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Date: 19980428

Dossier: 97-1063-UI

ENTRE :

MARIA SPAGNOLO,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

Motifs du jugement

(Rendus oralement à l'audience à Toronto (Ontario), le 19 mars 1998.)

Le juge Mogan, C.C.I.

[1] Il s’agit d’un appel fondé sur la Loi sur l'assurance-chômage (maintenant Loi sur l'assurance-emploi) (la “ Loi ”). L'appelante est l’épouse de Dominic Spagnolo. En novembre 1995, Dominic et son frère, Rocco, ont acheté un dépanneur (sur une base moitié-moitié) au coin des rues St. Clair et Lansdowne, à Toronto. Les frères ont constitué 1138324 Ontario Inc. (la “ compagnie ”), qui tenait le commerce sous le nom de “ M & G Variety Store ”.

[2] Au moment de l'achat, Dominic travaillait dans un magasin d'alimentation et Rocco travaillait comme boucher. Les deux frères ont décidé que Dominic quitterait son emploi et travaillerait à plein temps au magasin, mais que Rocco continuerait à travailler comme boucher. Dominic tenait donc le commerce pendant la journée en sa qualité de propriétaire, et Rocco s'en occupait le soir après avoir fini son travail. L'appelante, qui est l’épouse de Dominic, travaillait régulièrement au magasin; elle tenait la caisse, rangeait les articles sur les tablettes, enregistrait les stocks et commandait les fruits et légumes frais régulièrement. De plus, elle s'occupait de l'entretien du magasin et, d'une façon générale, faisait tout ce qu'il fallait pour que le magasin soit attrayant. Ces faits, en ce qui concerne l'acquisition de l'entreprise et les modalités d'exploitation, étaient tirés de la déposition de l'appelante, qui a été la seule personne à témoigner dans cet appel.

[3] L'appelante a déclaré qu'elle travaillait au magasin six jours par semaine, de 8 h 30 à 21 h, en prenant des pauses pour les repas. Elle ne travaillait pas le dimanche puisque Dominic et Rocco s'occupaient du commerce ce jour-là. L'appelante attendait un bébé lorsqu'elle a commencé à travailler au magasin, le 27 novembre 1995. Elle a travaillé pendant cinq mois, jusqu'au 26 avril 1996, soit pendant 22 semaines. Elle a été obligée d'arrêter de travailler à ce moment-là parce qu'elle arrivait à la fin de sa grossesse et, de fait, son fils est né le 2 mai 1996. L'appelante a déclaré que le bébé devait naître vers le 1er juin, mais qu'il était né un mois plus tôt. Elle a également affirmé que non seulement travaillait-elle fort, mais encore qu'elle était la plupart du temps debout. Parce que sa grossesse était avancée, elle a eu de graves varices aux jambes, causées par l'excès de poids. Son médecin l'a informée à la fin du mois d'avril 1996 que son état était fort grave. Je ne vois pas pourquoi je ne devrais pas croire l'appelante. Apparemment, il lui a fallu deux ans pour se rétablir.

[4] Pour corroborer le fait qu'elle travaillait au magasin, l'appelante a produit un document de quatre pages (pièce A-1), signé par 60 à 70 clients du magasin. Ce document a été minutieusement préparé; il était intitulé : “ Statut professionnel — Maria Spagnolo ”; voici ce qu'il y est écrit :

[TRADUCTION]

Nous attestons par les présentes que Maria Spagnolo a travaillé chez M & G Variety du 27 novembre 1995 au 26 avril 1996.

En apposant notre signature, nous convenons que nous avons vu Maria Spagnolo s'acquitter chaque jour de ses tâches [...] à titre d'employée de M & G Variety pendant la période susmentionnée.

L'appelante a déclaré que le document avait été préparé après que le présent appel eut été interjeté, lorsqu'elle s'est rendu compte qu'il lui faudrait peut-être corroborer le fait qu'elle travaillait au magasin. Étant donné qu'elle n'est pas retournée travailler après la naissance de son fils, le 2 mai 1996, son mari a apporté le document au magasin et il l'a fait signer par des clients qui connaissaient son épouse. Je retiens la pièce A-1. Bien qu'il s'agisse en théorie de ouï-dire, je ne vois pas pourquoi je ne devrais pas croire l'appelante lorsqu'elle affirme qu'elle a travaillé un grand nombre d'heures au magasin au cours de cette période de cinq mois et que de nombreux clients réguliers la connaissaient probablement. En ce qui concerne le fait que l'appelante travaillait au magasin, je conclus donc que la preuve que cette dernière a présentée était tout à fait digne de foi.

[5] Lorsque l'appelante a cessé de travailler, elle a présenté une demande de prestations d'assurance-chômage. Sa demande a été rejetée en application de l'alinéa 3(2)c) de la Loi sur l'assurance-chômage. Il s'agit d'une disposition exceptionnelle qui confère au ministre du Revenu national (le “ ministre ”) un certain pouvoir discrétionnaire, que la Cour d'appel fédérale a décrit au cours des dernières années. Le paragraphe 3(1) de la Loi est ainsi libellé :

3(1) Un emploi assurable est un emploi non compris dans les emplois exclus et qui est, selon le cas [...]

En l'espèce, il importe de déterminer si l'emploi exercé par l'appelante était un emploi exclu. Le paragraphe 3(2) de la Loi est ainsi libellé :

3(2) Les emplois exclus sont les suivants:

[...]

c) sous réserve de l'alinéa d), tout emploi lorsque l'employeur et l'employé ont entre eux un lien de dépendance, pour l'application du présent alinéa :

(i) la question de savoir si des personnes ont entre elles un lien de dépendance étant déterminée en conformité avec la Loi de l'impôt sur le revenu,

(ii) l'employeur et l'employé, lorsqu'ils sont des personnes liées entre elles, au sens de cette loi, étant réputés ne pas avoir de lien de dépendance si le ministre du Revenu national est convaincu qu'il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l'importance du travail accompli, qu'ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s'ils n'avaient pas eu un lien de dépendance;

La Cour d'appel fédérale a interprété le sous-alinéa 3(2)c)(ii) comme conférant au ministre le pouvoir de déterminer si les modalités d'emploi sont semblables ou à peu près semblables à celles d'un contrat de travail qui aurait pu être conclu entre des personnes sans lien de dépendance.

[6] En l'espèce, il s'agit en premier lieu de savoir s'il y avait un lien de dépendance entre les personnes en cause. La Loi incorpore certaines dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu, en particulier l'article 251 de cette loi. Je suis convaincu qu'il y avait un lien de dépendance entre l'appelante et la compagnie parce que le mari et le beau-frère de l'appelante étaient propriétaires du magasin dans une proportion de 50 p. 100 chacun. Il y avait donc un lien de dépendance entre l'appelante et la compagnie.

[7] Il s'agit en second lieu de savoir si le ministre a légitimement exercé le pouvoir discrétionnaire prévu à l'alinéa 3(2)c) de la Loi. Dans l'affirmative, il ne m'appartient pas de modifier sa décision. Je ne puis substituer mon jugement ou mon appréciation des faits à ceux du ministre à moins que celui-ci n'ait exercé son pouvoir discrétionnaire d'une façon illégitime. Je citerai brièvement la décision que la Cour d'appel fédérale vient de rendre, le 24 juin 1997, dans l'affaire Attorney General of Canada v. Jencan Limited, (1997) 215 N.R. 352. La Cour a confirmé deux décisions antérieures, Tignish Auto Parts Inc. v. M.N.R., (1996) 185 N.R. 73, et Ferme Émile Richard et Fils Inc. v. M.N.R., (1995) 178 N.R. 361. Dans l'arrêt Jencan, le juge en chef Isaac a fait la remarque suivante :

[...] La Cour de l'impôt est justifiée de modifier la décision rendue par le ministre en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii) — en examinant le bien-fondé de cette dernière — lorsqu'il est établi, selon le cas, que le ministre : (i) a agi de mauvaise foi ou dans un but ou un mobile illicites; (ii) n'a pas tenu compte de toutes les circonstances pertinentes, comme l'exige expressément le sous-alinéa 3(2)c)(ii); (iii) a tenu compte d'un facteur non pertinent.

De plus, dans le même arrêt, le juge en chef avait déjà déclaré ceci :

L'arrêt que notre Cour a prononcé dans l'affaire Tignish, précitée, exige que, lorsqu'elle est saisie d'un appel interjeté d'une décision rendue par le ministre en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii), la Cour de l'impôt procède à une analyse à deux étapes. À la première étape, la Cour de l'impôt doit limiter son analyse au contrôle de la légalité de la décision du ministre. Ce n'est que lorsqu'elle conclut que l'un des motifs d'intervention est établi que la Cour de l'impôt peut examiner le bien-fondé de la décision du ministre. [...]

Je dois donc d'abord déterminer si l'un des trois motifs d'intervention susmentionnés a été établi.

[8] Premièrement, il s'agit de savoir si le ministre a agi de mauvaise foi ou dans un but ou avec un mobile illicites. La preuve n’indique aucunement que ce soit le cas. Ce motif n'entre donc pas en ligne de compte. Deuxièmement, il faut déterminer si le ministre a tenu compte de toutes les circonstances pertinentes et, troisièmement, s'il a tenu compte d'un facteur non pertinent. J'examinerai ces deux motifs ensemble. Quels sont les éléments dont le ministre a tenu compte en exerçant son pouvoir discrétionnaire? A-t-il omis de tenir compte de certaines circonstances pertinentes ou a-t-il tenu compte de circonstances non pertinentes? Étant donné que ces deux questions sont étroitement liées, je me propose de m'arrêter aux éléments dont le ministre a tenu compte lorsqu'il a exercé son pouvoir discrétionnaire. Ces éléments sont énoncés au paragraphe 6 de la réponse à l'avis d'appel. Il s'agit d'un long paragraphe renfermant 23 ou 24 hypothèses de fait sur lesquelles le ministre s'est fondé. Les facteurs relatifs au lien de dépendance sont clairement établis et je ne les examinerai pas.

[9] Toutefois, le ministre a émis certaines hypothèses de fait qui, selon la preuve non contredite présentée par l'appelante, se sont avérées inexactes. J'examinerai différents paragraphes de la réponse dans lesquels sont énoncés les faits sur lesquels le ministre s'est fondé; bien que celui-ci désigne la compagnie comme étant le “ payeur ”, je parlerai plutôt de la “ compagnie ”.

[TRADUCTION]

6f) la compagnie emploie sur une base horaire des personnes qui ne sont pas membres de la famille et consigne leurs heures de travail;

Selon l'appelante, la compagnie n'a jamais employé des étrangers pour bien longtemps. L'appelante a affirmé qu'on avait brièvement retenu les services d'un adolescent, ajoutant toutefois qu'en fait, aucun étranger n'avait travaillé à l'heure comme employé permanent, que ce soit à plein temps ou à temps partiel.

[TRADUCTION]

6(g) les personnes qui n'étaient pas membres de la famille et qui étaient employées par la compagnie pour travailler à la caisse ou comme commis gagnaient en général le salaire minimum pour les heures de travail réelles;

Ici encore, selon l'appelante, il y avait fort peu de travail digne de mention qui ait été fait par des étrangers. L'appelante a déclaré que lorsqu'elle avait cessé de travailler, son mari et son beau-frère avaient simplement redoublé leurs efforts et qu'ils n'avaient embauché personne pour la remplacer en permanence, mais qu'ils avaient uniquement fait appel à de la main-d'oeuvre occasionnelle.

[TRADUCTION]

6(h) la compagnie emploie des membres de la famille comme l'appelante, moyennant un salaire net, sans consigner leurs heures de travail;

L'appelante a catégoriquement nié cette allégation. Elle a affirmé qu'elle est l'unique membre de la famille qui travaillait au magasin et qu'aucun autre membre de la famille n'avait été embauché. Elle a par ailleurs reconnu que ses heures de travail n'étaient pas consignées et a déclaré qu'étant donné qu'il s'agissait d'une petite entreprise familiale, on appliquait un régime de confiance et qu'il n'était pas nécessaire de consigner les heures de travail. À coup sûr, si l'appelante travaillait au magasin pendant la journée, il était facile de savoir si elle y était.

[10] Le ministre a également supposé que la compagnie avait retenu les services de l'appelante uniquement pour la période mentionnée et qu'elle n'avait pas retenu les services d’une autre personne lorsque Mme Spagnolo avait cessé de travailler. Cela indiquerait que les services de l'appelante étaient inutiles ou qu'on cherchait simplement à gonfler la paie de la famille. Je crois que la preuve présentée par l'appelante a permis d'établir qu'elle travaillait fort. Le fait que son mari et son beau-frère n'ont pas embauché une personne à plein temps pour la remplacer lorsqu'elle a cessé de travailler ne veut pas dire qu'elle ne fournissait pas des services nécessaires et précieux. Cela veut simplement dire qu'ils essayaient d'économiser.

[11] Ce qui me préoccupe le plus en l'espèce, c'est le salaire versé à l'appelante, le fait que les heures de travail n'étaient pas consignées, le fait qu'il existe bon nombre d'éléments de preuve contradictoires au sujet du nombre de jours de travail hebdomadaires et, enfin, les modalités de paiement. Je traiterai de ces questions l'une après l'autre : les heures de travail de l’appelante n'étaient tout simplement pas consignées; celle-ci gagnait 500 $ par semaine; l'appelante affirme qu'elle travaillait environ 12 heures par jour, six jours par semaine, soit du lundi au samedi. Cela correspondait à une semaine de 60 heures, pour laquelle elle gagnait 500 $, soit un taux horaire d'un peu moins de neuf dollars.

[12] La preuve concernant le nombre de jours effectués chaque semaine est contradictoire. L'intimé a produit sous la cote R-1 un questionnaire auquel le comptable qui s'occupait de la comptabilité tant de la compagnie que de l'appelante avait répondu le 24 janvier 1997 ou vers cette date. L'appelante a déclaré qu'elle avait fourni les renseignements au comptable, mais qu'en fait, c'était lui qui avait rédigé le document à la main. Je considère donc que l'appelante était l'auteur du document, même si elle a déclaré que son comptable l'avait rédigé à la main, en se fondant sur les renseignements qu'elle lui avait fournis. C'est ce que je dois supposer parce que, si c'est le comptable qui a répondu au questionnaire, l'appelante doit avoir rencontré ce dernier pour revoir les réponses, puisque ce document de 15 pages renferme un grand nombre de questions. En particulier, il y a la question suivante, à la page 7 :

[TRADUCTION]

Q. Quel était le taux de rémunération du travailleur?

R. 500 $ par semaine, pour une semaine moyenne de 50 heures, à environ dix dollars l'heure.

Si l'appelante travaillait six jours par semaine à raison de 12 heures par jour comme elle l'a affirmé, cela représenterait une semaine de 60 heures. Si l'appelante ne travaillait que 50 heures par semaine, je déduirais qu'elle ne travaillait que cinq jours par semaine. Aucune explication n'a été donnée à ce sujet. Il y a donc une contradiction entre la réponse figurant à la page 7 du questionnaire, où il est indiqué que l'appelante travaillait 50 heures par semaine, et le témoignage de l'appelante, à savoir qu'elle travaillait six jours par semaine, 12 heures par jour.

[13] Malheureusement, l'employeur n'a pas présenté de preuve. L'appelante a déclaré que son beau-frère, Rocco, était dans la salle d'audience, mais il n'a pas offert de témoigner; quant au mari de l'appelante, Dominic, il n'était pas présent. Il m'est donc impossible de savoir quelle était l'attitude des deux propriétaires en ce qui concerne la rémunération ou les jours et les heures de travail.

[14] L'autre aspect troublant de cet appel se rapporte à ce que j'appellerais les modalités de paiement, savoir les chèques que la compagnie a émis en faveur de l'appelante. L'intimé a produit 22 chèques (pièce R-4) pour les 22 semaines de travail. Ces chèques sont tous datés du vendredi et ils se suivent consécutivement du vendredi 1er décembre 1995 au vendredi 26 avril 1996. Tous les chèques ont été tirés par la compagnie, en faveur de l'appelante, sur son compte de la Banque canadienne impériale de commerce. Le montant est le même dans chaque cas, soit 383,67 $, ce qui correspondrait au salaire hebdomadaire brut de l'appelante, moins les retenues effectuées à la source à l'égard de l'impôt sur le revenu, des cotisations d'assurance-chômage, des cotisations au Régime de pensions du Canada et de toute autre déduction pertinente. La pièce R-4 comprend également des copies du verso de chaque chèque, indiquant que l'appelante a endossé tous les chèques. Le ministre a émis l'hypothèse de fait suivante à l'alinéa 6q) de la réponse :

[TRADUCTION]

6q) la compagnie a fait en sorte que l'appelante endosse ses chèques de paie hebdomadaire et que les montants soient déposés dans le compte bancaire d'affaires de la compagnie;

Cette hypothèse est préjudiciable parce qu'il semble que le chèque ait été libellé au nom de l'appelante, que cette dernière se soit contentée de l'endosser et qu'elle l'ait remis à son mari ou à son beau-frère, qui de leur côté l'auraient déposé dans le compte bancaire de la compagnie. L'appelante a affirmé que ce n'était pas le cas, qu'elle endossait le chèque au nom de la compagnie et qu'on lui remettait de l'argent comptant pour lui éviter d'avoir à se rendre jusqu'à sa banque, qui était située à une certaine distance du magasin. Étant donné que l'appelante était enceinte à ce moment-là, il aurait fallu que son père ou un membre de la famille la conduise à la banque. Il était donc plus pratique de recevoir de l'argent comptant, de sorte qu'elle endossait les chèques au nom de la compagnie.

[15] Je trouve cette partie de la déposition de l'appelante difficile à admettre. C'est la seule partie de la déposition que je mets en question, parce qu'aucun document n'a été produit pour corroborer la chose qu'il aurait été si facile de le faire. L'appelante a confirmé qu'elle avait une carte bancaire. La plupart des gens savent qu' il est facile, avec une carte bancaire, de conclure des opérations à n'importe quelle succursale d'une banque dotée d’un guichet automatique. Aucune explication satisfaisante n'a été donnée au sujet de la raison pour laquelle l'appelante ne déposait pas ses chèques dans un compte bancaire à son nom.

[16] Dans la réponse à l'avis d'appel, le ministre émet ensuite les hypothèses de fait suivantes :

[TRADUCTION]

6r) aucun document n’indique que la compagnie ait réellement eu de l'argent en caisse pour la payer et il n'existe aucune preuve documentaire indiquant qu'on la payait réellement toujours en argent;

6s) les six (6) chèques datés du 1er décembre 1995 au 5 janvier 1996 portent tous des numéros consécutifs et ont tous été encaissés le 9 janvier 1996 et déposés dans le compte bancaire d'affaires de la compagnie;

6t) la compagnie n'avait pas suffisamment d'argent en caisse le 9 janvier 1996 pour encaisser les chèques de paie de l'appelante mentionnés à l'alinéa t), dont la valeur nominale totale était de 2 302,02 $;

Le montant de 2 302 $ représente le total des six chèques datés du 1er décembre 1995 au 5 janvier 1996. Ces hypothèses de fait ont pour effet d'imposer à l'appelante une lourde obligation lorsqu'il s'agit d'établir qu'elle était réellement payée sur une base régulière, qu'on lui versait l'argent comme on l'aurait fait pour tout autre employé sans lien de dépendance et qu'elle avait le droit de conserver cet argent plutôt que de le remettre à l'employeur. Ce sont là des éléments de preuve qu'il est facile de documenter si l'employée a son propre compte de banque, si elle dépose régulièrement l'argent à sa banque le jour de la paie et s'il est ensuite possible de constater qu'elle utilise de temps en temps son propre argent en le retirant de son compte bancaire. Aucun document n'a été produit en vue d'établir que l'un quelconque des chèques produits sous la cote R-4 qui avait été émis en faveur de l'appelante avait été déposé dans le compte de banque de cette dernière. De fait, les hypothèses de fait préjudiciables que le ministre a émises aux alinéas q), r), s) et t) imposent à l'appelante une lourde obligation lorsqu'il s'agit de prouver non seulement qu'elle était payée régulièrement comme le serait un employé sans lien de dépendance, mais encore qu'on lui permettait de conserver l'argent. La compagnie aurait pu produire des relevés bancaires montrant que les chèques émis en faveur de l'appelante avaient réellement été encaissés sans qu'un dépôt correspondant soit effectué dans le compte de la compagnie.

[17] En fin de compte, l'appelante n'a pas cherché à réfuter, d'une façon ou d'une autre, les hypothèses de fait préjudiciables qui ont été émises au sujet des modalités de paiement; elle n'a pas démontré qu'elle avait réellement été payée en temps opportun, comme un employé sans lien de dépendance le serait le jour de la paie, et ses employeurs (son mari et son beau-frère) n'ont pas démontré qu'ils émettaient les chèques régulièrement et que l'appelante encaissait réellement ceux-ci sans remettre l'argent à la compagnie.

[18] Les circonstances pertinentes sont énoncées en détail comme suit au sous-alinéa 3(2)c)(ii) :

3(2)c)(ii) [...] si le ministre du Revenu national est convaincu qu'il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l'importance du travail accompli, qu'ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s'ils n'avaient pas eu un lien de dépendance;

Pour en revenir au début de la déposition de l'appelante, je ne doute aucunement qu'elle effectuait un grand nombre d'heures pour la compagnie de son mari et de son beau-frère et qu'elle travaillait fort, mais cela ne satisfait pas à l'obligation qui lui incombe. L'appelante doit prouver que “ compte tenu de toutes les circonstances ” (et le fait que l'employeur a payé l'employé constitue l'une des circonstances les plus importantes de tout emploi), il est raisonnable de conclure que la compagnie et l'appelante auraient conclu entre elles un contrat à peu près semblable si elles n'avaient pas eu un lien de dépendance. En d'autres termes, si la compagnie et elle n'avaient pas eu entre elles un lien de dépendance, l'appelante aurait-elle accepté de recevoir plus tard sa rémunération ou aurait-elle endossé les chèques au nom de l'employeur?

[19] Finalement, je dois tirer une conclusion défavorable à l'appelante parce que la preuve concernant les modalités de paiement est en contraste, à mon avis, avec ce à quoi s'attendrait un employé sans lien de dépendance se trouvant dans la même situation que l'appelante. Bref, les six premiers chèques, numérotés consécutivement de 20 à 25 et datés du 1er décembre 1995 au 5 janvier 1996, bien qu'ils soient datés à une semaine d'écart l'un de l'autre, ont tous été déposés dans le compte de la compagnie le 9 janvier 1996. Puis, pour les 2, 9, 16 et 23 février 1996, les chèques nos 67, 69, 71 et 73 ont tous été déposés le 23 février 1996. De plus, pour les semaines du 1er et du 8 mars, les chèques nos 101 et 102 ont été déposés ensemble le 12 mars 1996. En ce qui concerne les chèques nos 103 et 104, datés du 15 et du 22 mars, ils ont été déposés ensemble le 26 mars 1996. Les chèques nos 105 et 138, datés du 29 mars et du 5 avril, ont été déposés le 9 avril 1996. Et les deux derniers chèques, portant les numéros 146 et 148 et datés du 19 et du 26 avril, ont été déposés le 30 avril 1996. Ces modalités de paiement ne sont pas conformes à ce qui se passerait dans le cas d'un employé sans lien de dépendance qui gagnerait un salaire hebdomadaire de 500 $ et qui serait rémunéré toutes les semaines.

[20] Pour en revenir aux remarques qui ont été faites dans l'arrêt Jencan, aucun élément de preuve n’indique que le ministre n'a pas tenu compte de toutes les circonstances pertinentes ou qu'il a tenu compte de facteurs fondamentaux non pertinents. Les erreurs que comportent les hypothèses de fait ne sont pas importantes par rapport à la situation dans son ensemble. Il s'agit d'hypothèses détaillées, mais non d'hypothèses fondamentales. Dans la décision The Queen v. Bayside Drive-In Ltd., (1998) 218 N.R. 150, que la Cour d'appel fédérale a rendue le 25 juillet 1997, on retrouve la remarque suivante :

En l'espèce, le juge de la Cour de l'impôt a conclu que son intervention était justifiée en appel parce que, à son avis, le ministre n'avait pas donné “ suffisamment d'importance au travail effectué par les employés et à leur contribution à la rentabilité de la société payeuse ”. L'opinion selon laquelle l'omission du ministre de donner “ suffisamment d'importance ” (c'est-à-dire suffisamment de poids) à des faits précis constitue un motif permettant de conclure qu'il a commis une erreur pouvant donner lieu à examen n'est pas appuyée par la jurisprudence de la présente Cour et, en toute déférence, est erronée sur le plan des principes. En remettant en cause non pas la pertinence ou la véracité des faits sur lesquels s'est appuyé le ministre, mais simplement l'importance qu'il a attaché aux différents faits qu'il a par ailleurs examinés de façon appropriée, le juge de la Cour de l'impôt a en fait infirmé la décision discrétionnaire du ministre sans avoir d'abord conclu que cette décision avait été prise d'une façon contraire à la loi. [...]

Je ne puis conclure que le ministre a rendu sa décision d'une façon non conforme au droit.

[21] Si je tiens compte de toute la gamme des hypothèses de fait figurant dans la réponse à l'avis d'appel, je conclus que les faits fondamentaux sont pertinents et je ne puis conclure, compte tenu de la preuve présentée par l'appelante, que le ministre a omis de tenir compte d'un facteur pertinent. L'appelante voudrait que j'accorde énormément d'importance au fait qu'elle a travaillé fort pendant les cinq mois qui ont suivi l'acquisition du commerce. Il est certain qu'elle a fait sa part pour assurer le succès de l'entreprise au cours des premiers mois d'exploitation, mais cela ne change rien au fait qu'il existait un lien de dépendance entre l'employeur et elle et que des employés sans lien de dépendance n'auraient pas accepté des modalités de paiement telles que celles qui existaient dans ce cas-ci. Pour ces motifs, l'appel est rejeté.

Signé à Ottawa, Canada, ce 28e jour d'avril 1998.

« M. A. Mogan »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 7e jour de décembre 1998.

Philippe Ducharme, réviseur

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