Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Date: 20000905

Dossier: 1999-2193-IT-APP

ENTRE :

DENNIS CARLSON,

requérant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs de l'ordonnance

Le juge suppléant Porter, C.C.I.

[1] Il s’agit d’une demande présentée à la Cour afin de prolonger le délai dans lequel un avis d’opposition à une cotisation pourrait être présenté au ministre du Revenu national (le “ ministre ”) en vertu des paragraphes 166.1(1) et (7) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la “ Loi ”). La demande découle d’un ensemble de circonstances plutôt malheureuses. Le requérant s’est trouvé entraîné dans une situation dont il n’était pas lui-même responsable, si ce n’est qu’il a tenté d’aider le contribuable principal, un certain Avery Broadbent (“ Avery ”), sans attendre de récompense ou d’indemnisation pour lui-même.

[2] La preuve a révélé qu’en 1992, Avery a demandé l’aide du requérant, qui a accepté. Avery avait de la difficulté à obtenir auprès de la ville d’Edmonton les permis nécessaires pour effectuer des rénovations à un bien locatif dans lequel la petite amie du requérant louait un appartement. Le requérant a accepté en octobre 1992 que le bien soit transféré à son nom de manière à ce qu’il puisse présenter les demandes nécessaires auprès de la ville pour l’obtention des permis, en omettant le nom d’Avery. Aucun montant d’argent n’a changé de mains, et il n’y a pas eu de contrepartie pour le transfert. Le requérant n’était qu’un simple fiduciaire. Bien que des avocats aient participé au transfert, aucun document de fiducie n’a été rédigé. Le transfert indiquait une valeur de 76 000 $, mais le bien était grevé d’une hypothèque; il y avait donc peu ou pas d’intérêt dans le bien au moment du transfert. Avery a continué à percevoir tous les loyers pour son propre compte, et le requérant n’avait rien à voir avec l’administration des biens, sauf pour ce qui est de présenter la demande de permis à la ville d’Edmonton.

[3] Avery a connu d’autres difficultés au cours de l’année suivante, se retrouvant en prison à un moment donné pour des activités qui nous sont inconnues. Son comportement préoccupait tellement le requérant qu’à l’été 1994, ce dernier a insisté pour lui redonner le titre. En juillet 1994, un avocat engagé par Avery a préparé un transfert du titre au fils d’Avery, un certain Robert Broadbent. Le requérant a signé le transfert; il n’avait pas d’avocat pour le représenter et il n’a reçu aucune contrepartie ni aucun montant d’argent.

[4] Malheureusement pour le requérant, le 17 août 1993, Revenu Canada lui a signifié un avis de cotisation d’un montant de 43 000 $, où l’on peut lire ceci :

[TRADUCTION]

La présente cotisation est établie en vertu du paragraphe 160(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu relativement au transfert, par Sunwapta Construction Ltd., le 1er septembre 1992 ou vers cette date, d’un bien immobilier situé au 103e Avenue, app. 9543 et 9547, Edmonton (Alberta), dont la description légale correspond aux lots 18 et 19, bloc 8, plan D R.L. 12 et 14.

[5] Selon le témoignage du requérant, sur réception de la cotisation, il a communiqué par téléphone avec une personne inconnue de Revenu Canada à qui il a expliqué la situation et qui a déclaré qu’elle ferait des recherches et communiquerait de nouveau avec le requérant. Cette personne ne l’a jamais fait. Je n’ai aucune raison de mettre en doute ce que le requérant affirme à cet égard et j’accepte son témoignage sur ce point. Selon lui, aucune autre demande ne lui avait été faite, jusqu’à ce qu’il parle à un employé de Revenu Canada, de nombreuses années plus tard, à la fin de 1998 ou au début de 1999, au sujet d’une affaire sans rapport avec celle qui nous intéresse, cette cotisation étant apparue sur l’écran de l’ordinateur de l’employé. On ne lui a jamais envoyé de lettre d’explication lui indiquant sur quoi portait la cotisation, et je suis convaincu qu’il n’a pas compris la cotisation.

[6] Une personne plus cultivée et avertie aurait sans aucun doute demandé un avis professionnel à un avocat ou à un comptable, mais le requérant est un simple travailleur qui, je crois, possède une instruction limitée. Tout ce qu’il a fait a été d’appeler Revenu Canada et de discuter avec Avery, qui lui a dit qu’il s’occuperait de cette affaire. Cela suffisait au requérant, qui n’y a plus pensé, jusqu’à ce que la question ne soit soulevée encore une fois en 1998.

[7] L’avocat, dont les services ont été retenus par le requérant pour les besoins de la présente requête, a soutenu qu’aucun intérêt bénéficiaire n’avait été passé au requérant en tant que fiduciaire, et il a cité de la jurisprudence, selon laquelle la cotisation n’est pas valide dans de telles circonstances. La preuve a également révélé qu’aucun intérêt n’a été passé au requérant puisque l’hypothèque et les autres privilèges grevant le bien excédaient la juste valeur marchande du bien.

[8] Selon l’avocate du ministre, tous les arguments pourraient être utiles dans le cas d’un appel interjeté à l’encontre de la cotisation, mais ils ne sont pas pertinents à la présente requête devant la Cour. Elle se fonde sur un certain nombre d’affaires qui étayent sa position :

a) Peach c. Sa Majesté La Reine, C.C.I., no App-242-98-IT, 2 octobre 1999 (99 DTC 199, [1999] 1 C.T.C. 2310)

b) Cameron c. Sa Majesté La Reine, C.C.I., no 475-96(IT), 25 avril 1997 ([1997] 2 C.T.C. 3070, 97 DTC 356)

c) Casey c. Sa Majesté La Reine, C.C.I., no 98-111(IT)I, 7 avril 1997 ([1999] 2 C.T.C. 2681)

d) Carew v. Canada (Minister of National Revenue), [1992] F.C.J. No. 1020, DRS 94-13191

[9] Les dispositions pertinentes de la Loi sont ainsi rédigées :

165(1) Le contribuable qui s'oppose à une cotisation prévue par la présente partie peut signifier au ministre, par écrit, un avis d'opposition exposant les motifs de son opposition et tous les faits pertinents, dans les délais suivants :

a) lorsqu'il s'agit d'une cotisation relative à un contribuable qui est un particulier (sauf une fiducie) ou une fiducie testamentaire, pour une année d'imposition, au plus tard le dernier en date des jours suivants :

(i) le jour qui tombe un an après la date d'échéance de production qui est applicable au contribuable pour l'année,

(ii) le 90e jour suivant la date de mise à la poste de l'avis de cotisation;

b) dans les autres cas, au plus tard le 90e jour suivant la date de mise à la poste de l'avis de cotisation.

(Il semblerait que le 90e jour suivant la date en cause visé à cet article serait le 15 novembre 1993.)

165(2) Signification. L'avis d'opposition prévu au présent article est signifié au chef des Appels d'un bureau de district ou d'un centre fiscal du ministère du Revenu national soit par personne, soit par courrier.

166.1(1) Le contribuable qui n'a pas signifié d'avis d'opposition à une cotisation en application de l'article 165 ni présenté de requête en application du paragraphe 245(6) dans le délai imparti peut demander au ministre de proroger le délai pour signifier l'avis ou présenter la requête.

(2) Contenu de la demande. La demande doit indiquer les raisons pour lesquelles l'avis d'opposition n'a pas été signifié ou la requête, présentée dans le délai par ailleurs imparti.

(7) Conditions d'acceptation de la demande. Il n'est fait droit à la demande que si les conditions suivantes sont réunies :

a) la demande est présentée dans l'année suivant l'expiration du délai par ailleurs imparti pour signifier un avis d'opposition ou présenter une requête;

b) le contribuable démontre ce qui suit :

(i) dans le délai par ailleurs imparti pour signifier l'avis ou présenter la requête, il n'a pu ni agir ni charger quelqu'un d'agir en son nom, ou il avait véritablement l'intention de faire opposition à la cotisation ou de présenter la requête,

(ii) compte tenu des raisons indiquées dans la demande et des circonstances de l'espèce, il est juste et équitable de faire droit à la demande,

(iii) la demande a été présentée dès que les circonstances le permettaient.

(Il semblerait que la date avant laquelle la demande de prorogation du délai devait être présentée au ministre dans la présente affaire était le 16 novembre 1994.)

166.2(1) Le contribuable qui a présenté une demande en application de l'article 166.1 peut demander à la Cour canadienne de l'impôt d'y faire droit après :

a) le rejet de la demande par le ministre;

b) l'expiration d'un délai de 90 jours suivant la présentation de la demande, si le ministre n'a pas avisé le contribuable de sa décision.

Toutefois, une telle demande ne peut être présentée après l'expiration d'un délai de 90 jours suivant la date de la mise à la poste de l'avis de la décision au contribuable.

166.2(4) Pouvoirs de la Cour canadienne de l'impôt. La Cour canadienne de l'impôt peut rejeter la demande ou y faire droit. Dans ce dernier cas, elle peut imposer les conditions qu'elle estime justes ou ordonner que l'avis d'opposition soit réputé signifié à la date de l'ordonnance.

166.2(5) Acceptation de la demande. Il n'est fait droit à la demande que si les conditions suivantes sont réunies :

a) la demande a été présentée en application du paragraphe 166.1(1) dans l'année suivant l'expiration du délai par ailleurs imparti pour signifier un avis d'opposition ou présenter une requête;

b) le contribuable démontre ce qui suit :

(i) dans le délai par ailleurs imparti pour signifier l'avis ou présenter la requête, il n'a pu ni agir ni charger quelqu'un d'agir en son nom, ou il avait véritablement l'intention de faire opposition à la cotisation ou de présenter la requête,

(ii) compte tenu des raisons indiquées dans la demande et des circonstances de l'espèce, il est juste et équitable de faire droit à la demande,

(iii) la demande a été présentée dès que les circonstances le permettaient.

[10] Il est évident que le requérant a produit son avis d’opposition peu de temps après sa deuxième conversation téléphonique avec un employé de Revenu Canada le 11 février 1999, et que l’avis a été reçu par Revenu Canada le 16 février 1999.

[11] Une interprétation stricte de la Loi, appliquée aux faits de l’espèce, établit clairement que la demande de prorogation de délai est prescrite depuis de nombreuses années. Selon l’avocate du ministre, il y a bel et bien prescription. Le ministre ou la Cour n’a selon la Loi aucune discrétion pour remédier à la situation après l’expiration du délai. J’ai posé une question hypothétique à l’avocate du ministre au sujet d’une situation où, peut-être à la suite d’une erreur informatique, une cotisation loufoque et invalide était établie à l’égard d’un contribuable qui, pour une raison ou pour une autre, produirait un avis d’opposition. Ma question hypothétique visait à déterminer si la cotisation survit dans ces circonstances et l’avocate a répondu par l’affirmative. Il me semble, sauf respect, que la position selon laquelle une cotisation invalide et sans fondement puisse survivre et être appliquée simplement parce que le délai est passé et que personne ne puisse rien faire en droit est insoutenable.

[12] J’ai examiné en détail un certain nombre de décisions de la Cour suprême du Canada se rapportant aux délais et aux lois de prescription un peu partout au pays (voir ci-dessous). Elles portent nécessairement sur la question de savoir si des poursuites en responsabilité peuvent procéder devant le tribunal, parfois de nombreuses années après l’expiration du délai prescrit. Bien qu’elles portent sur des poursuites en responsabilité, et que la requête devant moi concerne l’interprétation de la Loi de l’impôt sur le revenu, ce n’est pas des questions de fond qui étaient examinées dans chaque affaire, mais bien des questions d’ordre procédural. Ce qui était en jeu dans ces affaires, comme en l’espèce, c’était la question fondamentale du droit d’une personne de présenter sa cause dans des circonstances appropriées.

[13] Dans chacune de ces affaires, le demandeur avait laissé passer un intervalle pendant lequel il n’avait pas été en mesure de comprendre et d’apprécier la situation en cause ainsi que son droit d’intenter une action. La Cour suprême du Canada a dans ces affaires permis que les délais ne commencent pas à courir tant que chacune de ces personnes n’a pas eu l’occasion de pleinement et clairement prendre conscience des droits que la loi lui reconnaît.

[14] Ces affaires sont fondées sur un principe formulé par la Cour suprême, soit la “ règle de la possibilité raisonnable de découvrir le préjudice subi ”. Elles traitent des situations dans lesquelles les délais prescrits ont été considérés ne pas constituer un empêchement à l’introduction d’une action. Ces affaires touchaient divers domaines, allant des poursuites intentées contre des contrevenants incestueux, en passant par des demandes portant sur des lésions corporelles subies lors d’accidents de véhicules automobiles, à des questions en matière municipale. Le domaine auquel s’applique le délai de prescription ne semble pas être important, et la règle semblerait donc être de nature générale.

[15] Dans l’affaire K. (M.) c. H. (M.), [1992] 3 R.C.S. 6, soit une affaire d’inceste, le juge LaForest a formulé la règle de la manière suivante :

[...] L'action délictuelle, quoiqu'elle soit assujettie aux lois sur la prescription, ne prend naissance qu'au moment où la partie demanderesse peut raisonnablement découvrir le caractère répréhensible des actes du défendeur et le lien entre ces actes et les préjudices qu'elle a subis. En l'espèce, cette découverte s'est produite seulement au moment où l'appelante a commencé à suivre une thérapie et l'action en justice a été intentée peu de temps après. [...] De même, je ne juge pas nécessaire d’examiner si l’appelante était faible d’esprit quoique, à mon avis, l’emploi d’un terme aussi péjoratif est inopportun dans le présent contexte.

[16] Plus loin dans la même décision, le juge LaForest a déclaré ce qui suit :

L'appelante soutient que sa cause d'action n'a pris naissance qu'au moment où elle a suivi une forme de thérapie parce que ses troubles psychologiques ne sont en grande partie devenus perceptibles que plus tard au cours de sa vie adulte et ne pouvaient donc être raisonnablement découverts avant qu'elle soit en mesure de faire face à son passé au moyen d'une thérapie. Au cours de l'audience, l'avocat de l'intimé a reconnu que la règle de la possibilité raisonnable de découvrir le préjudice subi s'appliquait à une action pour inceste fondée sur des voies de fait. Toutefois, il a prétendu que l'appelante était consciente de la cause d'action dès qu'elle avait atteint l'âge de majorité. Afin de déterminer quand sa cause d'action a pris naissance d'une façon compatible avec les objets de la Loi sur la prescription des actions, j'estime utile d'en examiner d'abord les justifications sous-jacentes. Il y en a trois et elles peuvent être décrites comme la certitude, la preuve et la diligence; voir Rosenfeld, “ The Statute of Limitations Barrier in Childhood Sexual Abuse Cases : The Equitable Estoppel Remedy ” (1989), 12 Harv. Women's L.J. 206, à la p. 211.

On affirme depuis longtemps que les lois sur la prescription des actions sont des lois destinées à assurer la tranquillité d'esprit; voir Doe on the demise of Court Duroure v. Jones (1791), 4 T.R. 301, 100 E.R. 1031, et A'Court c. Cross (1825), 3 Bing. 329, 130 E.R. 540. Le raisonnement est assez simple. Il arrive un moment, dit-on, où un éventuel défendeur devrait être raisonnablement certain qu'il ne sera plus redevable de ses anciennes obligations. À mon avis, il s'agit là d'un motif particulièrement non convaincant d'appliquer strictement la loi sur la prescription des actions dans le présent contexte. Bien qu'il puisse y avoir des cas où il est dans l'intérêt public d'assurer la tranquillité d'esprit à certaines catégories de défendeurs (par exemple, on peut se demander quel serait le coût des services professionnels si les médecins étaient assujettis à une responsabilité illimitée), il n'existe absolument aucun motif d'intérêt public correspondant de protéger les auteurs d'inceste contre les conséquences de leurs actes répréhensibles. L'iniquité manifeste que créerait le fait de permettre à ces individus d'échapper à toute responsabilité, alors que la victime continue de subir les conséquences, milite nettement contre toute garantie de tranquillité d'esprit.

La deuxième justification se rattache à la preuve et concerne la volonté d'empêcher les réclamations fondées sur des éléments de preuve périmés. Une fois écoulé le délai de prescription, le défendeur éventuel ne devrait plus avoir à conserver des éléments de preuve se rapportant à la réclamation; voir Dundee Harbour Trustees c. Dougall (1852), 1 Macq. 317 (H.L.), et Deaville c. Boegeman (1984), 48 O.R. (2d) 725 (C.A.). Toutefois, il y a lieu de se rappeler que, dans le cas de personnes qui ont été victimes d'inceste pendant leur enfance, les éléments de preuve pertinents sont souvent “ périmés ” même dans le cas de poursuites intentées avec la plus grande célérité. En effet, il peut s'écouler dix ans ou plus avant que la partie demanderesse cesse d'être frappée d'une incapacité juridique fondée sur l'âge et qu'elle ait ainsi le droit d'intenter une action en son propre nom; voir Tyson c. Tyson, 727 P.2d 226 (Wash. 1986), à la p. 232, le juge Pearson (dissident). Quoi qu'il en soit, je ne suis pas convaincu que, dans ce type de cas, les éléments de preuve deviennent automatiquement périmés simplement en raison du temps écoulé. Par ailleurs, la perte de preuve corroborante ne constitue pas habituellement une préoccupation dans les cas d'inceste puisque normalement seules les parties elles-mêmes témoignent.

Enfin, on s'attend à ce que les demandeurs agissent avec diligence et ne “ tardent pas à faire valoir leurs droits ”; la prescription incite les demandeurs à intenter leurs poursuites en temps opportun. Cette justification est également mentionnée dans plusieurs arrêts assez anciens. Par exemple, dans Cholmondeley c. Clinton (1820), 2 Jac. & W. 1, 37 E.R. 527, le maître des rôles a dit ceci au sujet des délais de prescription applicables aux actions immobilières, aux pp. 140 et 577 respectivement :

[TRADUCTION] La prescription est fondée sur le principe le plus judicieux et est conforme au droit municipal de tout pays. Elle repose sur le principe général de l'intérêt public. Interest reipublicoe ut sit finis litium est une maxime favorite et universelle. Le public a grandement intérêt, pour la tranquillité de la collectivité, à ce qu'il existe un délai légal de prescription des poursuites et à ce qu'il existe un certain délai au bout duquel le possesseur sait que son titre et son droit ne peuvent être mis en question. Il vaut mieux que le propriétaire négligent, qui n'a pas fait valoir son droit dans le délai prescrit, perde ce droit, que de laisser la porte ouverte à des poursuites interminables exposant les parties à être harcelées par des demandes périmées lorsque les témoins sont décédés et que la preuve du titre a été perdue. Le préjudice individuel sera, dans l'ensemble, moindre si l'on refuse tout recours à celui qui a tardé à faire valoir son droit [...] [Je souligne.]

Il existe toutefois plusieurs raisons pour lesquelles il ne convient pas particulièrement d'appliquer rigoureusement la loi sur la prescription aux actions pour inceste.

[17] Plus loin encore, le juge déclarait ceci :

L'analyse qui précède a porté sur les justifications de principe des délais de prescription du point de vue de l'équité envers l'éventuel défendeur. Toutefois, notre Cour a également affirmé qu'une façon, fondée sur des principes, de déterminer quand une cause d'action a pris naissance doit aussi tenir compte de l'équité envers le demandeur. Dans l'arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, il s'agissait notamment de déterminer si l'action de la demanderesse était prescrite par la Municipal Act de la Colombie-Britannique, R.S.B.C. 1960, ch. 255, dans le cas où la demanderesse s'était rendu compte pour la première fois du préjudice subi après que le délai de prescription d'un an fut expiré. Le juge Wilson, s'exprimant au nom de la Cour à la majorité, a fait remarquer que l'injustice d'une règle suivant laquelle une réclamation est prescrite avant même que le demandeur prenne conscience de son existence l'emporte sur toute difficulté éprouvée en enquêtant sur des faits plusieurs années après que les actes prétendument délictueux aient été commis.

Ce principe a par la suite été adopté dans l'arrêt Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, où notre Cour a statué que la règle de la possibilité raisonnable de découvrir le préjudice subi s'appliquait autant aux actions pour négligence professionnelle qu'aux actions pour dommages matériels. Le juge Le Dain formule ainsi la règle générale, à la p. 224 :

[...] une cause d'action prend naissance, aux fins de la prescription, lorsque les faits importants sur lesquels repose cette cause d'action ont été découverts par le demandeur ou auraient dû l'être s'il avait fait preuve de diligence raisonnable [...]

Cet énoncé reprend essentiellement la règle de la découverte tardive établie aux États-Unis, où la justification la plus souvent citée est que le demandeur [TRADUCTION] “ ignore irréprochablement ” le préjudice qu'il a subi; voir Urie c. Thompson, 337 U.S. 163 (1949).

[18] Enfin, le juge déclarait ce qui suit :

À mon avis, la seule façon raisonnable d'appliquer la règle de la possibilité de découvrir le préjudice subi, dans un cas comme celui-ci, consiste à dire que, pour que le délai de prescription commence à courir, il faut préalablement que la partie demanderesse soit réellement consciente du préjudice subi et de sa cause probable. C'est au moment où la victime d'inceste découvre le lien entre le préjudice qu'elle a subi et les faits vécus pendant son enfance que se cristallise la cause d'action.

[Le caractère gras est de moi.]

[19] En 1993, la Cour suprême a revu le principe dans une affaire concernant la circulation routière, Murphy c. Welsh; Stoddard c. Watson, [1993] 2 R.C.S. 1069. Bien que le juge Major ait dans cette affaire conclu que la demande d’un des demandeurs était irrémédiablement prescrite, il a examiné le principe formulé par le juge LaForest (ci-dessus) et a continué en déclarant :

Bien que le défendeur éventuel profite de ces justifications, la Cour a également reconnu que la partie demanderesse doit également être traitée de manière équitable. D'où la règle de la possibilité raisonnable de découvrir le préjudice subi qui évite l'injustice qui résulterait de la prescription d'une action avant même que la partie demanderesse ne prenne conscience de l'existence de sa cause d'action : Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147; M. (K) c. M. (H.), précité. Un régime de prescription doit tenter d'établir un équilibre entre les intérêts des deux parties.

[20] Après un intervalle de cinq ans, la Cour suprême a reformulé le principe dans l’affaire Peixeiro c. Haberman, [1997] 3 R.C.S. 549. Le juge Major s’est encore une fois exprimé au nom de la Cour. Il a déclaré ceci :

Il s'agissait de déterminer si la règle de la possibilité de découvrir le dommage s'appliquait pour reporter le point de départ du délai de prescription prévu au par. 206(1) du Code de la route, L.R.O. 1990, ch. H.8, aux termes duquel l'action en dommages-intérêts pour des “ dommages occasionnés par un véhicule automobile ” se prescrit par deux ans à compter de la date où les “ dommages ont été subis ”. Les intimés ont intenté leur action contre l'appelant trois ans et neuf mois après l'accident de la route. Dans cette action, ils faisaient valoir que les blessures subies par M. Peixeiro remplissaient les conditions d'application de l'exception à l'immunité générale établie par le par. 266(1) de la Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, ch. I.8. Cette immunité est un des aspects clés du régime législatif d'indemnisation sans égard à la responsabilité établi en faveur des personnes qui ont un accident de la route. Elle a pour effet d'exclure, à quelques exceptions près, toute cause d'action en responsabilité délictuelle. Pour trancher la question en litige dans le présent pourvoi, il faut d'abord analyser cette immunité ainsi que le régime d'indemnisation sans égard à la responsabilité avant de se demander si la règle de la possibilité de découvrir le dommage s'applique en l'espèce.

[21] Plus loin dans la même décision, il déclarait ceci :

Depuis les arrêts de notre Cour, Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, et Central Trust Co. v. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, à la p. 224, la règle de la possibilité de découvrir le dommage est une règle générale, appliquée pour prévenir l'injustice qu'entraînerait le fait d'interdire à une personne d'intenter une action avant qu'elle ne soit en mesure de le faire. Voir Sparham-Souter c. Town & Country Developments (Essex) Ltd., [1976] 1 Q.B. 858 (C.A.), à la p. 868, lord Denning, maître des rôles, citant Cartledge c. E. Jopling & Sons Ltd., précité :

[TRADUCTION] Il me semble déraisonnable et injustifiable, sur le plan des principes, de dire qu'une cause d'action peut être considérée comme ayant pris naissance avant qu'il soit possible de découvrir quelque préjudice que ce soit, et donc avant qu'il ne soit possible d'intenter une action.

[22] Plus loin, il a affirmé :

[...] La règle de la possibilité de découvrir le dommage a été appliquée par la Cour même à l'égard de textes de loi établissant des délais de prescription dont le libellé, interprété littéralement, semblait exclure l'application de la règle. L'arrêt Kamloops, précité, portait en partie sur l'art. 739 de la Municipal Act, R.S.B.C. 1960, ch. 255, qui exigeait que soit donné un avis dans les deux mois [TRADUCTION] “ de la date à laquelle le dommage a été subi ”. Cependant, notre Cour a appliqué la règle, même à l'égard de cet article; voir Kamloops, précité, aux pp. 35 à 40.

Je conviens avec la Cour d'appel que le fait de statuer que la règle de la possibilité de découvrir le dommage ne s'applique pas à l'art. 206 du Code de la route ferait en sorte que les personnes qui ne connaissent pas l'existence de leur cause d'action seraient injustement empêchées d'intenter une action en justice. Lorsqu'on soupèse l'intérêt légitime du défendeur au respect du délai de prescription et l'intérêt du demandeur, l'iniquité fondamentale qu'entraînerait le fait d'exiger de ce dernier qu'il prenne action avant qu'il ait pu raisonnablement découvrir qu'il disposait d'une cause d'action est un facteur déterminant. L'application de la règle de la possibilité de découvrir le dommage ne porterait pas atteinte à la justification fondée sur la diligence, puisqu'elle requiert toujours que le demandeur fasse montre de diligence raisonnable.

[23] Le juge a conclu avec ces mots :

[...] Il a été admis que les intimés ont pris connaissance de l'hernie discale en juin 1993. Ils ont été raisonnablement diligents à cet égard. On ne peut affirmer qu'ils auraient dû découvrir plus tôt la gravité du dommage. Comme l'action a été intentée au mois de juillet l'année suivante, à l'intérieur du délai de prescription, elle n'est pas prescrite.

[24] Enfin, la Cour a revu la règle dans l’affaire Novak c. Bond, [1999] 1 R.C.S. 808, où le juge McLachlin (tel était alors son titre), après avoir mentionné les affaires susmentionnées, a déclaré ce qui suit :

Il appert que ces justifications reflètent généralement les intérêts de la personne susceptible d'être poursuivie : Murphy c. Welsh, [1993] 2 R.C.S. 1069, aux pp. 1079 et 1080, le juge Major. Elles reposent sur l'idée qu'un éventuel défendeur ne devrait pas faire l'objet d'une action tardive intentée par un demandeur qui a choisi de ne pas agir avec célérité pour faire valoir ses droits. En effet, même si des principes juridiques ou des dispositions législatives ont traditionnellement reconnu les intérêts du demandeur, comme l'exception dont bénéficie la personne frappée d'incapacité ou la victime d'une fraude par dissimulation, les lois sur la prescription des actions ont généralement été conçues en fonction des intérêts de l'éventuel défendeur.

Au cours des dernières décennies, toutefois, de nombreux législateurs ont entrepris de moderniser ces textes législatifs qui, pour la plupart, s'inspiraient de lois anglaises datant de plusieurs centaines d'années : voir Law Reform Commission of British Columbia, Report on Limitations, Part 2 : General (1974), aux pp. 9 à 16; Alberta Law Reform Institute, Report No. 55, Limitations (1989), aux pp. 15 et 16, et à l'annexe A. Dans le cadre de cette démarche, on a cherché à faire en sorte que les lois sur la prescription des actions tiennent compte plus systématiquement des intérêts du demandeur, et non seulement de ceux du défendeur. Ce mouvement s'est également traduit par une interprétation judiciaire plus nuancée de ces lois. La fixation arbitraire d'une date de prescription a été découragée au bénéfice d'un examen plus contextuel de la situation réelle des parties. Par exemple, il est établi qu'il est injuste que le délai de prescription commence à courir avant que le demandeur ait pu raisonnablement découvrir l'existence d'une cause d'action : voir Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147; M. (K.), précité; Peixeiro, précité. Cependant même avec cette nouvelle approche, les délais de prescription ne sont pas reportés au gré du demandeur. Ce dernier est tenu d'agir raisonnablement.

Les lois contemporaines sur la prescription des actions visent donc à établir un équilibre entre les justifications traditionnelles axées sur la protection du défendeur — la certitude, la preuve et la diligence — et la nécessité de faire preuve d'équité envers le demandeur compte tenu des circonstances qui lui sont propres. Comme l'a dit le juge Major dans l'arrêt Murphy, précité, “ [u]n régime de prescription doit tenter d'établir un équilibre entre les intérêts des deux parties ” (p. 1080). Voir également Peixeiro, précité, au par. 39, le juge Major.

En raison de l'évolution de la législation et de son interprétation on peut désormais dire que la plupart des lois sur la prescription présentent quatre caractéristiques. Elles visent à 1) fixer un délai à l'expiration duquel le défendeur éventuel est libéré de ses obligations anciennes, 2) empêcher qu'une action ne soit intentée lorsque des éléments de preuve ont pu disparaître en raison de l'écoulement du temps, 3) inciter le demandeur à intenter une poursuite en temps opportun et 4) tenir compte des circonstances propres au demandeur, en recourant à une évaluation à la fois subjective et objective, lorsqu'il s'agit de déterminer si une action est prescrite. Dans la mesure où ces éléments se retrouvent dans le libellé et la structure de la loi considérée, la meilleure façon d'interpréter une loi sur la prescription des actions est de s'efforcer de donner effet à chacune de ces caractéristiques.

[Le caractère gras est de moi.]

[25] Le juge a également déclaré ceci :

[...] Le litige porte en l'espèce sur le genre de circonstances dans lesquelles, dans les limites de ce laps de temps plus long, il y a lieu de reporter le point de départ du délai dont dispose le demandeur pour intenter une action ayant une chance raisonnable d'être accueillie. Le litige doit être résolu de façon à préserver les justifications traditionnelles des lois sur la prescription des actions qui mettent le défendeur éventuel au premier plan, tout en reflétant la nécessité de la société moderne d'établir en (sic) équilibre entre ces justifications et la situation du demandeur et son intérêt à intenter une action pour obtenir réparation.

[Le caractère gras est de moi.]

[26]Aucune de ces affaires ne traitait plus particulièrement de la question du délai dans lequel il est nécessaire d’exercer un droit d’appel prévu par la loi, mais plutôt du délai d’introduction d’une action devant une cour privée dans diverses circonstances. Toutefois, bien que certains puissent affirmer que cela est exagéré et que la Cour s’aventure sur un terrain glissant, on peut soutenir que les mêmes principes s’appliquent à la Loi. Il est fondamentalement injuste de ne pas permettre à un citoyen, qui n’a qu’une connaissance limitée des événements qui pourraient ou non faire en sorte qu’il soit responsable de payer des impôts dans des circonstances comme celles en l’espèce, ainsi qu’une capacité limitée à comprendre un document qui lui a été envoyé par Revenu Canada et qui ne lui apprend rien, de porter l’affaire en appel lorsqu’il s’aperçoit qu’il est considéré personnellement responsable par Revenu Canada après un délai de plusieurs années. Il ne s’agit pas de la question de décider s’il doit ou non payer, mais de lui donner une occasion fondamentale et juste d’être entendu lors de la présentation de son appel. Ni le ministre ni la Cour n’a jamais écouté ses arguments relatifs à la question de savoir s’il est redevable de l’impôt pour lequel une cotisation a été établie à son égard.

[27] En fait, rares seraient les demandes relatives à la règle de la possibilité raisonnable de découvrir le préjudice subi dans le cas de la Loi, puisqu’en général un citoyen saura s’il est susceptible d’être assujetti à l’impôt et qu’il aura eu des discussions ou une correspondance continues avec Revenu Canada. En l’espèce, toutefois, comme je l’ai noté, cela n’a pas eu lieu, et le requérant s’est laissé aller à un sentiment de sécurité trompeur selon lequel cela ne constituait pas un sujet de préoccupation pour lui. La situation était unique et quelque peu anormale. Je suis d’avis qu’il serait rare en effet que la règle de la possibilité raisonnable de découvrir le préjudice subis’applique à la Loi, mais il s’agit en l’espèce de l’une de ces rares et uniques affaires où le requérant a le droit d’être entendu. Il a pris des mesures dès qu’il a eu connaissance de la décision de Revenu Canada selon laquelle il devait payer les montants réclamés, faisant montre de diligence. Avant cela, il ne comprenait pas qu’il était personnellement responsable des montants maintenant réclamés.

[28] La Cour suprême était consciente de la nécessité de prévoir une échéance à des situations juridiques et a traité de cette question. Néanmoins, lorsqu’il existait un motif légitime de ne pas soupçonner l’existence d’un droit d’action, la Cour a clairement indiqué que les délais prévus par les lois en cause (bien qu’il s’agisse de lois de prescription) ne devraient commencer à courir qu’une fois que l’incapacité de se rendre compte de la situation a raisonnablement pris fin. La question que je suis appelé à trancher est celle de savoir si une analogie peut être tirée de l’espèce, lorsqu’on tient compte des délais dans lesquels un contribuable pourrait contester une cotisation.

[29] La seule affaire que j’ai trouvée en matière d’impôt sur le revenu provient de la Cour d’appel fédérale, Carew c. Canada (ministre du Revenu national), [1992] A.C.F. 1020, D.R.S. 94-13191, appel no A-1240-91, dans laquelle le juge Hugessen a déclaré :

[...] En principe, de nos jours, les tribunaux ne sont pas disposés à laisser des points de procédure empêcher le règlement d'une affaire au fond. La forme ne doit pas prévaloir sur le fond. [...]

[Le caractère gras est de moi.]

[30] Plus loin, le juge a ajouté :

[...] Toutefois, même si nous acceptions la position très stricte adoptée par la Cour canadienne de l'impôt en ce qui a trait à l'application du délai prévu à la Règle 44 (et nous n'exprimons aucune opinion à ce sujet), le critère le plus élevé ne serait pas de demander si tout ce qui était possible a été fait mais plutôt de savoir si ce qui a été fait était raisonnable dans les circonstances. À notre avis c'était le cas.

[Le caractère gras est de moi.]

[31] Dans les circonstances de cette affaire, la situation était en quelque sorte inversée, puisque le ministre n’a pas produit à temps sa réponse à l’avis d’appel devant la Cour. Le savant juge de la Cour de l’impôt avait refusé de lui permettre de produire l’avis après l’expiration du délai, et la Cour d’appel fédérale a, dans les circonstances de cette affaire, autorisé cette production. La situation était bien entendu quelque peu différente, puisqu’elle ne concernait qu’un délai d’une journée. Toutefois, le principe a, dans une certaine mesure, été établi, bien qu’une partie importante de cette décision soit fondée sur une interprétation législative supplémentaire.

[32] La Loi est, bien entendu, une mesure législative fiscale de par sa nature même. Elle n’est pas une loi pénale, même si des dispositions pénales existent. Le ministre possède de larges pouvoirs en matière de cotisation. Dans la plupart des cas, ils concernent un contribuable traitant déjà avec Revenu Canada par le biais d’une déclaration de revenus d’une quelconque nature. Donc, invariablement, il existe déjà une relation entre le contribuable et le ministre. En l’espèce, il n’y avait pas de relation antérieure en ce qui concerne l’objet de la cotisation. Celle-ci est sortie de nulle part pour le contribuable, sans davantage de contexte. C’est cette situation qui, je crois, rend l’affaire en l’espèce quelque peu anormale puisque, dans des circonstances normales, le ministre situerait le contexte pour le contribuable en renvoyant à de la correspondance ou des conversations antérieures. En l’espèce, il n’y a absolument rien eu.

[33] La Loi tente clairement d’offrir au contribuable une occasion raisonnable de contester une cotisation. Elle prévoit 90 jours pour le faire. La forme de l’opposition n’est pas particulièrement difficile à respecter, et l’opposition doit être faite par écrit.

[34] Si l’opposition n’est pas produite au cours des 90 jours suivants, le contribuable dispose encore d’une année pour faire une demande auprès du ministre puis se tourner vers la Cour pour obtenir une prolongation. En général, lorsqu’il s’agit d’une question déjà abordée par les parties, la Cour trouvera que ces délais sont parfaitement raisonnables. Il me semble que ce n’est que dans de très rares cas que les principes formulés par la Cour suprême du Canada à l’égard des délais de prescription ne commençant pas à courir avant qu’une personne soit pleinement informée s’appliqueraient à des questions touchant la Loi. La question est celle de savoir si c’est le cas en l’espèce.

[35] Pour répondre à cette question, il faut surtout considérer les faits, et la Cour doit examiner avec attention ce qui s’est produit :

a) Au vu de l’opération, aucun intérêt ni aucune valeur n’a été passé au requérant, et le bien ne lui a été transmis qu’à titre de bénéficiaire. Donc, il ne pouvait s’attendre à obtenir de gains et, en réalité, il n’en a réalisé aucun et, de manière très raisonnable, il ne s’attendait pas à devoir lui-même payer de l’impôt à l’égard de l’opération.

b) Le requérant est un simple travailleur sans instruction qui comprenait peu ou pas du tout l’article 160 de la Loi, le libellé duquel est suffisamment compliqué d’un bout à l’autre.

c) Dans la cotisation de quatre lignes qui lui a été envoyée, il n’y a pas un mot d’explication du rapport entre cette cotisation et lui.

d) Aucune lettre d’accompagnement ou d’explication n’a été envoyée avec la cotisation afin de lui expliquer en quoi celle-ci pouvait le toucher.

e) Après avoir reçu la cotisation, il a parlé au téléphone à un fonctionnaire de Revenu Canada qui lui a dit qu’il examinerait la question et qu’il le rappellerait. Il ne l’a jamais fait. J’accepte le témoignage du requérant sur ce point. Il m’a semblé que le requérant était honnête et direct tout au long de son témoignage. Je reconnais qu’il est difficile pour le ministre de réfuter cet élément de preuve puisque, bien entendu, le moment précis et le fonctionnaire en cause ne peuvent être déterminés. Toutefois, je suis totalement convaincu que cela s’est produit de la manière décrite par le requérant.

f) Le requérant a parlé au contribuable principal, Avery Broadbent, qui a affirmé qu’il ne devrait pas s’inquiéter puisque cette affaire ne concernait pas le requérant et que lui-même, Avery, s’en occuperait.

g) À l’exception de la cotisation elle-même, aucune demande de paiement n’a été formulée par Revenu Canada au cours des 90 jours suivants ou de l’année qui a suivi, l’un ou l’autre de ces événements ayant très bien pu amener le requérant à produire un avis d’opposition ou une demande de prorogation de délai. C’était comme si Revenu Canada n’avait plus d’intérêt à donner suite à cette affaire puisque aucune mesure n’a été prise dans ces délais.

h) Aucune demande de paiement n’a été présentée avant que le requérant ne déclenche les événements en faisant une demande sur un tout autre sujet environ cinq ans plus tard. Encore une fois, rien dans la preuve n’indique la raison pour laquelle Revenu Canada n’a fait aucun effort au cours de cette période pour donner suite à la cotisation ou faire une demande de paiement.

Revenu Canada n’a jamais dit au requérant que la cotisation se rapportait d’une quelconque manière au bien en cause et qu’il ne devrait pas le transférer de nouveau avant d’aviser le ministère, de manière qu’il fut averti en quelque sorte.

[36] À mon avis, il n’est pas raisonnable d’attendre d’un contribuable ayant une instruction limitée dans ces circonstances qu’il s’aperçoive qu’un type de responsabilité de payer allait le lier personnellement. Il est vrai que la cotisation indiquait que le montant d’argent était dû, mais cela mis à part, l’avis, sans autres renseignements, tout droit sorti de nulle part, n’aurait pas amené une personne comme le requérant à croire qu’elle devait prendre une mesure particulière à cet égard. Le requérant n’a pas compris la nécessité d’agir et en réalité, il ne l’a pas fait. Selon moi, dans ces circonstances, cela était raisonnable de sa part, particulièrement à la lumière de sa conversation téléphonique avec un représentant de Revenu Canada. Je ne vais pas jusqu’à dire que le ministre est préclus par l’action du fonctionnaire, peu importe qui il était, mais il est évident que dans une situation comme celle en l’espèce, où un contribuable demande des renseignements auprès de Revenu Canada et où on lui dit qu’on le rappellera mais qu’on ne le fait pas, il est raisonnable pour lui de se laisser aller au sentiment de sécurité trompeur selon lequel il est en quelque sorte “ en attente ”.

[37] Le fait, dans les circonstances soulignées ci-dessus, de se présenter avec cinq ans de retard et de réclamer un paiement plus tous les intérêts impayés, puis d’exercer une saisie-arrêt des gains du requérant de sorte qu’il puisse à peine exister tout en lui disant dit qu’il ne peut avoir l’occasion de se faire entendre, frise l’injustice.

[38] À mon avis, il n’était pas en de telles circonstances déraisonnable pour le requérant de ne pas avoir compris les conséquences de la cotisation et il n’est pas devenu déraisonnable pour lui de n’avoir compris cela qu’au moment de sa conversation avec un représentant de Revenu Canada, à la fin de 1998 ou au début de 1999, époque à laquelle on lui a dit qu’il devait payer le montant prévu à la cotisation ainsi que les intérêts. Dès qu’il s’est aperçu de cela, il a agi en conséquence et a produit son avis d’opposition de façon opportune. Il a clairement fait cela dans les 90 jours de la date à laquelle il a correctement été informé par Revenu Canada du fait qu’il était responsable du paiement et qu’on attendait son paiement. Selon moi, suivant le raisonnement de la Cour suprême du Canada dans les affaires précitées, qui peuvent selon moi être assimilées à la question de procédure en l’espèce, le délai de 90 jours n’avait commencé à courir qu’à partir de l’appel téléphonique ayant eu lieu à la fin de 1998 ou au début de 1999. En bout de ligne, il faut conclure que l’avis d’opposition a été présenté au ministre dans le délai imparti par la Loi. En conséquence, il n’est pas nécessaire d’accueillir la requête.

[39] Il m’apparaît également que, puisque l’avis d’opposition a été produit dans le délai accordé par la Loi et que le ministre a omis de répondre au cours des 90 jours suivants, le requérant a le droit d’interjeter devant cette Cour un appel à l’encontre du bien-fondé de la cotisation en vertu de l’alinéa 169(1)b) de la Loi.

[40] Avant de conclure, je me montrerais négligent si je ne formulais pas un commentaire à propos des observations que l’avocate du ministre a faites au moment de l’ajournement de l’audition de la requête. J’ai ajourné l’audience en octobre 1999 dans le but d’accorder aux deux avocats l’occasion de tenter de régler la situation. Apparemment, ils ont été incapables de le faire pour des raisons qui n’étaient pas connues de la Cour. Toutefois, lors de l’audience qui a été ajournée, l’avocate du ministre, tout en adoptant une position ferme à l’égard de la requête et de la cotisation, a indiqué qu’il existait des dispositions permettant au ministre d’accorder une remise lorsque le contribuable éprouve des difficultés financières. Elle a suggéré au requérant de profiter de ces dispositions. J’apprécie qu’elle ait tenté de se rendre utile. Cela, toutefois, fait totalement abstraction du fait qu’on a refusé au requérant une occasion raisonnable de présenter sa cause. Il n’a pas encore eu l’occasion d’être entendu par le ministère. On pourrait s’attendre à ce que, si le ministre était à ce point disposé à lui accorder une remise, il aurait, avant aujourd’hui, entrepris des démarches et aurait exercé son pouvoir discrétionnaire au lieu d’exiger de l’argent du requérant par voie de saisie-arrêt pour une affaire dont il n’était pas à l’origine responsable et pour laquelle il n’avait reçu aucune contrepartie ni aucun paiement, et qui fait aujourd’hui en sorte qu’il lui est presque impossible de travailler et de vivre. S’il y a vraiment un cas où le ministre devrait agir, il semblerait que ce soit celui du requérant, et peut-être ces mots vont-ils l’encourager à le faire et à mettre un terme à cette plutôt triste affaire.

Signé à Calgary (Alberta), ce 5e jour de septembre 2000.

“ Michael H. Porter ”

J.S.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 19e jour de février 2001.

Philippe Ducharme, réviseur

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