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Date: 19980423

Dossiers: 95-4162-IT-G; 95-4164-IT-G; 96-668-IT-G; 95-4161-IT-G; 96-851-IT-G

Entre:

STANLEY KELLEY, CLARE SMITH, DALE SMITH, LAURA KELLEY, TOBY PERRY,

appelants,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Rip, C.C.I.

[1] Les appelants Stanley W. Kelley ( « M. Kelley » ), Clare Smith et Dale Smith sont des pêcheurs indépendants qui prennent, en vue de la revente, du homard et du poisson de fond au large des côtes de la Nouvelle-Écosse. Les trois ont interjeté appel de cotisations d'impôt sur le revenu par lesquelles le ministre du Revenu national (le « ministre » ) avait ajouté à leurs revenus respectifs des sommes tirées de la vente de homard à un certain Brian Reynolds. Clare Smith et Dale Smith font appel de cotisations pour 1989, tandis que M. Kelley interjette appel de cotisations pour 1990 et 1991. Laura Kelley, l'épouse de M. Kelley, interjette appel de la cotisation d'impôt sur le revenu établie à son égard pour 1990, et ce, pour le motif que le revenu déterminé dans le cas de son époux est excessif et qu'elle devrait avoir droit pour 1990 au montant du crédit d'impôt pour enfants qu'elle avait initialement indiqué dans sa déclaration de revenu1.

PREUVE

Brian Reynolds

[2] Brian Reynolds ( « M. Reynolds » ) et son frère Bruce sont propriétaires de la société B. Reynolds Trucking Ltd. ( « Trucking » ). Trucking assure le transport de poissons et fruits de mer destinés à être vendus à des poissonneries situées le long de la côte nord-est des États-Unis, notamment à Boston, ainsi qu'en Nouvelle-Écosse et dans d'autres parties du Canada. À l'époque du procès, Trucking exploitait son entreprise à l'aide de six camions de diverses grosseurs.

[3] Au cours des années 1989, 1990 et 1991, M. Reynolds faisait également en sorte que Trucking transporte pour lui-même des poissons et fruits de mer, mais surtout du homard, destinés à des clients de la région de Boston. Ainsi, un camion transportait, pour fins de vente, les poissons et fruits de mer de Trucking et de M. Reynolds.

[4] Les camions ne transportaient pas toujours des chargements complets. M. Reynolds a dit que son plus gros camion peut contenir 375 caisses et que le plus petit peut en contenir de 150 à 200; chaque caisse contenait environ 100 livres de produits. Il a dit avoir « fait 250 voyages par année » à destination de la région de Boston.

[5] C'est en 1989 que M. Reynolds a commencé à acheter du homard à des pêcheurs pour son propre compte. Il ne tenait aucun livre ou registre pour cette entreprise de vente de homard. Il « tenait des registres pour Trucking, mais pas pour le commerce clandestin » : dans l'établissement de ses déclarations de revenus, il n'indiquait pas les achats et ventes de homard. Une partie de l'argent provenant de ces ventes de homard, toutefois, « se retrouvait dans la compagnie de camionnage » . M. Reynolds, son frère et son fils étaient payés « au noir » , sur le produit des ventes de homard.

[6] Le profit tiré par M. Reynolds de la vente de homard représentait la différence entre les taux de change des dollars canadien et américain. Par exemple, M. Reynolds achetait du homard 3 $ CAN la livre, disons, et le revendait aux États-Unis 3 $ US la livre.

[7] Vers 1993, Revenu Canada avait entrepris une enquête sur les ventes de homard de M. Reynolds et, par suite de l'enquête, les appelants M. Kelley, Clare Smith et Dale Smith s'étaient vu fixer une cotisation d’impôt au titre des ventes de homard non déclarées suivantes à M. Reynolds:

Appelant

Année des prétendues ventes

Montant des ventes

Clare Smith

1989

10 135,20 $

Clare Smith

1989

3 329,20 $

Dale Smith

1989

12 025,30 $

Stanley Kelley

1990

6 899,60 $

Stanley Kelley

1990

7 921,85 $

[8] À l'appui de l’existence des prétendues ventes faites par ces appelants à M. Reynolds, le ministre se fondait sur des bordereaux faisant prétendument état des quantités de homard et des prix la livre et sur d'autres documents où figuraient prétendument les signatures des appelants et les prix de vente.

[9] M. Reynolds a dit qu'il achetait du homard à des pêcheurs de la région de Port Latour, en Nouvelle-Écosse. Il dit que les pêcheurs savaient qu'il était prêt à acheter du homard, car il offrait de leur acheter du poisson, et cela se transmettait de bouche à oreille dans la localité. Il a nié avoir dit aux pêcheurs qu'ils n'auraient pas à déclarer les revenus tirés des ventes qu'ils lui faisaient.

[10] La saison du homard commençait vers la fin de novembre et durait jusqu'au mois d'avril ou de mai suivant. Il y avait très peu de pêche lorsque les conditions météorologiques étaient extrêmes.

[11] M. Reynolds se rappelait que, dans la plupart des cas, les pêcheurs apportaient des caisses de homard à une usine de transformation pour les faire peser. Parfois, M. Reynolds lui-même apportait le homard à l'usine pour le faire peser. Il a dit qu'il pouvait se faire une idée générale du poids selon le nombre de caisses à vendre. Les pêcheurs étaient là quand on pesait le homard. Après la pesée, l’un ou l’autre de Bruce Reynolds, le fils de M. Reynolds, ou d’un employé de M. Reynolds établissait un bordereau indiquant la date de la vente, le nom du pêcheur et le poids du homard. Une copie du bordereau était remise au pêcheur et l'autre était remise à M. Reynolds. M. Reynolds n'a jamais établi de bordereau, mais il gardait les copies. Ces copies font partie des documents que Revenu Canada a obtenus de M. Reynolds.

[12] M. Reynolds a expliqué qu'habituellement, un jour ou deux après la pesée du homard, les pêcheurs apportaient le bordereau ou une copie de celui-ci au bureau de Trucking pour se faire payer. M. Reynolds a dit que les pêcheurs se présentaient parfois eux-mêmes pour se faire payer ou envoyaient une autre personne, par exemple leur épouse ou compagne, chercher l'argent pour eux. Il a dit que jamais un pêcheur ne lui avait dit qu'il n'avait pas été payé.

[13] Lorsqu'une personne apportait le bordereau chez Trucking pour se faire payer, cette personne remettait le bordereau à Leora Christie, une teneuse de livres qui travaillait pour Trucking. Parfois, M. Reynolds était au bureau lorsque les pêcheurs venaient se faire payer. Mme Christie recevait un salaire de Trucking et s'occupait à la fois de l'entreprise de Trucking et des ventes de homard. Elle était chargée des dépôts et retraits pour ce qui était des comptes bancaires de Trucking et de M. Reynolds. Elle était une parente éloignée de M. Reynolds.

[14] M. Reynolds a dit qu'il avait dû ouvrir un compte bancaire pour l'entreprise de vente de homard, car les acheteurs de homard aux États-Unis le payaient par chèque, en argent américain. Il déposait les fonds à une succursale locale de la Banque Canadienne Impériale de Commerce. Occasionnellement, il déposait au compte bancaire le produit de ventes canadiennes. Quoi qu'il en soit, c'est Mme Christie qui effectuait les retraits, lesquels incluaient des sommes de 15 000 $, de 30 000 $ et même de 70 000 $. M. Reynolds a dit qu'il avait confiance en Mme Christie, ce que la preuve indique clairement.

[15] De l'avis de M. Reynolds, Mme Christie « accomplissait vraiment du bon travail » . Il ne lui demandait pas d'établir des livres ou registres pour l'entreprise de vente de homard, mais elle le faisait de toute façon; elle n'était pas payée pour ce travail supplémentaire.

[16] Mme Christie et M. Reynolds avaient fini par se brouiller parce qu'elle ne voulait pas travailler après 15 h 30.

Dale Smith

[17] Dale Smith a témoigné qu'il est pêcheur d'aiglefin et de homard depuis 1979. Il a dit qu'il vend du homard à des « clients réguliers » et qu'il fait affaire avec deux acheteurs en particulier. Il a dit qu'il classe tous les bordereaux de pesée qu'il reçoit pour ses ventes de homard.

[18] M. Smith a reconnu qu'il avait vendu du homard à M. Reynolds en 1990 pour environ 6 000 $ ou 7 000 $ comptant, et qu'il n'avait pas déclaré les ventes à Revenu Canada. De son point de vue, c'était « une opération comptant, et aucun revenu n'avait donc à être déclaré » .

[19] Au cours de 1989, a-t-il dit, il n'avait vendu du homard qu'à ses acheteurs réguliers et non à M. Reynolds.

[20] M. Smith a dit que son épouse avait recouvré 7 073 $ comptant auprès de M. Reynolds deux ou trois jours après que M. Smith avait vendu du homard à ce dernier le 20 décembre 1990. Il a nié avoir reçu de la documentation de M. Reynolds et insistait sur le fait qu'il n'avait « aucune idée » de l'endroit où se trouvait le bureau de M. Reynolds; néanmoins, Mme Smith savait où aller pour se faire payer.

[21] Dale Smith a nié que les initiales figurant sur un reçu en date du 13 décembre 1989 (pièce A-3) y avaient été apposées par lui. George Savage, un graphologue que les appelants ont fait témoigner, a partagé le point de vue de M. Smith, et je l’accepte donc aussi. M. Savage a dit que Mme Christie peut être la personne qui a apposé les initiales « DS » sur le reçu, mais qu’il ne pouvait être catégorique à ce sujet2. Mme Christie a nié y avoir apposé les initiales.

[22] M. Smith ne reconnaissait pas au début la signature de son épouse figurant sur un reçu pour le produit de la vente du 20 décembre 1990.

[23] Il a expliqué qu'il gardait de l'argent comptant à la maison parce qu'il vivait loin de toute banque.

[24] En contre-interrogatoire, M. Smith a reconnu que, la première fois qu'il avait été interrogé par Steven Bent, de Revenu Canada, au cours de l'été 1993, il avait nié avoir fait quelque vente que ce soit à M. Reynolds en 1990, bien qu'on lui ait montré un reçu de 7 073,50 $ au titre de homard vendu à M. Reynolds, reçu signé par son épouse le 20 décembre 1990 ou vers cette date. M. Smith avait envoyé une lettre à Revenu Canada en janvier 1994 pour dire que le reçu signé par son épouse n'était « pas valide » . Son épouse avait rédigé la lettre, et il l'avait signée. C'est seulement lorsqu'il a déposé un avis d'opposition, en avril 1994, qu'il a reconnu la vente de décembre 1990. M. Smith a dit que son épouse s'occupe de tout l'argent et qu'il ignorait combien d'argent il avait reçu de M. Reynolds ou ce qui en avait été fait. Il a dit qu'il « ne regardait jamais l'argent » lorsque son épouse revenait à la maison après avoir été payée par M. Reynolds. Il a également dit en contre-interrogatoire qu'il ignorait comment son épouse savait combien d'argent devait être recouvré auprès de M. Reynolds et quand elle devait se faire payer. Il a admis en contre-interrogatoire que, en 1990, M. Reynolds lui avait remis un bordereau indiquant le nombre de livres de homard vendu et le prix la livre.

[25] M. Smith a dit que l'année 1989 avait été une « année moyenne » et qu'il n'avait eu aucune difficulté à vendre du homard. Il a toutefois reconnu qu'il avait eu des difficultés à réaliser des ventes en 1990.

Sherry Smith

[26] Mme Sherry Smith a témoigné pour Dale Smith, son époux. Elle a confirmé qu'elle s'occupe des livres et registres de son époux. Elle s'occupe aussi des affaires bancaires de ce dernier et est responsable de tout le côté administratif de l'entreprise de pêche de son époux. Elle a en outre reconnu que de l'argent comptant est gardé à la maison, mais elle a dit que le plus gros de cet argent venait de sa mère, qui leur avait donné, à elle et à son époux, des sommes allant de 50 $ à 10 000 $. Mme Smith n’a pu dire le nom de la dame qui lui remettait l'argent comptant chez Trucking. Elle a dit qu'elle n'avait jamais pris part à une vente de homard au comptant et qu'elle n'était au courant d'aucune autre vente au comptant. Elle a dit que son époux lui apporte tout « à la maison » et qu'il ne fait jamais d’opérations bancaires. Lorsqu'elle revenait du bureau de Trucking avec l'argent, principalement des billets de 100 $, elle le déposait dans le coffre-fort qu'ils avaient à la maison.

[27] Elle aussi a nié que les initiales sur un reçu en date du 13 décembre 1989, faisant partie de la pièce A-3, étaient celles de son époux. Elle a également nié y avoir elle-même apposé ces initiales.

Clare Smith

[28] Au cours de l'audition de son appel, après avoir d'abord nié avoir fait quelque vente que ce soit à M. Reynolds en 1990, Clare Smith a reconnu avoir vendu du homard à M. Reynolds au prix de 3 329,20 $ le 16 décembre 1989 ou vers cette date, puis lui en avoir vendu 6 594,48 $ le 16 décembre 1990. Peu après les ventes, il était allé recouvrer l'argent comptant auprès de Mme Christie, qu'il ne connaissait pas à l'époque. M. Smith a nié avoir paraphé un reçu en date du 13 décembre 1989 qui se rapportait prétendument une autre vente de homard, cette fois au prix de 10 135,20 $ (pièce A-3), ainsi qu'un autre document, en date du 16 décembre 1989, relatif à une vente de homard au prix de 3 329,20 $.

[29] Clare Smith était catégorique quant au fait qu'un document en date du 13 décembre 1989 ne faisait partie d'aucune opération commerciale. Il a nié avoir apposé les initiales « CS » sur ce document et, d'après M. Savage, un graphologue, ces initiales n'ont pas été écrites par Clare Smith. Toutefois, même si M. Smith n'a pas paraphé le reçu, je ne crois pas devoir conclure qu'il n'a pas reçu l'argent indiqué sur ce reçu. Il peut en effet y avoir des éléments de preuve qui indiquent qu'il a bel et bien reçu l'argent.

[30] Dans une lettre qu'il a écrite à Revenu Canada en janvier 1994, M. Smith nie avoir fait de vente de homard à M. Reynolds, en particulier le 16 décembre 1989, soit la date à laquelle, selon l’hypothèse de Revenu Canada, une opération avait été conclue entre Dale Smith et M. Reynolds.

[31] M. Smith a également dit qu'il avait l'habitude de garder de l'argent comptant à la maison; après un certain temps, il déposait l'argent à la banque. Il avait besoin d'argent comptant dans son entreprise pour acheter du matériel et des approvisionnements. M. Smith a dit qu'il n'avait déclaré aucun revenu provenant des ventes faites à M. Reynolds en 1990 puisqu'il avait été payé comptant. M. Smith a dit qu'il est célibataire et qu'il tient ses livres lui-même.

[32] Au cours du contre-interrogatoire, on a montré à Clare Smith un extrait du grand livre relatif à son compte à la Banque de Nouvelle-Écosse. Selon le grand livre, M. Smith a déposé 5 614 ,68 $ le 21 décembre 1989; les livres indiquent que le montant déposé comprenait 40 billets de 100 $. M. Smith contestait le fait que cet argent provenait de M. Reynolds. Il a dit qu'il a fréquemment « des billets de banque à la maison » . Il a dit : « peut-être une ou deux fois par année, après avoir accumulé de l'argent, je le dépose » dans le compte bancaire. M. Smith a également témoigné que ses clients réguliers le paient habituellement par chèque et que ce n'est qu'occasionnellement qu'ils le paient comptant. Même à supposer que ses clients réguliers le paient effectivement par chèque, il n’a tout de même pas pu expliquer, de manière à me convaincre, la source des 40 billets de 100 $ qu'il avait déposés dans son compte bancaire si peu de temps après une prétendue vente à M. Reynolds. D'après les livres de Mme Christie, il était payé en billets de 100 $.

Stanley Kelley

[33] Stanley Kelley est pêcheur depuis plus de 30 ans. Il savait que M. Reynolds achetait du homard et des pétoncles. Il a dit qu'il avait rencontré M. Reynolds pour la première fois en 1990, lorsque M. Reynolds s'était adressé à lui pour avoir des caisses à homard. Il a dit qu'il avait « prêté » à M. Reynolds de 25 à 35 caisses. Il se rappelait que M. Reynolds avait exigé qu'il signe pour les caisses, et qu'il l'avait fait. M. Kelley pensait ravoir les caisses après que M. Reynolds aurait vendu le homard aux États-Unis. Il a dit qu'il avait téléphoné à M. Reynolds plusieurs fois pour récupérer les caisses, mais que M. Reynolds n'était pas disponible. M. Reynolds avait fini par lui dire à un moment donné que les caisses pouvaient être ramassées chez lui. M. Kelley a dit que tout ce qu'il avait récupéré, c'était un « tas de caisses délabrées ... pas celles que je lui avais prêtées » . M. Kelley a dit qu'il était furieux et qu'il s’était disputé avec M. Reynolds. Il a dit qu'il pouvait avoir signé un reçu pour M. Reynolds lorsqu'il avait récupéré les caisses.

[34] Le ministre a établi une cotisation à l'égard de M. Kelley pour 1990 en se fondant sur le fait que ce dernier avait conclu deux opérations de vente de homard avec M. Reynolds le 20 décembre 1990, soit une opération de 6 899,60 $ et une de 7 921,85 $. M. Kelley a nié l'existence des ventes et a nié avoir signé un document quelconque faisant prétendument foi des ventes. À son avis, s'il a signé quelque chose, c'était pour les caisses et non pour du homard. Il pense qu'il peut avoir signé certains documents en blanc. Le fait qu'il signe pour les caisses, même si c'est lui qui les avait prêtées, était l'idée de M. Reynolds, a dit M. Kelley. En ce qui concerne certains documents figurant à l’onglet 3 de la pièce A-1, M. Kelley a reconnu sa signature, mais ne pouvait dire pourquoi il avait signé les documents. Encore là, il pensait avoir signé pour des caisses qu'il était allé récupérer chez M. Reynolds. À propos d'autres documents, il ne reconnaissait aucune signature comme étant la sienne, sauf pour ce qui est de la signature qui figure sur un bordereau indiquant une vente de homard au prix de 7 921,85 $ en date du 20 décembre 1990. Il a toutefois insisté sur le fait que le document avait été signé en blanc et que les montants avaient été inscrits après que la signature y fut apposée.

[35] En contre-interrogatoire, M. Kelley a nié avoir eu un entretien avec un certain Steven Bent, de Revenu Canada. Dans sa déposition, M. Bent a témoigné qu'il avait rencontré M. Kelley à la résidence de ce dernier le 11 février 1993. M. Kelley a dit qu'il avait uniquement été interrogé par une certaine Elizabeth Kaiser.

[36] En contre-interrogatoire, M. Kelley a continué de nier avoir signé un bordereau quelconque faisant état d'une vente de homard à M. Reynolds au prix de 6 899,60 $. Il a dit qu'il ignorait s'il avait signé pour des caisses ou s'il avait signé le document en blanc. En fait, il a dit qu'il ne se souvenait pas d'avoir jamais signé un tel document. En réponse à une question que lui a posée l'avocat de l'intimée, M. Kelley a dit que « c'était une chose difficile à se rappeler » , mais qu’il croyait avoir antérieurement signé des documents en blanc pour des étrangers.

[37] L'avocat de l'intimée a demandé à M. Kelley s'il savait pourquoi M. Reynolds voulait qu'il signe pour les caisses que M. Kelley prêtait à ce dernier, puisque c'est habituellement la personne qui reçoit les biens qui signe un reçu. Il a répondu que M. Reynolds voulait qu'il signe et qu'il l'avait donc fait. M. Kelley a été vague quant aux faits entourant sa signature en blanc. Il a dit qu'il ne se souvenait pas des circonstances dans lesquelles il avait signé, car les événements avaient eu lieu sept ans auparavant. Il a dit toutefois qu'il était pressé de rentrer chez lui ce soir-là, qu'il faisait froid et qu'il se faisait tard. Or, plus tôt dans sa déposition, M. Kelley avait dit qu'il avait beaucoup de temps ce soir-là pour signer des documents.

[38] Les documents de Mme Christie font état de paiements à M. Kelley au titre des deux opérations en cause. Il y a en outre des reçus signés par M. Kelley qui reconnaissent les paiements. Les documents de Mme Christie font également état des coupures utilisées pour les paiements comptant dans le cas de l'opération de 6 899,60 $ et de celle de 7 921,85 $. Après avoir observé M. Kelley, j'ai du mal à croire qu'il aurait signé des documents en blanc pour des personnes qu'il connaissait à peine. Je trouve également curieux qu'il ait signé un document indiquant qu'il prêtait des caisses à quelqu’un, et qu’il n’ait pas fait signer de reçu à la personne qui empruntait les caisses. M. Kelley ne m'a pas donné l'impression d'être naïf.

George Savage

[39] M. Savage, qui a témoigné comme graphologue pour les appelants, est membre de la Société canadienne des sciences judiciaires et a travaillé comme spécialiste de l'expertise judiciaire des écritures pour la Gendarmerie royale du Canada de 1970 à 1987. Depuis 1987, il travaille à son compte comme spécialiste de l'expertise judiciaire des écritures. L'intimée n’a pas contesté les compétences de M. Savage et a consenti à ce que lui soit reconnu la qualité d’expert.

[40] M. Savage a comparé divers reçus — prétendument remis aux appelants Stanley Kelley, Clare Smith et Dale Smith par M. Reynolds — avec des documents, y compris des chèques oblitérés, portant des spécimens de signature de ces appelants. Il a conclu que M. Kelley avait apposé la signature « Stanley Kelley » sur au moins un des documents obtenus par Revenu Canada, soit le reçu pour les caisses. Toutefois, d'après M. Savage, la preuve indique que Dale Smith et Clare Smith n'ont pas apposé les initiales mises en question, soit les initiales « DS » et « CS » respectivement, qui figurent sur plusieurs reçus obtenus par Revenu Canada. Il a reconnu que des lettres formant des initiales peuvent être différentes des mêmes lettres faisant partie d'une signature complète. À son avis, il est plus difficile de conclure que quelqu'un n'a pas écrit quelque chose que de conclure que quelqu'un a bel et bien écrit quelque chose. Il a concédé qu'il n'avait vu aucun spécimen de paraphe qu'il savait avoir été fait par l'un quelconque des appelants. Il a également concédé qu'il est « moins à l'aise » dans le cas d'initiales, car elles lui fournissent relativement peu de données à partir desquelles travailler.

Leora Christie

[41] Après ses études secondaires en secrétariat et en tenue de la comptabilité, Leora Christie a travaillé pendant huit ans pour une coopérative de pêche comme teneuse de livres et secrétaire. Elle a commencé à travailler pour Trucking en novembre 1989 et son emploi a pris fin en juin 1991. Chez Trucking, Mme Christie travaillait comme secrétaire, teneuse de livres et réceptionniste. Elle était chargée des affaires bancaires, de la feuille de paye, des comptes fournisseurs et des comptes clients, des retenues à la source, des factures de transport, du paiement des chauffeurs, des rapports de « voyages » et de la tenue générale de la comptabilité. Elle était en contact régulier avec le comptable de Trucking.

[42] En ce qui concerne l'entreprise de vente de homard exploitée par M. Reynolds, Mme Christie était la personne qui effectuait les dépôts et retraits bancaires, qui encaissait les chèques et qui payait les pêcheurs. Elle recevait un salaire comme employée de Trucking et a dit que, pour ce qui est du travail qu'elle accomplissait pour l'entreprise de vente de homard de M. Reynolds, elle ne recevait aucune rémunération et n'en avait pas demandé.

[43] Elle a témoigné qu'elle avait quitté Trucking en juin 1991 après un différend au sujet des heures de travail. Elle a dit qu'elle et M. Reynolds ne s'étaient ensuite reparlé qu'une semaine avant le procès, lorsque Steven Bent, de Revenu Canada, l'avait appelée en vue d'une réunion; elle avait alors téléphoné à M. Reynolds pour savoir s'il connaissait la raison pour laquelle M. Bent voulait cette réunion.

[44] Mme Christie a dit qu'elle payait comptant les pêcheurs ou leurs épouses ou compagnes, sur présentation du bordereau indiquant le poids et le prix du homard. Elle niait avoir remis à qui que ce soit une espèce de reçu à signer en blanc et niait avoir paraphé quelque reçu que ce soit.

[45] En contre-interrogatoire, elle a dit qu'elle travaillait « pas mal » d'une manière autonome et généralement sans supervision stricte, bien qu'il y ait toujours eu quelqu'un avec elle dans le bureau. Elle tenait « trois ou quatre livres de comptes » pour Trucking, mais aucun pour l'entreprise de vente de homard.

[46] Toutefois, Mme Christie consignait bel et bien les opérations de l'entreprise de vente de homard de M. Reynolds. Elle a déclaré qu'elle établissait cette documentation de manière à ne pouvoir être accusée de détournement de fonds. Elle le faisait, a-t-elle dit, pour se protéger. Pour l'essentiel, le système qu'elle utilisait pour consigner les ventes de homard comprenait les éléments suivants :

a) Un reçu qu'elle établissait à partir du bordereau que lui remettait M. Reynolds. Ce reçu indiquait le poids des homards, le prix devant être payé par livre, la date de l'opération et le nom du pêcheur à qui les homards étaient achetés.

b) Un reçu appelé « reçu d'opération comptant » , soit une copie du reçu mentionné à l'alinéa a). Ce document était signé ou paraphé par le pêcheur lorsqu'il allait chercher les paiements comptant. Ce reçu indiquait le poids des homards achetés, le prix devant être payé par livre et le montant total dû au pêcheur.

c) Un journal dont les inscriptions indiquaient:

i) le nom de la personne qui achetait les homards à M. Reynolds,

ii) le nom du pêcheur qui vendait les homards à M. Reynolds,

iii) dans certains cas, le poids du homard que chaque pêcheur vendait à M. Reynolds et le prix payé par livre,

iv) le montant total dû au pêcheur,

v) dans certains cas, la manière dont l'argent comptant était versé au pêcheur, soit les coupures utilisées pour payer le pêcheur,

vi) la différence entre ce qui était payé par l'acheteur final à M. Reynolds et ce qui était payé au pêcheur par M. Reynolds.

[47] Dans son argumentation, l'avocat des appelants contestait la crédibilité de Mme Christie. Au cours du contre-interrogatoire auquel il avait soumis celle-ci, l’avocat disait que l'employeur précédent de Mme Christie avait été l'objet d'une enquête de Ressources humaines Canada au sujet d'irrégularités relatives à ce qui s'appelait alors la Loi sur l'assurance-chômage, et que, comme Mme Christie disait ne pas se souvenir de l'enquête, son témoignage n'était pas fiable. Toutefois, devant la forte opposition de l'avocat de l'intimée à ce questionnement, l'avocat des appelants avait concédé qu'il n'avait aucune preuve qu’une telle enquête avait jamais eu lieu. J'ai statué que, dans les circonstances, il ne s’agissait pas d’un questionnement approprié. Dans son argumentation, l'avocat des appelants a de nouveau soulevé cette question. Je trouve que ces attaques répétées de la part de l'avocat des appelants traduisaient un manque de professionnalisme. Je m'attendais à ce que les arguments soient fondés sur des éléments de preuve valables présentés au procès.

[48] Je conclus que les documents établis par Mme Christie reflètent l’état véritable des choses. Le système de tenue de livres de Mme Christie constatait les opérations depuis le moment où le homard était pesé à l'usine de transformation jusqu'au moment où le pêcheur était payé. Dans les écritures de journal (pièce R-1), les opérations contestées faites par chacun des appelants ne représentent pas des écritures distinctes mais font partie des colonnes de noms et de montants faisant état de la vente totale de homard aux acheteurs de M. Reynolds. Inscrire une fausse opération dans ces pages nécessiterait que toute la page soit refaite pour en maintenir l'authenticité; Mme Christie ne pouvait simplement établir un faux reçu et inscrire un nom et un montant dans les écritures comptables. Les appelants ont reconnu l'exactitude de plusieurs opérations faisant l’objet d’écritures de journal, et il n'y a aucune raison de croire que d'autres écritures de journal sont fausses.

[49] On n'a avancé au procès aucune raison pour laquelle Mme Christie aurait fait de fausses inscriptions comptables. Mme Christie a témoigné que ses relations avec Brian Reynolds, soit la seule personne qui aurait pu bénéficier de la falsification des livres, étaient tendues. Elle a témoigné que les livres qu'elle tenait étaient contemporains des événements en cause. Des opérations conclues avec des personnes autres que les appelants sont également consignées. Aucun des appelants n'a pu démontrer l'existence d'une erreur importante dans les documents établis par Mme Christie.

[50] Sur la foi de l'ensemble du témoignage de Mme Christie, je conclus qu’elle était un témoin fiable et relativement crédible, malgré le fait qu'elle a volontairement participé à l'entreprise que M. Reynolds exploitait « au noir » .

Steven Bent

[51] Steven Bent travaille au bureau de district de Revenu Canada à Halifax et, avant 1994, il travaillait à la section de la vérification des dossiers d'entreprises, toujours à Revenu Canada.

[52] M. Bent avait pour la première fois contacté M. Reynolds en septembre 1992, pour effectuer une vérification au sujet de Trucking, et au cours de la vérification il avait découvert les opérations de vente de homard en cause. Après avoir interrogé M. Reynolds, M. Bent avait contacté diverses personnes aux États-Unis avec qui M. Reynolds avait fait des affaires, et M. Bent avait pu obtenir des copies de chèques oblitérés de ces entreprises américaines. M. Bent avait alors fixé un rendez-vous avec Mme Christie afin de discuter des ventes. Au début, a-t-il dit, elle était réticente à divulguer des renseignements, mais il avait fallu peu de temps pour qu'elle révèle qu'elle consignait les opérations de vente de homard pour ne pas être accusée d'avoir pris de l'argent. Elle lui avait dit que les documents étaient au bureau de Trucking et que ces documents révéleraient avec qui M. Reynolds faisait des affaires et qui avait reçu de l'argent.

[53] L'étape suivante dans le travail de M. Bent avait consisté à demander à M. Reynolds ce qu'il avait à dire là-dessus, et M. Reynolds avait fini par reconnaître ses ventes de homard aux États-Unis. M. Reynolds a fourni à M. Bent la documentation établie par Mme Christie.

[54] M. Bent a également dit qu'il avait rencontré M. Kelley le 11 février 1993. M. Kelley lui avait dit qu'il ne faisait pas d'opérations au comptant et qu'il déclarait la totalité de ses revenus. M. Kelley avait également dit qu'il ne connaissait pas Brian Reynolds.

[55] M. Bent a expliqué que les documents figurant dans la pièce A-1 représentent des paiements à chaque appelant qui sont « liés au total » et qui correspondent aux chèques faits à l’ordre de M. Reynolds par des acheteurs américains.

DÉCISION

[56] Au cours du procès, je me suis rendu compte que, à l'exception de MM. Savage et Bent, aucun des témoins que j'avais entendus n'avait été tout à fait franc dans sa déposition. Certains manquaient moins de franchise que d'autres. Par exemple, Dale Smith et Clare Smith ont tous les deux d'abord nié les ventes qui avaient été faites à M. Reynolds et qui, ce dernier a indiqué à Revenu Canada, avaient bel et bien eu lieu. Ils avaient écrit à Revenu Canada pour nier expressément l'existence de telles ventes. Lorsqu'un contribuable ment aux autorités fiscales à l'étape de la cotisation ou de l'opposition, sa crédibilité au procès peut également être suspecte : Huzan v. M.N.R., 91 DTC 1257, aux pages 1262 et 1263. Pour ce qui est du témoignage de Mme Christie, cette dernière aurait dû connaître la source des initiales que les appelants Clare Smith et Dale Smith nient avoir écrites.

[57] Dans son argumentation écrite, l'avocat des appelants demandait que j'accueille les appels puisque les appelants Stanley Kelley, Clare Smith et Dale Smith avaient présenté des preuves qui faisaient naître un doute réel et important au sujet des cotisations en cause. Il accordait beaucoup de poids au témoignage de M. Savage comme élément réfutant la légitimité des cotisations. L’avocat soutenait en outre que, comme elles se fondaient sur des renseignements fournis par M. Reynolds et par Mme Christie, les cotisations n'étaient pas bonnes, M. Reynolds ayant « participé à un stratagème vaste et complexe d'évasion fiscale » et Mme Christie ayant « joué un rôle important dans ce stratagème » en recréant certains des prétendus reçus et factures.

[58] Je ne suis pas d'accord avec l'avocat des appelants. Ayant examiné la déposition de chacun des témoins, je dois conclure qu'il y a des inconséquences plus sérieuses dans les dépositions des appelants que dans celles des témoins de l'intimée.

[59] Pour avoir gain de cause, il ne suffit pas que les appelants attaquent l'entreprise exploitée par M. Reynolds en faisant valoir qu'elle avait pour objet de frauder le fisc. Chacun des appelants doit me convaincre, selon la prépondérance des probabilités, qu'il n'a pas conclu avec M. Reynolds les opérations que Revenu Canada dit qu'il a conclues. Aucun des appelants Clare Smith, Dale Smith et Stanley Kelley n'y est parvenu, et chacun de leurs appels est en conséquence rejeté, avec frais.

[60] L'appel de Laura Kelley est également rejeté, sans frais, puisque le revenu de M. Kelley ne sera pas modifié par suite de l'appel qu'il a interjeté.

Signé à Ottawa, Canada, ce 23e jour d'avril 1998.

« Gerald J. Rip »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 30e jour de juillet 1998.

Erich Klein, réviseur



1            Toby Perry faisait appel des cotisations d'impôt sur le revenu établies à son égard pour 1989 et 1990 pour le même motif que Stanley Kelley, Clare Smith et Dale Smith. Il n'était pas présent au procès. Au début de la deuxième journée du procès, l'avocat des appelants a dit que M. Perry se désistait de ses appels. Les appels de M. Perry sont donc rejetés, avec frais.

2            Dans son argumentation, l'avocat de l'intimée a demandé qu'aucun poids ne soit accordé au témoignage de M. Savage selon lequel Mme Christie peut être la personne qui a écrit les initiales, puisque M. Savage n'avait exprimé aucun avis sur cette question dans son affidavit. L'intimée n'a donc pas eu la possibilité de préparer une réponse à ce témoignage.

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