Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date: 19991207

Dossiers: 98-1755-IT-G; 98-1758-IT-G

ENTRE :

NORMAN JURCHISON, NORWAY INSULATION INC.,

appelants,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs des ordonnances

(rendus oralement à l'audience à Toronto (Ontario) le 26 novembre 1999)

Le juge Bowie, C.C.I.

[1] Voici mes motifs de décision concernant les deux requêtes. Norman Jurchison est le principal actionnaire — sinon le seul — de Norway Insulation Inc., que j'appellerai “ Norway ”. Il dirige la compagnie.

[2] Par suite d'une vérification, qui s'est transformée en enquête criminelle, M. Jurchison et la Norway ont, le 24 juin 1993, été l'objet de nouvelles cotisations d'impôt sur le revenu pour l'année d'imposition 1990. Des pénalités leur ont en outre été imposées. Le 25 juin 1993, ils ont été accusés d'évasion fiscale en vertu de l'article 239 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la “ Loi ”). Les sommes d'argent en cause dans ces cotisations sont importantes, soit, dans le cas de la Norway, de l'impôt sur environ 166 000 $ de revenus, plus les pénalités, et, dans le cas de M. Jurchison, de l'impôt sur 100 000 $ de revenus, plus les pénalités.

[3] Le 2 février 1994, Son Honneur le juge T. C. Whetung de la Cour de l'Ontario (Division provinciale), nom que portait alors cette cour, a rendu son jugement sur une demande selon la Charte et un voir-dire tenu devant lui concernant certains éléments de preuve. Il a conclu que ces éléments de preuve avaient été obtenus en violation des droits garantis aux deux accusés par l'article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ainsi, il a statué que les éléments de preuve obtenus par William Chow en vertu de l'article 231.1 de la Loi au cours de sa vérification relative au requérant, entreprise le 22 octobre 1991, avaient été obtenus illégalement et il a ordonné l'exclusion de ces éléments de preuve aux fins de l'instance criminelle. Il a également ordonné l'annulation de certains mandats de perquisition obtenus sur la foi de ces éléments de preuve viciés.

[4] On ne sait pas trop si la Couronne a présenté les éléments de preuve qu'elle avait recueillis avant le 22 octobre 1991 ou si elle n'a présenté aucun élément de preuve; quoi qu'il en soit, un acquittement a été prononcé dans chaque cas. La Couronne a interjeté appel des acquittements devant la Cour de justice de l'Ontario (Division générale), nom que portait alors cette cour, où l'appel a été entendu et rejeté par M. le juge LaForme.

[5] Je suis maintenant saisi de deux requêtes dans chacun des deux présents appels. Les deux premières requêtes sont présentées par les appelants, et ce, dit l'avis de requête, en vertu des articles 58 et 62 des Règles. Le redressement demandé est le suivant :

[TRADUCTION]

a) Que les avis de nouvelle cotisation soient annulés parce qu'ils sont nuls et n'ont aucune force exécutoire en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où ils se fondent sur des éléments de preuve ou renseignements obtenus par suite de la violation des droits garantis aux appelants par l'article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Je précise qu'il s'agit d'extraits de l'avis de requête.

b) Subsidiairement, que, en conformité avec le paragraphe 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés, tous les éléments de preuve obtenus par suite de cette violation soient considérés comme irrecevables en l'espèce et qu'il soit interdit au ministre du Revenu national de se servir d'éléments de preuve ou de renseignements ainsi obtenus.

[6] Sur la foi de faits dont je traiterai ultérieurement, l'intimée demande, dans chaque appel, une ordonnance rejetant les appels ou, subsidiairement, une ordonnance obligeant M. Jurchison à comparaître et à se soumettre à un interrogatoire préalable et une ordonnance exigeant que l'avocat des appelants paie personnellement les frais inutiles, ainsi que les frais de la requête de l'intimée, sur une base procureur-client.

[7] J'ai entendu les argumentations cette semaine, pendant deux jours. Le procès étant prévu pour le 15 décembre, il me paraît opportun de rendre mon ordonnance maintenant plutôt que de réserver ma décision. Je traiterai d'abord des demandes selon la Charte.

[8] Les faits relatifs à la vérification et à l'enquête sont entièrement énoncés dans les 33 pages des motifs de l'ordonnance de Son Honneur le juge Whetung. Le résumé suivant, extrait des motifs du jugement de M. le juge LaForme, est adéquat pour les fins qui nous occupent :

[TRADUCTION]

Isaac Persaud était un comptable en management accrédité exerçant un emploi pour Revenu Canada au cours de la période allant de septembre 1990 à septembre 1991. Le 4 avril 1991, on lui avait confié la responsabilité de faire une vérification de routine concernant la compagnie intimée. À cette époque, il n'avait effectué qu'une autre vérification.

Le 22 mai 1991, M. Persaud, croyant que la Norway Insulation Inc. pouvait ne pas avoir déclaré certaines ventes, avait discuté de la question avec son superviseur, et le dossier avait été soumis au service des enquêtes spéciales de Revenu Canada (le “ service des enquêtes spéciales ”). M. Persaud croyait également que, du fait de ces revenus non déclarés, la Loi de l'impôt sur le revenu avait été enfreinte. Après avoir remis le dossier au service des enquêtes spéciales, M. Persaud avait cessé de travailler à cette vérification.

Le 31 juillet 1991, M. Mike Lemmon, enquêteur spécial, s'était vu confier la responsabilité du dossier; après avoir examiné le travail de M. Persaud et avoir étudié le rapport de ce dernier, il croyait lui aussi que des revenus pouvaient ne pas avoir été déclarés. M. Lemmon avait alors renvoyé le dossier au service de la vérification et avait demandé que d'autres questions particulières soient examinées afin d'être sûr qu'il avait des motifs raisonnables et probables pour obtenir des mandats de perquisition.

En octobre 1991, d'autres questions, y compris celles qui avaient été formulées par M. Lemmon, ont été examinées par M. William Chow. Au début de mars 1992, l'affaire a été renvoyée au service des enquêtes spéciales, où elle a été examinée sous la direction de M. Hart. Sur la foi des renseignements obtenus par M. Chow, une dénonciation a été faite sous serment, des mandats ont été délivrés, puis exécutés le 30 juin 1992, et des accusations ont suivi.

[9] Dans l'affaire O'Neill Motors Limited c. Sa Majesté La Reine, C.C.I., no 94-820(IT)G, 9 novembre 1995 (96 DTC 1486), l'honorable juge Bowman de notre cour devait décider s'il y avait lieu d'annuler des cotisations basées sur des éléments de preuve viciés, soit des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte. Une demande d'exclusion de ces éléments de preuve avait été présentée à la Cour en vertu de l'article 58 des Règles. Cette requête avait été ajournée pour un temps indéfini, peut-être à cause des problèmes de procédure évidents que cette façon de procéder posait. Avec la coopération des avocats des parties, une question a été renvoyée à la Cour, d'un commun accord des parties, en vertu de l'article 173 de la Loi. Un exposé conjoint des faits a été déposé, puis soumis au juge Bowman. Il y était notamment admis que les cotisations ne pouvaient être étayées sans les éléments de preuve considérés comme viciés. À la page 24 (DTC : à la page 1495), l'honorable juge Bowman traite comme suit de cet aspect de l'exposé conjoint des faits :

En second lieu, l'avocat a clairement admis que les éléments de preuve qui avaient été saisis en violation des droits garantis à l'appelante par la Charte étaient “ essentiels ” à l'établissement de la cotisation. Il semble admis que les cotisations ne peuvent pas être maintenues sans que les éléments de preuve obtenus d'une façon inconstitutionnelle soient utilisés et que, si les cotisations étaient déférées au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation compte tenu du fait que tous les éléments de preuve qui ont été obtenus illégalement doivent être exclus de son examen, ce dernier ne disposerait d'aucun élément de preuve à l'appui de la cotisation.

J'insiste sur ce passage des motifs du jugement du juge Bowman parce qu'il était à mon avis essentiel pour le redressement que le juge Bowman a fini par accorder.

[10] Dans ses motifs, le juge Bowman disait que, si une demande visant l'exclusion des éléments de preuve lui était présentée, il y ferait droit. Puis il est passé à l'étape suivante, c'est-à-dire à la question de savoir si les cotisations devraient être annulées. Il a alors examiné la décision rendue par le juge Hoyt de la cour américaine de l'impôt dans l'affaire Suarez v. Commissioner of Internal Revenue, 58 United States Tax Court Reports 792. Dans cette affaire, la cour, lors d'une procédure préalable au procès, avait conclu que certains éléments de preuve avaient été obtenus inconstitutionnellement. Étant parvenue à cette conclusion, la cour a décidé d'exclure les éléments de preuve viciés et d'imposer au fisc la charge de prouver le bien-fondé des cotisations. Le juge Bowman cite le passage suivant du jugement de la cour américaine de l'impôt :

[TRADUCTION]

Nous croyons qu'il incombe à l'intimé en l'espèce non seulement d'épurer la preuve, mais aussi, s'il veut que la décision qu'il a prise soit maintenue, de présenter à l'appui des éléments de preuve qui ne sont pas entachés de vice sur le plan constitutionnel.

Par conséquent, nous concluons et nous statuons qu'on ne saurait présumer que la décision ici en cause, qui est entièrement fondée sur des éléments de preuve inadmissibles sur le plan constitutionnel, est exacte. Cela étant, il incombe maintenant à l'intimé d'établir l'existence d'un défaut en se fondant sur des éléments de preuve autres que ceux qui sont entachés de vice.

[11] Comme l'explique ensuite le juge Bowman, cette décision de la cour américaine de l'impôt a ultérieurement été infirmée sur la foi de transferts de renseignements entre États souverains, ce qui a eu pour effet de confirmer la validité des éléments de preuve. Il semble toutefois que la cour suprême des États-Unis, en infirmant le jugement Suarez, n'a pas désapprouvé que le redressement qui y était indiqué s'applique dans un cas où les éléments de preuve sont, en fait et en droit, viciés. Le juge Bowman disait à la page 23 (DTC : à la page 1495) de ses motifs du jugement : “ [...] le raisonnement qui a été fait dans le jugement Suarez s'impose. ” Je suis d'accord avec lui sur cette conclusion.

[12] J'estime qu'il ressort clairement des motifs du juge Bowman que ce dernier aurait appliqué le redressement indiqué dans le jugement Suarez n'eût été le fait que les avocats, comme je l'ai mentionné précédemment, avaient admis que, avec l'exclusion des éléments de preuve obtenus illégalement dans l'affaire O'Neill Motors, le ministre n'aurait disposé d'aucun élément de preuve à l'appui d'une cotisation. Le juge Bowman a donc annulé les cotisations dans cette affaire, car il était clair qu'un procès selon la formule du jugement Suarez ne pourrait qu'aboutir à ce résultat.

[13] Ce jugement du juge Bowman a été confirmé par la Cour d'appel fédérale, dont les motifs du jugement sont rapportés dans [1998] 4 C.F. 180 (98 DTC 6424). Dans les motifs de la Cour d'appel fédérale, on n'approuve pas expressément les observations du juge Bowman quant à la formule du jugement Suarez, mais on ne les désapprouve pas non plus.

[14] Me Jason m'a fait valoir qu'il est non seulement opportun mais nécessaire de faire en l'espèce ce que le juge Bowman a fait dans l'affaire O'Neill Motors, c'est-à-dire annuler les cotisations. Sa thèse est que les présents appels ne peuvent être distingués de l'affaire O'Neill et que les conclusions des deux juges à qui la question des éléments de preuve viciés avait été soumise sont suffisantes pour que j'accorde le redressement accordé dans l'affaire O'Neill.

[15] Me Shipley a soulevé une objection préliminaire pour l'intimée. Cette requête m'est présentée en vertu de l'article 58 des Règles, soit un article qui, soutient Me Shipley, vise uniquement la détermination de pures questions de droit soulevées par les actes de procédure et devant pouvoir être déterminées sur la foi de faits qui ne sont pas en litige. Le passage pertinent de l'article 58 des Règles se lit comme suit :

58. (1) Une partie peut demander à la Cour,

a) soit de se prononcer, avant l'audience, sur une question de droit soulevée dans une instance si la décision pourrait régler l'instance en totalité ou en partie, abréger substantiellement l'audience ou résulter en une économie substantielle des frais [...]

[...]

Le paragraphe (2) de cet article dispose ceci :

Aucune preuve n'est admissible à l'égard d'une demande,

a)                   présentée en vertu de l'alinéa (1)a), sauf avec l'autorisation de la Cour ou le consentement des parties [...]

[16] Me Shipley s'appuie sur cette disposition pour faire valoir que, si les parties ne s'entendent pas sur tous les faits pertinents, l'article 58 des Règles ne peut être utilisé. Il soutient également que seules des questions de droit soulevées par un acte de procédure peuvent être déterminées en vertu de l'article 58 des Règles. La violation de la Charte et les conséquences de cette violation ne sont pas mentionnées dans les avis d'appel, c'est-à-dire dans les avis de l'un ou l'autre des présents appels. Il va sans dire qu'elles ne sont pas mentionnées non plus dans les réponses à ces avis d'appel.

[17] Me Shipley invoque le jugement que feu le juge en chef adjoint Christie de notre cour a rendu dans l'affaire Carma Developers Ltd. c. La Reine, C.C.I. no 95-2100(IT)(G), 19 décembre 1995, (96 DTC 1803), dans laquelle le juge Christie s'est interrogé quant à savoir jusqu'où la Cour peut aller en déterminant des questions en vertu de l'article 58 des Règles en l'absence d'éléments de preuve. L'avant-dernier paragraphe des motifs du jugement qu'il a rendus dans cette affaire se lit comme suit :

Bref, à mon avis l'alinéa 58(1)a) des Règles n'est pas destiné à servir de solution de rechange à laquelle il est facilement possible de recourir à la place d'un procès aux fins de régler des points litigieux complexes se rapportant aux droits et obligations des parties au litige. Cette disposition doit être invoquée lorsqu'il est clair qu'il serait essentiellement superflu de faire régler le litige en totalité ou en partie par voie de procès. Elle ne s'applique pas en l'espèce. Ainsi que je l'ai dit à l'audience, je crois qu'il serait erroné de tenter de régler l'appel en vertu de l'alinéa 58(1)a).

[18] Évidemment, on ne peut en dire autant quant à la question soumise au juge Bowman dans l'affaire O'Neill Motors, dans laquelle on avait expressément convenu du fait qu'une décision selon laquelle les éléments de preuve ne devraient pas être admis supprimerait nécessairement toute possibilité de procès.

[19] J'estime néanmoins que, lorsqu'une question constitutionnelle sérieuse est soulevée, comme en l'espèce, et qu'elle a été déterminée, du moins en grande partie, dans une autre instance ayant abouti à des conclusions qui, si elles avaient été plaidées, donneraient indubitablement lieu au moins à l'issue estoppel (préclusion fondée sur la chose jugée) quant à certains faits relatifs aux appels dont notre cour est saisie, il faut dans la mesure du possible surmonter les obstacles en matière de procédure tout en veillant à ce que justice soit faite entre les parties. Dans les cas où une violation constitutionnelle grave est au coeur de la demande de la partie appelante et où il est clair que la partie appelante a droit à un redressement, j'estime que notre cour doit être disposée à entendre une requête en vertu de l'article 58 des Règles. Les Règles sont suffisamment souples pour permettre à un juge d'exercer ce pouvoir discrétionnaire.

[20] Cela dit, je tiens à citer expressément la mise en garde qui avait été faite par le juge Bowman dans ses motifs du jugement dans l'affaire O'Neill Motors et qui a été expressément soulignée et approuvée dans les motifs du jugement de M. le juge Linden de la Cour d'appel fédérale. Le juge Bowman disait :

Je ne voudrais pas que la conclusion que j'ai tirée en l'espèce soit considérée comme sanctionnant dans tous les cas l'annulation des cotisations établies par le ministre, lorsqu'elles sont en partie fondées sur des renseignements obtenus d'une façon inconstitutionnelle. Il peut y avoir des cas dans lesquels il suffit d'exclure l'élément de preuve, d'autres cas dans lesquels l'élément a peu d'importance ou n'en a aucune aux fins de l'établissement des cotisations ou dans lesquels son utilisation ne déconsidérerait pas l'administration de la justice. [...] En exerçant le pouvoir discrétionnaire qui lui est dévolu par l'article 24 de la Charte, la Cour doit veiller à établir l'équilibre entre les droits protégés par la Charte et le fait qu'il est important de maintenir l'intégrité du régime d'autocotisation. Au fur et à mesure que des cas se présenteront, ces facteurs et, sans aucun doute, d'autres facteurs s'appliqueront et il faudra accorder à chacun d'eux son importance relative. Compte tenu des circonstances de l'affaire, j'ai conclu qu'il convient d'exercer mon pouvoir discrétionnaire de façon à annuler les cotisations.

À cet égard, M. le juge Linden a dit :

Je tiens particulièrement à souligner les termes employés par le juge de la Cour de l'impôt, qui emportent ma complète adhésion, selon lesquels ce genre de mesure de redressement extrême ne doit pas être accordé automatiquement, mais être réservé aux cas de graves atteintes aux droits pour lesquels les autres réparations s'avèrent insuffisantes.

Je fais ici une pause pour mentionner que la question de la gravité des violations en cause dans la présente espèce a été examinée à fond par Son Honneur le juge Whetung, ainsi que par M. le juge LaForme. À la page 32 de ses motifs du jugement, M. le juge Whetung disait qu'il avait conclu :

[TRADUCTION]

[...] non sans beaucoup d'hésitation, que l'admission de ces éléments de preuve déconsidérerait bien plus l'administration de la justice que leur exclusion. Notre cour ne doit pas donner l'impression qu'elle ferme les yeux sur un tel comportement, prouvé par les faits de l'espèce, de la part de fonctionnaires qui ont des pouvoirs importants à l'égard de simples citoyens et qui ne les exercent pas d'une manière vraiment réfléchie ou éclairée et, de fait, les exercent ostensiblement sans savoir qu'ils ont à leur disposition d'autres pouvoirs qui sont moins ostensibles, et ce, au détriment des droits de la personne.

[21] Ce passage a été approuvé et adopté par M. le juge LaForme, qui a dit ceci au sujet des personnes travaillant pour le service des enquêtes spéciales de Revenu Canada :

[TRADUCTION]

[...] Ces personnes ont délibérément suivi une ligne de conduite dont ils savaient ou auraient dû savoir qu'elle nécessitait une autorisation préalable appropriée fondée sur un examen approprié des intérêts divergents pertinents. Elles ont, par l'intermédiaire de M. Chow, procédé à une enquête dont elles savaient ou auraient dû savoir qu'elle débordait le cadre du paragraphe 231.1(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu. Je tiens en outre à répéter qu'elles ont agi de la sorte expressément en vue de recueillir des éléments de preuve pour porter des accusations en vertu de la Loi. De plus, cette ligne de conduite a été privilégiée à d'autres méthodes prévues par la Loi de l'impôt sur le revenu, soit des méthodes qui auraient permis à ces personnes d'obtenir les éléments de preuve, admet la partie appelante, mais dont ces personnes ont toutefois choisi de ne pas tenir compte. [...]

[22] Je pense qu'il serait inopportun en l'espèce que je juge de nouveau au procès la question du caractère approprié de l'exclusion des éléments de preuve. Je n'écarte pas la possibilité qu'il puisse y avoir des cas dans lesquels les considérations pertinentes aux fins du redressement à accorder en vertu de l'article 24 de la Charte sont différentes selon qu'il s'agit d'instances civiles devant la cour de l'impôt et d'instances criminelles devant une cour de juridiction criminelle. Toutefois, aucun fondement permettant de faire une telle distinction en l'espèce n'a été invoqué dans les arguments qui m'ont été présentés, et aucun fondement particulier à cet effet ne me vient à l'esprit.

[23] Donc, ma conclusion quant à la première question est que les appelants en l'espèce ont établi, compte tenu des motifs de jugement du juge Whetung et du juge LaForme, qu'il convient en l'espèce que notre cour détermine avant le procès que les éléments de preuve viciés, soit les éléments de preuve obtenus en violation de la Charte, doivent être exclus. Permettre l'utilisation de ces éléments de preuve influerait sur l'équité d'un procès et en permettre l'utilisation pour soutenir les pénalités imposées ébranlerait, je pense, la confiance du public dans l'équité de l'administration de la justice.

[24] Je passe maintenant à la deuxième question : la partie appelante a-t-elle nettement droit à l'autre redressement consistant en l'annulation de ces cotisations? Pour deux raisons, j'ai conclu que la réponse à cette question est “ non ”. Tout d'abord, en ce qui a trait aux deux appelants, l'intimée m'a fait valoir que je devrais distinguer la présente espèce de l'affaire O'Neill Motors, car, dans cette affaire, on avait convenu du fait qu'il ne resterait aucun élément de preuve pour soutenir les cotisations. Tel n'est pas le cas dans la présente espèce. M. Persaud disposait de certains éléments de preuve non viciés qui l'ont amené à conclure que des revenus n'avaient pas été déclarés. Me Jason fait valoir pour les appelants qu'il ressort clairement des motifs du juge de la Cour provinciale que ces éléments de preuve ne sont pas suffisants. Certes, il est évident qu'ils n'étaient pas suffisants au soutien d'une accusation au criminel, mais il n'est pas sûr qu'ils ne pourraient être suffisants à l'appui d'une cotisation en vertu de la Loi. Les appelants auraient pu traiter de cette question. Ils auraient pu me soumettre la transcription des témoignages présentés à la Cour provinciale. J'aurais alors pu savoir exactement à quoi se résument les éléments de preuve viciés. Ils auraient également pu soumettre un représentant du ministre à un interrogatoire préalable et ainsi établir, par la transcription de cet interrogatoire, la quantité effective d'éléments de preuve non viciés. Ils ont choisi de ne faire ni l'un ni l'autre.

[25] L'avocat des appelants a renoncé au droit de procéder à un interrogatoire préalable. Dans une lettre datée du 6 octobre 1999, il disait : [TRADUCTION] “ À ce stade, nous n'avons pas besoin d'un interrogatoire préalable ”. Le droit à la tenue de l'interrogatoire préalable a expiré le 19 novembre, conformément à l'ordonnance que j'ai rendue après une audience sur l'état de l'instance en date du 8 septembre.

[26] Mon autre raison pour conclure qu'il ne serait pas juste d'annuler la cotisation à ce stade dans les présents appels — du moins dans celui de la Norway — est que, dans le cas de la Norway, il est admis dans l'avis d'appel que le revenu de l'appelante a été déclaré en moins. Les paragraphes 3, 4, 5 et 6 de l'avis de l'appel se lisent comme suit :

[TRADUCTION]

3.                     Au cours de l'année d'imposition 1990, la compagnie utilisait deux comptes bancaires pour l'exploitation de son entreprise.

4. À cause d'une erreur qu'il a commise en établissant les déclarations d'impôt pour la compagnie, le comptable a déclaré comme revenus de la compagnie 166 961 $ en moins.

5. En vue de l'établissement des états financiers et des déclarations d'impôt pour l'année 1990, l'appelante et son aide-comptable avaient fourni au comptable des renseignements détaillés faisant état du revenu non déclaré susmentionné.

6.                     À cause de l'omission du comptable, les revenus ont été déclarés en moins.

[27] L'appelante n'a jamais demandé à revenir sur cet aveu, parce que, je présume, le fait ainsi admis est véridique. Dans ces circonstances, je ne pourrais conclure qu'il serait juste et approprié de soustraire l'appelante Norway à l'obligation qu'elle a admise, soit l'obligation de payer de l'impôt sur 166 961 $ de revenus. Je me propose donc d'appliquer ici la formule du jugement Suarez.

[28] Il y a toutefois au sujet de cette requête une autre question dont il faut traiter et qui ne s'était pas posée dans l'affaire O'Neill Motors, à savoir le droit qu'aurait normalement l'intimée de soumettre les appelants à un interrogatoire préalable. L'avocat de l'intimée a présenté une requête distincte, que j'aborde momentanément, pour obliger M. Jurchison à comparaître et à se soumettre à un interrogatoire comme particulier et comme dirigeant de la Norway. Il s'agit toutefois d'une question dont il faut traiter dans le contexte de la requête selon la Charte, car elle peut influer sur l'équité du procès. À mon avis, soumettre M. Jurchison à un interrogatoire préalable aurait presque certainement pour effet de l'obliger à répondre à une série de questions prenant leur origine dans les éléments de preuve irrecevables. Comme le faisait valoir Me Jason dans son argumentation, ces éléments de preuve permettraient d'orienter l'interrogatoire de M. Jurchison.

[29] Je n'écarte pas la possibilité que, dans d'autres cas, la Cour puisse être en mesure de fixer des limites à un interrogatoire préalable de sorte que le résultat n'en soit pas une preuve dérivée. Toutefois, je ne pense pas que cela s'applique en l'espèce. Les questions en cause dans la présente espèce sont restreintes, et la violation de l'article 8 de la Charte a eu lieu au début de l'enquête. L'avocat n'a pu proposer une façon raisonnable de permettre un interrogatoire préalable limité de M. Jurchison, et je ne crois pas que l'on puisse en concevoir une.

[30] Je rends donc l'ordonnance suivante :

1. Les éléments de preuve obtenus par William Chow en vertu de l'article 231.1 de la Loi au cours de sa vérification relative au requérant, entreprise le 22 octobre 1991, seront irrecevables à l'audition des appels, ainsi que toutes les preuves obtenues en vertu des mandats de perquisition, qui se fondaient sur ces éléments de preuve irrecevables.

J'ai défini la preuve viciée exactement comme l'avait fait le juge Whetung, car ce dernier disposait d'éléments de preuve sur les circonstances de la vérification qui s'est transformée en enquête.

2. Au procès, l'intimée aura la charge d'établir la validité des cotisations. Ces cotisations ne seront pas présumées exactes.

3.                     L'intimée ne pourra soumettre les appelants à un interrogatoire préalable.

[31] Évidemment, cette ordonnance peut, concrètement, faire qu'il n'y ait pas de procès. Je ne peux le savoir, pour des raisons que j'ai déjà énoncées. Si l'intimée a des éléments de preuve non viciés étayant une cotisation au titre de l'impôt ou des pénalités dans un cas ou au titre des pénalités dans l'autre cas, elle pourra les produire. Si des arguments valables sont présentés, les appelants devront y répondre.

[32] Les appelants ont en grande partie triomphé dans une requête susceptible de permettre d'abréger le procès, voire de l'éviter. Quelle que soit l'issue de la cause, ils auront droit aux frais de la requête entre parties, y compris les frais relatifs aux services d'un avocat pour une journée.

[33] Cela m'amène à la requête de l'intimée, qui demande une ordonnance obligeant M. Jurchison à comparaître et à se soumettre à un interrogatoire, ainsi qu'une mesure de redressement accessoire à l'égard de frais inutiles. Je dois dire qu'en fait, par cette requête, l'intimée demande une ordonnance rejetant les appels pour défaut de comparution des appelants et, subsidiairement, une ordonnance pour nouvelle comparution et redressement quant aux frais, ainsi que l'ajournement de l'audition de l'appel, actuellement prévue pour le 15 décembre, de manière à permettre la tenue de l'interrogatoire préalable.

[34] Il va sans dire que les appels ne seront pas rejetés, et j'ai traité dans le contexte de la première requête de la question du droit de l'intimée de procéder à un interrogatoire préalable. Comme il n'y aura pas d'interrogatoire préalable, le procès ne sera pas différé.

[35] Ainsi, il reste simplement la question des frais inutiles. Voici les faits invoqués par l'intimée pour qu'il soit ordonné que ces frais soient payés personnellement par l'avocat des appelants, Me Jason, et ce, sur une base procureur-client. Dans les présentes causes, les avis d'appel avaient été déposés en juin 1998. Au cours d'une audience sur l'état de l'instance tenue devant moi le 8 septembre 1999, il avait été ordonné que les interrogatoires préalables, ainsi que tous les engagements résultant de l'interrogatoire oral, soient terminés au 19 novembre 1999, avant un procès prévu pour le 15 décembre.

[36] Le jour de cette audience sur l'état de l'instance, Me Thorn, qui était l'avocate de l'intimée, avait écrit à Me Jason pour proposer que l'interrogatoire préalable de M. Jurchison ait lieu le 15 octobre 1999. Ne recevant pas de réponse à sa lettre du 7 septembre, Me Thorn avait réécrit à Me Jason, le 1er octobre 1999, pour faire savoir que, n'ayant pas reçu de réponse de lui, elle avait inscrit d'autres activités à son horaire et pour proposer que l'interrogatoire préalable ait lieu le 8 novembre.

[37] Le 6 octobre, Me Jason a répondu à cette lettre, disant que M. Jurchison serait disponible le lundi 8 novembre, et Me Thorn a écrit à Me Jason le jour suivant pour confirmer que l'interrogatoire aurait lieu le 8 novembre, à 9 h 30, dans les bureaux du ministère de la Justice.

[38] À 9 h 40 le 8 novembre, dix minutes après l'heure prévue pour le commencement de l'interrogatoire préalable, Me Thorn a pris un message sur son répondeur, soit un message que Me Jason avait laissé à 9 h 05 et qui disait :

[TRADUCTION]

Eleanor, ici Bob Jason. Nous avons un interrogatoire préalable ce matin concernant M. Jurchison et la Norway Insulation. Je t'appelle à ce sujet. Je voudrais présenter une requête dans cette affaire. Téléphone-moi, s'il-te-plaît (941-8828).

À 10 heures, Me Jason s'est présenté aux bureaux du ministère de la Justice sans M. Jurchison, pour annoncer qu'il n'y aurait pas d'interrogatoire préalable et qu'une requête serait plutôt déposée. Il a présenté une ébauche de l'avis de requête et est parti.

[39] Au cours de l'interrogatoire auquel Mme Leung a été soumise par l'avocat des appelants, au sujet de l'affidavit de Mme Leung qui a été déposé dans cette requête, il est apparu que Me Jason n'a examiné les répercussions du jugement O'Neill Motors et des poursuites criminelles antérieures contre les appelants que lorsque Mme Leung, qui venait de se joindre au cabinet d'avocats, a porté cette question à son attention, le vendredi 5 novembre, juste avant l'interrogatoire préalable prévu pour le lundi. La requête, semble-t-il, a été conçue ce vendredi-là, peaufinée durant la fin de semaine et finalisée à un moment donné après la date prévue pour la tenue de l'interrogatoire préalable.

[40] Me Shipley estime que cette attitude cavalière — sans même un appel téléphonique le 5 novembre pour discuter de la requête qu'il était alors probable, voire certain, que les appelants allaient présenter — commande une ordonnance obligeant l'avocat à payer personnellement les frais inutiles, sur une base procureur-client.

[41] L'arrêt de la Cour suprême du Canada Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, qui ne m'a pas été cité par l'un ou l'autre des avocats, ce qui est inexplicable, est très clair sur la question de savoir quand des dépens doivent ou non être accordés sur une base procureur-client et quand de tels frais doivent ou non être imposés à un avocat à titre personnel.

[42] Dans les motifs rendus par Mme le juge McLachlin dans cette affaire, soit les motifs de la Cour sur cette question, il est dit ceci au sujet de l'imposition de frais à un avocat, à la page 135 :

[...]

Le principe fondamental en matière de dépens est l'indemnisation de la partie ayant gain de cause, et non la punition d'un avocat. Certes, tout membre de la profession juridique peut faire l'objet d'une ordonnance compensatoire pour les dépens s'il est établi que les procédures dans lesquelles il a agi ont été marquées par la production de documents répétitifs et non pertinents, de requêtes et de motions excessives, et que l'avocat a agi de mauvaise foi en encourageant ces abus et ces délais [...]

[43] Une telle ordonnance ne peut être rendue simplement parce que la conduite d'un avocat n'est pas conforme au degré de civilité qui a déjà caractérisé et devrait encore caractériser la façon dont les membres du barreau se comportent dans leurs relations les uns avec les autres. Je ne rendrai pas une telle ordonnance en l'espèce.

[44] Cela dit, l'intimée a nettement droit à des dépens pour frais inutiles du fait que l'avocat des appelants n'a pas présenté cette requête en temps opportun et n'en a même pas donné avis le vendredi 5 novembre, lorsqu'il est apparu qu'une requête serait présentée sinon assurément, du moins fort probablement. Les instances criminelles, ainsi que le jugement du juge Bowman, remontent à une époque bien antérieure au dépôt des avis d'appel dans les présentes causes. Le jugement de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire O'Neill Motors a été rendu quelques jours avant le dépôt de ces avis d'appel, et les questions relatives à la Charte n'ont pourtant pas été invoquées dans les actes de procédure, que l'on n'a jamais cherché à modifier de manière à invoquer ces questions, qui m'ont été soumises non pas à la dernière minute, mais en retard. L'intimée a droit à des dépens pour frais inutiles.

[45] Dans l'affaire Young c. Young, Mme le juge McLachlin dit au sujet des dépens sur une base procureur-client, à la page 134 :

[...]

Les dépens comme entre procureur et client ne sont généralement accordés que s'il y a eu conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante d'une des parties [...]

[46] La conduite de Me Jason n'a pas été à ce point indigne à mon avis. Elle a été cavalière, certes, et impolie. Me Jason n'a pas adopté le ton d'excuse qu'il aurait dû selon moi adopter en cherchant à remédier à son omission d'invoquer les questions relatives à la Charte dans les actes de procédure et de présenter la requête au début du litige. Je ne pense toutefois pas qu'il s'agisse ici d'un cas dans lequel il conviendrait d'accorder des dépens sur une base procureur-client. Comme l'a souligné Mme le juge McLachlin, les dépens ont pour but d'indemniser; ils ne visent pas à enseigner de bonnes manières.

[47] Me Shipley demande le remboursement de 710 $ de frais de déplacement concernant sa présence à Toronto le matin du lundi 8 novembre. Il habite et travaille à Ottawa, et j'estime qu'il est raisonnable de présumer qu'un appel téléphonique de Me Jason le vendredi après-midi aurait fort probablement fait que Me Shipley n'aurait pas effectué le voyage d'Ottawa à Toronto pour l'interrogatoire préalable. Néanmoins, le ministère de la Justice a un important bureau régional à Toronto, où il y a un gros effectif de fiscalistes chevronnés bien capables de plaider ces appels. Je ne pense pas que les appelants aient à indemniser le ministère de la Justice à l'égard du voyage de Me Shipley simplement parce que la direction de ce ministère choisit d'attribuer la conduite de cette affaire à quelqu'un qui vit et travaille hors de la ville de Toronto. Je n'accorde pas de dépens pour les frais de déplacement. Les dépens pour frais inutiles sont fixés à 2 000 $, soit des dépens devant être payés quelle que soit l'issue de la cause, et ce, immédiatement.

[48] Comme je le fais toujours lorsque j'adjuge des dépens pour frais inutiles en raison de la conduite d'un avocat, j'ordonne que l'avocat des appelants envoie une copie des présents motifs de l'ordonnance aux appelants et qu'il envoie ensuite au greffier de la Cour une lettre attestant que cela a été fait.

Signé à Ottawa, Canada, ce 7e jour de décembre 1999.

“ E.A. Bowie ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 24e jour d'août 2000.

Benoît Charron, réviseur

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.