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Date : 19971231

Dossiers : 95-2546-UI; 95-2547-UI

ENTRE :

ALISA DAVIES, SUE McDOWELL,

appelantes,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

Motifs du jugement

Le juge Bowie, C.C.I.

[1] Ces deux appels sont interjetés à l'encontre de règlements pris par le ministre du Revenu national (le ministre) le 12 septembre 1995 conformément à l'alinéa 61(3)a) de la Loi sur l'assurance-chômage[1] (la Loi), tel qu'il était alors libellé. Les deux appelantes sont des soeurs. Elles ont toutes deux travaillé pour Sleep Cheap Inns of Canada Inc. (Sleep Cheap), qui exploitait le motel Inn by the Falls à Niagara Falls (Ontario). Alisa Davies y a travaillé du 18 novembre 1990 au 11 octobre 1991 et Sue McDowell, du 18 novembre 1990 au 10 octobre 1991[2]. Après avoir été mises à pied, elles ont chacune présenté une demande de prestations en vertu de la Loi, toutes deux sans succès, au motif que leur emploi chez Sleep Cheap n'était pas assurable parce qu'elles étaient liées à l'employeur. Elles ont toutes deux demandé un règlement en vertu de l'alinéa 61(3)a) de la Loi. Le passage pertinent du règlement du ministre dans chaque cas se lit comme suit :

[TRADUCTION]

Il a été déterminé que l'emploi en cause n'était pas assurable pour les motifs suivants : vous aviez un lien de dépendance et vous étiez réputée avoir un lien de dépendance avec Sleep Cheap Inns of Canada Inc., s/n Inn by the Falls.

[...]

La décision exposée dans la présente est prise conformément à l'alinéa 61(3)a) de la Loi sur l'assurance-chômage et elle repose sur l'alinéa 3(2)c) de la Loi sur l'assurance-chômage.

[2] C'est à l'encontre de ces décisions que les appelantes interjettent appel. Les questions en litige dans les deux appels sont identiques. Les appelantes affirment dans leur avis d'appel que les actions de Sleep Cheap étaient, au cours de la période pertinente, détenues par un certain James Courville, avec lequel elles ne sont pas liées. L'intimé fait valoir que toutes les actions avec droit de vote de Sleep Cheap qui étaient en circulation étaient, au cours de la période pertinente, contrôlées par Sam Mingle, le père des appelantes. Ces dernières n'ont soulevé aucune question concernant l'exercice par le ministre du pouvoir discrétionnaire prévu au sous-alinéa 3(2)c)(ii) de la Loi. Les deux appelantes et l'intimé ont convenu à l'ouverture de l'audition que l'appel de Sue McDowell serait entendu et que l'issue de l'appel interjeté par Alisa Davies serait déterminée par le résultat de l'appel interjeté par McDowell. Sue McDowell a témoigné. Alisa Davies n'a pas témoigné.

[3] Il n'est pas contesté que Sam Mingle est le père des deux appelantes et que ces dernières seraient par conséquent toutes deux liées à Sleep Cheap s'il contrôlait cette société[3]. Sue McDowell a témoigné qu'au cours de la période d'emploi, le motel en question était géré par James Courville; d'après le bail produit en preuve, le motel a été donné à bail par le propriétaire, 335381 Ontario Ltd., à Sleep Cheap Inns of Canada Inc., pour une période de trois ans commençant le 1er janvier 1990 et se terminant le 31 décembre 1992. Sue McDowell a affirmé que la signature apposée au nom du locateur était celle de son père, et que la signature apposée au nom du locataire était celle de James Courville. L'avocate de l'intimé a contesté la validité de ce document, sans succès. Elle a également indiqué en contre-interrogatoire que le personnage de James Courville avait été créé de toutes pièces pour soutenir ce qui ne saurait être décrit autrement que comme une fraude commise par les appelantes contre la caisse d'assurance-chômage.

[4] Je n'ai pas été impressionné par le témoignage de Mme McDowell. Elle était un peu trop empressée, chaque fois que l'occasion s'est présentée, de donner un témoignage intéressé sur des questions dont elle n'était pas au courant personnellement. Elle a eu également des trous de mémoire importants sur des questions pertinentes dont elle aurait dû se souvenir, même si environ six ans s'étaient écoulés depuis la fin de la période d'emploi. Son témoignage sur les questions contestées a en grande partie été donné en réponse à des questions suggestives. Son témoignage n'était pas du tout satisfaisant et je ne m'y fierais pas. Cela étant dit, un examen minutieux de son témoignage révèle qu'il n'y a rien dans celui-ci, s'il était retenu, qui permette de conclure que James Courville détenait les actions de Sleep Cheap ou que le père de l'appelante ne les détenait pas. Dans son interrogatoire principal, l'appelante s'est évertuée à décrire comment James Courville vivait au motel et supervisait le personnel, dont elle-même faisait partie. Quant à son lien avec Sleep Cheap, elle a dit ceci en contre-interrogatoire :

[TRADUCTION]

Q. Et quel était son lien avec Sleep Cheap Inns?

R. Il le louait ou en était le propriétaire. Il louait le motel.

Q. Comment savez-vous qu'il était propriétaire de Sleep Cheap?

R. C'est sur le document. Je n'étais pas là.

Q. Mais, avec égards, ce n'est pas sur le document. J'aimerais savoir comment vous le savez. Fondez-vous vos dires sur ce seul document?

R. Me demandez-vous s'il m'a prouvé qu'il était propriétaire de la compagnie? Je n'ai pas demandé de preuve à ce sujet.

Q. Ce que je vous demande, c'est sur quoi vous fondez votre affirmation suivant laquelle M. Courville était propriétaire de Sleep Cheap Inn.

R. Sur le fait qu'il l'a dit.

Q. Il vous l'a dit n'est-ce pas?

R. C'est ce qu'il disait être. Je ne peux dire que j'ai eu une conversation précise avec lui à ce sujet, mais je ne crois pas qu'il prétendait être ce qu'il n'était pas.

Q. De quelle façon vous a-t-il indiqué qu'il était propriétaire de la compagnie?

R. Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je ne me souviens pas. Cela fait sept ans. Je ne me rappelle pas d'une conversation précise, ou je savais simplement qu'il était propriétaire. Je ne me souviens pas de tous ces détails.

Q. Pourtant, vous vous souvenez très bien de ce qu'il faisait.

R. C’est qu’il était toujours sur place. Il agissait comme un superviseur normal, comme tout superviseur normal agirait.

Q. Comment savez-vous qu'il n'était pas un directeur général rémunéré?

R. Je ne sais pas. Ce n'était pas mon travail de savoir cela.

Q. Alors vous ne savez pas vraiment si M. Courville était propriétaire de la compagnie?

R. Si vous me demandez s'il m'a fourni personnellement de la documentation indiquant qu'il était propriétaire, la réponse est non, mais il n'était pas tenu de me fournir cette documentation.

Q. Bon, revenons en arrière alors. Sur quoi vous êtes-vous fondée pour conclure qu'il était propriétaire de la compagnie?

R. Je ne sais pas. Je ne sais pas.

Q. Vous ne savez pas?

R. C'était il y a sept ans. Je ne me rappelle pas de cela.

Q. Alors, vous n'avez vu aucun document qui vous donnerait à penser qu'il était propriétaire?

R. Bien, le bail.

[Transcription, pages 27 à 29]

[5] Cependant, la signature de M. Courville sur le bail ne permet absolument pas de répondre à la question relative à la propriété des actions. Ainsi que l'appelante l'a admis, son témoignage était compatible avec le fait qu'il était simplement un gérant rémunéré et non un propriétaire. Plus tard, lors de son contre-interrogatoire, il est devenu évident qu'elle ne savait pas du tout qui détenait les actions de Sleep Cheap :

[TRADUCTION]

Q. Savez-vous si votre père a été propriétaire de Sleep Cheap Inns à un moment donné?

R. Pas à ma connaissance. Je n'en ai pas la moindre idée.

Q. Savez-vous qui a constitué la compagnie en société?

R. Non.

Q. Savez-vous quand elle a été constituée en société?

R. Non.

Q. Savez-vous qui sont les actionnaires?

R. Non.

Q. Savez-vous quelque chose au sujet de la compagnie, à part le fait qu'elle était votre employeur au cours de la période visée par le présent appel?

R. Non.

Q. Alors vous ignorez qui étaient les administrateurs?

R. C'est ça.

Q. Votre père ne vous a jamais dit qu'il était le président de la compagnie?

R. Non.

Q. Ou le secrétaire?

R. Non.

Q. Le trésorier?

R. Non.

Q. L'unique administrateur?

R. Non. Ce n'est pas le genre de choses dont j'aime parler avec mon père. Nous n’avons jamais discuté de cela.

[Transcription, pages 63 et 64]

[6] Les appelantes n'ont pas du tout réussi à réfuter l'hypothèse du ministre énoncée à l'alinéa 4b) de la réponse à l'avis d'appel. Cet alinéa, dans chaque cas, se lit comme suit :

[TRADUCTION]

4. Pour rendre sa décision, l'intimé s'est fondé sur les faits suivants :

[...]

b) au cours de la période en question, le père de l'appelante, Sam Mingle, contrôlait la totalité des actions avec droit de vote du payeur [Sleep Cheap] qui étaient en circulation;

[7] L'intimé a appelé deux personnes à témoigner, mais ni l'une ni l'autre n'a pu offrir de preuve admissible se rapportant à la question de la propriété des actions de Sleep Cheap. On m’a informé que M. Mingle se trouvait à l'étranger le jour de l'audience, mais qu’il devait être de retour le lendemain. J'ai indiqué que j'étais disposé à permettre aux appelantes de rouvrir leur preuve pour le faire témoigner si elles le souhaitaient. Les appelantes ne se sont pas prévalues de cette offre. M. Courville n'a pas témoigné, et Mme McDowell a déclaré dans son témoignage qu'elle croyait qu'il était décédé.

[8] En plaidoirie, Me Ungaro a fait valoir que l'intimé avait la charge de la preuve relativement à la question de la participation majoritaire dans Sleep Cheap. Ni l'une ni l'autre partie n'était en mesure de citer de décisions en faveur ou à l'encontre de la proposition suivant laquelle la décision de la Cour suprême du Canada dans Johnston v. M.N.R.[4], qui porte sur la charge de la preuve dans des affaires d'impôt sur le revenu, s'applique avec autant de force dans les appels interjetés sous le régime de la Loi. J'ai par conséquent demandé que des observations écrites soient déposées sur ce point, ce qui a été fait.

[9] Me Ungaro soutient pour les appelantes que, dans la mesure où elle se rapporte à la question de la charge de la preuve, la décision rendue dans Johnston s'appuie entièrement sur le libellé particulier de l'article 58 de la Loi de l'impôt de guerre sur le revenu[5]. Des décisions rendues par la suite établissent clairement que ce n'est pas le cas et que la charge de réfuter les hypothèses qui sous-tendent une cotisation incombe au contribuable aux termes de l'actuelle Loi de l'impôt sur le revenu[6].

[10] Me Ungaro a ensuite fait valoir ce qui suit :

[TRADUCTION]

c) Le gouvernement fédéral n'a pas le pouvoir requis pour modifier les droits civils d'une personne en Ontario et, par conséquent, il ne peut modifier les règles de procédure civile en Ontario, même si le libellé d'une loi fédérale peut être interprété comme lui conférant le droit de faire des affirmations factuelles qui lient la cour.

Loi constitutionnelle de 1867 (connue également sous le nom de l’Acte de l'A.N.B. de 1949), paragraphe 92(13) « La propriété et les droits civils dans la province » (comparer cette disposition avec le paragraphe 91(27), qui confère au gouvernement fédéral la compétence en matière criminelle, particulièrement en ce qui a trait à la procédure en matière criminelle.)

[11] Si cette prétention est censée signifier que les règles de procédure et le droit de la preuve devant la Cour de l'impôt doivent nécessairement être en conformité avec ceux qui prévalent devant les tribunaux de la province où l'instance se déroule, on peut alors y apporter deux brèves réponses. La première est que les règles qui régissent la charge de la preuve dans les affaires d'impôt sur le revenu ne sont pas le produit de la législation, originale ou déléguée, mais celui des décisions rendues par la Cour suprême du Canada au cours de la plus grande partie du présent siècle, en commençant par Anderson Logging Company v. The King[7], et en terminant par Hickman Motors. La deuxième réponse, évidemment, est que le législateur a compétence exclusive en la matière du fait du paragraphe 91(3) et de l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. De même, il a compétence en matière d'assurance-chômage aux termes du paragraphe 91(2A).

[12] Il reste la question de savoir si la règle énoncée dans Johnston s'applique avec la même force aux instances introduites par voie d'appel sous le régime de la Loi. Cette question a été traitée par le juge Archambault, de la Cour, dans l'affaire Lemieux c. Canada[8]. Aux paragraphes 20 et 21, il a déclaré ceci :

Les principes énoncés par la Cour suprême dans l'affaire Johnston (supra) s'appliquent, selon moi, dans la contestation d'une décision portant sur l'assurabilité d'un emploi pour les fins de la Loi. Dans l'exercice du devoir que lui impose la Loi, l'intimé se doit de déterminer si un (sic) l'appelant exerce ou pas un emploi assurable durant une période donnée. Avant de rendre sa décision, l'intimé doit aviser, selon le paragraphe 61(4) de la Loi, l'appelant, son employeur et la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada pour leur donner la possibilité de fournir des renseignements et de présenter des observations pour protéger leurs intérêts. Une fois la décision communiquée, l'appelant a le droit d'interjeter appel devant cette Cour. Comme on peut le constater, cette procédure est similaire à celle suivie par un contribuable qui conteste une cotisation d'impôt établie par l'intimé. Je ne vois donc aucune raison de ne pas appliquer le raisonnement et les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans Johnston (supra) à une contestation devant cette Cour d'une décision de l'intimé relative à l'assurabilité d'un emploi.

Un appelant peut contester avec succès la décision de l'intimé s'il démontre que les faits sur lesquels l'intimé s'est fondé pour rendre sa décision sont erronés ou si son interprétation de la Loi est mal fondée. Pour qu'un appelant puisse renverser ce fardeau de la preuve, il est important qu'il connaisse précisément les faits sur lesquels s'est fondé l'intimé pour rendre sa décision. C'est pour cette raison que l'intimé doit les énoncer dans sa Réponse à l'avis d'appel.

[13] Je souscris à ce raisonnement. Je remarque également que, dans au moins trois affaires dont la Cour a été saisie[9], et dans au moins trois appels interjetés à la Cour d'appel fédérale[10], on a jugé que le même principe s'appliquait, bien que dans chacune de ces affaires, le point n'ait été examiné que superficiellement. Il n'y a donc devant moi aucune preuve satisfaisante, en fait il n'y a aucune preuve, qui réfute l'hypothèse du ministre quant à la seule question en litige dans les affaires présentes, et je suis donc obligé[11] de rejeter les appels.

Signé à Ottawa, Canada, ce 31e jour de décembre 1997.

« E. A. Bowie »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 18e jour de septembre 1998.

Philippe Ducharme, réviseur



[1]         L.R.C. (1985), ch. U-1.

[2]         J'appellerai cette période la période d'emploi. La différence d'un jour n'est pas importante.

[3]         Loi de l'impôt sur le revenu, paragraphes 251(1) et (2).

[4]         [1948] R.C.S. 486, le juge Rand, à la page 489, et le juge Kellock, à la page 492.

[5]         S.R.C. 1927, C-97.

[6]         Hickman Motors Ltd. c. Canada, [1997] 2 R.C.S. 336, la juge L’Heureux-Dubé, aux pages 378 à 381.

[7]        [1925] R.C.S. 45.

[8]        Jugement non encore publié, en date du 31 mai 1994 (no du greffe 92-136(UI)); publié dans Q.L., à [1994] A.C.I. no 386, et sur CD-ROM, à 1994 CanRepNat 1779.

[9]        Gulizia c. Canada, décision non encore publiée, 16 août 1996, [1996] A.C.I. 1001; Benedict c. Canada, non encore publiée, 21 novembre 1996, [1996] A.C.I. no 1692; Orsini c. Canada, non encore publiée, 7 septembre 1994, [1994] A.C.I. no 937.

[10]       Procureur général du Canada c. Jencan Ltd., décision non encore publiée de la Cour d'appel fédérale, 24 juin 1997 (dossier numéro A-599-96), [1997] CanRepNat 1315; M.N.R v. Schnurer Estate (1997), 208 N.R. 339 (C.A.F.); Aubut v. M.N.R. (1990), 126 N.R. 381.

[11]       La Reine c. Wu, décision non encore publiée de la Cour d'appel fédérale, 3 novembre 1997 (dossier du greffe no A-762-96).

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