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Date : 19980623

Dossier : 92-2735-IT-G

ENTRE :

GEORGE DESNOMIE,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Archambault, C.C.I.

[1] M. George Desnomie interjette appel contre une nouvelle cotisation établie par le ministre du Revenu national (le « ministre » ) à l’égard de l’année d’imposition 1989. M. Desnomie, qui est un Indien au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, a demandé à être exonéré conformément à l’alinéa 81(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi » ) et aux articles 87 et 90 de la Loi sur les Indiens.

[2] Il s’agit principalement de savoir si le revenu d’emploi de M. Desnomie constitue un bien meuble situé dans une réserve au sens de l’article 87 de la Loi sur les Indiens.

Les faits

[3] Les parties ont déposé un exposé conjoint des faits, que je reproduis ci-dessous :

[TRADUCTION]

EXPOSÉ CONJOINT DES FAITS

1. L’appelant, George Desnomie ( « M. Desnomie » ), est un Indien au sens de la Loi sur les Indiens (du Canada), L.R.C. (1985), ch. I-5.

2. Pendant l’année d’imposition 1989, M. Desnomie travaillait comme directeur exécutif pour la Manitoba Indian Education Association (la « MIEA » ).

3. La MIEA est une organisation non commerciale sans but lucratif dont le but est de préserver et de promouvoir les objectifs éducatifs du peuple indien et d’aider par ailleurs au développement social, culturel et économique du peuple indien au Manitoba.

4. La MIEA a été constituée sans capital-actions au moyen de statuts datés du 16 octobre 1981.

5. En 1989, le siège social de la MIEA était situé à Winnipeg.

6. Au moment où la MIEA a été constituée, le gouvernement fédéral était en train de transférer la responsabilité, en ce qui concerne les services d’aide aux étudiants indiens, du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le « MAINC » ) aux Indiens. La MIEA a été établie en vue de faciliter pareil transfert, et a été constituée à la demande du gouvernement fédéral.

7. Les membres de la MIEA sont l’Assemblée des chefs du Manitoba et certaines bandes indiennes du Manitoba, et les membres résident tous dans des réserves, au Manitoba.

8. En 1989, les membres participants du MIEA comprenaient les bandes indiennes et conseils tribaux suivants : le conseil tribal du Keewatin, le conseil tribal de la Région de l’Ouest, le conseil tribal d’Interlake pour les écoles, le conseil tribal Dakota Ojibway, la bande de Fisher River, la bande de Cross Lake, la bande de Norway House, la bande de Keeseekoowenin, la bande de Moose Lake, la bande de Red Sucker Lake, la bande de Fort Alexandre et la bande de Little Saskatchewan. Ces bandes étaient situées dans diverses parties du Manitoba.

9. La MIEA est contrôlée par un conseil d’administration (le « conseil » ) élu par les membres. Pendant la période pertinente, le conseil était composé d’environ sept membres, qui étaient tous des Indiens au sens de la Loi sur les Indiens (du Canada) et résidaient tous dans une réserve.

10. Les statuts de la MIEA prévoient ceci :

« Les activités de la corporation sont limitées aux activités suivantes :

Promouvoir et protéger les intérêts des membres et faire tout ce qui est licite, pertinent et susceptible de faciliter la réalisation de l’objet de la corporation et, en particulier, préserver et promouvoir les buts visés par le peuple indien en matière d’éducation conformément à l’orientation adoptée de temps en temps par les chefs indiens du Manitoba; assurer la direction des bandes et des associations indiennes dans le domaine de l’éducation et leur fournir de l’aide sur le plan organisationnel; rassembler des renseignements au sujet des progrès accomplis dans le domaine de l’éducation et les diffuser dans la collectivité indienne; déterminer les champs d’étude et effectuer des recherches sur les questions concernant l’éducation des Indiens; aider à planifier et à coordonner le contrôle local de l’éducation indienne conformément à l’orientation établie par les bandes indiennes individuelles ou par les commissions scolaires indiennes; organiser, coordonner et fournir des services aux étudiants indiens conformément aux pouvoirs qui lui sont de temps en temps délégués par une bande indienne, un conseil tribal ou une autorité en matière d’éducation au Manitoba. »

11. Le 27 novembre 1981, le conseil de la MIEA a adopté un règlement (le « règlement no 1 » ) se rapportant à la conduite des affaires de la MIEA. Pendant la période ici en cause, le règlement no 1 était en vigueur et la MIEA agissait conformément à ce règlement.

12. Pendant la période ici en cause, M. Desnomie habitait à Winnipeg et travaillait au bureau de la MIEA de Winnipeg.

13. M. Desnomie a d’abord été embauché par la MIEA (ou par son prédécesseur) en septembre 1980 à titre de conseiller en éducation. Trois ans plus tard, il est devenu directeur des services aux étudiants. En 1987, il est devenu directeur exécutif de la MIEA.

14. En sa qualité de directeur exécutif, M. Desnomie était responsable de l’administration et de la gestion financière générales de la MIEA, et notamment de l’embauchage et de la supervision du personnel et des conseillers ainsi que du contrôle des dépenses. M. Desnomie agissait également comme agent de liaison entre la MIEA et les bandes indiennes et conseils tribaux qui avaient désigné la MIEA à titre de mandataire en vue de la prestation de services aux étudiants indiens.

15. En 1989, la MIEA a versé à M. Desnomie la somme de 41 375,54 $.

16. La MIEA offrait de nombreux services aux étudiants indiens qui fréquentaient les écoles en dehors des réserves, et notamment les services suivants :

a) elle aidait les étudiants à s’adapter à la vie en milieu urbain;

b) elle s’occupait de l’aide financière accordée aux étudiants;

c) elle assurait des services de counselling d’ordre personnel et financier et fournissait des conseils sur le plan des études et de l’orientation professionnelle;

d) elle fournissait des services d’aide pédagogique.

17. Les étudiants à qui pareils services étaient fournis étaient tous des Indiens au sens de la Loi sur les Indiens (du Canada).

18. La plupart des écoles situées dans les réserves n’assurent l’enseignement que jusqu’en dixième année. Au Manitoba, il n’y a pas d’établissements postsecondaires dans les réserves. Il y a trois universités au Manitoba, dont deux sont situées à Winnipeg et une à Brandon. Le plus gros collège communautaire du Manitoba (le collège communautaire de Red River) est situé à Winnipeg. Les établissements privés comme le collège professionnel Robertson et le collège professionnel Herzing n’ont des établissements qu’à Winnipeg.

19. La plupart des étudiants à qui la MIEA fournissait des services, sinon tous, avaient quitté leurs réserves afin de poursuivre leurs études dans des établissements situés en dehors des réserves, et surtout à Winnipeg.

20. Le bureau administratif de la MIEA était situé à Winnipeg parce que la majorité des étudiants à qui l’association fournissait des services fréquentaient des établissements situés à Winnipeg.

21. Selon les conditions de certains traités numérotés conclus entre Sa Majesté la Reine du chef du Canada et les bandes indiennes du Manitoba, la Couronne s’engageait à « [...] maintenir dans les réserves, aux fins de l’enseignement, les écoles que le gouvernement du Canada peut juger opportun d’établir, dès que les Indiens de la réserve le voudront » (traité no 5), ou « [...] à maintenir une école dans la réserve attribuée à chaque bande qui s’établit dans ladite réserve [...] » (traité no 4). D’autres traités numérotés renferment des conditions similaires décrivant l’obligation du gouvernement fédéral en ce qui concerne l’enseignement dispensé aux Indiens.

22. Le MAINC fournissait à la MIEA les fonds nécessaires aux fins du paiement des salaires du personnel de la MIEA conformément à un accord de contribution en vertu duquel la MIEA s’engageait à administrer les programmes, les activités et les fonds visés par l’accord de contribution en matière d’éducation et de ressources ainsi qu’en ce qui concerne le développement économique et le développement de l’emploi.

23. Par un avis de nouvelle cotisation daté du 11 mars 1991, le ministre du Revenu national a inclus le montant de 41 375,54 $ dans le revenu d’emploi de l’appelant pour l’année d’imposition 1989.

24. L’appelant a dûment déposé un avis d’opposition à la nouvelle cotisation le 27 mars 1991.

25. Le ministre a ratifié la nouvelle cotisation par un avis daté du 20 novembre 1992. L’appelant a déposé un avis d’appel le 30 novembre 1992 et un avis d’appel modifié le 14 avril 1997. L’intimée a déposé une réponse à l’avis d’appel initial le 16 février 1993 et une réponse à l’avis d’appel modifié le 14 mai 1997.

[4] À l’audience, M. Desnomie a témoigné, afin de fournir d’autres éléments de preuve. Il a déclaré qu’il avait été élevé dans la réserve indienne Peepeekisis, située à 20 milles à l’est de Fort Qu’Appelle, en Saskatchewan. M. Desnomie a également décrit plus en détail une partie du travail qu’il avait accompli à Winnipeg pour la Manitoba Indian Education Association Inc. (la « MIEA » ). La MIEA offrait notamment aux étudiants autochtones une ligne téléphonique de secours pour répondre à leurs besoins en dehors des heures de travail, à Winnipeg. M. Desnomie maintenait le contact — principalement par téléphone — avec les diverses bandes dont les étudiants étaient membres.

[5] M. Desnomie a également confirmé que le conseil d’administration de la MIEA s’était réuni trois fois en 1989 et que toutes les réunions avaient eu lieu à Winnipeg. Étant donné que les diverses bandes étaient dispersées d’un bout à l’autre de la province, le conseil d'administration était sensé de se rencontrer à Winnipeg. La réserve la plus rapprochée de Winnipeg était la réserve Dakota Ojibway, située à cent kilomètres de Winnipeg.

Analyse

L’article 87 de la Loi sur les Indiens

[6] La disposition législative la plus pertinente aux fins de présent appel est l’article 87 de la Loi sur les Indiens, qui se lit comme suit :

87. (1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l’article 83, les biens suivants sont exemptés de taxation :

a) le droit d’un Indien ou d’une bande sur une réserve ou des terres cédées;

b) les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve.

(2) Nul Indien ou bande n’est assujetti à une taxation concernant la propriété, l’occupation, la possession ou l’usage d’un bien mentionné aux alinéas (1)a) ou b) ni autrement soumis à une taxation quant à l’un de ces biens.

[7] M. Desnomie soutient que le revenu d’emploi qu’il a gagné en 1989 constitue un bien meuble situé dans une réserve. Il est admis que M. Desnomie est un Indien au sens de la Loi sur les Indiens; de plus, dans l’arrêt Nowegijick v. The Queen, 83 DTC 5041, la Cour suprême du Canada a reconnu que le revenu d’emploi constitue un bien meuble au sens de l’alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens. Il s’agit donc uniquement de savoir si le revenu d’emploi de M. Desnomie est situé dans une réserve.

[8] La détermination de l’endroit où le revenu d’emploi est situé n’est pas une question facile à régler. Au moins un juge a dit que le revenu d’emploi, qui constitue un droit incorporel, n’a pas réellement de situs. Voir The Queen v. National Indian Brotherhood, 78 DTC 6488, [1979] 1 C.F. 103 (C.F. 1re inst.), à la page 109. L’approche que cette cour doit suivre lorsqu’elle détermine l’endroit où le revenu d’emploi est situé a été décrite par le juge Gonthier, de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Williams v. The Queen, 92 DTC 6320, à la page 6326[1] :

La méthode qui tient le mieux compte de ces préoccupations est celle qui analyse la situation sous le rapport des catégories de biens et des types d’imposition. Par exemple, la pertinence des facteurs de rattachement peut varier selon qu’il s’agit de prestations d’assurance-chômage, de revenu d’emploi ou de prestations de pension. Il faut d’abord identifier les divers facteurs de rattachement qui peuvent être pertinents. On doit ensuite analyser ces facteurs pour déterminer le poids à leur accorder afin d’identifier l’emplacement du bien, en tenant compte de trois choses : (1) l’objet de l’exemption prévue dans la Loi sur les Indiens, (2) le genre de bien en cause et (3) la nature de l’imposition de ce bien. Il s’agit donc de déterminer, relativement à chaque facteur de rattachement, le poids qui devrait lui être accordé pour décider si l’imposition en cause de ce type de bien représenterait une atteinte aux droits de l’Indien à titre d’Indien sur une réserve.

(Je souligne.)

[9] Il faut d’abord identifier les divers facteurs de rattachement qui peuvent être pertinents. Dans ce cas-ci, ces facteurs seraient notamment les suivants : I) la résidence de l’employeur; ii) la résidence de l’employé; iii) l’endroit où le travail est accompli; et iv) la nature des services fournis et les circonstances spéciales dans lesquelles ces services sont fournis.

i) La résidence de l’employeur

[10] Dans ce cas-ci, l’employeur de M. Desnomie est une corporation sans but lucratif dont le siège social est situé à Winnipeg, où la corporation exerce ses principales activités. Le conseil d’administration se réunit à Winnipeg même si chaque membre du conseil habite dans une réserve. Le directeur exécutif de la MIEA habite et travaille à Winnipeg. Selon les critères normaux établis par les tribunaux, l’employeur réside à Winnipeg.

ii) La résidence de M. Desnomie

[11] M. Desnomie est un Indien qui a été élevé dans une réserve située en Saskatchewan. La bande Peepeekisis n’est pas membre de la MIEA. M. Desnomie habite à Winnipeg depuis 1980. La vie de M. Desnomie semble être axée sur la ville de Winnipeg, même si c’est son lieu de naissance qui est, selon lui, son foyer. M. Desnomie réside clairement à Winnipeg.

iii) Endroit où les services ont été fournis

[12] En sa qualité de directeur exécutif, M. Desnomie est responsable de l’administration et de la gestion financière générales de la MIEA. Le siège social et le principal établissement de l’employeur sont situés à Winnipeg. La clientèle de l’employeur habite à Winnipeg pendant l’année scolaire et la prestation de services d’aide et de counselling aux étudiants autochtones qui fréquentent l’école à Winnipeg constitue la raison d’être de la MIEA. M. Desnomie maintient des contacts étroits avec les diverses bandes auxquelles la MIEA fournit des services, mais il le fait principalement par téléphone. Les réunions du conseil ont lieu à Winnipeg. Il est tout à fait clair que presque tous les services de M. Desnomie sont fournis à Winnipeg[2].

iv) Circonstances spéciales

[13] Conformément à l’obligation qu’il a envers le peuple autochtone, le gouvernement fédéral doit maintenir des écoles dans les réserves indiennes du Manitoba aux fins de l’enseignement. La preuve a révélé que le gouvernement s’est acquitté de cette obligation en établissant des écoles dans les réserves jusqu’à la neuvième année et, dans certaines réserves, jusqu’à la dixième ou la onzième année. Compte tenu de la dimension des réserves, il n’est pas surprenant que les étudiants autochtones puissent avoir à fréquenter l’école en dehors de leur réserve s’ils veulent terminer leurs études secondaires et faire des études postsecondaires. Il semble évident que pareil enseignement doit être dispensé aux étudiants autochtones dans des endroits tels que Winnipeg, où il est possible de faire des études secondaires et postsecondaires.

[14] En 1981, les fonctions du gouvernement, lorsqu’il s’agissait de fournir de l’aide aux étudiants autochtones, ont été transférées du MAINC à la MIEA, dont le rôle est d’aider les diverses bandes indiennes de la province à assurer l’éducation de leurs enfants. C’est le MAINC qui finance la MIEA sur le plan administratif. La clientèle de la MIEA est composée exclusivement d’étudiants autochtones, dont la plupart, sinon tous, viennent de réserves.

[15] Par conséquent, les facteurs de rattachement les plus forts entre le revenu d’emploi de M. Desnomie et une « réserve » sont le fait que les gens qui bénéficient des services de M. Desnomie viennent surtout de réserves et le fait que c’est le gouvernement fédéral qui finance le salaire de M. Desnomie, dans l’exécution de l’obligation qui lui incombe d’assurer l’éducation des autochtones dans les réserves.

[16] Comme l’a dit le juge Gonthier dans l’arrêt Williams, ci-dessus, il s’agit enfin de déterminer le poids à accorder à ces divers facteurs de rattachement. À cette fin, il doit être tenu compte de trois considérations : i) le but de l’exonération prévue par la Loi sur les Indiens; ii) le genre de bien en cause; et iii) la nature de l’imposition de ce bien.

[17] En ce qui concerne les deux dernières considérations, il importe de noter que le juge Gonthier lui-même a reconnu, dans l’arrêt Williams, que ces considérations n’ont peut-être pas un rôle important dans la détermination du poids à accorder aux facteurs en question lorsqu’il s’agit de déterminer le situs du revenu d’emploi pour l’application de l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Voici ce que le juge a dit, à la page 6328 :

Dans le contexte de l’assurance-chômage, nous avons été en mesure de mettre l’accent sur certaines caractéristiques du régime et sur ses incidences fiscales pour identifier un facteur ayant une importance particulière. Il n’est pas évident que cela soit possible dans le contexte d’un revenu d’emploi, ni qu’on soit en mesure de dire quelles caractéristiques du revenu d’emploi et de son imposition devraient être examinées à cette fin.

À mon avis, il est important d’analyser la question du revenu d’emploi en vue de savoir dans quelle mesure l’imposition du revenu touche un Indien à titre d’ « Indien sur [sic] une réserve » .

[18] Le revenu d’emploi est composé du salaire ou de la rémunération versés pour des services rendus par une personne (un employé) à une autre personne (l’employeur). Conformément au paragraphe 5(1) de la Loi, le revenu d’emploi est imposable dès que l’employé le reçoit. Il est possible de faire une distinction entre ce revenu et les autres revenus, comme les prestations d’assurance-chômage, qui visent à fournir une aide financière aux employés qui sont temporairement en chômage. Le revenu d’emploi est également différent des prestations d’assistance sociale, des bourses d’études et des bourses d’entretien, qui doivent être incluses dans le revenu conformément au paragraphe 56(1) de la Loi. Il s’agit du salaire qui est versé à titre de contrepartie, c’est-à-dire de la rémunération des services fournis, alors que les prestations d’assistance sociale et les bourses d’études sont de la nature d’un don effectué par la société aux gens qui en ont besoin.

[19] Le revenu d’emploi constitue le principal moyen de subsistance de la plupart des Canadiens. La plupart des gens travaillent pour que leur famille puisse s’alimenter et se loger. M. Desnomie n’habite pas dans une réserve. Il travaille et vit à Winnipeg depuis au moins 1980. En 1989, il n’habitait plus dans une réserve depuis neuf ou dix ans. L’imposition du revenu d’emploi de M. Desnomie dans ces circonstances ne porte pas atteinte, à mon avis, à ses « droits à titre d’Indien sur une réserve » .

[20] Je crois qu’aux fins de l’examen, il faut avant tout tenir compte du but dans lequel l’article 87 a été édicté. La décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l’affaire Mitchell et al. v. Peguis Indian Band et al., [1990] 5 W.W.R. 97 constitue la meilleure source sur ce point. Cette affaire portait sur les restrictions s’appliquant à la création d’une hypothèque et à la saisie de biens; Monsieur le juge La Forest a effectué une excellente analyse de l’historique et du but de l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Voici ce qu’il a dit, aux pages 131 et 132, au sujet des articles 87 et 89 :

À mon sens, il est évident que la protection accordée par les art. 87 et 89 de la Loi sur les Indiens contre la taxation et la saisie va de pair avec ces restrictions apportées à l’aliénabilité des terres. J’ai souligné précédemment que la Couronne, en contrepartie de la cession des terres des Indiens, s’est souvent engagée à offrir des biens et services aux autochtones intéressés. Pour ne citer qu’un exemple, en vertu des « traités numérotés » conclus entre les Indiens de la région des Prairies et d’une partie des territoires du Nord-Ouest, la Couronne s’est engagée à aider les Indiens en matière d’éducation, de médecine et d’agriculture et à leur fournir les approvisionnements qu’ils pourraient utiliser dans la poursuite de leurs vocations traditionnelles de chasse, de pêche et de piégeage. Historiquement, les exemptions de taxe et de saisie ont protégé de deux façons la capacité des Indiens de profiter de cette propriété. Premièrement, elles empêchent qu’un palier de gouvernement, par l’imposition de taxes, puisse porter atteinte à l’intégrité des bénéfices accordés par le palier de gouvernement responsable du contrôle des affaires indiennes. Deuxièmement, la protection contre les saisies assure que l’exécution de jugements obtenus par des non-Indiens en matière civile ne pourra entraver les Indiens dans la libre jouissance des avantages qu’ils ont acquis ou pourront acquérir conformément à l’exécution par la Couronne de ses obligations prévues par traité. Dans les faits, ces articles ont protégé les Indiens contre l’imposition d’obligations de nature civile qui pouvaient conduire, quoique indirectement, à l’aliénation de leurs terres à la suite de ventes forcées et par d’autres moyens semblables; voir l’examen par le juge Brennan du but des exemptions de taxe accordées aux Indiens en contexte américain dans l’arrêt Bryan v. Itasca County, 426 U.S. 373 (1976), à la p. 391, 48 L. Ed. 2d 710, 96 S. Ct. 2102 (1976).

En résumé, le dossier historique indique clairement que les art. 87 et 89 de la Loi sur les Indiens, auxquels s’applique la présomption de l’art. 90, font partie d’un ensemble législatif qui fait état d’une obligation envers les peuples autochtones, dont la Couronne a reconnu l’existence tout au moins depuis la signature de la Proclamation royale de 1763. Depuis ce temps, la Couronne a toujours reconnu qu’elle est tenue par l’honneur de protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non-Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens, c’est-à-dire leur territoire et les chatels qui y sont situés.

(Je souligne.)

[21] Le juge La Forest a également parlé de ce que l’article 87 ne vise pas à atteindre :

Il est également important de souligner la conséquence de la conclusion que je viens de tirer. Le fait que la loi contemporaine, comme sa contrepartie historique, prenne tant de soin pour souligner que les exemptions de taxe et de saisie ne s’appliquent que dans le cas des biens personnels situés sur des réserves démontre que l’objet de la Loi n’est pas de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens. Un examen des décisions portant sur ces articles confirme que les Indiens qui acquièrent et aliènent des biens situés à l’extérieur des terres réservées à leur usage le font aux mêmes conditions que tous les autres Canadiens.

(Je souligne.)

[22] Il s’agit de savoir si l’imposition du salaire d’un autochtone qui habite en dehors d’une réserve, qui travaille pour un employeur qui réside en dehors d’une réserve et qui fournit ses services en dehors d’une réserve représente, comme l’a dit le juge Gonthier, « une atteinte aux droits de l’Indien à titre d’Indien sur une réserve » , ou comme le juge La Forest l’a dit d’une façon plus précise, équivaut à une dépossession de « biens que [les Indiens] possèdent en tant qu’Indiens, c’est-à-dire leur territoire et les chatels qui y sont situés » . Je ne le crois pas. Je crois qu’en déterminant l’importance qu’il faut accorder en l’espèce aux facteurs susmentionnés, il faut accorder plus d’importance à la résidence de l’employé, à l’endroit où les services ont été fournis et à l’endroit où est établie l’entreprise de l’employeur à qui les services ont été fournis.

[23] Le fait que la clientèle de l’employeur était composée d’étudiants autochtones qui venaient des réserves ne devrait pas avoir beaucoup d’importance. Ces étudiants autochtones vivaient en dehors de la réserve pendant au moins huit à dix mois, pendant qu’ils bénéficiaient des services qui leur étaient fournis par la MIEA. Il importe également de signaler que ce sont les biens meubles de M. Desnomie qui doivent être « situés sur une réserve » et non les biens meubles des étudiants autochtones. Autrement dit, l’ « atteinte aux droits de l’Indien à titre d’Indien sur une réserve » doit être déterminée par rapport à la personne dont le revenu est en cause et non par rapport aux différentes réserves qui bénéficient directement ou indirectement des services de cette personne.

[24] Comme de nombreux autres Canadiens, M. Desnomie faisait partie de la population active d’un gros centre urbain. À Winnipeg, de nombreux employés travaillent dans le secteur public à divers paliers, que ce soit le palier fédéral, provincial, municipal ou scolaire. Je crois que la situation de M. Desnomie correspond à la description que le juge Gonthier a faite dans l’arrêt Williams, ci-dessus, à la page 6324 :

En conséquence, en vertu de la Loi sur les Indiens, un Indien jouit d’un choix en ce qui concerne ses biens personnels. L’Indien peut situer ces biens sur la réserve, auquel cas les biens sont protégés contre la saisie et la taxation, ou il peut les situer hors de la réserve, auquel cas les biens sont situés à l’extérieur de la zone protégée et peuvent davantage être utilisés dans le cours des opérations commerciales ordinaires dans la société. Il appartient à l’Indien de décider s’il désire bénéficier du système de protection que constitue la réserve ou s’il veut s’intégrer davantage dans l’ensemble du monde des affaires.

Le critère du situs, à l’art. 87, a pour objet de déterminer si l’Indien détient les biens en question en vertu des droits qu’il possède à titre d’Indien sur la réserve. Lorsqu’il est nécessaire de choisir entre diverses méthodes de détermination de l’emplacement des biens pertinents, le choix doit se faire en tenant compte de cet objet.

[25] Dans ce cas-ci, en acceptant de vivre pendant un si grand nombre d’années dans une ville comme Winnipeg — soit depuis au moins huit ans au moment ici en cause, et depuis 18 ans au moment de l’audience — je crois que M. Desnomie a accepté de vivre dans un milieu où ses biens n’étaient pas protégés. Lui accorder l’exonération qu’il sollicite serait lui accorder un privilège dont ses concitoyens de Winnipeg ne bénéficient pas pendant qu’ils travaillent dans cette ville[3].

[26] Dans la décision Henry Southwind c. La Reine, 14 janvier 1998, dossier du greffe A-790-95, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’assujettissement à l’impôt d’un Indien résidant dans une réserve et tirant un revenu d’activités d’exploitation forestière exercées en dehors de la réserve ne constituait pas une atteinte à ses « droits [...] à titre d’Indien sur une réserve » .

[27] Avant d’examiner la seconde question que M. Desnomie a soulevée, j’aimerais faire quelques remarques au sujet de la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’affaire Folster v. The Queen, 97 DTC 5315, sur laquelle l’avocat de M. Desnomie s’est fondé. En premier lieu, il faut se rappeler, comme le juge Linden l’a dit à la page 5324, que chaque cas est un cas d’espèce :

[...] l’une des affirmations centrales de l’arrêt Williams est que, en dernière analyse, l’importance relative des facteurs de rattachement doit être évaluée cas par cas.

[28] Dans l’affaire Folster, ci-dessus, la situation était tout à fait différente des faits de la présente affaire. Premièrement, le contribuable résidait dans une réserve. Mme Folster fournissait ses services, à titre d’employée, à un hôpital qui était autrefois situé dans une réserve, mais qu’on avait ensuite établi sur une terre contiguë à la réserve après un incendie, cette terre devant être annexée à la réserve.

[29] En outre, environ 80 p. 100 des clients de l’hôpital étaient des Indiens inscrits qui vivaient probablement dans la réserve. Comme le juge Linden, qui a rendu la décision dans l'affaire Folster, l’a dit, l’emploi du contribuable était « étroitement lié à la réserve » . Dans ce cas-ci, ce lien étroit n’existe pas. La réserve la plus rapprochée, la réserve Dakota Ojibway, était située à 100 kilomètres de Winnipeg, alors que la réserve la plus éloignée, la réserve Keewatin, était située tellement au nord que, pour se rendre à Winnipeg, il fallait passer la nuit en avion. En outre, contrairement aux clients de l’hôpital dans l’affaire Folster, les étudiants de la MIEA vivaient en dehors de leur réserve pendant huit à dix mois. Enfin, contrairement à Mme Folster — et à M. Williams dans l’affaire Williams — M. Desnomie n’habitait pas dans une réserve où les gens bénéficiaient de son travail.

L’article 90 de la Loi sur les Indiens

[30] M. Desnomie s’est également fondé sur le paragraphe 90(1) de la Loi sur les Indiens, en vertu duquel l’argent donné à un Indien ou à une bande en vertu d’un traité ou d'un accord entre une bande et Sa Majesté, est toujours réputé situé dans une réserve. Cette disposition se lit comme suit :

90. (1) Pour l’application des articles 87 et 89, les biens meubles qui ont été :

a) soit achetés par Sa Majesté avec l’argent des Indiens ou des fonds votés par le Parlement à l’usage et au profit d’Indiens ou de bandes;

b) soit donnés aux Indiens ou à une bande en vertu d’un traité ou accord entre une bande et Sa Majesté,

sont toujours réputés situés sur une réserve.

[31] À mon avis, cette disposition n’aide pas M. Desnomie en l’espèce. Le salaire de M. Desnomie n’était pas « acheté par Sa Majesté » . Son salaire était payé par la MIEA. L’argent versé à M. Desnomie ne lui était pas « donné » en vertu d’un accord entre une bande et Sa Majesté. L’argent n’était pas donné à M. Desnomie : il lui était remis en contrepartie des services fournis conformément à un contrat qu’il avait conclu avec la MIEA.

[32] Le salaire de M. Desnomie était payé à l’aide des fonds donnés à la MIEA conformément à l’accord que cette dernière avait conclu avec le MAINC, et non en vertu d’un accord entre le MAINC et une bande. La MIEA est une corporation constituée conformément à la Loi sur les corporations du Manitoba. Étant donné qu’il s’agit d’une corporation sans capital-actions, elle a une personnalité distincte de celle de ses membres. Dans l’accord de contribution, rien ne montre que la MIEA agissait comme mandataire des bandes dont les représentants étaient membres du conseil d’administration. L’accord de contribution crée expressément de la part de la MIEA une obligation de rendre compte au MAINC de l’argent versé par le gouvernement.

[33] Il est vrai qu’il est déclaré, au paragraphe 14 de l’exposé conjoint des faits, que la MIEA agissait à titre de « mandataire [des bandes indiennes et des conseils tribaux] en vue de la prestation de services aux étudiants indiens » . Toutefois, je ne crois pas que cela constitue un élément de preuve suffisant pour montrer que la MIEA agissait comme mandataire lorsqu’elle a conclu un accord avec le MAINC. Une corporation sans capital-actions qui représente une bande particulière lorsqu’elle assume la responsabilité d’aider un étudiant autochtone particulier membre de cette bande n’agit pas nécessairement uniquement comme mandataire de ses membres.

[34] Dans son témoignage, M. Desnomie, qui est le directeur exécutif de la MIEA, n’a pas dit qu’en signant l’accord de contribution produit en preuve, son employeur agissait comme mandataire. C’est M. Desnomie qui a signé l’accord pour le compte de la MIEA.

[35] Dans l’arrêt Kinookimaw Beach Association v. R. in right of Saskatchewan, [1979] 6 W.W.R. 84, la Cour d’appel de la Saskatchewan a conclu qu’il n’était pas possible de faire abstraction de l’existence juridique distincte d’une corporation de sorte que son obligation fiscale dépende de la qualité de ses actionnaires individuels. Dans cette affaire-là, sept bandes indiennes avaient constitué une compagnie en vue d’exploiter un centre de villégiature sur les terres d’une réserve. Cette corporation a demandé, en vertu de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, à être exonérée de la taxe sur l’enseignement et sur les hôpitaux à l’égard des achats qu’elle avait conclus. Voici ce que le juge en chef Culliton a dit, à la page 89 :

[TRADUCTION]

Accorder à l’association l’exonération prévue à l’article 87 de la Loi sur les Indiens aurait pour effet d’éteindre les obligations légales qui lui incombent à titre de personne morale indépendante et de définir ses obligations par rapport à la qualité de ses actionnaires.

Dans ce cas-ci, il n’y a pas lieu de faire abstraction de la personnalité morale.

[36] Pour ces motifs, l’appel interjeté par M. Desnomie est rejeté avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 23e jour de juin 1998.

« Pierre Archambault »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 15e jour d'octobre 1998.

Mario Lagacé, réviseur



[1]           Après que j’eus réservé mon jugement en l’espèce et que j’eus rédigé les présents motifs, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire Union of New Brunswick Indians c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), [1998] A.C.S. no 50, 18 juin 1998, dans laquelle il a été statué que les marchandises achetées par les Indiens en dehors d’une réserve étaient assujetties à la taxe de vente provinciale. Dans sa décision, Madame la juge McLachlin, qui parlait au nom de la majorité, ne souscrivait pas à cette approche. Toutefois, le juge Binnie, qui a rendu jugement au nom des deux juges dissidents, l’a adoptée.

[2]            L’endroit où M. Desnomie touchait son salaire n’était précisé ni dans les faits sur lesquels le ministre s’était fondé pour établir sa cotisation ni dans l’exposé conjoint des faits ou dans le témoignage de M. Desnomie. Toutefois, étant donné que M. Desnomie habitait et travaillait à Winnipeg et étant donné que le siège social et l’établissement principal de l’employeur étaient situés à Winnipeg, il est difficile d’imaginer que le salaire aurait été versé ailleurs qu’à Winnipeg.

[3]           Dans l’arrêt Union of New Brunswick Indians, ci-dessus, la Cour suprême du Canada nous rappelle que l’article 87 a été modifié de façon à limiter l’exonération aux biens situés dans une réserve. Voici ce que Madame le juge McLachlin a dit, au paragraphe 40 :

[par. 40]            La troisième difficulté que pose cet argument, c’est que l’historique de l’art. 87 dément la conclusion que le législateur avait l’intention d’accorder une exonération fiscale générale quant aux biens situés à l’extérieur des réserves. En 1850, l’exemption fiscale a d’abord pris la forme d’une interdiction de taxer les Indiens résidant sur les terres indiennes. On l’a modifiée en 1876 pour soustraire à la taxation les biens des Indiens, sauf quand les biens sont détenus à l’extérieur de la réserve. Elle interdit maintenant la taxation des biens appartenant aux Indiens qui sont situés dans la réserve : voir Richard H. Bartlett, Indians and Taxation in Canada (3e éd. 1992). Au cours des années, le législateur a explicitement limité et rétréci la portée de ce qui est maintenant l’art. 87, de manière à ne soustraire à la taxation que les biens qui sont situés dans une réserve.

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