Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Date: 19990205

Dossier: 97-3579-IT-I

ENTRE :

LLOYD J. CRANSTON,(L. CRANSTON TREE SERVICE),

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

(Rendus oralement à l’audience à Ottawa (Ontario) le 8 janvier 1999)

Le juge McArthur, C.C.I.

[1] Le point litigieux en l’espèce est la déductibilité des pertes que M. Lloyd J. Cranston a subies dans l’exploitation de son entreprise désignée sous le nom L. Cranston Tree Service. Les parties se sont entendues sur le montant des pertes subies, de sorte que la seule question dont je suis saisi consiste à savoir si l’appelant avait un espoir raisonnable de tirer un profit au cours des années d’imposition 1993, 1994 et 1995.

[2] En 1988, l’appelant a été mis à la retraite par le Gloucester High School où il avait enseigné les métiers, notamment la mécanique automobile. Prévoyant sa retraite forcée, il a créé une entreprise d’aménagements paysagers et d’arboriculture en 1987, lorsqu’il était âgé de 54 ans. Grâce à une marge de crédit, il a acheté un camion d’occasion muni d’une bêche pour arbres qu’il a payé 20 000 $. Au cours des dix dernières années, il a acheté divers tracteurs, camions, tondeuses, une pelle rétrocaveuse, etc., matériel qu’il évalue à 125 000 $. L’appelant a été conseiller municipal, puis maire du canton d’Oxford au cours des années en cause. Il s’est servi de ses revenus, du produit de la vente de sa maison et d’une marge de crédit auprès de la Banque de la Nouvelle-Écosse pour acheter son matériel. L’appelant a lancé son entreprise dans l’intention de gagner des revenus pour suppléer à sa pension et faire vivre sa famille.

[3] Je tire la conclusion de fait qu’aucune considération personnelle n’entrait en ligne de compte lors du lancement et dans l’exploitation de l’entreprise. L’appelant travaillait à temps partiel à son entreprise, se consacrant principalement à l’achat et à la réparation du matériel et à la négociation des contrats. L’entreprise a été créée après une certaine recherche, quoique sommaire. L’appelant avait constaté qu'il existait une demande pour un service de coupe d’arbres dans sa région. Au début, il a acheté du matériel d’occasion, sa formation et son talent lui permettant de voir lui-même aux réparations. Son entreprise utilisait de la machinerie lourde industrielle, dont une tondeuse conçue pour rouler sur des pentes abruptes. Une grande partie du matériel le plus cher a été acquise pour servir la municipalité régionale d’Ottawa-Carleton en taillant des pentes moyennes le long des routes régionales.

[4] En 1993, le gouvernement provincial a cessé de verser des subventions à la municipalité pour couvrir le coût de ce travail sur les routes régionales. Conséquemment, les contrats de l’appelant pour ce genre de travail ont diminué énormément. La grande tondeuse perfectionnée de 22 pieds a à peine été utilisée depuis. En plus de la perte du travail que lui fournissait la municipalité régionale, l’appelant a subi un autre revers lorsque la Fine’s Nursery est devenue insolvable et a fermé ses portes en 1993. Avant cela, l’appelant avait accompli pour la pépinière un travail considérable à l’aide de sa pelle rétrocaveuse et de sa bêche pour arbres. Ce matériel n’a pas non plus été beaucoup utilisé depuis la faillite de la pépinière.

[5] L’entreprise de l’appelant a subi un autre revers en 1994 lorsque le beau-fils de l’appelant, Fred, qui était un employé essentiel, a perdu un oeil au cours de son emploi. Après l’accident de Fred, l’entreprise a éprouvé des difficultés à trouver des travailleurs à la fois capables de faire fonctionner la machinerie lourde industrielle de l’appelant et disposés à le faire. Le bruit, les vibrations, la chaleur, la poussière et les dangers possibles constituent des risques auxquels les travailleurs ne veulent souvent pas s’exposer. Je peux aisément conclure que l'exploitation de cette entreprise n’était pas un passe-temps.

[6] En grande partie, les contrats de l’appelant étaient conclus avec la municipalité régionale d’Ottawa-Carleton. Les promoteurs immobiliers commerciaux et résidentiels constituaient une autre source de travail. En raison des besoins spécialisés de ces clients, l’appelant a déboursé des sommes considérables pour acheter le matériel nécessaire à son travail. À la suite des compressions budgétaires provinciales, et vu le ralentissement de l’économie dans les années 90, les travaux confiés à l’entreprise de l’appelant ont beaucoup diminué. Ce dernier a subi d’autres ennuis. En 1993, il a acheté un nouveau tracteur Massey-Ferguson, payé 30 000 $, qui avait des défauts de fabrication et il n’a pu être ni utilisé, ni réparé. L’appelant a eu de la difficulté à amener le fabricant à respecter sa garantie. Finalement, en 1994, le tracteur acheté en 1993 a été remplacé par un nouveau tracteur qui fonctionne toujours bien.

[7] L’aspect le plus difficile ou troublant de cette affaire pour l’appelant réside dans les pertes d’entreprise déclarées au cours des années. De 1987 à 1992, les pertes s’élevaient respectivement à environ 5 000 $, 11 600 $, 26 900 $, 8 200 $, 34 400 $ et 17 700 $. Pour les années en cause, les pertes s’élevaient à environ 25 200 $, 33 300 $ et 20 100 $. En 1996 et 1997, l’appelant a aussi perdu environ 21 000 $ et 14 000 $.

[8] Au début, il a acheté du matériel d’occasion qui s’est brisé. Il a déboursé 25 500 $ en 1991 pour acheter une pelle rétrocaveuse munie d’une bêche en vue des contrats qu’il avait conclus avec Fine’s Nursery, mais cette entreprise a fait faillite en 1993, endettée envers lui d’une somme considérable. De plus, un promoteur immobilier a fait faillite, lui aussi endetté envers lui, et il a perdu son employé le plus important lorsque son beau-fils a été blessé en octobre 1994.

[9] Le témoignage de l’appelant était crédible et son comptable a dit qu’en 1997 et 1998, le revenu de son client a augmenté et ses dépenses ont diminué. Sauf pour 3 000 $, le matériel de l’appelant est maintenant payé. La belle-fille de l’appelant, soit l’épouse de Fred, fait fonctionner le matériel, et l’appelant ne s’occupe plus de politique municipale et est libre de consacrer tout son temps à son entreprise. Il a examiné ses contrats, il se débarrasse de ceux qui ne sont pas rentables et il cherche énergiquement à en obtenir de nouveaux, plus près de son entreprise.

La position de l’appelant

[10] L’appelant a déclaré que tout au long de l'exploitation de son entreprise d’aménagements paysagers et d’arboriculture, il n’a jamais eu de pertes d’entreprise de nature personnelle et que toutes ses dépenses avaient un objectif commercial régulier. Ses dépenses et ses pertes étaient conformes aux principes ordinaires d’exploitation d’une entreprise commerciale tout au long de la période concernée. Aussi, ni avant ni au moment du présent appel, l’entreprise a-t-elle été autre chose que purement commerciale, sans aucun aspect personnel où entrerait la moindre intention d’éviter illégalement l’impôt. Les pertes d’entreprise de l’appelant étaient la conséquence de la diminution de ses contrats à la suite de la compression des subventions provinciales et du ralentissement de l’économie, combinée à la perte de ses principaux clients, Fine’s Nursery et la municipalité régionale d’Ottawa-Carleton.

Position de l’intimée

[11] Le ministre du Revenu national a décidé qu’après six ans de pertes, cela suffisait pour conclure que l’appelant n’avait pas d’espoir raisonnable de tirer profit de son entreprise.

Analyse

[12] Nous sommes en présence des facteurs suivants :

1. En tout temps, l’appelant avait l’espoir réel et de bonne foi de tirer des revenus de son entreprise d’aménagements paysagers;

2. Aucun élément personnel n’entre en ligne de compte;

3. Après avoir été déficitaire pendant plus de 11 ans, l’entreprise de l’appelant semble maintenant profitable;

4. Il existe une explication raisonnable pour les pertes de l’entreprise et la perspective d’une plus grande stabilité à l’avenir;

5. L’appelant a présenté un plan visant à réduire ses coûts et à augmenter ses possibilités après plusieurs années d’expérience;

6. En 1999, l’économie générale est plus vigoureuse qu’elle ne l’était au début de la décennie;

7. Finalement, il faut considérer les 11 années de pertes en gardant à l’esprit les aspects positifs.

[13] L’avocate de l’intimée s’est appuyée sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Landry v. The Queen, 94 DTC 6625 et sur la remarque suivante du juge Décary :

Il vient donc un temps, dans la vie de toute entreprise déficitaire, où le ministre doit pouvoir déterminer objectivement, après, le cas échéant, avoir donné la chance au coureur pendant un certain nombre d’années, qu’un espoir raisonnable de profit s’est transformé en rêve impraticable.

[. . .]

Elle a également mentionné le critère énoncé dans l’arrêt Moldowan v. The Queen, 77 DTC 5213 (C.S.C.).

[14] L’avocat de l’appelant a renvoyé la Cour à trois décisions postérieures à l’arrêt Moldowan, à savoir Tonn v. The Queen, 96 DTC 6001, Mastri v. The Queen, [1977] 3 C.T.C. 234, et Mohammad v. The Queen, [1977] 3 C.T.C. 321. Dans l’appel Tonn, le juge Linden a dit aux pages 6012, 6013 et 6014 :

Lorsque les causes sont classées en deux groupes de la façon susmentionnée, il apparaît évident que les cas dans lesquels l’entreprise est exploitée comme passe-temps ou dans le but d’en tirer un avantage personnel sont rarement tranchés en faveur du contribuable. En revanche, l’activité qui est purement commerciale est rarement contestée. Si elle l’est, les tribunaux se sont montrés réticents à deviner l’intention du contribuable et lui ont accordé le bénéfice du doute. Je constate également que, sur le plan de la quantité pure et simple, le nombre d’affaires concernant un passe-temps ou un avantage personnel est nettement supérieur à celui des cas touchant une activité commerciale, qui sont plutôt rares, ce qui indique que l’activité du contribuable est moins souvent contestée dans ce genre de situations.

L’application du critère de l’arrêt Moldowan principalement comme critère objectif vise donc à empêcher les réductions d’impôt illégitimes; le critère ne doit pas servir d’instrument permettant de faire des conjectures sur l’appréciation commerciale des contribuables. Un avertissement doit être formulé dans les cas où le critère est appliqué aux activités commerciales. Sauf s’il en est prévu autrement dans la Loi, les erreurs de jugement n’empêchent pas un contribuable de réclamer les déductions des pertes qui en découlent [. . .]

[. . .] le critère de l’arrêt Moldowan devrait être appliqué avec modération lorsque l’ « appréciation commerciale » du contribuable est concernée, qu’aucun élément personnel n’a été établi et que le montant des déductions réclamées n’est pas contestable à première vue.

[. . .] plusieurs années peuvent s’écouler avant qu’il soit possible de dire si une entreprise sera rentable.

[15] Dans les présents appels, l’appelant m’a persuadé que la plupart des pertes ont eu lieu pour des raisons indépendantes de sa volonté, dont l’économie, les faillites de ces clients, les compressions budgétaires de la municipalité, le matériel défectueux et la blessure subie par son beau-fils.

[16] L’appelant a lancé son entreprise de bonne foi dans le but de gagner un revenu, sans l’aide d’une analyse du marché sophistiquée. Lorsque les choses semblaient prometteuses, des revers imprévus ont entraîné des pertes. Aucun facteur personnel n’était en cause. L’appelant, qui était de bonne foi, a commis quelques erreurs de jugement. Il a fait preuve d’une persistance et d’une détermination que l’on ne peut considérer entièrement téméraires, puisque ses malheurs n’étaient pas de sa faute.

[17] Son stock impressionnant de machinerie lourde est presque complètement payé et est maintenant en bon état. L’appelant, qui ne s’occupe plus de la politique municipale, peut consacrer ses talents à son entreprise. Sa belle-fille s’est révélée une employée compétente. On ne peut négliger le témoignage de son comptable selon lequel les dépenses diminuent et les revenus augmentent. Les chiffres ne peuvent être pris isolément, mais ils doivent être examinés en fonction des faits.

[18] Je conclus que l’entreprise de l’appelant a un espoir raisonnable de tirer un profit et que les dépenses, sur lesquelles les avocats des deux parties se sont entendus, ont été faites dans le but de gagner ou de produire un revenu. Les pertes ne peuvent se prolonger indéfiniment, mais j’accepte le témoignage de l’appelant et les circonstances particulières de cette affaire, et je conviens aussi que l’entreprise est désormais prête à connaître des années rentables.

[19] Les appels sont admis avec dépens, le cas échéant.

Signé à Ottawa, Canada, ce 5e jour de février 1999.

« C. H. McArthur »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 23e jour de décembre 1999.

Mario Lagacé, réviseur

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