Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date: 19990129

Dossier: 98-814-IT-I

ENTRE :

WILFRED H. NORDICK,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge O'Connor, C.C.I.

[1] Cet appel a été entendu à Saskatoon (Saskachewan) le 20 janvier 1999 sous le régime de la procédure informelle de cette cour.

Question en litige

[2] La question est de savoir si l'appelant a le droit de déduire de son revenu des pertes de 9 068,63 $ pour l'année 1994 et de 10 520,39 $ pour l'année 1995, résultant de l'exploitation de sa franchise de distribution Amway.

Les faits

[3] Les principaux faits sont les suivants. L'appelant a été engagé comme mécanicien de machinerie lourde par une société minière située en Saskatchewan qui extrait le potassium; il a travaillé durant 23 ans pour cette société. Pendant plusieurs années, l'appelant et d'autres employés ont été à plusieurs reprises mis à pied durant de longues périodes, parfois jusqu'à trois ou quatre mois. L'appelant a déclaré dans son témoignage qu'il souhaitait quitter la mine à sa retraite, ou peut-être plus tôt, pour travailler à son compte. Il était impatient de lancer sa propre entreprise, prévoyant effectuer un investissement minimal. Au début de l'année 1992, il a lancé son entreprise de distribution des produits Amway sous le nom de WM Entreprises. Il se fiait aux brochures fournies par Amway et aux plans d'affaires et aux prévisions qu'elles renfermaient. Il espérait éventuellement tirer des bénéfices importants de sa franchise. Il a assisté aux réunions et aux conventions, et écouté les audiocassettes et lu la documentation fournies par Amway.

[4] Il a expliqué que s'il avait quitté Humboldt (Saskatchewan), ville qui compte 5 000 habitants, pour s'installer à Saskatoon, qui en compte environ 180 000, c'était simplement pour augmenter son chiffre d'affaires et non pour des raisons personnelles. Sa conjointe a témoigné pour corroborer ses dires quant aux motifs du déménagement à Saskatoon. L'avocat de l'intimée a laissé entendre que c'était peut-être le fait que deux des enfants de l'appelant et de sa conjointe vivaient à Saskatoon qui avait incité ces derniers à y déménager. Ce motif possible est atténué par le fait que le couple avait un autre enfant qui, lui, habitait Humboldt. Une chose est certaine, c'est que l'appelant ne cherchait pas ainsi à se rapprocher de la mine, puisque celle-ci est située à 20 milles de Humboldt et à environ 72 milles de Saskatoon.

[5] L'appelant s'est efforcé de trouver des clients et de recruter des distributeurs dans les deux villes.

[6] L'appelant a admis qu'il avait tout au plus une expérience minimale quant à d'autres activités commerciales et qu'il ne faisait pour sa part aucune publicité, se fiant à cet égard à Amway ainsi qu'aux politiques de commercialisation de cette dernière. Il essayait de son côté de faire valoir les produits Amway lorsqu'il assistait à des salons de l'aviation et en se rendant dans des centres commerciaux et d'autres endroits publics. Il a en outre obtenu une liste des numéros de téléphone de tous les employés de la mine; il a déclaré être entré en contact avec un grand nombre d'employés, pour essayer soit de leur vendre les produits Amway, soit de les recruter comme distributeurs. Il a également retenu les services de Welcome Wagon à Saskatoon en vue de rencontrer d'éventuels clients ou distributeurs. Il a fait enregistrer son nom commercial et s'est inscrit aux fins de la TPS.

[7] Il a engagé sa conjointe comme secrétaire, teneuse de livres et vendeuse, mais l'entreprise ne lui versait aucun salaire. Sa conjointe assistait aussi aux réunions tenues par Amway et prenait de nombreuses notes quant à ce qui s'y disait. Ces notes n'ont pas été produites en preuve, mais on a montré à la Cour des dossiers de photocopies en vue de prouver que de nombreuses notes avaient été prises.

[8] Les livres et dossiers tenus par la conjointe de l'appelant étaient extrêmement détaillés. Ils ont été produits sous les cotes A-12, A-13 et A-14.

[9] L'appelant a déclaré que, lorsqu'il ne travaillait pas à la mine, c'est-à-dire pendant les mises à pied temporaires, il pouvait consacrer jusqu'à 100 heures par semaine à sa franchise; la plupart de ses dires à cet égard ont été corroborés par sa conjointe. Lorsqu'il travaillait à la mine, il y effectuait des semaines de 40 heures; il a déclaré qu'il se consacrait alors à son entreprise après les heures de travail et pendant les week-ends.

[10] Malgré ses efforts, l'appelant a déclaré les pertes suivantes :

ANNÉE REVENU PROFIT FRAIS PERTES

D'IMPOSITION BRUT BRUT D’EXPLOITATION NETTES

1992 812,14 $ (382,73 $) 11,960,27 $ (12 343,00 $)

1993 5 551,61 $ (1 564,78 $) 13 524,72 $ (15 089,50 $)

1994 4 834,74 $ 871,27 $ 9 937,90 $ (9 068,63 $)

1995 4 900,32 $ (90,19 $) 10 430,20 $ (10 520,39 $)

En 1996, année au cours de laquelle ses pertes se sont élevées à 3 489 $, il s'est enfin rendu compte qu'il ne pourrait réaliser son rêve et a mis un terme à ses activités de distribution.

Arguments des parties

[11] L'avocat de l'intimée a soutenu que l'appelant n'avait, en 1994 et 1995, aucune attente raisonnable de profit en tant que franchisé d'Amway. L'avocat s'est reporté à plusieurs décisions – concernant des distributeurs Amway se trouvant dans la même situation – selon lesquelles (sauf dans un cas, je crois) le distributeur en cause n'avait pas d'attente raisonnable de profit. L'avocat a en outre indiqué que le ministre avait accordé à l'appelant une période de lancement raisonnable, soit les années 1992 et 1993. Il a également souligné le fait que l'appelant n'avait aucun plan d'affaires, qu'il ne s'était pas renseigné sur les possibilités offertes par le marché de Humboldt ou par celui de Saskatoon et qu'il n'avait aucune autre expérience de l'exploitation d'une entreprise.

[12] L'avocat de l'appelant avance évidemment le contraire. Il prétend que l'appelant avait une attente raisonnable de profit. Les faits sont en l'espèce différents de ceux qui sont habituellement établis dans les causes concernant les franchises Amway, et on ne devrait pas nécessairement conclure que ces franchises ne constituent pas des entreprises. Il a fait remarquer que le fait que son client ait été jusqu'à déménager de Humboldt à Saskatoon – qui constitue un plus grand marché – en vue d'améliorer ses chances de succès comme franchisé indique certainement que l'appelant voulait effectivement améliorer ses chances et réaliser un profit. L'avocat prétend donc que la période de lancement devrait commencer à courir de nouveau à partir de la date du déménagement, soit août 1993, et que les années 1994 et 1995 pouvaient raisonnablement être considérées comme des années de lancement supplémentaires. Il soutient que les indications selon lesquelles son client exploitait une entreprise sont corroborées par l'enregistrement du nom commercial, par l'inscription aux fins de la TPS (bien qu'il n'ait pas été tenu de s'inscrire compte tenu de son chiffre d'affaires), par le temps que sa conjointe et lui ont consacré à l'entreprise et par la minutie avec laquelle les livres ont été tenus comme le prouvent les pièces A-12, A-13 et A-14.

[13] L'avocat de l'appelant fait en outre valoir qu'il ne s'agissait assurément pas d'un plan fondé sur des considérations fiscales puisqu'aucuns frais n'ont été imputés à l'entreprise relativement à l'utilisation des locaux de la maison et qu'aucun salaire n'a été versé à la conjointe de son client. Il prétend donc que l'appelant avait une attente raisonnable de profit et que, lorsque ce dernier s'est rendu compte qu'il n'était pas réaliste de croire qu'il pouvait tirer un profit de l'entreprise, il a fait ce qui devait être fait en mettant fin à ses activités après 1996. En outre, bien que l'appelant n'ait pas établi de plan d'affaires personnel, le fait pour lui de se fier aux plans, aux prévisions, à la commercialisation et à la publicité d'Amway n'était pas déraisonnable.

[14] L'avocat de l'appelant s'est reporté à toutes les causes ordinairement citées qui traitent de l'attente raisonnable de profit. Il a par ailleurs cité le passage qui suit de la décision rendue par le juge Bowman, de cette cour, dans l'affaire Kaye v. Her Majesty the Queen, 98 DTC 1659 (aux pages 1659 et suivantes) :

[4] Je ne trouve pas particulièrement utile, dans les cas de ce genre, l'utilisation de l'expression rituelle, et je préfère formuler ainsi la question : « Y a-t-il une entreprise véritable? » C'est une question plus générale qui, je crois, revêt plus de sens et qui, du moins en ce qui me concerne, mène à une série de questions et de réponses plus concluantes. Il ne fait pas de doute qu'elle englobe la question du caractère raisonnable de l'attente de profit du contribuable, mais elle va aussi plus loin. Comment peut-on dire qu'un entrepreneur faisant le forage de puits d'exploration a une attente raisonnable de profit et qu'il exploite une entreprise quand on connaît le très faible taux de succès de ce genre d'entreprise? Pourtant, personne ne conteste le fait que les compagnies du genre exploitent une entreprise. C’est le caractère commercial de l’entreprise, révélé par sa structure, qui en fait une entreprise. L'intention subjective de faire de l'argent entre certes en ligne de compte, mais ce n'est pas le facteur déterminant, bien que l'absence d'une telle intention puisse nuire à l'assertion qu'une activité est une entreprise.

[5] On ne peut considérer le caractère raisonnable de l'attente de profit de façon isolée. Il faut se demander : « Est-ce qu'une personne raisonnable qui examine une activité en particulier et applique des normes courantes de gestion d'entreprise affirmerait qu'il s'agit bien d'une entreprise? » Pour répondre à la question, la personne raisonnable fictive examinerait entre autres choses la structure du capital, les connaissances du participant et le temps consacré à l'activité. Elle évaluerait également si la personne qui prétend exploiter une entreprise a procédé de façon ordonnée et méthodique, de la manière dont une personne en affaires procéderait normalement.

[6] Cela mène à une autre considération – soit la question du caractère raisonnable. L'article 67 de la Loi de l'impôt sur le revenu traite en particulier du caractère raisonnable des dépenses, mais la notion n'est pas coulée dans le béton. L'article 67 s'applique dans le contexte d'une entreprise et suppose l'existence d'une entreprise. C'est également un des volets de la question visant à déterminer si une activité particulière est une entreprise. Par exemple, on ne peut dire, en l'absence de raisons contraignantes, qu'une personne dépenserait 1 000 000 $ si tout ce dont elle pouvait raisonnablement s'attendre de tirer est un revenu de 1 000 $.

[7] En fin de compte, les choses se résument à évaluer, en faisant preuve de sens pratique, l'ensemble des facteurs, en accordant à chacun l'importance qui convient dans le contexte global. Bien entendu, on ne doit pas faire fi de la vision et de l'imagination de l'entrepreneur, mais ce sont là deux aspects qui sont difficiles à évaluer à prime abord. En d'autres termes, si vous voulez qu'on vous traite comme un homme d'affaires, agissez en homme d'affaires.

Analyse et décision

[15] À mon avis, la situation est en l'espèce différente de celle que l'on retrouve habituellement dans les causes concernant les franchises Amway.

[16] Les principaux facteurs m'amenant à conclure que l'appelant exploitait une entreprise et avait une attente raisonnable de profit sont les suivants :

1.               J'estime que les témoignages de l'appelant et de sa conjointe sont crédibles.

2.               L'activité de l'appelant équivalait à celle d'une entreprise, comme le prouvent l'enregistrement du nom commercial, l'inscription aux fins de la TPS et les livres et dossiers tenus de façon extrêmement détaillée par la conjointe de l'appelant.

3.               L'appelant et sa conjointe ont multiplié les efforts en vue d'apprendre à gérer l'entreprise et de la rentabiliser; ils ont notamment lu des livres, écouté des audiocassettes, assisté à de nombreuses réunions, parfois même toutes les semaines. Ils ont en outre consacré beaucoup de temps à l'entreprise.

4.               Le chiffre d'affaires de l'appelant était nettement plus élevé en 1993 qu'en 1992, et les dépenses de 1994 ont baissé d'environ 25 pour cent par rapport à celles de 1993. Les pertes ont également diminué en 1996.

5.               Le déménagement à Saskatoon indiquait clairement que l'appelant et sa conjointe essayaient de diriger une entreprise et d'améliorer la situation de celle-ci.

6.               Il ne s'agissait pas d'une combine visant à réduire l'impôt payable par l'appelant. La conjointe de ce dernier ne recevait aucun salaire et aucuns frais n'ont été imputés à l'entreprise relativement à l'utilisation des locaux de la maison.

7.               Lorsqu'il s'est enfin rendu compte qu'il était irréaliste de croire qu'il pouvait tirer un profit de l'entreprise, l'appelant a mis fin à ses activités.

8.               Il peut y avoir eu un certain élément personnel mais, à mon avis, dans un cas comme celui qui nous occupe relativement à la distribution des produits Amway, il s'agit tout au plus d'une considération mineure.

9.               L'argument de l'avocat de l'appelant selon lequel on aurait dû envisager d'accorder à son client une nouvelle période de lancement à compter du déménagement à Saskatoon en août 1993, et que les pertes des années 1994 et 1995 auraient par conséquent dû être admises, n'est pas déraisonnable.

[17] Pour tous les motifs susmentionnés, les appels sont admis, avec frais.

Signé à Ottawa, Canada, ce 29e jour de janvier 1999.

« T. P. O'Connor »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 1er jour d'octobre 1999.

Mario Lagacé, réviseur

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.