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Date : 19990504

Dossier : 98-644-GST-I

ENTRE :

RICHARD NORMAN JEFFS,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Bowman, C.C.I.

[1] Il s’agit de l'appel d'une cotisation établie en application de la Loi sur la taxe d’accise ( « Loi » ) à l’encontre de l’appelant, en qualité d’administrateur de la société Essex Development Corp., par suite de l'omission de celle-ci de payer la TPS découlant de la vente de deux maisons qu’elle avait construites.

[2] L’appelant était le seul administrateur et actionnaire de la société Essex, dont il avait le contrôle tant effectif que juridique.

[3] Essex a construit deux maisons à Nanaimo (Colombie-Britannique), au 825 et au 829, Brookfield Drive. La vente de ces deux propriétés a donné lieu à une dette au titre de la TPS qui s’élevait à 5 788,67 $ dans le cas de la maison située au 825 Brookfield et à 6 161,72 $ dans le cas de celle du 829 Brookfield. Ces montants ne sont pas contestés.

[4] Ces montants n’ont pas été payés au receveur général et le ministre du Revenu national a établi une cotisation à l’encontre de l’appelant en application de l’article 323 de la Loi, aux termes duquel les administrateurs d’une personne morale ayant omis de remettre la taxe sont solidairement tenus de payer cette taxe ainsi que les intérêts et pénalités y afférents.

[5] Le paragraphe 323(3) permet à l’administrateur d’invoquer la défense de la diligence raisonnable :

(3) L'administrateur n'encourt pas de responsabilité s'il a agi avec autant de soin, de diligence et de compétence pour prévenir le manquement visé au paragraphe (1) que ne l'aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.

[6] L’appelant admet qu’il avait le contrôle entier de la société Essex et qu’il était parfaitement au courant des obligations de celle-ci en ce qui a trait au paiement de la TPS. Toutefois, il fait valoir que, malgré la position dominante qu’il occupait au sein de l’entreprise, il n’avait tout simplement pas le contrôle réel de la situation financière de celle-ci lors du manquement.

[7] L’appelant soutient essentiellement que la majeure partie du produit de la vente des maisons devait être versée aux créanciers hypothécaires ou aux agents immobiliers et que la société n’aurait pu vendre les propriétés si elle n’avait pas été en mesure de donner un titre libre, ce qui l’a obligée à rembourser les prêts hypothécaires.

[8] L’état des rajustements du vendeur à l’égard de la propriété située au 825 Brookfield Drive indique un prix de vente total de 129 211,33 $, plus la TPS de 5 788,67 $, lequel montant a été porté au crédit du compte du vendeur, ainsi qu’un montant de 22,64 $ au titre des taxes foncières. Les montants portés au débit du compte du vendeur sont la commission de courtage de 6 978,97 $, une retenue de 7 500 $ au titre du privilège du constructeur et le solde dû à l’avocat du vendeur à la clôture de l'opération, soit un montant de 120 513,35 $. Le montant total de 135 022,64 $ qui a été crédité au vendeur comprenait la TPS de 5 788,67 $. Le montant de 120 513,35 $ a été versé comme suit :

Frais et honoraires des avocats 360,55 $

Hypothèque de premier rang 60 659,63 $

Hypothèque de deuxième rang

détenue par l’épouse de l’appelant 59 457,74 $

Taxe d’eau 35,73 $

Total 120 513,35 $

[9] Aucun montant n’a été payé à Essex, qui a vendu la propriété à perte. L’appelant soutient donc qu’étant donné qu’Essex n’a touché aucun montant, il ne pouvait, en qualité d’administrateur, veiller à ce que celle-ci paie la TPS.

[10] Cette affirmation n’est pas tout à fait exacte. Un montant de 4 657,15 $ seulement était nécessaire pour verser la retenue au titre du privilège du constructeur. Sur les 7 500 $, des avocats ont remis la différence, soit 2 842,85 $, à Essex. Même si je retiens les autres arguments de l’appelant, il n’en demeure pas moins que ce montant, à tout le moins, aurait pu être payé au receveur général à titre de TPS.

[11] L’histoire est assez semblable dans le cas de la vente de la propriété située au 829 Brookfield Drive. Le prix de vente total s’établissait à 137 538,28 $. Un crédit de 6 161,72 $ au titre de la TPS a été remis au vendeur, de sorte que le montant total s’élevait à 143 700 $. Dans la colonne des débits, un montant de 7 282,30 $ est inscrit au titre de la commission de courtage, ainsi qu’une retenue de 10 000 $ à l’égard du privilège du constructeur. Par suite de certaines corrections mineures, le solde dû a été ramené à 125 804,78 $. L’état des rajustements du vendeur comportait la déclaration suivante :

[TRADUCTION]

LES VENDEURS SAVENT QU’ILS SONT TENUS DE PAYER LA TAXE DE 7 % SUR LES PRODUITS ET SERVICES, MOINS LE REMBOURSEMENT, POUR LE MONTANT DE 6 161,72 $ ET GARANTISSENT QU’ILS REMETTRONT LE MONTANT SUSMENTIONNÉ À REVENU CANADA (ACCISE).

[12] Deux ordres de paiement visant le vendeur ont été établis. L’ordre modifié faisait état d’un montant de 296,20 $ au titre des frais juridiques, d’un remboursement à l’épouse de l’appelant d’un montant de 66 662,75 $ à l’égard du prêt hypothécaire, du paiement de l’hypothèque de premier rang de 60 875,45 $ et du paiement du privilège du constructeur de 9 876,55 $. Par suite de ces calculs, un montant négatif de 1 906,17 $ devenait payable à Essex et a apparemment été éliminé lorsque l’épouse de l’appelant a consenti à toucher un montant de 64 756,58 $ seulement.

[13] L’appelant soutient que la responsabilité au titre de la TPS est fixée au moment où le titre est transféré (paragraphe 168(5)). De plus, allègue-t-il, il aurait été impossible de conclure les opérations si la mainlevée des hypothèques n’avaient pas eu lieu. Il était nécessaire de donner un titre libre. Je suis d’accord avec ces deux propositions. L’appelant expose sa position dans les observations écrites suivantes :

[TRADUCTION]

L’appelant soutient que Richard Norman Jeffs ne devrait pas être tenu personnellement redevable, en qualité d’administrateur, de la TPS que doit la société ou des commissions de courtage qui ont été payées à l’égard des ventes des propriétés. Cet argument est fondé sur trois éléments :

(1) Le montant de l’achat a été acheminé directement à l’avocat de la société, en fidéicommis, en échange de l'engagement de remettre un titre libre sur les biens comme condition préalable à la clôture des opérations.

(2) Les commissions de courtage faisaient partie des dettes qui devaient être payées avant qu’il soit possible de donner un titre libre sur les biens en vue du transfert.

(3) Selon la Loi, la responsabilité au titre de la TPS n’a été fixée qu’au moment du transfert aux acheteurs du titre afférent aux biens.

Les commissions de courtage ont été payées à même le dépôt remis en fidéicommis à l’agent immobilier. La société n’avait reçu aucune partie du prix d’achat lorsque la responsabilité au titre de la TPS a été fixée, parce que les montants versés à l’avocat de la société en échange de l’engagement de remettre des titres libres n’étaient pas suffisants pour payer les dettes impayées. Par conséquent, certains créanciers ont été contraints d’accepter un montant inférieur à la valeur nominale de leurs créances afin de conclure les opérations. Aucun montant découlant de la vente des biens n’a été remis à la société et celle-ci n’a touché aucun autre revenu que l’appelant pourrait remettre à Revenu Canada pour payer la TPS non réglée. L’appelant n’a eu en aucun temps le contrôle réel des montants de l’achat et il n’avait pas non plus le pouvoir d’en fixer le mode de paiement. Il ne restait tout simplement plus d’argent à remettre à Revenu Canada après que les opérations ont été conclues et que les charges grevant les titres ont été éliminées. Des copies de l’état des rajustements du vendeur ainsi que des ordres de paiement se rapportant aux deux biens sont jointes aux présentes observations.

[14] Je souscris à la proposition générale selon laquelle la loi n’oblige pas à l’impossible -— lex non cogit ad impossibilia.

[15] Toutefois, il n’en demeure pas moins qu’Essex a perçu la TPS de l’acheteur par l’entremise de ses avocats. Le paragraphe 222(1) est ainsi libellé :

222.(1) —La personne qui perçoit un montant au titre de la taxe prévue à la section II est réputée, à toutes fins utiles, détenir ce montant en fiducie pour Sa Majesté jusqu'à ce qu'il soit versé au receveur général ou retiré en application du paragraphe (2).

[16] Par conséquent, dès le moment où l’acheteur a payé le prix d’achat, la partie du paiement qui représentait la TPS est devenue assujettie à une fiducie en faveur de Sa Majesté. Voici donc le dilemme. Le prix d’achat n’aurait pas été payé, l'opération n’aurait pas été conclue et la TPS ne serait pas devenue exigible si un titre valable n’avait pas été remis, ce qui nécessitait la mainlevée des hypothèques et des privilèges du constructeur qui grevaient les biens.

[17] Les agents immobiliers avaient en mains les commissions de courtage, qu’ils avaient semble-t-il reçues des acheteurs. Il est illusoire de penser qu’il aurait été possible de convaincre les agents immobiliers d’abandonner leurs commissions afin de permettre le paiement de la TPS.

[18] Nous sommes donc aux prises avec un problème d’ordre pratique. Qu’aurait fait une personne raisonnable se trouvant dans la position de l’appelant à l’époque pour veiller à ce que le gouvernement touche la taxe qui lui était due?

[19] Dans l’arrêt Cloutier et al. v. M.N.R., 93 DTC 544, j’ai exposé l'approche que j'ai suivie dans ces cas-là, aux pages 545 et 546 :

Il s’agit donc de trancher une question de fait; la Cour doit essayer, dans la mesure du possible, de déterminer ce qu’une personne raisonnablement prudente aurait dû et aurait pu faire à l’époque dans des circonstances comparables. Les tentatives faites par les tribunaux pour évoquer l’hypothétique personne raisonnable ne se sont pas toujours soldées par une réussite incontestable. Des critères ont été élaborés, affinés et réitérés de manière à donner au processus une apparence de rationalité et d’objectivité, mais, en fin de compte, le juge chargé de rendre une décision doit appliquer ses propres notions du bon sens et de l’équité. Il est facile de faire preuve de sagesse après coup. Le tribunal doit essayer d’éviter de se demander : qu’aurais-je fait en sachant ce que je sais maintenant? Ce n’est pas ce genre de jugement ex post facto qu’il nous faut porter en l’espèce. Bien des décisions subjectives qui se révèlent ultérieurement mauvaises n’auraient pas été prises si, au moment de les prendre, la personne avait su ce qui allait se passer ensuite.

L’article 227.1 en fournit un exemple. Cet article impose aux administrateurs une norme de soin qui les oblige à faire preuve d’une prudence et d’une habileté raisonnables pour veiller à ce que les fonds obtenus grâce au programme de CIRS servent bel et bien à des travaux de recherche scientifique, faute de quoi l’impôt de la partie VIII doit être payé soit à l’aide des fonds ainsi obtenus, soit par d’autres moyens. Pour déterminer si cette norme a été satisfaite, il faut se demander si, à la lumière des faits existant à l’époque dont l’administrateur avait ou aurait dû avoir connaissance et en fonction des différentes voies qui s’offraient à lui, l’administrateur a choisi celle qu’une personne raisonnablement prudente aurait choisie dans les circonstances et dont on pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle permette de s’acquitter de l’obligation fiscale. Le fait que la voie choisie ne se soit pas révélée la bonne n’est pas déterminant. Dans les

affaires de ce genre, l’omission de payer l’impôt de la partie VIII découle habituellement soit d’un mauvais choix fait de bonne foi, soit d’un manquement ou d’un aveuglement délibéré de la part de l’administrateur.

[20] Une chose me semble évidente. Afin de rembourser les créanciers hypothécaires et les titulaires de privilèges pour donner un titre libre sur les biens (compte tenu de l’impossibilité, à toutes fins utiles, de convaincre les agents immobiliers de remettre leurs commissions), il a été nécessaire d’utiliser la partie des sommes d’argent versées par les acheteurs qui représentait la TPS.

[21] Qu’aurait-il fallu faire? Selon l’avocate de l’intimée, l’appelant était en mesure d’annuler l'opération et c’est ce qu’il aurait dû faire. Voilà certainement une solution, mais elle cadre mal avec les impératifs économiques. Toutes les parties concernées, y compris le gouvernement, auraient perdu.

[22] À mon avis, s’il tenait à ce point à vendre les maisons avant que les prix baissent davantage, l’appelant aurait pu prendre certaines mesures, dont les suivantes :

a) il aurait pu combler la différence de sa poche;

b) il aurait pu tenter de convaincre son épouse d’accepter un montant inférieur à celui qui lui était dû au titre du prêt hypothécaire; de fait, dans le cas de la propriété située au 829, Brookfield Drive, elle a abaissé sa créance d’un montant de 1 906,17 $.

c) il aurait pu tenter de convaincre les agents immobiliers d’abandonner une partie de leur commission au motif que, s’ils refusaient de le faire, l'opération ne serait pas conclue.

[23] Il ne s’agit pas ici d’un administrateur isolé qui ne peut absolument rien faire pour changer le cours des événements. Nous sommes plutôt en présence du propriétaire et de l’administrateur unique d’une entreprise dont les avocats utilisent, avec son assentiment et sur ses instructions, des montants détenus en fidéicommis pour Sa Majesté afin de rembourser les montants dus à son épouse au titre des hypothèques. La TPS perçue des acheteurs, qui l’ont payée de bonne foi en croyant qu’elle serait remise au gouvernement, ne faisait pas partie des biens d’Essex, mais appartenait plutôt à Sa Majesté. Si l’appelant, qui était l’âme dirigeante et le seul propriétaire d’Essex, tenait vraiment à conclure l'opération, il aurait dû utiliser ses propres biens ou ceux de son épouse et non ceux du gouvernement. Je dois dire que je suis plutôt étonné que les avocats aient utilisé les fonds en fidéicommis à des fins autres que le paiement de la taxe. De fait, dans le cas de la propriété située au 825, Brookfield Drive, ils ont fait parvenir à Essex un montant de 2 842,85 $ qui n’a jamais été payé au gouvernement.

[24] La preuve n’établit pas que l’appelant a tenté, d’une façon ou d’une autre, de s’assurer qu’un montant correspondant aux sommes d’argent détenues en fidéicommis pour Sa Majesté avait été payé au gouvernement.

[25] Je sais pertinemment que nous sommes en 1999 et non en 1899, que les biens des conjoints sont détenus séparément et que les hommes ne peuvent dire à leurs épouses comment agir. Néanmoins, l’idée qu’une personne puisse nonchalamment rembourser son épouse à même des sommes d’argent détenues en fidéicommis pour Sa Majesté et dire ensuite cavalièrement au gouvernement de courir après son argent sans explorer d’autres solutions de rechange va à l’encontre de mon sens de la moralité commerciale et n’est pas compatible avec ce qui est entendu selon moi par « soin » et « diligence » au paragraphe 323(3).

[26] L’appel est rejeté.

Signé à Ottawa, Canada, ce 5e jour de mai 1999.

« D. G. H. Bowman »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 17e jour de février 2000.

Benoît Charron, réviseur

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