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Date: 19991208

Dossiers: 98-407-UI; 98-537-UI; 98-538-UI

ENTRE :

CRAWFORD AND COMPANY LTD.,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

Motifs du jugement

Le juge suppléant Porter, C.C.I.

[1] Ces appels ont été entendus à Edmonton (Alberta) le 22 avril 1999 sur preuve commune avec le consentement des parties.

[2] L’appelante a interjeté appel des décisions du ministre du Revenu national (le “ ministre ”), datées du 22 avril 1998, selon lesquelles l’emploi de Leslie Anderson, Brian Sharp et Kevin Sharp, qui, au cours de toutes les périodes pertinentes, soit du 1er janvier au 24 octobre 1997, étaient les seuls administrateurs de la société, dont ils contrôlaient les actions, était un emploi assurable aux termes de la Loi sur l’assurance-emploi (ci-après appelée la “ Loi sur l’a.-e. ”).

[3] En fait, les décisions se rapportaient à l’emploi qu’ils avaient exercé pour la société du 1er janvier 1987 au 24 octobre 1997, et la date “ 1997 ” semble avoir été indiquée par erreur. Avec l’accord des parties, il a été décidé que l'audition de l’appel avait à juste titre porté sur la période commençant le 1er janvier 1987. Cela met nécessairement en cause les dispositions de l’ancienne “ Loi sur l’assurance-chômage (Loi sur l’a.-c.) ” et un certain nombre de modifications apportées au fil du temps, plus particulièrement les modifications de 1990 portant sur les personnes liées.

[4] Même si les faits dans chaque affaire sont presque identiques, les questions se rapportant à Brian Sharp et à Kevin Sharp, qui sont frères (désignés tous deux comme “ les frères Sharp ”), d’une part, diffèrent des questions se rapportant à Leslie Anderson, d’autre part. Les frères Sharp étaient “ des personnes liées ” à la société aux termes de la Loi sur l’a.-e. alors que Leslie Anderson n’était pas une “ personne liée ”. Quoi qu’il soit commode de statuer sur toutes les affaires dans le même jugement, je trancherai les questions séparément.

[5] On a dit que la décision relative à Leslie Anderson était fondée sur les motifs suivants :

[TRADUCTION]

Leslie Anderson était employé aux termes d’un contrat de louage de services et, par conséquent, il était votre employé. En outre, Leslie Anderson n’avait pas de lien de dépendance avec Crawford & Company Ltd. de sorte que son emploi n’était pas exclu à titre d’emploi assurable.

[6] On a dit que la décision avait été rendue conformément à l’article 93 de la Loi sur l’a.-e. et qu'elle était fondée sur l’alinéa 5(1)a) de cette même Loi.

[7] On a dit que les décisions se rapportant aux frères Sharp s’appuyaient sur les motifs suivants :

[TRADUCTION]

Vous étiez employé en vertu d’un contrat de louage de services et vous étiez donc un employé. Votre emploi n’était pas exclu à titre d’emploi assurable car le ministre est convaincu qu’un contrat de travail à peu près semblable aurait été conclu si vous n’aviez pas eu de lien de dépendance (même libellé dans chaque affaire).

[8] On a dit que ces décisions avaient été rendues aux termes de l’article 93 de la Loi sur l’a.-e. et qu'elles étaient fondées sur l’alinéa 5(1)a) de cette même Loi. Contre toute attente, aucune mention n’a été faite de l’alinéa 5(3)b) de la Loi sur l’a.-e.

[9] La question à trancher n’est pas de savoir si les travailleurs en question étaient employés aux termes de contrats de louage de service ou de contrats d’entreprise. Ils étaient sans contredit des employés de la société et non pas des entrepreneurs indépendants.

[10] Les faits établis ont révélé qu’à toutes les périodes pertinentes l’appelante exploitait une concession John Deere de vente d’équipement agricole à Camrose (Alberta). Avant le 1er janvier 1987, la concession était exploitée par Wesley Sharp, le père des frères Sharp. À cette date, Brian et Kevin Sharp ainsi que Leslie Anderson sont devenus actionnaires à parts égales de 294613 Alberta Ltd., une société à numéro enregistrée en Alberta, qui, pour sa part, possédait toutes les actions de la société appelante. Ils sont également devenus — et sont encore aujourd’hui —, les trois administrateurs de la société. Leslie Anderson a pris le titre de directeur général, Brian celui de gérant des ventes de produits agricoles, et Kevin, celui de gérant des ventes de produits de consommation.

[11] La question soumise à la Cour relativement à Leslie Anderson est relativement simple et doit être tranchée de novo dans le cadre de cet appel; il s’agit de déterminer si la société et Leslie Anderson avaient entre eux un lien de dépendance. Dans l'affirmative, et c'est à l’appelante qu’il revient de faire la preuve de l’existence d’un lien de dépendance, il n’occupait donc pas un emploi assurable. La décision porte sur une question mixte de fait et de droit.

[12] En ce qui concerne les deux frères Sharp, la question est quelque peu différente en ce qu’elle porte sur l’exercice, par le ministre, de son pouvoir discrétionnaire aux termes de l’alinéa 5(3)b) de la Loi sur l’a.-e. et de l’ancien sous-alinéa 3(2)c)(ii) de la Loi sur l’a.-c. qui sont identiques à tous égards.

[13] En 1990, la Loi sur l’assurance-chômage a été modifiée en ce qui concerne les personnes liées, le paragraphe 3(2) (et des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu) excluant l’emploi des personnes liées; le législateur a toutefois accordé au ministre le pouvoir de décider si l’emploi de ces personnes était à peu près semblable à un contrat de travail qu’auraient conclu entre elles des personnes n’ayant pas de lien de dépendance. Dans l’affirmative, l’emploi devenait alors un “ emploi assurable ”. Cette disposition se retrouve maintenant dans la Loi sur l’a.-e.

[14] En l’espèce, le ministre, en exerçant son pouvoir discrétionnaire aux termes de cette disposition, se trouve à avoir inclus l’emploi des frères Sharp dans la catégorie des “ emplois assurables ” aux termes de la Loi sur l’a.-e.. Par conséquent, il faut d’abord déterminer si cette décision était fondée en droit. Si la réponse est négative, et uniquement dans ce cas-là, il faut ensuite déterminer si, compte tenu de toutes les circonstances, y compris tous les éléments mentionnés dans la Loi, la Cour est convaincue que le contrat de travail conclu par les frères Sharp était à peu près semblable au contrat qu’auraient conclu des personnes n’ayant pas entre elles de lien de dépendance. Si la Cour n’est pas convaincue, l’emploi demeure exclu.

[15] Si, traditionnellement, le ministre a invoqué l’alinéa 5(3)b) de la Loi sur l’a.-e. pour atténuer le préjudice et, lorsqu’il y a lieu, pour permettre à des “ personnes liées ” de recevoir des prestations dans des situations d’emploi où elles auraient par ailleurs été exclues du régime d’assurance-emploi, en l’espèce, il a exercé son pouvoir discrétionnaire pour inclure les frères Sharp alors que ceux-ci ne désirent aucunement être inclus. Il semblerait que la grande majorité des appels dont la Cour est saisie sont interjetés par des appelants à l’égard desquels le ministre a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire et qui cherchent à être inclus dans le régime. En d’autres termes, la disposition est généralement considérée comme une exception à une disposition limitative. Cette exception a été adoptée par le Parlement afin d’atténuer le caractère préjudiciable et inéquitable du système. Dans ce qu’on pourrait appeler un renversement des rôles, le ministre, en l’espèce, a invoqué la disposition pour inclure des personnes qui, en temps normal, par application de la loi, sont exclues du régime et qui, en outre, ne désirent aucunement être incluses. Ainsi, il a transformé ce qui, semblerait-il, était une exception à une exclusion aux termes de la règle générale selon laquelle les “ personnes liées ” ne sont pas incluses dans le régime, en un processus inclusif. Le fait que, dans les affaires en cause, il est fort peu probable que les travailleurs, qui sont des hommes d’affaires importants, demandent un jour des prestations, et que la majorité des appels interjetés devant cette cour en la matière portent sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre à l’encontre de personnes occupant des emplois subalternes qui demandent des prestations n’est pas totalement pertinent, mais il n’en mérite peut-être pas moins d’être mentionné. Il ne devrait pas exister deux poids deux mesures en l’espèce. Habituellement, la Cour regarde par l’autre bout de la lorgnette pour voir si le ministre a exercé régulièrement son pouvoir discrétionnaire en excluant du régime les prestataires liés. Dans les affaires en cause, il doit examiner si le ministre a exercé régulièrement son pouvoir discrétionnaire en les incluant dans la portée du régime plutôt qu’en continuant de les exclure, lorsque, en vertu de la loi fondamentale, ils n’auraient par ailleurs pas été visés par l’exercice, de manière proactive, du pouvoir discrétionnaire du ministre. Dans des situations du genre, il n’est peut-être pas inapproprié de regarder ainsi par l’autre bout de la lorgnette et de déterminer si le ministre aurait exercé son pouvoir discrétionnaire de la même façon s’il s’était agi d’inclure les frères Sharp dans le régime afin qu’ils puissent toucher des prestations.

[16] Cela étant dit, je suis tenu par les décisions de la Cour d’appel fédérale, que je cite ci-après, de faire preuve de retenue à l’égard de la décision du ministre, et c’est seulement dans certaines circonstances que je peux substituer mon jugement. C’est ainsi que je dois procéder.

[17] De manière générale, j’ajouterais cependant qu’il s’agit là d’une notion juridique difficile à comprendre pour une appelante non représentée. Il est peut-être regrettable que l’appelante ne se soit pas fait représenter par un avocat ayant reçu des directives appropriées. La difficulté tient au fait qu’elle s’est appuyée sur la règle générale telle qu'elle est énoncée, soit que les personnes liées sont exclues du régime. Le ministre est toutefois intervenu après coup et a exercé son pouvoir discrétionnaire, et la situation antérieure, qui était tout à fait conforme au droit, a été modifiée. À tout le moins, on ferait valoir qu’il serait plutôt injuste d’imposer des pénalités ou d’exiger des intérêts dans une telle situation.

[18] Indépendamment de cela, toutefois, je ferais preuve d’insouciance si je ne mentionnais pas que la façon de faire du ministre est fondamentalement injuste. Leslie Anderson a le droit de faire trancher son appel de novo. Autrement dit, la Cour peut tirer sa propre conclusion sur le bien-fondé de l’affaire en se fondant sur la preuve qui lui est soumise. Les frères Sharp, pour leur part, n’ont pas le même droit d’appel. Dans leur cas, la Cour doit s’en tenir au processus à deux étapes, dont je fais mention ci-dessous, soit examiner d’abord si le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière régulière en faisant preuve de retenue à l’égard de la décision qu’il a rendue, même si, en s’appuyant sur la même preuve, la Cour serait arrivée à une conclusion différente. C’est uniquement lorsque le ministre est arrivé à sa décision de manière illégale que la Cour peut passer à la deuxième étape et examiner les éléments de preuve de novo. Il s’agit en quelque sorte d’un renversement des rôles étant donné que, de manière générale, il est plus difficile à des personnes liées qu’à des personnes non liées d’établir qu’elles ont le droit de participer au régime. Dans les appels en cause, il est plus difficile aux travailleurs liés qu’à la personne non liée d’établir qu’ils ne devraient pas être inclus dans le régime.

[19] Normalement, une personne pourrait être jugée admissible à bénéficier du régime et, par conséquent, à toucher des prestations d’assurance-emploi du fait que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire en sa faveur. Cependant, si l’exercice de ce pouvoir s’est soldé par une décision défavorable, elle n’est pas tenue de payer quoi que ce soit (si ce n’est rembourser les prestations obtenues irrégulièrement). En l’occurrence toutefois, l’exercice du pouvoir discrétionnaire, qui s’est soldé par une décision défavorable (qui est habituellement favorable), soit que le ministre est convaincu que le contrat est à peu près semblable à celui qu’auraient conclu des personnes n’ayant pas entre elles de lien de dépendance, crée une obligation de verser des cotisations et prive en même temps l’appelante de ses droits habituels d’appel, après le fait dans tous les cas. Par conséquent, il y a quelque chose de foncièrement injuste dans la manière dont la loi en cause est appliquée par le ministre. Les droits d’appel des frères Sharp sont considérablement limités par rapport à ceux de Leslie Anderson, qui n’est pas une personne liée.

[20] Je fais renvoi à une situation semblable décrite dans la décision que j’ai rendue le même jour que celle-ci dans l’affaire Hoobanoff Logging Ltd. c. M.R.N. (98-1019(UI) et 98-1018(UI)) et je fais miens les propos que j’ai tenus dans cette affaire pour citer un autre exemple de situation où le ministre a censément exercé son pouvoir discrétionnaire pour inclure un emploi dans la portée du régime lorsque la loi l’aurait normalement exclu.

[21] Je compte me pencher en premier lieu sur la question concernant Leslie Anderson et, ensuite, sur la décision discrétionnaire rendue par le ministre dans le cas des frères Sharp. S’il y a lieu, je passerai après à la deuxième étape, pour examiner la preuve se rapportant à leur situation.

Le droit sur la question de l’expression “ lien de dépendance ”

[22] Dans le régime établi par la Loi, le législateur a prévu que certains emplois seraient assurables, c’est-à-dire qu’ils donneraient lieu au versement de prestations au moment de la cessation d’emploi, et que d’autres seraient des emplois “ exclus ”, soit des emplois qui, au moment de la cessation d’emploi, ne donneraient pas droit à des prestations. L’arrangement conclu entre personnes ayant un lien de dépendance entrent dans la catégorie des “ emplois exclus ”. De toute évidence, ces dispositions visent à éviter qu’une multitude de prestations soient versées sur le fondement d’ententes factices ou fictives.

[23] Les paragraphes 5(2) et (3) de la Loi sur l’assurance-emploi sont libellés en partie dans les termes suivants :

5(2) N’est pas un emploi assurable :

...

i) l’emploi dans le cadre duquel l’employeur et l’employé ont entre eux un lien de dépendance.

(3) Pour l’application de l’alinéa (2)i) :

a) la question de savoir si des personnes ont entre elles un lien de dépendance est déterminée conformément à la Loi de l’impôt sur le revenu;

b) l’employeur et l’employé, lorsqu’ils sont des personnes liées au sens de cette loi, sont réputés ne pas avoir de lien de dépendance si le ministre du Revenu national est convaincu qu’il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d’emploi ainsi que la durée, la nature et l’importance du travail accompli, qu’ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s’ils n’avaient pas eu de lien de dépendance.

[24] L’alinéa 251(1)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu est libellé ainsi :

[...] la question de savoir si des personnes non liées entre elles n’avaient aucun lien de dépendance à un moment donné est une question de fait. (Les italiques sont de moi.)

[25] Bien que la Loi de l’impôt sur le revenu spécifie que la question de savoir si des personnes n’avaient pas de lien de dépendance à un moment donné est une question de fait, cette question factuelle doit être tranchée dans le cadre du droit et est en réalité une question mixte de fait et de droit; voir la décision rendue par le juge Bowman, de la C.C.I., dans l’affaire R.M.M. Canadian Enterprises et al. v. The Queen, 97 DTC 302, à la page 310 :

Il est vrai que pour déterminer si des personnes ont entre elles un lien de dépendance, le tribunal doit tirer des conclusions de fait, mais la question de savoir si, compte tenu des faits, il existe en droit un lien de dépendance est nécessairement une question de droit. [...] L’alinéa 251(1)b) veut simplement dire qu’en déterminant si, en droit, des personnes non liées ont entre elles un lien de dépendance, le fondement factuel de leur relation doit être déterminé. Le sens de l’expression “lien de dépendance” figurant dans la Loi est de toute évidence une question de droit.

[26] Le sens de l’expression “ arm’s length ” (lien de dépendance) a été l’objet de nombreux examens judiciaires au Canada, aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres pays du Commonwealth comme l’Australie, dont les lois fiscales renferment un libellé semblable. Dans la mesure où l’expression a été utilisée dans des affaires de fiducie et de succession, cette jurisprudence n’a pas été prise en considération au Canada pour l’interprétation des lois fiscales; voir la décision rendue par le juge Locke dans l’affaire M.N.R. v. Sheldon’s Engineering Ltd., 55 DTC 1110, à la page 1113 :

[TRADUCTION]

Il s’agit d’une expression qui est habituellement employée dans les cas où des opérations conclues entre des fiduciaires et des bénéficiaires, des tuteurs et des pupilles, des mandats et des mandataires ou des procureurs et des clients sont remises en question. Les raisons pour lesquelles les opérations conclues entre des personnes qui ont entre elles pareilles relations peuvent être attaquées sont soulignées dans les jugements que le lord chancelier et lord Blackburn ont prononcés dans l’affaire McPherson v. Watts, 1877, 3 A.C. 254. Ces considérations ne s’appliquent pas lorsqu’il s’agit d’examiner le sens à attribuer à l’expression telle qu’elle est employée au paragraphe 20(2).

[27] Dans l’examen de la signification de “ lien de dépendance ”, il ne faut pas perdre de vue les termes de la Loi que j’ai précédemment indiqués en caractères gras, soit “ n’avaient aucun lien de dépendance à un moment donné ”. Comme le fait remarquer le juge Bowman, de la C.C.I. dans l’affaire R.M.M., précitée, au Canada, la jurisprudence a eu tendance à insister sur la nature de la relation plutôt que sur la nature des opérations. Je ne suis pas certain que, vu l’inclusion de ces termes dans la Loi, cette approche soit nécessairement la seule qui doive être adoptée, car procéder de la sorte, c’est faire fi de ces termes plutôt pertinents auxquels une signification doit assurément être attribuée. Cette évolution tient peut-être aux situations factuelles considérées dans un certain nombre de causes faisant jurisprudence au Canada. En général, il s’agissait d’une seule personne (morale ou physique) qui contrôlait les deux parties à une opération particulière. Ainsi, bien que l’opération ait pu s’apparenter à une opération commerciale ordinaire entre parties sans lien de dépendance, en soi, cela n’a pas été suffisant pour que l’opération soit jugée comme n’entrant pas dans la catégorie des opérations conclues par des parties ayant un lien de dépendance; voir par exemple l’affaire Swiss Bank Corporation et al. v. M.N.R., 72 D.T.C. 6470 (C.S.C.), où le juge Laskin (tel était alors son titre) a déclaré en conclusion à la page 6473 :

[...] le payeur et le bénéficiaire ne doivent pas être des personnes qui, en réalité, traitent exclusivement l’une avec l’autre au moyen d’un fonds constitué par le bénéficiaire au profit du bénéficiaire. Une bonne raison pour cela, suggérée par le texte législatif lui-même, c’est l’assurance que le taux d’intérêt sera le reflet d’opérations commerciales ordinaires entre des parties agissant dans le sens de leurs intérêts distincts. Il faut conclure que des rapports de prêteur à emprunteur qui n’offrent pas cette assurance parce que, effectivement, les intérêts ne sont pas distincts, ne s’insèrent pas dans l’exception qui exempte tout non-résident de l’impôt sur des paiements d’intérêt canadiens. Le fait que l’intérêt réellement autorisé ou payé est compatible avec une opération à distance ne suffit pas en soi à esquiver cette conclusion.

[28] En fait, ce que disent ces jugements, c’est que, si une personne transfère de l’argent d’une de ses poches dans l’autre, même si elle le fait systématiquement dans le cadre d’une opération commerciale ordinaire, elle traite encore avec elle-même, et l’opération demeure de par sa nature une opération “ conclue par des parties ayant un lien de dépendance ”.

[29] Cependant, le simple fait que ces causes faisant jurisprudence comportaient de telles situations factuelles ne signifie pas que des personnes ayant ordinairement un lien de dépendance ne peuvent en fait traiter l’une avec l’autre à un moment donné comme des personnes sans lien de dépendance, pas plus que cela ne signifie que des personnes n’ayant ordinairement aucun lien de dépendance ne pourraient de temps à autre traiter l’une avec l’autre comme des personnes ayant un lien de dépendance. Ces causes sont tout simplement des exemples de ce que n’est pas une relation entre personnes sans lien de dépendance; elles ne définissent pas en termes positifs ce qu’est une opération entre personnes sans lien de dépendance. Ainsi, au bout du compte, tous les faits doivent être pris en considération, et tous les critères pertinents énoncés dans la jurisprudence doivent être appliqués.

[30] La notion de “ lien de dépendance ” a été examinée par le juge Bonner de la C.C.I. dans l’affaire William J. McNichol et al. v. The Queen, 97 D.T.C. 111, dans laquelle il disait, aux pages 117 et 118 :

On utilise communément trois critères pour déterminer si les parties à une opération ont entre elles un lien de dépendance. Il s’agit des critères suivants :

a) l’existence d’une même personne qui dirige les négociations de deux parties à une transaction,

b) les parties à une transaction agissent de concert et n’ont pas d’intérêts distincts, et

c) le contrôle “de facto” (réel).

Le critère relatif à l’existence d’une même personne résulte de deux jugements, notamment en premier lieu le jugement que la Cour suprême du Canada a rendu dans l’affaire M.N.R. v. Sheldon's Engineering Ltd. [précité]. Aux pages 1113-1114, le juge Locke, qui parlait au nom de la Cour, a dit ceci :

[TRADUCTION]

Lorsqu’une même personne contrôle des compagnies directement ou indirectement, que cette personne soit un individu ou une compagnie, des compagnies contrôlées sont, aux termes de cet article, censées ne pas traiter entre elles à distance. Les dispositions de cet article mises à part, dans le cas d’une vente d’éléments d’actifs dépréciables par un contribuable à une entité qu’il contrôle ou par une compagnie contrôlée par le contribuable à une autre compagnie également contrôlée par lui, le contribuable dictant à titre d’actionnaire majoritaire les conditions de la transaction, on ne peut à mon avis prétendre sérieusement que les parties traitaient entre elles à distance et que l’article 20(2) ne s’appliquait pas.

En second lieu, la décision que le juge Cattanach a rendue dans l’affaire M.N.R. v. T R Merritt Estate est également utile. Aux pages 5165-5166, voici ce que le juge a dit :

[TRADUCTION]

Selon moi, le principe fondamental sur lequel se fonde la présente analyse est le suivant : lorsque les négociations menées au nom de chacune des deux parties au contrat sont en fait dirigées par le même “cerveau”, on ne peut dire que les parties traitent à distance. En d’autres termes lorsque la preuve révèle que la même personne “dictait” les “conditions de la transaction” au nom de chacune des deux parties, on ne peut dire que les parties traitaient à distance.

Le critère voulant que les parties agissent de concert montre jusqu’à quel point il est important que la négociation ait lieu entre des parties distinctes, qui cherchent chacune à protéger leurs propres intérêts. Ce critère est énoncé dans la décision que la Cour de l’Échiquier a rendue dans l’affaire Swiss Bank Corporation v. M.N.R. À la page 5241, le juge Thurlow (tel était alors son titre) a dit ceci :

J’ajouterais que lorsque plusieurs parties, quelles soient des personnes physiques, des compagnies ou une combinaison des deux, agissent de concert et dans le même intérêt pour diriger ou dicter la conduite d’une autre, le “cerveau” directeur peut à mon avis être celui de l’ensemble des parties agissant de concert ou celui d’une seule d’entre elles qui remplit un rôle ou des fonctions particulières qu’il faut accomplir pour atteindre l’objectif commun. De plus, à mon sens, il n’y a lieu de faire aucune distinction à ce titre entre des personnes qui agissent à leur propre compte pour en contrôler d’autres et celles qui, quelques nombreuses quelles soient, se font représenter par une autre. D’autre part, si l’une des parties à une transaction agit dans un intérêt différent de celui des autres ou le représente, le fait que le but commun soit de diriger les actes d’une autre partie de façon à obtenir un résultat bien précis ne suffira pas en soi à enlever à la transaction son caractère de transaction entre personnes traitant à distance. Selon moi, l’affaire Sheldon's Engineering [précitée] en est un exemple.

Enfin, il est à noter que l’existence d’une relation sans lien de dépendance est exclue si l’une des parties à l’opération en cause exerce un contrôle de fait sur l’autre. À cet égard, on peut mentionner la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’affaire Robson Leather Company v. M.N.R., 77 DTC 5106.

[31] Cette approche a également été adoptée par le juge Cullen dans l’affaire Peter Cundill & Associates Ltd. v. The Queen, [1991] 1 C.T.C. 197, dans laquelle il disait, à la page 203 :

La question de savoir si les parties en l’espèce n’avaient aucun lien de dépendance est une question qui doit être examinée selon les propres faits particuliers de l’affaire. Pour trancher cette question, on peut tenir compte de plusieurs facteurs, tels que la propriété et le contrôle d’une société. Toutefois, le contrôle des actions (ou son absence) n’est pas nécessairement déterminant; il s’agit seulement d’un facteur à prendre en considération pour trancher la question d’absence de lien de dépendance (Robson Leather Co. v. M.N.R., [1974] C.T.C. 872; 74 D.T.C. 6666, le juge Collier, confirmé par [1977] C.T.C. 132; 77 D.T.C. 5106 (C.A.F.)).

Dans le Bulletin d’interprétation IT-419, Revenu Canada a proposé les facteurs suivants pour trancher la question de savoir s’il y avait ou non des liens de dépendance :

a) l’existence d’une même personne qui dirige les négociations de deux parties à une transaction,

b) les parties à une transaction agissent de concert et n’ont pas d’intérêts distincts, et

c) le contrôle “de facto” (réel).

Les critères énoncés dans IT-419 sont également les critères que les tribunaux ont régulièrement examinés. En l’espèce, le facteur qui va éclairer la situation consiste, semble-t-il, à déterminer la personne qui dirige ces deux sociétés. Si le “cerveau” qui agit pour une partie est le même “cerveau” qui dirige la seconde partie, alors on ne saurait réellement pas dire qu’elles traitaient à distance (Oryx Realty Corp. et Shofar Investment Corp. c. M.R.N., [1972] C.F. 33; [1972] C.T.C. 35; 72 D.T.C. 6018; confirmé par [1974] 2 C.F. 44; [1974] C.T.C. 430; 74 D.T.C. 6352 (C.A.F.)).

[32] Bon nombre de ces causes, comme je l’ai dit, se fondent sur la relation existant entre les parties, ce qui a été déterminé comme étant absolument concluant. On y trouve peu d’indications claires quant à la nature de l’opération ou de la transaction elle-même. Cette question a toutefois été abordée, bien succinctement, par la Cour fédérale d’Australie dans l’affaire The Trustee for the Estate of the late AW Furse No 5 Will Trust v. FC of T, 91 ATC 4007/21 ATR 1123. À propos d’une loi semblable de ce pays, le juge Hill disait :

[TRADUCTION]

En ce qui a trait au problème en cause, il y a deux questions à trancher en application du paragraphe 102AG(3). La première est de savoir si les parties à la convention pertinente traitaient l’une avec l’autre comme des parties sans lien de dépendance relativement à cette convention. La seconde est de savoir si la somme du revenu imposable pertinent est supérieure à la somme mentionnée dans le paragraphe comme la “ somme correspondant au lien de dépendance ”.

On ne doit pas trancher la première des deux questions uniquement en cherchant à savoir si les parties à la convention pertinente n’avaient entre elles aucun lien de dépendance. Dans ce paragraphe, l’insistance est plutôt mise sur la question de savoir si ces parties, relativement à la convention, traitaient l’une avec l’autre comme des parties sans lien de dépendance. Le fait que les parties elles-mêmes aient un lien de dépendance ne signifie pas qu’elles ne peuvent, à l’égard d’une opération particulière, traiter l’une avec l’autre comme des parties sans lien de dépendance. Ce qui ne veut pas dire que la relation entre les parties n’est pas pertinente par rapport à la question à trancher en application du paragraphe. La distinction a été faite par le juge Davies, relativement à des termes semblables utilisés au paragraphe 26AAA(4) de la Loi, dans l’affaire Barnsdall v. Federal Commissioner of Taxation (1988), 88 ATC 4565, à la page 4568, dans le passage suivant, auquel je souscris respectueusement :

[TRADUCTION]

Toutefois, le paragraphe 26AAA(4) utilisait l’expression “ not dealing with each other at arm's length ” [qui désigne le fait, pour deux parties, de traiter l’une avec l’autre avec lien de dépendance]. Cette expression ne devrait pas s’interpréter comme si les termes “ dealing with ” [traiter avec] n’étaient pas présents. Le commissaire doit être convaincu non seulement de l’existence d’un lien entre un contribuable et la personne à qui il a fait un transfert, mais aussi du fait que ces deux personnes traitaient l’une avec l’autre avec lien de dépendance. Conclure à l’existence d’un lien entre les parties est simplement une étape dans le cours du raisonnement et ne sera pas déterminant, à moins que cela n’amène à la conclusion finale.

Pour déterminer si les parties traitaient l’une avec l’autre sans lien de dépendance à l’égard d’une opération particulière, il faut établir si, à l’égard de cette opération, elles traitaient l’une avec l’autre comme le feraient normalement des parties sans lien de dépendance, de sorte que l’issue de leur opération ressortit à une négociation réelle. [Le soulignement est de moi.]

[33] La même formulation a aussi été examinée dans l’affaire Granby PTY Ltd. v. The Commissioner of Taxation,95 ATC 4240. Dans cette affaire, le juge Lee, de la Cour fédérale d’Australie, division générale, traitait comme suit du sens de l’expression, ainsi que de la jurisprudence récente :

[TRADUCTION]

L’expression “ dealing with each other at arm's length ” [qui désigne le fait, pour deux parties, de traiter l’une avec l’autre sans lien de dépendance] implique une analyse de la manière dont les parties à une opération se sont comportées dans la création de cette opération. La question est de savoir si les parties se sont comportées de la manière dont on s’attendrait que des parties sans lien de dépendance se comportent dans la conduite de leurs affaires. Évidemment, il convient à cet égard de déterminer la nature de la relation entre les parties, car, s’il ne s’agit pas de parties sans lien de dépendance, il est possible d’en inférer qu’elles ne traitaient pas l’une avec l’autre sans lien de dépendance.

[34] Des termes semblables ont également été examinés par le juge Davies dans l’affaire Barnsdall v. F.C. of T., 88 ATC 4565, à la page 4568, dont un extrait figure dans le passage du jugement Furse Estate cité précédemment.

[35] Le juge Bowman, de la C.C.I., a fait allusion à ce type de situation dans l’affaire R.M.M., (précitée), à la page 311 :

Je ne crois pas que, dans tous les cas, du simple fait qu’une relation mandant-mandataire existe entre des personnes, ces dernières ont nécessairement entre elles un lien de dépendance au sens de la Loi. Je ne crois pas non plus que si l’on retient les services de quelqu’un pour accomplir une tâche particulière et qu’on verse à cette personne une rémunération pour fournir le service, cela veut nécessairement dire qu’une relation dans laquelle il y a un lien de dépendance est créée. Ainsi, le procureur qui représente un client dans une opération peut bien être le mandataire de celui-ci, mais je ne crois pas que cela veuille nécessairement dire que ces personnes ont entre elles un lien de dépendance.

Le concept du lien de dépendance a évolué.

[36] Bien que n’étant pas une règle de droit, le bulletin d’interprétation de Revenu Canada IT-419R (24 août 1995) semble reconnaître qu’il faut aussi examiner la nature de l’opération elle-même :

19. Une transaction non réalisée à la juste valeur marchande peut indiquer une transaction entre parties ayant un lien de dépendance. Toutefois, cette situation n’est pas concluante et, inversement, une transaction réalisée à la juste valeur marchande entre personnes non liées n’indique pas nécessairement une absence de lien de dépendance. Le principal facteur à prendre en considération est la question de savoir s’il existe des intérêts économiques distincts qui indiquent une transaction commerciale courante entre parties ayant des intérêts distincts.

[37] En Écosse, dans l’affaire Inland Revenue Commissioners v. Spencer-Nairn, 1991 SLT 594 (entendue devant un tribunal appelé “ Court of Sessions ”), les lords juges écossais se penchaient sur une affaire où les parties étaient dans une situation où elles avaient un lien de dépendance. Ils ont formulé des observations favorables sur l’approche adoptée par Whiteman dans l’ouvrage intitulé Capital Gains Tax (4e éd.), où l’auteur disait que deux questions devaient être prises en considération relativement à la notion de “ lien de dépendance ”. Il s’agissait premièrement de savoir si une représentation distincte ou autre représentation professionnelle était possible pour chacune des parties et deuxièmement, ce qui est peut-être plus pertinent aux fins de la situation considérée en l’espèce, s’il y avait “ présence ou absence d’une négociation véritable ”.

[38] Aux États-Unis, la notion de “ lien de dépendance ” a été définie comme suit dans l’affaire Campana Corporation v. Harrison (7 circ; 1940) 114 F2d 400, 25 AFTR 648 :

[TRADUCTION]

Une vente conclue par des parties sans lien de dépendance comporte l’idée d’une vente entre parties ayant des intérêts économiques contraires.

[39] En définitive, il me semble que la meilleure façon de décrire ce qu’on entend par les termes anglais “ dealing at arm’s length ” (traiter l’un avec l’autre comme des parties sans lien de dépendance) est de donner un exemple. Disons que deux personnes, deux étrangers, qui font du commerce sur le marché négocient ensemble, l’une pour obtenir le meilleur prix possible pour ses produits ou ses services, l’autre pour avoir le plus grand nombre possible ou la meilleure qualité possible de produits ou de services; ces personnes, dirait-on, traitaient l’une avec l’autre comme des parties sans lien de dépendance. Toutefois, si ces deux personnes, des étrangers, agissaient dans l’intérêt sous-jacent d’une aide mutuelle ou d’une façon différente de celle dont on traiterait avec un étranger ou si leur intérêt était de conclure une opération factice pour parvenir conjointement à un résultat ou obtenir d’un tiers quelque chose qu’elles n’auraient pu par ailleurs avoir sur le marché libre, ces personnes, dirait-on, ne traitaient pas l’une avec l’autre comme des parties n’ayant pas de lien de dépendance.

[40] Si la relation elle-même (encore là il faut se rappeler que la version anglaise de la Loi ne dit pas “ where they are in a non arm's length relationship ”, soit le fait, pour deux parties, d’être dans une relation où elles ont un lien de dépendance; elle dit “ where they are notdealing with each other at arm's length ”) (soit le fait pour deux parties de ne pas traiter l’une avec l’autre comme des parties sans lien de dépendance) est telle qu’une partie est sensiblement en mesure de contrôler ou d’influencer l’autre ou d’exercer un pouvoir sur l’autre ou que les deux parties ont une relation dans laquelle elles fonctionnent ou dirigent leur entreprise très étroitement, par exemple s’il s’agit d’amis, de parents ou d’associés en affaires, sans aucune preuve claire du contraire, la Cour pourrait bien conclure que les parties ne traitaient pas l’une avec l’autre comme des parties sans lien de dépendance. Cela ne signifie toutefois pas que les parties ne peuvent réfuter cette conclusion. On doit cependant à mon avis faire une distinction entre la relation et l’opération. Les parties qui sont dans ce que l’on pourrait appeler une “ relation avec une autre partie qui a un lien de dépendance avec elles ” peuvent assurément traiter l’une avec l’autre comme des parties sans lien de dépendance dans les circonstances appropriées, tout comme deux étrangers peuvent, dans certaines circonstances, s’associer et ainsi ne pas traiter l’une avec l’autre comme des parties sans lien de dépendance.

[41] Le législateur lui-même l’a reconnu dans la Loi. Dans la Loi de l’impôt sur le revenu, des personnes liées, au sens de cette loi, sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance. L’accent est mis sur la relation, c’est-à-dire sur le fait que des personnes soient liées. La Loi sur l’assurance-chômage a par la suite été modifiée de manière à permettre à des personnes liées de franchir la barrière, pour ainsi dire, pourvu qu’elles puissent démontrer, de façon à convaincre le ministre, que l’opération en cause, soit le contrat de travail, était à peu près semblable à l’opération qui aurait été conclue entre des personnes qui, comme l’indique la version anglaise de la Loi, traitaient ensemble sans lien de dépendance. Cette fois, l’accent est mis sur l’opération. Assurément, les personnes qui ne sont pas des “ personnes liées ” ne doivent pas être considérées différemment et en fait plus durement. On ne peut dire que le législateur voulait isoler certaines personnes devant être traitées avec plus de fermeté que le groupe dont elles provenaient et leur accorder ensuite une exception ayant pour effet de les placer dans une meilleure position que celle du groupe dont elles provenaient. Ce serait insensé, car, en précisant que des personnes liées sont réputées traiter ensemble avec lien de dépendance, le législateur a reconnu clairement qu’il s’agissait de personnes ayant une propension à traiter ensemble avec lien de dépendance et a donc établi que ce groupe devait être considéré d’une façon plus arbitraire, sous réserve d’une exception si ces personnes pouvaient démontrer que leur situation correspondait à une situation normale, l’accent étant toujours mis sur l’opération elle-même. Des personnes qui ne sont pas “ liées ”, mais dont on peut dire qu’elles sont par ailleurs en fait dans une relation avec lien de dépendance ne doivent assurément pas être considérées différemment, c’est-à-dire que l’accent ne doit pas être mis strictement sur la relation par opposition à la nature de leur opération. Si cela devait être le cas, le législateur aurait pu tout simplement parler de “ personnes dans une relation avec lien de dépendance ”, et cela aura réglé la question. Il n’aurait pas alors été nécessaire de faire une distinction entre des personnes liées et des personnes non liées. Toutefois, ce n’est pas ce que le législateur a dit et, dans la version anglaise de la Loi de l’impôt sur le revenu et de la Loi sur l’assurance-chômage, il utilise les termes “ dealing with each other ” (qui désignent le fait pour des parties de traiter ensemble), plutôt que de renvoyer à la relation. Dans la Loi de l’impôt sur le revenu, il a apporté une précision supplémentaire pour ce qui est des personnes non liées, en employant les termes “ à un moment donné ”. Ces termes, pour peu qu’un sens doive leur être accordé, mettent assurément l’accent sur ce qui se passait à un moment donné plutôt que sur la relation dans son ensemble.

[42] En définitive, s’il y a un doute dans l’interprétation à donner à ces termes, je ne puis que me fonder sur les propos tenus par Mme la juge Wilson dans l’affaire Abrahams c. Procureur général du Canada, [1983] 1 R.C.S.2, à la page 10 :

Puisque le but général de la Loi est de procurer des prestations aux chômeurs, je préfère opter pour une interprétation libérale des dispositions relatives à la réadmissibilité aux prestations. Je crois que tout doute découlant de l’ambiguïté des textes doit se résoudre en faveur du prestataire.

[43] En fin de compte, on en revient aux deux personnes, aux deux étrangers, qui font du commerce sur le marché. La question pertinente est de savoir si le même genre d’indépendance d’esprit, d’indépendance quant aux objectifs, d’intérêts économiques contraires et de négociations véritables caractérisait les opérations en cause, comme on pourrait s’y attendre dans cette situation commerciale. Si, sur la foi de l’ensemble de la preuve, tel est le genre d’opération ou transaction qui a eu lieu, la Cour peut conclure que les parties traitaient ensemble sans lien de dépendance. Si l’un de ces éléments était absent, ce serait l’inverse.

Les faits relatifs à la situation de Leslie Anderson

[44] Les faits sur lesquels on a dit que le ministre s’était fondé pour arriver à sa décision sont énoncés dans la réponse à l’avis d’appel signée par l’avocat pour le compte du sous-procureur général du Canada. Ils sont reproduits ci-après :

[TRADUCTION]

a) l’appelante exploite une concession John Deere à Camrose (Alberta);

b) les actions avec droits de vote de l’appelante sont détenues à parts égales par Brian Sharp, Kevin Sharp et Leslie Anderson;

c) Brian Sharp, Kevin Sharp et Leslie Anderson sont les administrateurs de l’appelante;

d) Kevin Sharp et Brian Sharp sont frères;

e) Kevin et Brian Sharp ne sont pas liés à Leslie Anderson;

f) Leslie Anderson fournit des services à l’appelante depuis le 1er janvier 1987;

g) Leslie Anderson est le directeur général de l’appelante et ses fonctions consistent à développer et à maintenir une organisation rentable en appliquant de saines méthodes de gestion;

h) l’appelante employait environ 22 personnes en 1997;

i) Leslie Anderson fixait son propre salaire et fixait également le salaire de Brian et de Kevin Sharp;

j) Leslie Anderson a déclaré qu’il fixait son salaire en fonction de ce qu’il estimait être un juste salaire eu égard aux responsabilités du poste;

k) Leslie Anderson touchait 5 000 $ par mois plus une prime, qui était fonction des bénéfices de l’appelante;

l) Leslie Anderson était payé chaque mois par l’appelante;

m) Brian Sharp de même que Kevin Sharp et Leslie Anderson ont touché une prime de 89 666 $ en juin 1997, et celle-ci était fondée sur le revenu imposable de l’appelante;

n) les heures de Leslie Anderson n’étaient ni contrôlées ni consignées, mais il a déclaré qu’il travaillait généralement de 8 h à 17 h, cinq jours par semaine et quelque 30 à 50 heures par semaine;

o) Leslie Anderson n’avait pas à demander l’autorisation de qui que ce soit pour s’absenter du travail;

p) Leslie Anderson n’était pas rémunéré pour ses heures supplémentaires;

q) les techniciens préposés au service de l’appelante étaient payés à l’heure, les préposés aux ventes, à la commission et tous les autres travailleurs, au mois;

r) Leslie Anderson décidait du nombre de jours de vacances qu’il prenait;

s) lorsque Leslie Anderson s’absentait du travail, ses tâches étaient accomplies par les deux autres actionnaires;

t) le travail de Leslie Anderson n’était ni supervisé ni inspecté;

u) tous les frais engagés par Leslie Anderson dans l’exécution de ses fonctions étaient remboursés par l’appelante;

v) l’appelante fournissait tous les outils et tout le matériel dont Leslie Anderson avait besoin pour exécuter ses fonctions;

w) Brian Sharp, Kevin Sharp et Leslie Anderson ont fourni des garanties personnelles écrites à John Deere;

x) Leslie Anderson n’avait pas de lien de dépendance avec l’appelante.

[45] L’appelante admet la majorité des faits. Plus particulièrement, elle accepte les alinéa a), c), d), e), f), g), h), i) sous réserve d’autres observations, j) sous réserve d’autres observations, k), l), m), o), p), q), r), s), t), u), v), w), mais elle réfute l’alinéa x), qui conclut à l’absence de lien de dépendance.

[46] En ce qui concerne l’alinéa b), la preuve a révélé que Brian Sharp, Kevin Sharp et Leslie Anderson détenaient en fait chacun le tiers des actions d’une société portant la dénomination sociale numérique 294613 Alberta Ltd., qui, pour sa part, détenait les actions avec droits de vote de la société appelante.

[47] En ce qui concerne les alinéas i), j) et k), il est manifeste que Leslie Anderson fixait son propre salaire. Il n’y a toutefois aucun doute dans mon esprit que les frères Sharp étaient consultés à ce sujet, ne fût-ce que de manière officieuse. Néanmoins, Leslie Anderson fixait son propre salaire, ce qui n’est pas la caractéristique de parties ayant des intérêts économiques distincts. En outre, il a témoigné que son salaire de 60 000 $ par année était bien inférieur à celui qu’il pourrait s’attendre de toucher sur le marché libre dans une société non liée avec laquelle il n’aurait pas de lien de dépendance. Il a effectué certaines recherches et a découvert qu’avec ses compétences, il pourrait obtenir un salaire de 87 000 $. Il a indiqué qu’il ne travaillerait pas pour son salaire actuel dans une compagnie dont il ne serait pas en partie propriétaire. Nul doute que les conditions de travail et la possibilité de toucher des primes sortant de l’ordinaire y sont pour beaucoup dans cette déclaration.

[48] Les primes que Leslie Anderson et les frères Sharp se versaient étaient en partie fondées sur les bénéfices de la société, comme l’a prétendu le ministre et, surtout, sur la structuration des bénéfices de la société de manière à ce que son revenu soit inférieur au seuil de revenu minimal assujetti à l’impôt de la petite entreprise, même si cela supposait de prêter de l’argent à la société afin que ces primes puissent être versées. En 1997, Leslie Anderson a-t-il témoigné, ils avaient prêté chacun 20 000 $ à la société. Cela encore une fois dénote une interdépendance économique à laquelle on ne s’attendrait pas entre des parties sans lien de dépendance.

[49] L’avocate a beaucoup insisté sur le fait que ces primes étaient davantage le propre d’actionnaires que celui d’employés. Les actionnaires cependant reçoivent des dividendes et non pas des primes et les deux types de paiement ne sont pas traités de la même façon sur le plan fiscal et n’ont pas non plus les mêmes conséquences fiscales pour la société. Les paiements en cause en l’espèce étaient des primes versées aux employés qui étaient également les “ propriétaires ” au sens courant du terme, mais qui n’étaient pas versées aux autres employés réguliers. Ces derniers étaient assujettis à un régime de prime de rendement duquel Leslie Anderson et les frères Sharp étaient exclus. Ces dernières primes correspondaient davantage au genre de primes versées à des employés n’ayant pas de lien de dépendance avec une société qu’aux primes versées à Leslie Anderson et aux frères Sharp, qui étaient financées à l’occasion par des prêts consentis par eux à la société. Il convient de noter que les primes étaient parfois supérieures à leurs salaires annuels.

[50] Leslie Anderson a admis le reste des faits sur lesquels on a dit que le ministre s’était fondé, mais il ne les a pas développés lors de son témoignage ni n’a donné d’autres précisions sur sa situation d’emploi.

[51] Il a abordé la question des garanties mentionnées à l’alinéa w). Il a précisé que lui-même et les frères Sharp avaient fourni des garanties personnelles à la société John Deere à l’égard d’une marge de crédit de 2 000 000 $ accordée à leur société. Il a indiqué qu’il n’aurait jamais agi de la sorte s’il n’avait pas été propriétaire de la société. À nouveau, l’avocate du ministre a fait valoir qu’ils avaient signé ces garanties en leur qualité de dirigeants et d’actionnaires de la société et non pas en leur qualité d’employés. M. Anderson a toutefois clairement précisé, et j’accepte son témoignage sur ce point, que John Deere obligeait les personnes qui avaient la responsabilité de gérer la société à signer ces garanties, et ils exerçaient manifestement ces fonctions de gestion en tant qu’employés de la société. Je doute que des employés sans lien de dépendance avec la société signeraient des garanties de cette importance ou, à vrai dire, quelque garantie que ce soit.

[52] Leslie Anderson a fourni des explications sur ses absences du travail. Il prenait trois semaines au printemps pour s’occuper de sa ferme et autant l’automne pour les mêmes raisons. Il allait jouer au golf quand bon lui semblait, ce qui se produisait souvent; il a insisté pour dire que cela n’avait rien à voir avec les affaires de la société. Il lui arrivait souvent de partir tôt du travail pour assister à des parties de hockey avec sa femme ou pour se rendre dans un restaurant-théâtre à Edmonton. Il ne demandait jamais l’autorisation de qui que ce soit, comme l’a précisé le ministre. Par ailleurs, il travaillait souvent après les heures pour mettre les ordinateurs à jour. Il a fait ressortir qu’il allait et venait à sa guise sans aucune supervision et d’une manière dont aucun autre employé, à l’exception des frères Sharp, ne pouvait le faire ou le faisait. Ses habitudes de travail ne correspondaient certainement pas à celles d’une personne sans lien de dépendance qui serait normalement assujettie à certaines politiques. Il ressort clairement de son témoignage que sa relation avec la société était suffisamment étroite pour qu’il puisse circuler à sa guise. Les mêmes observations s’appliquent à ses pause-repas, lesquelles, a-t-il dit, n’étaient pas assujetties à la politique de la société limitant à une demi-heure les pauses des employés réguliers. Il lui arrivait fréquemment de prendre des pauses d’une heure.

[53] Il est ressorti de son témoignage que lui-même et les frères Sharp avaient accès sans restriction aucune à tous les comptes de la compagnie de manière individuelle, quand bon leur semblait, ce qui n’est habituellement pas le propre de personnes travaillant pour une société avec laquelle elles n’ont pas de lien de dépendance. Il est vrai qu’il était le directeur général et qu’il avait la responsabilité de la gestion globale de la compagnie, mais chacun avait en outre un pouvoir de signature individuel sur le compte de banque de la société et avait le droit de retirer n’importe quand des montants indéterminés. Cette situation n’a aucune commune mesure avec celle de personnes qui exploitent une entreprise sans lien de dépendance.

[54] Leslie Anderson a traité de la question de l’utilisation de l’équipement de la compagnie. Il a déclaré que les employés réguliers devaient obtenir son autorisation ou celle de l’un des frères Sharp pour utiliser l’équipement de la compagnie à des fins personnelles. Cependant, ils pouvaient tous trois se servir de l’équipement à leur guise sans consulter les autres.

[55] En ce qui concerne les régimes d’assurance-santé et d’assurance-maladie, tous les employés réguliers devaient participer aux régimes de la société, M. Anderson a déclaré que les frères Sharp et lui-même n’étaient pas obligés d’y participer et que, s’ils décidaient de le faire, ils devaient payer eux-mêmes leurs cotisations.

[56] Finalement, le dernier point qui, à mes yeux, a revêtu de l’importance dans son témoignage, est le fait que les frères Sharp et lui-même n’étaient pas rémunérés par la société pour leurs heures supplémentaires parce que cela était plus avantageux sur le plan fiscal. Le taux d’imposition de la société était inférieur à leur taux d’imposition personnel. Je ne peux m’imaginer un employé, n’ayant pas de lien de dépendance avec son employeur, qui organiserait ses affaires de telle façon.

[57] Lorsque j’examine la preuve se rapportant à Leslie Anderson, je constate qu’il n’existe certainement pas entre lui et l’appelante le genre d’intérêt économique contraire qui m’amènerait à conclure qu’ils n’avaient pas entre eux de lien de dépendance. Il y avait une interdépendance économique entre lui (et ses “ associés ”, les frères Sharp) et la société. Si je reprends l’exemple des personnes qui font du commerce sur le marché, je ne peux dire que le même genre d’indépendance d’esprit, d’indépendance quant aux objectifs, d’intérêts économiques opposés et de négociations véritables caractérise la relation, comme on pourrait s’y attendre dans cette situation commerciale. Il ressort clairement de l’ensemble de la preuve qu’il existait une interdépendance si étroite, à de nombreux égards, entre Leslie Anderson et la société appelante, qu’on ne pourrait dire qu'ils traitaient entre eux sans lien de dépendance.

Le droit applicable à l’examen de la décision du ministre

relativement à Kevin Sharp et à Brian Sharp

[58] Dans le cadre du régime établi par la Loi sur l’a.-e., le Parlement a prévu que certains emplois sont assurables et donnent droit à des prestations s’ils cessent, et que d’autres emplois, qui sont “ exclus ”, ne donnent droit à aucune prestation s’ils cessent. Lorsque des personnes qui ont un lien de dépendance concluent une convention d’emploi, il s’agit d’un “ emploi exclu ”. Des conjoints, des parents et leurs enfants, des frères, et des sociétés contrôlées par ces personnes sont réputés avoir entre eux un lien de dépendance suivant le paragraphe 251(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, qui régit cette situation. Cette disposition législative a manifestement pour but d’éviter au régime d’avoir à payer une multitude de prestations fondées sur des conventions d’emploi factices ou fictives; voir les observations de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Paul c. Le Ministre du Revenu national, (A-223-86) inédite, où le juge Hugessen a déclaré :

Nous sommes tous disposés à présumer, comme nous y invite l’avocat de l’appelante, que l’alinéa 3(2)c) de la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage, et le paragraphe 14a) du Règlement sur l’assurance-chômage visent entre autres à éviter les emplois abusifs de la Caisse d’assurance-chômage par la création de soi-disant rapports “ employeurs-employés ” entre des personnes dont les rapports sont, de fait, très différents. Cet objectif se révèle tout à fait pertinent et rationnellement justifiable dans le cas des époux qui vivent ensemble maritalement. Mais même si, comme le soutient l’appelante, nous ne sommes en présence que d’époux légalement séparés et qui peuvent traiter entre eux sans lien de dépendance, la nature de leurs rapports en qualité de conjoints est telle qu’elle justifie, à notre avis, d’exclure de l’économie de la Loi l’emploi de l’un par l’autre.

[...]

Nous n’écartons pas la possibilité que les dispositions susmentionnées aient d’autres objectifs, comme par exemple la décision conforme à une politique sociale visant à écarter du champ d’application de la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage tous les emplois exercés au sein de l’unité familiale, comme l’a suggéré l’avocat de l’intimé. (C’est moi qui souligne.)

[59] La rigueur de cette disposition a toutefois été atténuée par l’alinéa 5(3)b) de la Loi sur l’a.-e., lequel prévoit qu’un emploi dans un cas où l’employeur et l’employé sont des personnes liées est réputé être exercé sans lien de dépendance et peut donc être considéré comme un emploi assurable, s’il remplit toutes les autres conditions, c’est-à-dire si le ministre est convaincu, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d’emploi ainsi que la durée, la nature et l’importance de travail accompli, qu’il est raisonnable de conclure qu’ils auraient conclu entre eux un contrat à peu près semblable s’ils n’avaient pas eu (en fait) un lien de dépendance.

[60] Il pourrait être utile que je reformule la façon dont je comprends cet alinéa. Pour les personnes qui sont liées, la Loi exclut tout droit à des prestations d’assurance, à moins qu’on ne puisse convaincre le ministre que la convention d’emploi est bel et bien la même qu’auraient conclue des personnes non liées, c’est-à-dire des personnes qui n’ont manifestement aucun lien de dépendance. Le Parlement a jugé que, s’il s’agit d’un contrat de travail à peu près semblable, il devrait en toute équité être inclus dans le régime. Toutefois, c’est le ministre qui décide. Sauf s’il est convaincu qu’il y a lieu de l’inclure, l’emploi reste exclu et l’employé n’a pas droit à des prestations.

[61] Le paragraphe 93(3) de la Loi sur l’a.-e. porte sur les appels au ministre et sur le règlement de questions par celui-ci. Il dispose que “ [l]e ministre règle la question soulevée par l’appel ou la demande de révision dans les meilleurs délais et notifie le résultat aux personnes concernées. ”

[62] Le ministre est donc tenu de régler la question. La Loi l’exige. Si le ministre n’est pas convaincu, l’emploi reste exclu et l’employé n’a pas droit aux prestations. Si toutefois il est convaincu, sans plus de cérémonie et sans prise d’aucune mesure par le ministre (sauf la communication de la décision), l’employé a droit à des prestations, pourvu qu’il remplisse les autres exigences. Il ne s’agit pas d’un pouvoir discrétionnaire au sens que, si le ministre est convaincu, il peut alors juger que l’emploi est assurable. Il doit “ régler la question ” et, selon ce qu’il décide, aux termes de la Loi l’emploi est réputé soit comporter un lien de dépendance, soit ne pas en comporter. En ce sens, le ministre n’a pas à proprement parler de pouvoir discrétionnaire à exercer car, en prenant sa décision, il doit agir de façon quasi judiciaire et il n’a pas le droit de faire le choix qui lui plaît. Il ressort des décisions de la Cour d’appel fédérale sur cette question que le même critère s’applique à une multitude d’autres fonctionnaires qui prennent des décisions quasi judiciaires dans de nombreux domaines différents. Voir Tignish Auto Parts Inc. v. M.N.R., 185 N.R. 73, Ferme Émile Richard et Fils Inc. v. M.N.R., 178 N.R. 361, Attorney General of Canada and Jencan Ltd. (1997), 215 N.R. 352 et Her Majesty the Queen and Bayside Drive-in Ltd. (1997), 218 N.R. 150.

[63] Le rôle de ce tribunal est alors, en cas d’appel, de réviser la décision du ministre et de décider s’il l’a prise légalement, c’est-à-dire conformément à la Loi sur l’a.-e. et aux principes de la justice naturelle. Dans l’affaire Her Majesty the Queen v. Bayside et al. (précitée), la Cour d’appel fédérale a relevé certains points à considérer par le présent tribunal lorsqu’il entend de tels appels. Ce sont les suivants :

[...] (i) le ministre a agi de mauvaise foi ou en s’appuyant sur un objectif ou un motif inapproprié; (ii) le ministre n’a pas tenu compte de toutes les circonstances pertinentes, comme il est expressément tenu de le faire aux termes du sous-alinéa 3(2)c)(ii); ou (iii) le ministre a tenu compte d’un facteur non pertinent.

[64] La Cour d’appel fédérale a ensuite ajouté :

Ce n’est que si le ministre a commis une ou plusieurs de ces trois erreurs susceptibles de contrôle que l’on peut dire qu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une façon contraire à la loi, et [...] le juge de la Cour de l’impôt serait justifié de faire sa propre évaluation de la prépondérance des probabilités quant à savoir si les intimés auraient conclu un contrat de travail à peu près semblable s’il n’y avait pas eu entre eux de lien de dépendance.

[65] Je ne dois pas oublier, à l’examen de cette affaire, qu’il n’appartient pas à ce tribunal de substituer son opinion concernant la preuve à celle du ministre. Toutefois, si la façon dont ce dernier en est arrivé à la décision était illégale à la lumière des jugements mentionnés ci-dessus, je pourrais ne pas tenir compte des parties concernées des faits énoncés et je devrais alors me demander s’il se dégage des faits qui restent des motifs justifiant la décision. Si ces motifs sont en soi suffisants pour que le ministre prenne une décision, même si le tribunal pourrait ne pas l’agréer, la décision doit être maintenue. Si par ailleurs, d’un point de vue objectif et raisonnable, il ne reste plus rien sur lequel le ministre pourrait, d'un point de vue objectif et raisonnable, légalement fonder une telle décision, celle-ci peut alors être infirmée, et le tribunal peut examiner la preuve qui lui a été présentée en appel et rendre sa propre décision.

[66] Bref, si le ministre dispose de suffisamment de faits pour rendre sa décision, c’est à lui qu’il appartient de régler la question et, s’il “ n’est pas convaincu ”, il n’appartient pas au présent tribunal de substituer à celle du ministre sa propre opinion au sujet de ces faits et de dire que le ministre aurait dû être convaincu. De même, si le ministre était convaincu, il n’appartient pas au présent tribunal de substituer à celle du ministre sa propre opinion selon laquelle il n’aurait pas dû être convaincu (scénario peu probable de toute façon). C’est seulement si la décision est prise d’une manière inappropriée et qu’elle est déraisonnable d’un point de vue objectif, compte tenu des faits qui ont été légitimement présentés au ministre, que le tribunal peut intervenir.

[67] Je puis m’appuyer à ce sujet sur un certain nombre de décisions de diverses cours d’appel canadiennes de la Cour suprême du Canada dans des affaires connexes concernant diverses procédures relevant du Code criminel, décisions qui ont été examinées par la suite par les tribunaux et qui sont à mon avis analogues à la présente espèce. La norme de contrôle en ce qui concerne la validité d’un mandat de perquisition a été établie par le juge Cory (alors juge d’appel) dans l’affaire Times Square Book Store, Re (1985), 21 C.C.C. (3d) 503 (C.A.), où il a dit qu’il n’appartient pas au juge qui fait le contrôle d’examiner ou de considérer de novo l’autorisation relative à un mandat de perquisition et que ledit juge ne saurait substituer sa propre opinion à celle du juge qui a accordé le mandat. Il s’agit plutôt, au stade du contrôle, de déterminer d’abord s’il existait ou non une preuve sur la foi de laquelle un juge de paix, agissant judiciairement, pouvait conclure qu'un mandat de perquisition devait être délivré.

[68] La Cour d’appel de l’Ontario a repris et développé son point de vue dans l’affaire R. v. Church of Scientology of Toronto and Zaharia (1987), 31 C.C.C. (3d) 449 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée. En indiquant que le tribunal faisant le contrôle examine “ l’ensemble des circonstances ”, la Cour d’appel a affirmé à la page 492 :

[TRADUCTION]

Manifestement, s’il n’y a pas de preuve sur laquelle appuyer une telle conviction (c’est-à-dire qu’une infraction criminelle a été commise), on ne peut dire que dans ces circonstances le juge de paix doit être convaincu. Il y aura cependant des cas où une telle preuve (établissant des motifs raisonnables) existera bel et bien et où le juge de paix pourrait être convaincu, mais où il ne le sera pas et n’exercera pas sa discrétion pour délivrer un mandat de perquisition. Dans de telles circonstances, le juge qui fait le contrôle ne doit pas dire que le juge de paix aurait dû être convaincu et qu’il aurait dû délivrer le mandat. De même, si le juge de paix dit dans de telles circonstances qu’il est convaincu, et s’il délivre le mandat, le juge qui fait le contrôle ne doit pas dire que le juge de paix n’aurait pas dû être ainsi convaincu.

[69] La Cour suprême du Canada a entériné ce point de vue dans R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421. Le défunt juge Sopinka, traitant de la question de la révision de la délivrance d’une autorisation d’écoute électronique, a affirmé :

[...] Bien que le juge qui exerce ce pouvoir relativement nouveau ne soit pas tenu de se conformer au critère de l’arrêt Wilson, il ne devrait pas réviser l’autorisation de novo. La façon appropriée est établie dans les motifs du juge Martin en l’espèce. Il affirme [...] :

[TRADUCTION] Si le juge du procès conclut, d’après les documents dont dispose le juge ayant accordé l’autorisation, qu’il n’existait aucun élément susceptible de le convaincre que les conditions préalables pour accorder l’autorisation existaient, il me semble alors que le juge du procès doit conclure que la fouille, la perquisition ou la saisie contrevient à l’art. 8 de la Charte.

Le juge qui siège en révision ne substitue pas son opinion à celle du juge qui a accordé l’autorisation. Si, compte tenu du dossier dont disposait le juge qui a accordé l’autorisation et complété lors de la révision, le juge siégeant en révision, conclut que le juge qui a accordé l’autorisation pouvait le faire, il ne devrait pas intervenir. Dans ce processus, la fraude, la non-divulgation, la déclaration trompeuse et les nouveaux éléments de preuve sont tous des aspects pertinents, mais au lieu d’être nécessaires à la révision leur seul effet est d’aider à décider s’il existe encore un fondement quelconque à la décision du juge qui a accordé l’autorisation.

[70] Cette approche semble avoir été adoptée par à peu près toutes les cours d’appel au pays. (Voir R. v. Jackson (1983), 9 C.C.C. (3d) 125 (C.A. C.-B.); R. v. Conrad et al. (1989), 99 A.R. 197; 79 ALTA. L.R.; (2d) 307; 51 C.C.C. (3d) 311 (C.A.); Hudon v. R. (1989), 74 Sask. R. 204 (C.A.); R. v. Turcotte (1988), 60 Sask. R. 289; 39 C.C.C. (3d) 193 (C.A.); R. v. Borowski (1990), 66 Man. R. (2d) 49; 57 C.C.C. (3d) 87 (C.A.); Bâtiments Fafard Inc. et autres c. Canada et autres (1991), 41 Q.A.C. 254 (C.A.); Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général) et autres (1991), 104 R.N.-B. (2e) 1; 261 A.P.R. 1; 55 C.C.C. (3d) 133 (C.A.); R. v. Carroll and Barker (1989), 88 N.S.R. (2d) 165; 225 A.P.R. 165; 47 C.C.C. (3d) 263 (C.A.); R. v. MacFarlane (K.R.) (1993), 100 Nfld. & P.E.I.R. 302; 318 A.P.R. 302; 76 C.C.C. (3d) 54 (C.A. Î.-P.-É.). Il me semble s’agir d’une approche qui s’applique très bien au contrôle de la décision du ministre, laquelle est une décision quasi judiciaire.

Partie 1 — Analyse de la décision du

ministre relative à Kevin Sharp et à Brian Sharp

[71] Comme on peut le constater, les frères Sharp, contrairement à Leslie Anderson, ont un obstacle beaucoup plus important à surmonter pour que la société appelante obtienne gain de cause relativement à ses appels, aussi juste ou injuste que cela puisse être, et cela, en dépit des observations formulées par le député André Plourde s’exprimant à la Chambre des communes au nom du gouvernement de l’époque lors du dépôt des modifications de la Loi sur l’a.-c. Il avait déclaré que le projet de loi C-21 contenait des dispositions visant à éliminer certaines restrictions injustes quant à l’admissibilité aux prestations et :

Toutes les modifications proposées dans le cadre du projet de loi C-21 visent essentiellement à rendre ce régime plus efficace et plus équitable, mais aussi à répondre aux besoins des travailleurs et travailleuses. (voir Hansard — Débats de la Chambre des communes, 7 juin, page 2722)

[72] Il est manifeste, quelle qu’ait pu être l’intention du législateur, que la loi est dénuée de toute ambiguïté et qu’une stricte interprétation de l’article en question permet au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à inclure des employés aux fins de l’établissement d’une cotisation (perception des recettes) de même qu’afin d’atténuer la sévérité des dispositions limitatives de la loi qui s’appliquent aux personnes liées. Il est manifeste que la Cour doit appliquer la loi telle qu’elle est rédigée et non pas suivant les intentions qu’elle prête au législateur.

[73] Cela étant dit, je dois me pencher sur la preuve que le ministre a examinée. Cette preuve est exposée dans les réponses aux avis d’appel et est très semblable dans chaque affaire de sorte que j’ai réuni en les résumant les hypothèses de fait sur lesquelles le ministre s’est appuyé. En ce qui concerne Brian Sharp, ces hypothèses sont les suivantes :

[TRADUCTION]

a) l’appelante exploite une concession John Deere à Camrose (Alberta);

b) les actions avec droits de vote de l’appelante sont détenues à parts égales par Brian Sharp, Kevin Sharp et Leslie Anderson;

c) Brian Sharp, Kevin Sharp et Leslie Anderson sont les administrateurs de l’appelante;

d) Kevin Sharp et Brian Sharp sont frères;

e) Kevin et Brian Sharp ne sont pas liés à Leslie Anderson;

f) Brian Sharp est lié à l’appelante au sens de la Loi de l’impôt sur le revenu;

g) Brian Sharp fournit des services à l’appelante depuis le 1er janvier 1987;

h) Brian Sharp est le gérant des ventes de produits agricoles et ses fonctions comprennent notamment les suivantes :

(i) coordonner les activités de cinq préposés aux ventes pour commercialiser des produits agricoles nouveaux et usagés;

(ii) se tenir au courant des conditions du marché et des pratiques agricoles pour connaître la valeur des machines nouvelles et échangées;

(iii) entretenir des contacts avec les fournisseurs pour établir de bonnes relations de travail avec eux;

(iv) communiquer avec les clients pour obtenir leurs vues sur les façons d’améliorer le service à la clientèle;

(v) superviser et embaucher les préposés aux ventes;

(vi) décider de la quantité de machines usagées à conserver en stock;

(vii) déterminer la marge de profit à réaliser sur certains articles;

(viii) déterminer la valeur de reprise des machines échangées;

i) l’appelante emploie environ 22 personnes;

j) Leslie Anderson fixe le salaire du personnel ainsi que celui de Brian Sharp et de Kevin Sharp;

k) les salaires de Brian et de Kevin Sharp étaient fondés sur ce que Leslie Anderson estimait être un juste salaire eu regard aux responsabilités de chacun;

l) Brian Sharp touchait 4 900 $ par mois plus une prime, qui était fonction des bénéfices de l’appelante;

m) Brian Sharp de même que Kevin Sharp et Leslie Anderson ont reçu une prime de 89 666 $ en juin 1997, et celle-ci était fondée sur le revenu imposable de l’appelante;

n) les heures de Brian Sharp n’étaient ni contrôlées ni consignées, mais il a déclaré qu’il travaillait généralement de 8 h à 17 h, cinq jours par semaine et quelque 30 à 50 heures par semaine;

o) Brian Sharp n’avait pas à demander l’autorisation de qui que ce soit pour s’absenter du travail;

p) Brian Sharp n’était pas rémunéré pour ses heures supplémentaires;

q) les techniciens préposés au service de l’appelante étaient payés à l’heure, les préposés aux ventes, à la commission et tous les autres travailleurs, au mois;

r) Brian Sharp décidait du nombre de jours de vacances qu’il prenait;

s) lorsque Brian Sharp s’absentait du travail, ses tâches étaient exécutées par ses préposés aux ventes ou par les deux autres actionnaires;

t) le travail de Brian Sharp n’était ni supervisé ni inspecté;

u) tous les frais engagés par Brian Sharp dans l’exécution de ses fonctions étaient remboursés par l’appelante;

v) l’appelante fournissait tous les outils et tout le matériel dont Brian Sharp avait besoin pour exécuter ses fonctions;

w) Brian Sharp, Kevin Sharp et Leslie Anderson ont donné des garanties personnelles écrites à John Deere;

x) Brian Sharp a déclaré qu’il ne peut toucher des avances de salaire ou faire des retraits du compte de l’appelante à son gré; [...]

Les hypothèses de fait relatives à Kevin Sharp sont les suivantes :

[TRADUCTION]

[...]

k) le salaire de Brian Sharp et de Kevin Sharp était fondé sur ce que Leslie Anderson estimait être un salaire juste eu égard aux responsabilités de chacun;

l) Kevin Sharp touchait 54 000 $ par année plus une prime, qui était fonction des bénéfices de l’appelante;

m) Kevin Sharp était payé mensuellement par l’appelante;

[74] Aucun des frères Sharp n’a témoigné, chacun s’appuyant en totalité sur le témoignage de Leslie Anderson. L’avocate du ministre a appelé une fonctionnaire de Revenu Canada qui a recueilli les renseignements et a préparé le rapport sur lequel le ministre a fondé sa décision.

[75] Une grande partie du témoignage de Leslie Anderson, dont j’ai fait état précédemment, s’applique à la situation des frères Sharp. Il y a un certain nombre de faits pertinents supplémentaires dont le ministre n’a pas tenu compte, et certains des faits sur lesquels on a dit que le ministre s’était appuyé étaient erronés ou nécessitaient des éclaircissements.

[76] Une question importante, que le ministre n’a pas pris en compte, est la manière dont les frères Sharp ont été parachutés dans des postes de gérant des ventes en 1987 alors que ni l’un ni l’autre n’avait d’expérience comme vendeur ou comme gestionnaire; cela ne se serait probablement pas produit s’ils n’avaient pas eu de lien de dépendance avec la société à l’époque. C’est ce qu’a affirmé Leslie Anderson et il n’y a aucune raison de mettre son témoignage en doute. Cela montre que la relation entre les frères et la société était dès le départ différente de la relation qu’auraient eu des parties n’ayant pas de lien de dépendance.

[77] On a dit que le ministre s’était appuyé sur le fait que les deux frères avaient également donné des garanties personnelles écrites à la société John Deere. À ce qu’il semble, le ministre ne savait pas qu’elles s’élevaient à 2 000 000 $, sinon il l’aurait sûrement mentionné. Ce n’est pas le genre de fardeau qu’assumerait l’employé moyen qui n’a pas de lien de dépendance avec son employeur. Encore une fois, l’avocate du ministre a beaucoup insisté sur le fait que les frères avaient donné ces garanties à titre d’actionnaires. Cependant, Leslie Anderson, dont le témoignage n’a pas été contredit, a précisé que la société John Deere exigeait ces garanties des personnes qui étaient principalement responsables de la gestion de la société. Il est manifeste que c’est en leur qualité de gestionnaires employés qu’ils ont signé ces garanties. Si le ministre a vu les choses différemment, il était clairement dans l’erreur.

[78] Des preuves ont été soumises selon lesquelles Brian Sharp avait été reconnu coupable de conduite avec facultés affaiblies et qu’il avait perdu son permis de conduire pour une période d’un an. Leslie Anderson a déclaré qu’un autre employé s’étant retrouvé dans une telle situation aurait peut-être été congédié ou, du moins, muté à un autre poste. Pour sa part, Brian Sharp a été véhiculé par un autre employé afin de s’acquitter de ses fonctions, ce qui n’aurait pas été possible s’il n’avait pas eu de lien de dépendance avec la compagnie. Cela semble être un élément important de ses conditions d’emploi dont le ministre n’a pas tenu compte.

[79] Le ministre a examiné les primes, de manière superficielle, mais il n’a pas tenu compte de la manière dont elles étaient calculées ni du fait que les frères consentaient des prêts à la société pour lui permettre de verser ces primes. Encore une fois, le paiement de ces primes avait davantage pour but de diminuer le revenu imposable de la société afin de lui permettre de se soustraire à l’impôt de la petite entreprise et avait peu de choses à voir avec le rendement ou la rentabilité de la compagnie. Le ministre n’a pas tenu compte de l’interdépendance économique de ces arrangements.

[80] Quoique le ministre se soit fondé entre autres choses sur l’hypothèse de fait selon laquelle les deux frères ne pouvaient pas augmenter leur salaire sans l’approbation des autres actionnaires, ce qui était vrai, il n’a pas tenu compte du fait que chacun détenait individuellement le plein pouvoir de signature sur les comptes de banque de la compagnie, avait accès à tous les renseignements financiers de la compagnie et pouvait retirer des fonds à loisir. L’alinéa 5y) (cité précédemment) de la réponse du ministre était inexact à cet égard.

[81] La preuve a clairement établi que les frères Sharp pouvaient circuler à leur guise et qu’ils n’étaient tenus de respecter aucune des politiques de l’entreprise qui régissaient les employés réguliers, de sorte qu’ils n’étaient aucunement assujettis aux conditions de travail des employés qui n’avaient pas de lien de dépendance avec la société. On a fait la preuve des sanctions réelles dont faisaient l’objet les employés qui ne respectaient pas les politiques de la société.

[82] Le ministre n'a pas tenu compte de l’utilisation de l’équipement de la compagnie par les deux frères pour leur usage personnel. Les autres employés devaient demander l’autorisation d’utiliser l’équipement, et celle-ci, à ce que j’ai cru comprendre, ne leur était pas nécessairement donnée, mais chacun des frères pouvait prendre et utiliser à loisir l’équipement voulu.

[83] Le ministre n’a pas tenu compte du régime d’assurance-maladie et d’assurance-santé de la société ainsi que du fait que les frères avaient le choix d’y participer ou non et qu’ils payaient leurs propres cotisations alors que les employés réguliers n’avaient pas ce choix.

[84] Les prêts consentis par les frères (20 000 $ en 1997) additionnés à ceux de Leslie Anderson, s’élevaient au total à 280 000 $.

[85] Kelly Storrier a témoigné pour le compte du ministre. Comme employée de Revenu Canada, elle avait préparé le rapport initial destiné au ministre. Elle a déclaré qu’elle avait tenu compte des modalités d’emploi des frères Sharp et plus particulièrement de la supervision ou de l’absence de supervision, des heures de travail, en principe de 8 h à 17 h (la preuve a révélé que l’horaire était beaucoup plus souple que cela), de la marge de manoeuvre dont ils jouissaient, des congés, des vacances et des indemnités de maladie. À ces yeux, il s’agissait du genre de privilèges et d’avantages auxquels des gestionnaires s’attendent normalement même s’ils ne sont pas les propriétaires de l’entreprise pour laquelle ils travaillent. Toutefois, a-t-elle admis, elle n’avait pas comparé les salaires à ceux qui sont versés à d’autres gestionnaires sur le marché, elle ne savait pas si d’autres gestionnaires occupant des emplois comparables recevaient des primes de beaucoup supérieures à leur salaire de base; elle ne savait pas non plus que les frères Sharp payaient eux-mêmes leurs cotisations au régime d’assurance-maladie et d’assurance-santé ou qu’ils avaient le choix d’y participer ou non. Ce sont là des questions pertinentes et on aurait pu s’attendre à ce que le ministre en tienne compte pour rendre sa décision, mais, de toute évidence, elles ne lui ont pas été soumises.

[86] De façon générale, je suis d’avis que le ministre n’a pas tenu compte d’un grand nombre de faits pertinents, qu’il était dans l’erreur concernant un certain nombre de questions et qu’il a, semble-t-il, examiné de façon superficielle un grand nombre de facteurs concernant lesquels toutefois il ne disposait pas de tous les détails pertinents. Bien que nombre de ces facteurs soient importants, celui qui revêt le plus d’importance est le fait que les frères, en leur qualité de gestionnaires, d’employés, participaient à la prise de décision quant au montant de la prime qui leur serait versée, laquelle prime, comme je l’ai affirmé plusieurs fois, était davantage fonction de la tranche d’imposition de la société que du rendement des frères ou encore des bénéfices ou des ventes. Cette interdépendance économique totale entre ces employés et la société est un facteur dont le ministre n’a pas tenu compte.

[87] Lorsque j’examine tous les facteurs importants et pertinents que la preuve a permis d’établir et les facteurs non pertinents, inexacts ou incomplets dont le ministre a tenu compte, je peux affirmer sans hésitation aucune que, si le ministre avait examiné les facteurs qui auraient dû lui être soumis et fait fi de ceux dont il n’aurait pas dû tenir compte parce qu’ils étaient inexacts ou sans pertinence, il ne serait pas arrivé légalement, d’un point de vue objectif et raisonnable, à la décision à laquelle il est arrivé. Celle-ci n’est donc pas défendable en droit et je dois maintenant passer à la deuxième étape du processus d'appel et déterminer si, compte tenu de l’ensemble de la preuve, les parties, en supposant qu’elles n’aient pas eu de lien de dépendance, auraient conclu un contrat de travail à peu près semblable, compte tenu de toutes les circonstances dont celles énoncées à l’alinéa 5(3)b) de la Loi sur l’a.-e.

Partie 2 — Examen de la preuve se rapportant à Kevin et à Brian Sharp

[88] Je ne compte pas examiner l’ensemble de la preuve une nouvelle fois. Elle a déjà été amplement discutée. Il ressort clairement de celle-ci qu’il y avait une interdépendance économique totale entre les deux frères Sharp et Leslie Anderson, d’une part, et la société, d’autre part. Leurs intérêts économiques étaient totalement entremêlés qu’il s’agisse des prêts à la société, des primes versées par cette dernière et des garanties signées par les employés. Cette situation correspond en tous points à celle que le ministre invoque habituellement dans des appels du genre pour refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire aux termes de la disposition législative en cause afin de permettre à des personnes liées de bénéficier du régime. Je n’irais pas jusqu’à dire que ces employés exploitaient la compagnie comme leur alter ego, comme si c’était entièrement leur propre entreprise, mais c’était presque ce qu’ils faisaient. À eux trois, les employés étaient manifestement l’âme dirigeante de la société. J’ai cru constaté que Leslie Anderson était en quelque sorte pour les deux frères une figure paternelle de bon conseil, que le père avait lui-même embauché il y a de nombreuses années pour les aider à exploiter l’entreprise dont il leur cédait les rênes. Aucune de leurs conditions d’emploi ne correspondait au genre d’arrangement auquel on s’attendrait entre des employés et des employeurs n’ayant pas de lien de dépendance.

[89] Leslie Anderson a dit qu’ils étaient les “ propriétaires ” et il a parlé de ses “ associés ”. Je n’ai aucun doute que c’est ainsi qu’ils exploitaient la société, comme leur propre entreprise personnelle. Cela ne revient pas à dire que toute conclusion selon laquelle ils traitaient entre eux sans lien de dépendance se trouve écartée, mais manifestement, en l’espèce, on ne retrouve pas dans leurs arrangements cet esprit d’intérêts économiques contraires. Je ne peux m’empêcher de penser que si le ministre considérait la situation sous l’angle opposé, par exemple, si l'un des trois travailleurs essayait d’obtenir des prestations d’assurance-emploi, ce dernier serait rapidement exclu du régime. Les appels dont cette cour a été saisie abondent de situations moins claires que celle-ci, où des prestations ont été refusées pour le motif que les parties avaient entre elles un lien de dépendance.

[90] C’est sans hésitation aucune que je conclus en l’espère que ces trois employés avaient un lien de dépendance avec la société appelante. Des employés traitant avec leurs employeurs sans lien de dépendance, même s’ils font partie de la direction, ne fixeraient pas le montant de leurs primes de manière à satisfaire aux besoins fiscaux de la société, ne signeraient pas des garanties de plusieurs millions de dollars, ne consentiraient pas à l’employeur des prêts de plusieurs dizaines de milliers de dollars, ne seraient pas parachutés dans des postes de gestion quand ils n’ont aucune expérience en la matière, ne seraient pas conduits par d’autres employés après la suspension de leur permis de conduire, n’auraient pas accès non seulement aux registres financiers de la société mais aussi, sans restriction aucune, au compte de banque de celle-ci, et n’auraient pas autant de latitude pour exécuter leurs fonctions.

[91] Enfin, il me semble, de façon générale, que le régime établi par le législateur exclut très clairement des emplois assurables les situations où des personnes sont en affaires pour elles-mêmes ou exercent un contrôle important sur la société pour laquelle elles travaillent, soit avec des personnes avec lesquelles elles sont liées ou avec lesquelles elles ont un lien de dépendance. Dans les situations où la relation de travail est à peu près semblable à celle qui existe entre des personnes non liées traitant entre elles sans lien de dépendance, le législateur a manifestement atténué la sévérité des dispositions visant à priver ces personnes de la possibilité de se prévaloir du régime en accordant au ministre le pouvoir discrétionnaire de les y admettre. Il semble manifeste que le processus n’a pas été conçu par le législateur dans le but d’englober dans le filet du régime d’assurance-emploi les arrangements de travail où les personnes exploitent à toutes fins utiles leurs entreprises constituées en société comme leur propre entreprise; où elles font à ce point corps avec leurs sociétés sur le plan économique qu’il n’y a en réalité aucun intérêt économique contraire entre eux; où, essentiellement, elles sont des entrepreneurs, plutôt que des travailleurs exerçant un emploi.

[92] Bien qu’il y ait manifestement de nombreux cotisants au régime qui pourraient ne jamais s’attendre à en bénéficier, ce qui n’est pas pertinent en l’espèce, il est clair que le régime est conçu pour les vrais employés qui le soutiennent par leurs cotisations et non pour ceux qui prennent en quelque sorte le risque de se lancer en affaires. Ceux qui agissent ainsi le font à leurs risques et sont censés, selon le législateur, subvenir à leurs propres besoins en cas de crise. Le régime a très clairement été mis sur pied pour assurer la protection des personnes qui occupent des emplois réguliers et non pas celle des personnes qui sont en affaires pour elles-mêmes. Il est manifeste, dans les appels en l’instance, que les trois travailleurs en cause étaient en affaires pour eux-mêmes.

Conclusion

[93] À mon avis, il n’existait pas entre chacun des travailleurs en cause dans ces appels et la société appelante le degré d’intérêt économique contraire qui permettrait d’affirmer qu’il s’agissait d’intérêts distincts. Sans contredit, leurs intérêts économiques étaient liés si étroitement à ceux de la société qu’on ne pouvait dire de cette dernière qu’elle agissait de manière indépendante. Il n’y avait pas dans ces arrangements le genre de négociation véritable qu’il y aurait entre des personnes, des étrangers sur le marché et dont j’ai parlé précédemment. Il n’y avait pas le genre d’indépendance d’esprit ou d’indépendance quant aux objectifs entre la société et les trois particuliers qui permettrait d’affirmer qu’ils traitaient entre eux sans lien de dépendance. En conséquence, je conclus qu’aucun d’eux n’exerçait un emploi assurable.

[94] Les appels sont donc accueillis et les décisions du ministre sont annulées.

Signé à Calgary (Alberta), ce 8e jour de décembre 1999.

“ Michael H. Porter ”

J.S.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 14e jour de juillet 2000.

Benoît Charron, réviseur

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