l'expérience dans leurs professions respectives, et M. et Mme Collins se sont fondés sur leurs conseils pour arranger leurs affaires de la façon la plus efficace possible au point de vue fiscal.

[...]

Au moment où il a établi la cotisation, le ministre a traité les actions et, par conséquent, le gain comme appartenant entièrement à M. Collins.

Le principal argument de l'appelant est qu'il détenait 50 pour 100 des actions de Sherkston en fiducie pour sa femme ou bien que les actions appartenaient à une société dans laquelle Mme Collins et lui étaient associés à parts égales.

L'avocat de l'appelant se fonde au départ sur deux propositions qui, selon moi, sont inattaquables, l'une de fait et l'autre de droit :

a) Mme Collins a apporté et participé à l'entreprise presque autant, sinon plus, que M. Collins; les deux conjoints formaient une équipe et percevaient la situation comme telle.

b) Par propriété, aux fins de la Loi de l'impôt sur le revenu, on entend la propriété bénéficiaire.

Je souscris à ces deux propositions.

[...]

J'adresserai maintenant la question de la fiducie par déduction. C'est la nature insatisfaisante de cette notion, en bonne partie attribuable au fait qu'il est difficile de conclure à une “ intention commune ”, qui a amené la Cour suprême du Canada à élaborer la doctrine de la fiducie par interprétation. Néanmoins, la doctrine de la fiducie par déduction existe incontestablement. Toutefois, il doit exister une preuve permettant à la cour d'inférer l'existence d'une intention commune de créer une fiducie de la part du propriétaire en common law et de la personne qui revendique le statut de bénéficiaire de la fiducie.

En l'espèce, existe-t-il une telle intention commune? Comme de nombreux conjoints, les Collins considéraient sans doute qu'ils formaient une équipe ou, comme on le dit couramment, qu'ils étaient associés. Il (sic) considéraient sans doute la fortune qu'ils avaient accumulée sous la forme d'avoirs familiaux ou commerciaux et de biens de placement comme étant à “ eux ”, et non à “ lui ” et à “ elle ”, sans distinction au point de vue de la propriété en common law. [...]

Je crois que l'affaire Collins diffère de l'affaire dont je suis saisi. Dans l'affaire Collins, il n’y avait pas de compte bancaire conjoint ni de garantie appuyée par des hypothèques communes. En outre, les parties essayaient de remplacer un régime fiscal qui faisait en sorte que les sociétés n’avaient droit à aucun des avantages fiscaux décrits précédemment par un autre régime qui leur aurait permis d'obtenir des avantages fiscaux supplémentaires fondés sur d’autres dispositions.

[9] En outre, je ne crois pas que le fait que les gains en capital, les dividendes et les intérêts aient occasionnellement été inclus dans le seul revenu de l'appelant revête beaucoup d’importance, compte tenu du témoignage selon lequel l'appelant et Cindy considéraient que tout leur appartenait à parts égales, de l'existence du compte bancaire conjoint, de l'absence de comptes séparés et des garanties appuyées par des hypothèques communes consenties sur leur résidence.

[10] Dans l'arrêt Holizki c. Canada, [1995] A.C.F. no 1186, le juge Rothstein, qui siégeait alors à la Section de première instance de la Cour fédérale, a déclaré ce qui suit :

5. Afin de replacer les faits de l'espèce dans leur contexte, il convient de reprendre ici certaines notions ayant trait aux fiducies par déduction. Une fiducie par déduction s'attache à l'intention [...] Dans l'arrêt Rathwell c. Rathwell (1978), 83 D.L.R. (3d) 289, [1978] 2 R.C.S. 436, aux pages 450 et 451 (C.S.C.), le juge Dickson (tel était alors son titre) explique, dans le contexte des biens matrimoniaux, dans quelles situations la doctrine de la fiducie par déduction trouve application :

Si, à la dissolution d'un mariage, l'un des conjoints détient seul les titres de propriété, le tribunal est en droit de se demander s'il était convenu de laisser à l'autre conjoint un droit de propriété véritable sur les biens ou s'il y avait intention commune de le faire, et, dans l'affirmative, pour quelle part? Comme je l'ai indiqué, il est rare qu'on puisse prouver de telles ententes d'une façon concrète. Il est pertinent et nécessaire que les tribunaux examinent les faits et les circonstances entourant l'acquisition des biens ou leurs améliorations. Si la femme, qui ne détient pas les titres de propriété, a contribué, directement ou indirectement, en argent ou en son équivalent, à l'acquisition ou aux améliorations, la doctrine de la fiducie par déduction intervient. Un droit sur les biens est présumé revenir à la personne qui a avancé le prix d'achat ou une partie de celui-ci.

[...]

On explique parfois que la présomption de fiducie par déduction résulte d'une contribution prouvant une entente; elle est également qualifiée d'entente tacite. Tout cela est bien établi en droit : Murdoch c. Murdoch, précité; Gissing v. Gissing, précité; Pettitt v. Pettitt, précité. Les tribunaux recherchent une intention commune manifestée par des actes ou des déclarations montrant que les biens ont été acquis en fiducie.

En ce qui a trait à la part qui revient au bénéficiaire de la fiducie par déduction, en l'absence de preuve quant au quantum des droits, le juge Dickson indique ceci aux pages 452 et 453 :

S'il y a contribution en argent ou en son équivalent, mais absence de preuve d'entente ou d'intention commune quant au quantum des droits, il peut s'élever des doutes quant à la part de chacun des conjoints dans les biens. Dans l'affaire Pettitt, précitée à la p. 794, lord Reid a dit que les parts respectives peuvent être déterminées comme suit : [TRADUCTION] “ [...] vous vous demandez ce qu'auraient convenu des personnes raisonnables se trouvant dans la situation des conjoints, si elles essayaient de déterminer la part revenant à l'époux qui a contribué ”. C'est une solution logique que j'adopte.

À la page 458, examinant la question de savoir si la doctrine de la fiducie par déduction s'applique aux biens commerciaux aussi bien qu'aux biens matrimoniaux, le juge Dickson conclut qu'en principe rien n'interdit à une femme de bénéficier, quand il y a lieu, d'une part du produit des biens commerciaux, lorsque le couple a exploité ces biens comme [TRADUCTION] “ une unité familiale [...] ”.

[...]

10. Il n'y avait pas de convention expresse de fiducie et il n'y a pas eu de discussion entre les époux pour indiquer que Mervin détenait des biens en fiducie pour le compte de Maureen. Mais ils ont déclaré dans leurs dépositions qu'il était simplement “ entendu ” que l'entreprise leur appartenait à tous deux. [...]

[11] Tout compte fait, je conclus que, malgré l’absence de document créant une fiducie, les témoignages de l'appelant, de Cindy et de leur comptable, les faits relatifs au compte bancaire conjoint et aux garanties offertes, ainsi que le rôle joué par Cindy dans la concession, indiquent qu’il existait une fiducie par déduction. En conséquence, l'appel est admis, avec frais.

Signé à Ottawa, Canada, ce 30e jour d'octobre 2000.

“ T. O'Connor ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 20e jour de mars 2001.

Philippe Ducharme, réviseur

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