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Date: 19980731

Dossier: 96-2347-IT-G

ENTRE :

JIM JOHNSTON,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

(Rendus oralement à l'audience à Toronto (Ontario), le 19 juin 1998)

Le juge Bell, C.C.I.

POINTS EN LITIGE

[1] Comme l'indiquent l'avis d'appel et la réponse à l'avis d'appel, il s'agit en l'espèce de savoir :

a) si l'appelant avait une attente raisonnable de profit à l'égard de certaines activités qu'il exerçait dans les années d'imposition 1991 et 1992;

b) si les dépenses engagées et déduites par l'appelant ont été engagées en vue de tirer un revenu d'une entreprise au sens de l'alinéa 18(1)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ).

[2] La réponse à l'avis d'appel posait subsidiairement la question de savoir si les dépenses déduites étaient raisonnables dans les circonstances, mais, aucun argument n'ayant été présenté par l'avocat de l'intimée à cet égard, cette question ne sera pas examinée dans les présents motifs.

FAITS

[3] L'appelant s’est dit un « dirigeant d'entreprise » . Après ses études secondaires, il a étudié deux ans à l'université York, d'où il est parti parce qu'il voulait lancer une entreprise. Pendant qu'il était étudiant, il achetait des voitures qui ne fonctionnaient pas, les réparait, puis les vendait. L'été, il travaillait dans le domaine de la construction et de l'installation de piscines. Après ses études, sa première entreprise a été une entreprise de distribution de produits chimiques de nettoyage. Avant son mariage, il s'occupait de transporter dans une camionnette des liasses d'exemplaires du Toronto Star qu'il déposait à des coins de rue aux fins de la livraison.

[4] Sa vision des conséquences de la crise du pétrole en 1974 et dans les années suivantes le portait à croire que les gens aisés délaisseraient les régions favorisées par les vacanciers pour s'installer dans des secteurs comme Caledon Hills, où il avait grandi. Il projetait de construire et d'entretenir des piscines. Pour des raisons personnelles, il n'a jamais lancé cette entreprise. Il a ensuite acheté une concession pour vendre des produits chimiques de nettoyage de porte à porte, de sorte que son épouse — il s'était marié en 1976 — puisse aussi participer et gagner un revenu. Il a dit qu'il pouvait faire cela à temps partiel, exerçant à cette époque un emploi à temps plein au bureau de poste.

[5] En 1978, il a fondé la Custom Design Installation Ltd. (la « Custom » ). Celle-ci livrait et installait du mobilier de bureau. L'expansion de l'entreprise a pris plusieurs années. L'appelant a témoigné que lui et son épouse avaient commencé à recevoir des chèques de paye réguliers en 1981. En 1988, 20 installateurs travaillaient pour la Custom à temps plein, et celle-ci avait un revenu brut se situant entre 1,2 et 1,3 million de dollars.

[6] L'appelant a été profondément affecté par le décès de son père, en 1984, et s’est rendu compte qu'il devait mettre fin à son habitude de travailler sept jours par semaine. Il a alors pris ses premières vacances depuis neuf ans, voyageant aux Bahamas en bateau de plaisance. En 1985, il a pris une semaine de vacances aux Antilles, où il est encore monté à bord d'un bateau affrété, cette fois-ci pour une « croisière d'un jour » . Il a répété cette expérience en 1986 à Antigua.

[7] Après avoir consulté le cabinet d'expertise comptable Clarkson Gordon au sujet de sa décision de travailler moins intensément et après une période où il a contacté et interrogé plusieurs personnes, il a vendu 50 p. 100 de sa compagnie à un dénommé Love, dont les attentes concernant l'entreprise, soit y travailler jusqu'à sa retraite, étaient semblables à celles de l'appelant.

[8] L'appelant était toujours à la recherche d'occasions d'affaires. Il observait notamment la manière dont les exploitants de yachts dirigeaient leurs entreprises. Il a remarqué qu'ils semblaient avoir des listes d'attente et que lui et son épouse devaient patienter plusieurs jours avant d'obtenir une réservation.

[9] Un de ses projets était de restaurer des voitures et de les revendre d’une façon sophistiquée, et il a acheté dans ce but un immeuble comportant un garage chauffé et à trois aires de service. Il n'a pas encore créé cette entreprise. Il s'intéressait aux voitures et aux bateaux. Lorsqu'il était jeune, son père avait une ferme d'agrément, et c'est là où, disait-il, il avait appris à réparer des tracteurs et de l’équipement et avait appris ce que c'est que de travailler dur. Il s’est dit attiré par la réparation. Il a également dit qu'il travaillait en étroite collaboration avec son comptable agréé de Clarkson Gordon, qu'il n'avait pas de formation en affaires et que, lorsqu'il avait des idées ou qu'il recevait des informations qui l'intéressaient, il en parlait avec son comptable. Clarkson Gordon était en train d'établir un prospectus pour la Bimini, une compagnie d'affrètement des îles Vierges qui faisait ce que l'appelant voulait faire. Clarkson Gordon, a-t-il dit, était bien au courant de ces activités.

[10] Un grand nombre de pièces ont été déposées auprès de la Cour dans l’intention manifeste de démontrer que l'appelant envisageait sérieusement de lancer une entreprise d'affrètement de yachts, et de faire état des expériences qu’il avait vécues et des difficultés qu'il avait rencontrées après avoir lancé une telle entreprise. Il y avait 25 de ces pièces, soit des barèmes de tarifs d'affrètement de yachts concernant la Bimini, des factures reçues de Clarkson Gordon en 1987 et en 1988 relativement à des consultations liées à ce type d'entreprise, d'autres renseignements sur des tarifs d'affrètement et plusieurs notes manuscrites, d’un total d’environ 14 pages, sur les modes d'exploitation de diverses entreprises d'affrètement. Les pièces résumaient les calculs relatifs à des opérations, faisaient état de conversations avec des personnes ayant de l'expérience dans de telles entreprises ainsi que d’occasions où l’appelant avait assisté au salon nautique de Toronto, etc. L'appelant a été impressionné par le temps qu'il fait aux îles Vierges, où il est allé pour la première fois en 1987; d'après lui, ce sont des îles magnifiques où la température est toujours entre 75 et 80 degrés Fahrenheit. De retour à Toronto, il a appelé le ministre du Tourisme et de l'Industrie des îles Vierges britanniques et l’a rencontré au salon nautique de Toronto. Les îles Vierges britanniques ( « IVB » ) avaient un stand à ce salon. Des compagnies d'affrètement de yachts, qui avaient toutes leur centre d’opérations aux îles Vierges et la plupart aux IVB, étaient également représentées au salon. Le ministre a guidé l'appelant vers les compagnies de gestion de yachts appropriées, et l'appelant a eu des discussions avec leurs représentants. L'appelant a dit qu'il essayait de déterminer comment gagner de l'argent et quel type d'investissement donnerait ce résultat. Il a ramassé un certain nombre de documents distribués au salon nautique et les a apportés aux experts-comptables de Clarkson Gordon, à qui il a demandé de les examiner. En novembre 1987, il est allé aux îles Vierges pour examiner de près le domaine de l’affrètement de yachts après avoir pris des rendez-vous à cette fin. Il voulait voir les installations et déterminer qui semblait être le meilleur groupe avec lequel faire affaire. Il a été impressionné par la Tropique Island Yacht Management (la « Tropique Island » ), dont les bateaux usagés et bien entretenus étaient à quai en plein dans une ville. Il a dit que l'emplacement était important parce que l'on pouvait s'approvisionner à proximité aux fins des contrats d'affrètement. Il y avait également un hôtel à cet endroit ainsi que des installations de première classe. L’appelant avait rencontré Rolf Steinhueble ( « M. Steinhueble » ), le propriétaire de la Tropic Island, au salon nautique de Toronto. Il avait obtenu des exemplaires de contrats et de barèmes de tarifs. M. Steinhueble l'avait avisé qu'il accepterait un bateau usagé dans sa flottille. Ils avaient discuté des types de bateaux qui seraient acceptables.

[11] L'appelant avait le barème de tarifs pour un Whitby 42. Il a établi des estimations, fondées sur le nombre de semaines par année où l'entreprise pourrait être exploitée, des revenus auxquels il pourrait s'attendre. Il a reçu des propositions de diverses compagnies quant au pourcentage des revenus qui pourrait être retenu. Il s’est finalement résolu d'acheter un Whitby 42. Il a commencé à en chercher un à Toronto, puis à l'extérieur de la ville, parce qu'il y avait, pour reprendre ses propres termes, [traduction] « un bon nombre de ces bateaux-là dans la région des Grands Lacs » . Il n'en a pas trouvé en Ontario. Le deuxième marché le plus près, d'après l'appelant, était l'Est des États-Unis. Il a découvert qu'il y avait des possibilités à Annapolis (Maryland), dans la région de la Baie de Chesapeake, un secteur de premier plan dans le domaine de l'affrètement. Il a contacté un courtier, et ce dernier lui a trouvé un Whitby 42 qui le satisfaisait. Ce bateau s'appelait l'ORION. L'appelant a dit que le bateau avait l’air de n’avoir jamais navigué, que l'ancien propriétaire était un homme méticuleux et que le bateau n'avait guère été utilisé au cours de ses six saisons. Il a ajouté que le bateau était en parfait état. Il en a obtenu toutes les caractéristiques et a retenu les services de la compagnie Manning Marine Survey aux fins de l'établissement d'un rapport de visite concernant le bateau. Ce rapport de neuf pages et demie concluait en disant :

[TRADUCTION]

Ce bateau a, d'une manière générale, été bien construit, avec de bons matériaux et selon des méthodes acceptables. Il semble également avoir été plutôt bien entretenu et a actuellement besoin de relativement peu de rectifications et de réparations, comme l'indique le rapport.

La conclusion a aussi indiqué que la valeur marchande actuelle était évaluée à 110 000 $, tandis que le coût de remplacement était estimé à 180 000 $. L'appelant a pris des photos du bateau et, muni de ce rapport, s'est rendu en avion à Tortola, où M. Steinhueble l’a avisé qu’il accepterait le bateau. L'appelant est ensuite retourné à Annapolis, a fait une offre pour le bateau et l’a acheté 105 000 $US. Il a versé un acompte de 15 000 $CAN et, pour le solde, a fait un emprunt bancaire de 125 000 $, le bateau étant donné en garantie. D'autres documents montrent qu'on a retenu les services de la compagnie Seven Seas Yacht Deliveries pour qu’elle amène le bateau aux IVB. Le bateau est arrivé à destination. Le contrat de gestion d'affrètement conclu avec la Tropic Island en date du 18 août 1988 et une note de crédit en date du 4 janvier 1989 concernant les premiers frais d'affrètement ont été déposés en preuve.

[12] L'appelant a témoigné qu'il avait eu un certain nombre de problèmes avec la Tropic Island. Il a dit qu'une foule de travaux inutiles avaient été faits sur le bateau, qu'on lui avait facturé des travaux qui n'avaient pas été effectués, qu'on lui avait facturé deux fois certains travaux et que la compagnie ne générait pas autant d’affrètements qu'elle avait promis.

[13] L’appelant s’est rendu aux IVB, où il a appris que la Tropic Island quittait Road Town, le centre d'activité, pour s’installer à une marina située dans une région éloignée. Cette marina avait été abandonnée par une compagnie d'affrètement de yachts ayant fait faillite. Selon l’appelant, des réparations étaient nécessaires et il n'y avait aucune installation pour l'approvisionnement. Sa relation avec M. Steinhueble s’est rapidement détériorée.

[14] L’appelant a fait établir un nouveau rapport de visite en juin 1989 aux fins des assurances. Le 18 août 1989, il a reçu de James C. Hall, un homme qu’on disait expérimenté dans l’industrie touristique, deux lettres recommandant un [traduction] « exploitant honnête et fiable de services d'affrètement dans les Caraïbes » . Il a conclu une convention de gestion d'affrètement avec cette compagnie (la « Tortola » ) en septembre 1989, et selon la convention le premier voyage par bateau affrété devait avoir lieu en novembre de cette année-là. L’association avec la Tortola s’est également révélée insatisfaisante. L'appelant a dit qu'il avait fait affaire avec la Tortola pendant environ deux ans et demi et que l'expérience avait été semblable à celle qu'il avait eue avec la Tropic Island, sauf qu’il y avait eu un peu plus d’activités d'affrètement. Il a dit que les factures de réparations étaient les mêmes, voire pires, que cette compagnie n'était pas prospère et qu'elle cherchait à gagner de l'argent en faisant des réparations inutiles sur son bateau. Il a également dit que, en 1988, un ouragan avait eu un effet sur les affaires et que, en 1989, un autre ouragan avait dévasté les îles Vierges. Il s'était rendu là-bas pour évaluer les dommages : il a dit que des yachts étaient éparpillés, à flanc de coteau, sur une distance de plus de 100 pieds, qu'un certain nombre d’entre eux avaient coulé et que des installations avaient carrément été détruites. Il a déclaré qu'il en était arrivé au point où il avait dit à la Tortola de cesser toutes réparations, sauf si elle l'avisait et lui donnait des estimations à l'avance. Il a témoigné qu'il avait appris qu'on se servait de son bateau pour faire faire des croisières d'un jour à des clients d'hôtel et qu'il n'avait reçu sa part que pour une seule de ces croisières. Il a dit qu'une lettre en date du 10 juillet 1990 indiquait que les coûts montaient en flèche et que les frais mécaniques seraient majorés, tout comme les frais concernant la surveillance du navire, la publicité, les aires d'entreposage sous clef, les assurances et l'utilisation faite par le propriétaire. Il a en outre mentionné qu’un attentat à la bombe survenu dans l’espace aérien de l’Écosse avait eu un effet défavorable sur le trafic aérien à destination des îles Vierges. L'avocat de l'appelant a en outre déposé en preuve un message que l’appelant avait reçu par télécopieur et qui recommandait une personne capable de gérer le bateau. Il n'y avait pas eu de suite à cette recommandation.

[15] L'appelant a aussi témoigné quant aux mesures qu’il avait prises dans le but de comprimer les dépenses, par exemple en transférant le bateau à Nanny Cay, un poste d'amarrage pas très joli mais peu coûteux. Il a également décidé d'opter pour des affrètements non plus à coque nue, mais avec équipage, ce qui, était-il d'avis, permettrait de réduire les dommages causés au bateau.

[16] Il a eu affaire à un certain Billy Flynn ( « M. Flynn » ), qui devait l'aider à s'occuper du bateau et à trouver des affrètements. Aucun nouvel affrètement en a résulté.

[17] L'appelant a dit que, après ces déceptions, il avait étudié le marché de Toronto et avait décidé de retourner dans cette ville. Il a ajouté qu'après deux mois d'efforts il avait trouvé un équipage pour amener le bateau à Toronto. Il est allé aux IVB pour le départ du bateau. Le principal membre de l'équipage avait des documents pour la navigation astronomique. L’appelant a lui-même fait de nombreuses réparations au bateau, les gens qu'il avait engagés à cette fin n'ayant rien fait ou presque. Il a acheté un système « GPS » (système mondial de localisation), mais l'équipage n'a pas apporté assez de piles pour l'utiliser. Le bateau est parti la première semaine d'octobre 1992, mais l'équipage s’est égaré. Selon l’appelant, à cause de la panique et de la fatigue des membres de l'équipage, le bateau s'est fait échouer sur un récif aux Bermudes. On a avisé l'appelant qu'il n'y avait pas beaucoup de dommages, mais cela s’est révélé ne pas être le cas. L'appelant a reçu un appel téléphonique d'une installation maritime des Bermudes à l’effet que le bateau avait besoin de nombreux travaux, et il s’est donc rendu aux Bermudes. Il a repris la possession de son système GPS et a fait en sorte que le capitaine soit renvoyé de l'île. Le bateau est resté aux Bermudes jusqu'en juillet 1993. L'appelant a réuni un nouvel équipage compétent, qui s’est rendu jusqu'à Toronto. Selon l’appelant, la plupart des réparations faites aux Bermudes avaient été mal faites, tous les systèmes avaient fait défaut entre les Bermudes et les États-Unis, le bateau avait été en train de couler et la garde côtière américaine avait sauvé l'équipage. À Toronto, le bateau a été amené à Pickering, où il est resté deux ans dans un centre de réparation de bateaux qu'avait choisi la compagnie d'assurances. L'appelant a témoigné qu'il participait à d'autres activités et que le bateau n'avait en conséquence pas servi pendant une autre année — jusqu'en 1997. Le bateau a alors été amené à la marina Bluffer's Park pour des réparations supplémentaires. L'appelant a dit qu’il a l’intention de l'utiliser, à l'aide d'un équipage de cet endroit, à des fins d'affrètement. En contre-interrogatoire, il a été établi que l’appelant n’avait guère, voire pas du tout, demandé de déductions pour amortissement par rapport au bateau.

[18] Bien que l'appelant ait dit qu'il pensait que le taux bancaire d'intérêt était d'environ 10 1/4 p. 100, l'avocat de l'intimée soutenait que le taux était d'au moins 13 p. 100. Aucun élément de preuve satisfaisant ne permet d'établir quel était le taux effectif. Selon l’appelant, il avait des documents concernant le prêt bancaire, mais son épouse, qui contrôlait ce dossier, a apporté certains des documents à son avocat aux fins d’une action en divorce, et ces documents ont disparu. Le divorce définitif remonte à 1993. L'avocat de l'intimée a en outre posé des questions quant au nombre de fois que l'épouse de l'appelant avait accompagné ce dernier aux IVB. Ces questions ont finalement abouti a une déclaration de la part de l'appelant que les frais des voyages en question avaient été déduits par la compagnie. Il a également dit que, lors de ces voyages, ils passaient la nuit à bord du bateau plutôt que dans un hôtel coûteux.

[19] Il a été établi que les chiffres pertinents, y compris ceux concernant les pertes, étaient les suivants :

Année d'imposition

Revenu brut

Dépenses

Revenu net (perte)

1988

Néant

17 719 $

(17 719 $)

1989

15 144 $

43 821 $

(28 377 $)

1990

22 973 $

64 109 $

(41 136 $)

1991

7 227 $

39 232 $

(32 005 $)

1992

Néant

60 927 $

(60 927 $)

1993

Néant

51 450 $

(51 450 $)

[20] En contre-interrogatoire, on a aussi demandé à l'appelant, à deux reprises, pourquoi il ne s'était pas débarrassé du bateau.

[21] L'avocat de l'appelant a consigné en preuve les extraits suivants de l'interrogatoire préalable de Joseph Florentino, vérificateur d'entreprise du ministère du Revenu national :

[TRADUCTION]

54. Q. Je voudrais passer en revue avec vous les hypothèses du ministre figurant dans la réponse. À l'alinéa 15a) de la réponse, on dit que l'appelant n'avait pas de formation dans ce domaine; cette hypothèse s'applique-t-elle à, disons, 1987 ou 1988 ou s'applique-t-elle à 1991?

R. Elle s'applique au début de la période, lorsqu'il a lancé l'entreprise d'affrètement.

55. Q. Pour ce qui est de l'alinéa 15b), aviez-vous des informations selon lesquelles il avait des entreprises autres que la Custom Design Installation Limited et que l'entreprise d'affrètement de yachts?

R. Non. Non.

56. Q. On dit à l'alinéa 15c) que l'appelant n'avait établi aucun plan d'entreprise pour déterminer si cette entreprise serait rentable. Aujourd'hui, votre avocat a, d'une manière relativement détaillée, fait état d'un recueil de notes manuscrites produites par M. Johnston et, en effet, de l'explication de ce dernier. Avez-vous vu ces documents lorsque vous avez effectué votre vérification?

R. Non.

57. Q. C'était aujourd'hui la première fois que vous les voyiez?

R. Oui.

58. Q. Les chiffres figurant à l'alinéa 15d) sont conformes aux chiffres qui figurent dans les déclarations d'impôt. Sommes-nous d'accord, monsieur Ghan, sur le fait que les revenus et les dépenses ne sont pas contestés aux fins de ce procès et qu’on n’a pas besoin de les prouver individuellement? Nous pouvons simplement passer au point juridique?

M. GHAN : Je ne pense pas. Nous contestons...

LE DÉPOSANT : Non, nous ne contestons pas cela.

ANALYSE ET CONCLUSION

[22] Dans les causes relatives à l'attente raisonnable de profit, on cite presque toujours l'arrêt Moldowan v. Her Majesty The Queen, 77 DTC 5213, et ce peu importe la situation de fait existante. Dans l'affaire Moldowan, le juge Dickson, qui traitait de la question de savoir si le revenu de l'appelant ne provenait principalement ni de l'agriculture ni d'une combinaison de l'agriculture et de quelque autre source1, a dit, à la page 5215 :

Il y a d'abord eu controverse, mais il est maintenant admis que pour avoir une « source » de revenu, le contribuable doit avoir en vue un profit ou une expectative raisonnable de profit. L'expression source de revenu équivaut donc au terme entreprise [...]

Le mot « entreprise » est défini comme suit à l'article 248 de la Loi :

« entreprise » ou « affaire » comprend une profession, un métier, un commerce, une industrie ou une activité de quelque genre que ce soit et, sauf pour l'application de l'alinéa 18(2)c), de l'article 54.2 et de l'alinéa 110.6(14)f), un projet comportant un risque ou une affaire de caractère commercial, mais ne comprend pas une charge ou un emploi;

[23] Dans la jurisprudence au sujet de l'attente raisonnable de profit — un défilé de causes apparemment sans fin — on n'a guère prêté attention à cette définition du mot « entreprise » , voire pas du tout. On fait remarquer que, dans bien d'autres cas, y compris en l’espèce, il ne s’agit pas de déterminer s'il existait une source de revenu. Dans ces autres cas, il y avait une entreprise, tout comme en l'espèce. Une question à poser est si la notion d' « attente raisonnable de profit » , engendrée et alimentée par la tentative pour déterminer si une source de revenu existait ou non, aurait dû céder le pas devant ce qui était indiscutablement une « entreprise » . Les faits de l'espèce établissent clairement que l'appelant participait dans une « activité de quelque genre que ce soit » et, assurément, dans « un projet comportant un risque ou une affaire de caractère commercial » . Dans plusieurs affaires, cet aspect ne semble pas avoir été porté à l'attention des tribunaux. Assurément, il n'en a pas été question dans ce qui sont décrites comme des décisions importantes en matière d'attente raisonnable de profit. En fait, la jurisprudence à ce sujet a, de son origine dans la notion de « source de revenu » , dépassé la notion d’ « entreprise » pour devenir le principal point de référence en ce qui a trait à la déductibilité des dépenses d'entreprise.

[24] Comme le disait le juge Linden, à la page 6006 de l'arrêt Tonn v. Her Majesty the Queen, 96 DTC 6001, au sujet de l'extrait précité de l'arrêt Moldowan :

Ces commentaires, qui sont bien connus des professionnels et du personnel du ministère, sont devenus le premier et souvent le dernier argument invoqué dans la plupart des cas concernant la déductibilité d'une dépense d'entreprise. Les mots « expectative raisonnable de profit » constituent donc maintenant un critère de référence permettant habituellement de trancher les litiges qui concernent la déductibilité des frais d'entreprise.

[25] Dans son examen de l'origine du critère de l'attente raisonnable de profit, le savant juge a traité de la « source de revenu » et du fait que ce critère est plus strict que celui de la fin commerciale prévu au paragraphe 9(1) et à l'alinéa 18(1)a) de la Loi. Il a dit à la page 6008 que le critère exige la présence d'une intention de réaliser un bénéfice et que cette intention doit être raisonnable sur le plan objectif. Face à un certain nombre de décisions qui ont en pratique épuisé les possibilités de discussion de l' « attente raisonnable de profit » , je n'entends nullement mettre en question les fondements de ce principe qu’on a déjà examiné dans plus de détails que nécessaires. Vu que la jurisprudence m’oblige d'appliquer ce critère, même lorsque la preuve de l'existence d'une entreprise légitime ne fait aucun doute, je citerai certains passages des motifs du jugement rendus par le juge Linden dans l'affaire Tonn. À la page 6009, le juge Linden a dit :

Je me suis attardé à l'origine du critère de « l'attente raisonnable de profit » , parce qu'il est nécessaire de bien comprendre ce concept pour trancher la présente demande. Comme formulation jurisprudentielle des objets de la Loi, le critère de l'arrêt Moldowan convient on ne peut mieux aux situations dans lesquelles le contribuable cherche à éviter de payer de l'impôt en structurant ses affaires de façon inappropriée, notamment lorsqu'il tente de déduire une dépense engagée pour obtenir un remboursement d'impôt ou de déduire des dépenses d'entretien ménager personnelles sous le couvert d'une entreprise de services de dactylographie exploitée par son épouse. Il s'agit, dans tous ces cas, de situations dans lesquelles le contribuable applique la Loi à des fins inappropriées et dans lesquelles le critère de l'arrêt Moldowan a été appliqué à juste titre pour refuser la déduction, parce que celle-ci allait à l'encontre des objets de la Loi.

Cependant, le respect des objets de la Loi exige-t-il que les déductions de pertes provenant d'entreprises exploitées de bonne foi soient refusées pour la simple raison que le contribuable a fait preuve de mauvais jugement? Je ne le crois pas. Si l'examen de la bonne foi du contribuable est nettement justifié dans certains cas, le régime fiscal ne devrait pas décourager ou pénaliser les contribuables qui ont pris des décisions honnêtes, mais erronées. Le régime d'imposition n'est pas fondé sur l'examen du sens des affaires de façon à accorder les déductions aux contribuables perspicaces et à les refuser à ceux qui ont manqué de jugement. L'imposition repose plutôt sur la situation économique du contribuable telle qu'elle est, et non telle qu'elle devrait être, sous réserve des commentaires figurant plus loin.

[...]

Par conséquent, le critère de l'arrêt Moldowan est un critère utile qu'il est possible d'appliquer pour conclure qu'une activité du contribuable est inappropriée en l'absence d'éléments de preuve plus directs. Ainsi, lorsque les circonstances ne soulèvent nullement la question de savoir si une perte d'entreprise a été engagée dans un but personnel ou dans un but non lié à l'entreprise, le critère devrait être appliqué avec modération et avec une latitude favorisant le contribuable, dont le sens des affaires a peut-être fait défaut.

Mon intention n’est pas de faire appliquer ces derniers termes à l'appelant dans l'affaire en instance. À la page 6012, le juge Linden a dit :

L'application du critère de l'arrêt Moldowan principalement comme critère objectif vise donc à empêcher les réductions d'impôt illégitimes: le critère ne doit pas servir d'instrument permettant de faire des conjectures sur l'appréciation commerciale des contribuables. Un avertissement doit être formulé dans les cas où le critère est appliqué aux activités commerciales. Sauf s'il en est prévu autrement dans la Loi, les erreurs de jugement n'empêchent pas un contribuable de réclamer les déductions des pertes qui en découlent.

Il a ensuite cité un ouvrage de doctrine et deux jugements qui renforcent ce point de vue.

[26] L'appelant était un témoin tout à fait crédible. J'accepte son témoignage. L'appelant était et continue à être un entrepreneur pour qui il faut créer des entreprises commerciales et les poursuivre, ou les abandonner si on n'est pas convaincu qu'elles seront fructueuses. La preuve étaye l'existence de cet esprit d'entreprise et de cette activité d'entrepreneur. Elle fait nettement état du succès de l'appelant dans la création et le maintien de la Custom.

[27] On imagine difficilement que l'appelant aurait pu faire plus pour s’assurer que son examen du domaine de l'exploitation de yachts dans lequel il cherchait à se lancer a été non seulement raisonnable, mais profond. La preuve indique clairement qu'il a consulté des spécialistes concernant le bateau et le type d'exploitation, et qu’il s’est adressé à des personnes expérimentées pour de l’aide sur d'autres questions. Le fait qu'il a eu des difficultés dans un milieu où on semblait non seulement faire fi de l'éthique commerciale, mais commettre des actes frauduleux, ne milite pas contre son sens des affaires. Il a éprouvé des difficultés d'origine humaine et naturelle qui n’avaient pas été prévisibles. On pourrait dire qu'il a été extrêmement malchanceux en ce qui a trait à plusieurs des événements décrits précédemment. Toutefois, il est clair dans mon esprit que cet homme s’est lancé dans l'affrètement de yachts pour parvenir à en faire une activité rentable. La réponse à l'avis d'appel a dit qu'avant de se lancer dans cette activité, l'appelant n'avait [traduction] « établi aucun plan d'entreprise pour déterminer si cette entreprise serait rentable » . Il est clair que cette déclaration est inexacte, comme l'ont manifestement démontré la preuve présentée par l'appelant et les aveux faits par le vérificateur du ministère du Revenu.

[28] Le juge Linden a dit que le critère devrait être appliqué avec modération et avec une latitude favorisant le contribuable, dont le sens des affaires a peut-être fait défaut. Les motifs du jugement qu'il a rédigés dans l'affaire Tonn permettent des décisions commerciales honnêtes, mais erronées. En l'espèce, je ne conclus pas que l'appelant a pris des décisions commerciales erronées. Je ne conclus pas que son sens des affaires a fait défaut.

Le juge Linden disait aussi que les erreurs de jugement n'empêchent pas un contribuable de réclamer les déductions des pertes découlant de ces erreurs. Il semble clair qu'il voulait dire par là que les déductions n'étaient pas prohibées et non pas simplement que le fait de réclamer des déductions n'était pas prohibé.

[29] Selon moi, l'appelant a essayé de faire fonctionner cette entreprise, même dans l'adversité. Au bout du compte, il a décidé (soit une décision commerciale) de transférer ses opérations au Canada. Les événements désastreux survenus aux Bermudes, et lorsque le bateau, après de longues réparations, naviguait entre les Bermudes et les États-Unis, étaient tout à fait indépendants de sa volonté. L'appelant projette maintenant de recommencer l'exploitation de cette entreprise au Canada et tirera sans aucun doute profit de l'expérience qu'il a acquise jusqu'à date.

[30] Ce n’est pas au ministère du Revenu de déclarer qu'un homme d'affaires devrait cesser son activité. Telle est la prérogative de l'homme d'affaires dans une société libre favorisant l'esprit d'entreprise. Un échec dû à un facteur indépendant de ses efforts sincères ne devrait pas nécessairement compromettre sa possibilité de déduire des pertes. Il est évident que, même si elle avait préalablement obtenu des avis d'experts selon lesquels elle n'avait pas d'attente raisonnable de profit, une personne ayant réalisé des profits pendant la première année d’exploitation d'une entreprise serait imposée là-dessus. Supposons qu'une telle personne puisse présenter des éléments de preuve provenant de titulaires d'une maîtrise en administration des affaires, de directeurs généraux de sociétés, de comptables possédant de bonnes connaissances dans le domaine des affaires, etc., et indiquant hors de tout doute qu'aucune attente raisonnable de profit n'existait. Ce contribuable ne gagnerait pas grand-chose à faire valoir au percepteur d'impôt qu'il n'aurait pas dû être imposé parce qu'il n'avait aucune « attente raisonnable de profit » . Voilà la logique de cette rue à sens unique.

[31] Dans les circonstances, je n'ai aucune hésitation à conclure que l'appelant avait lancé une entreprise dans l'intention de réaliser un profit et avec une attente de profit. Vu tous les rapports de visite qu'il avait commandés et les démarches qu'il avait faites, notamment au cours des années en cause dans l'appel, cette attente était raisonnable. Ce n’est pas au percepteur d'impôt ni à la Cour de formuler des observations quant à savoir quelles démarches commerciales il aurait dû faire. Ma conclusion se fonde sur ce qu'il a fait et non sur ce qu'il aurait pu faire.

[32] Je conclus non seulement que l'appelant avait une attente raisonnable de profit, mais aussi que les dépenses engagées et déduites par lui sont effectivement déductibles au sens de l'alinéa 18(1)a) de la Loi en tant que dépenses engagées en vue de gagner un revenu, ce qui fait que les pertes indiquées sont déductibles.

[33] En conséquence, l'appel est admis, avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 31e jour de juillet 1998.

« R. D. Bell »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 17e jour de février 1999.

Stephen Balogh, réviseur



1            Paragraphe 13(1) de l’ancienne Loi de l'impôt sur le revenu.

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