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Date: 19980612

Dossier: 97-2310-IT-I

ENTRE :

CECILIA S. DOMINGUEZ,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Mogan, C.C.I.

[1] Dans le calcul de son revenu pour l'année d'imposition 1995, l'appelante a déduit certains frais de garde d'enfants en vertu du paragraphe 63(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ). Une nouvelle cotisation a été établie, laquelle refusait la déduction parce que l'appelante n'avait pas obtenu de reçus de la gardienne. L'appelante ayant interjeté appel contre cette décision de refuser la déduction, je dois maintenant appliquer le paragraphe 63(1) aux faits de l'espèce.

[2] L'appelante et son conjoint ont trois enfants : Charlene, née en 1979, Rick, né en 1982, et Dorothy, née en 1990. En 1995, les enfants avaient respectivement 16, 13 et 5 ans. À ce moment-là, l'appelante et son conjoint travaillaient tous les deux à plein temps et ils avaient besoin de quelqu'un pour s'occuper de Dorothy, qui n'allait à l'école que le matin. L'appelante a témoigné avoir embauché une gardienne dans les circonstances suivantes.

[3] L'appelante, qui vient des Philippines, est arrivée au Canada en 1973. Elle habite avec son conjoint près de la route 10 à Mississauga, mais elle travaille comme commis comptable dans un magasin situé sur Airport Drive, près de l'Aéroport international de Toronto. La femme qui gardait les enfants de l'appelante jusqu'en 1992 était âgée et elle voulait prendre sa retraite. Une voisine a parlé à l'appelante de Gloria Melgar, qui habitait chez cette voisine, au sous-sol. Gloria venait elle aussi des Philippines et elle avait déjà gardé des enfants pour des personnes habitant la même rue. L'appelante a embauché Gloria en 1993, principalement afin de s'occuper de Dorothy, qui n'avait alors que trois ans. Gloria a travaillé pour l'appelante de 1993 jusqu'au mois d'octobre 1995, et elle est alors retournée aux Philippines.

[4] Gloria habitait près de chez l'appelante et il lui était donc facile de se rendre chez cette dernière. Du lundi au vendredi, Gloria se rendait chez l'appelante à 6 h 30 et restait là jusqu'à ce qu'il soit temps d'amener Dorothy à l'école (la maternelle?), soit à 8 h 45. L'école était située à seulement cinq maisons de celle de l'appelante. Gloria avait alors du temps libre jusqu'à 11 h 30, heure à laquelle elle allait chercher Dorothy à l'école et la ramenait à la maison pour déjeuner et y passer le reste de la journée. Gloria était à la maison lorsque les deux enfants plus âgés (Charlene et Rick) revenaient déjeuner, mais l'appelante a déclaré qu'elle préparait elle-même leur repas la veille au soir. Je la crois. Gloria restait chez l'appelante jusque vers 17 h, heure à laquelle l'appelante et son conjoint revenaient du travail.

[5] Tous les vendredis, à la fin de la journée, l'appelante versait à Gloria 150 $ en espèces. Elle a déclaré qu'il était préférable de payer Gloria comptant afin d'éviter les frais d'administration exigés par la banque. L'appelante n'obtenait pas de reçus de Gloria. Lorsqu'on lui a demandé si en payant Gloria en espèces sans obtenir de reçu elle ne courait pas un risque puisqu'il était possible que Gloria se présente de nouveau le lendemain (le samedi) et qu'elle prétende ne pas avoir été rémunérée pour la semaine, l'appelante a répondu qu'elle avait confiance en Gloria et qu'aucun problème ne s'était jamais posé. L'appelante n'a pas dit que Gloria refusait de lui remettre un reçu chaque semaine. Elle a simplement dit qu'elle n'obtenait pas de reçus. On n'a pas insisté sur ce point lorsque la preuve a été présentée, mais j'ai l'impression que Gloria n'avait peut-être pas obtenu le droit d'établissement au Canada ou qu'elle n'était peut-être pas autorisée à travailler au Canada.

[6] Quant à la question de la crédibilité, je n'hésite pas à croire l'appelante. Son témoignage oral a été présenté avec simplicité et sincérité, sans la moindre fourberie. L'appelante a répondu sans détour aux questions que l'avocat et moi-même lui avons posées. Malheureusement, elle n'avait pas de reçus, ne connaissait pas le numéro d'assurance sociale (s'il en était) de Gloria, et n'avait pas de relevés bancaires montrant qu'un montant de 150 $ était habituellement retiré tous les vendredis. Bref, il n'y avait pas de documentation. Toutefois, ayant entendu l'ensemble de la preuve et considérant toutes les déclarations orales que l'appelante a faites sous serment mais sans présenter de pièces justificatives, je la crois.

[7] Dans le cadre de l'argumentation, lorsque j'ai demandé à l'avocat de l'intimée ce qu'il avait à dire au sujet de la crédibilité de l'appelante, il a répondu que la question n'était pas pertinente parce que la loi exigeait clairement des reçus écrits. Cela m'amène au paragraphe 63(1) de la Loi, dont les passages pertinents se lisent comme suit :

63(1) [...] lorsque le formulaire prescrit contenant les renseignements prescrits accompagne la déclaration de revenu d'un contribuable produite en vertu de la présente partie pour une année d'imposition [...] est déductible dans le calcul du revenu du contribuable pour l'année le montant qu'il demande, ne dépassant pas le total des montants représentant chacun un montant, au titre des frais de garde d'enfants engagés pour des services rendus au cours de l'année relativement à un enfant admissible du contribuable, payé

[...]

et dont le paiement est établi par la présentation au ministre d'un ou de plusieurs reçus délivrés par le bénéficiaire du paiement et portant, lorsque celui-ci est un particulier, le numéro d'assurance sociale de ce particulier; le total ne peut toutefois être supérieur à l'excédent éventuel du montant visé à l'alinéa e) sur le total visé à l'alinéa f) :

[...]

Mon collègue le juge Bowman a examiné les dispositions précitées dans la décision Senger-Hammond v. The Queen, [1997] 1 C.T.C. 2728. Il s'est demandé si les termes de l'article 63 qui exigent la production de reçus portant le numéro d'assurance sociale du bénéficiaire des paiements sont « directeurs » ou bien impératifs. Il a conclu que ces termes sont seulement « directeurs » , et a dit, aux pages 2732-2733 :

La difficulté tient au fait que le gouvernement cherche à atteindre deux objectifs incompatibles : permettre aux parents de déduire des frais de garde d’enfants dans les cas appropriés, ce qui est un objectif social louable, et protéger les recettes en faisant en sorte que le ministère du Revenu national puisse trouver et imposer les bénéficiaires des paiements et éviter les déductions frauduleuses ou gonflées, ce qui est un objectif purement fiscal. Dans la pratique, dans une situation comme celle qui nous occupe, ce que le gouvernement donne d’une main, il le reprend de l’autre. Il ne faut guère d’imagination pour se rendre compte que des personnes qui reçoivent des paiements en espèces pour prendre soin d’enfants peuvent très bien ne pas en inclure les montants dans le calcul de leur revenu. Pour cette raison, ils refuseront de délivrer des reçus ou de fournir leur numéro d’assurance sociale ou, s’ils le font, ils réclameront des frais plus élevés car ils savent qu’ils seront imposés. Par conséquent, les personnes qui ont besoin de déduire des frais de garde d’enfants doivent dans de nombreux cas choisir entre ne pas déduire les frais ou payer des frais plus élevés. Les parents nantis qui ont les moyens d’envoyer leurs enfants dans des garderies plus coûteuses qui délivrent des reçus bénéficieront de la déduction. Les parents dont le revenu est plus modeste ou, comme en l’espèce, les parents seuls qui ne sont pas aussi fortunés, doivent se contenter de gardiens ou gardiennes d’enfants qui s’attendent à être payés en espèces et qui ne remettront pas de reçus ni ne donneront leur numéro d’assurance sociale. Ce n’est pas non plus nécessairement une question économique. Il se peut que celui ou celle qui pourrait le mieux s’occuper des enfants ne délivre aucun reçu.

[...]

L’article 63 a pour objectif principal de permettre la déduction de frais de garde d’enfants et non d’aider le ministre du Revenu national à percevoir des impôts des gardiens et gardiennes d’enfants. Adopter une approche axée exclusivement sur

[...] la méthode, sur les moyens conçus pour atteindre l’objectif [...]

revient à ne pas tenir compte du principe énoncé par la Cour d’appel fédérale et des fins visées par l’approche téléologique.

Et plus loin, à la page 2736 :

L’essence de l’article 63 est de permettre la déduction des frais de garde d’enfants, et non de permettre la perception de l’impôt auprès des gardiens et gardiennes d’enfants. Le libellé de la disposition n’appuie pas l’opinion suivant laquelle la production de reçus est obligatoire. En effet, le texte anglais n’utilise pas le terme « shall » . Il décrit plutôt une méthode de preuve, qui est de toute évidence formelle, probante et procédurale. [...]

[8] L'avocat de l'intimée a soutenu que le libellé du paragraphe 63(1), selon lequel il faut présenter un reçu portant le numéro d'assurance sociale (le NAS) du bénéficiaire, est si clair que le juge Bowman n'avait pas à se lancer dans un examen de la question de savoir si cette exigence était de nature directrice ou impérative. L'avocat a également cité la décision subséquemment rendue par mon collègue le juge Bonner dans l'affaire Pinto c. La Reine (16 septembre 1997, inédite), où l'appel a été rejeté parce que le contribuable n'avait pas produit de reçus portant le NAS du bénéficiaire. Le juge Bonner a dit qu'il se voyait obligé de donner effet au libellé clair du paragraphe 63(1). Je suis d'accord avec le juge Bonner pour dire que le libellé du paragraphe 63(1) est clair, mais la façon dont s'applique la loi est plus complexe. Supposons, par exemple, qu'un contribuable obtient, à l'égard des frais de garde d'enfants, les reçus exigés sur lesquels figure le NAS du bénéficiaire des paiements, mais que les reçus sont détruits dans un incendie et que le bénéficiaire meurt ou quitte le Canada (comme c'est ici le cas) avant que le contribuable produise sa déclaration de revenu. Supposons également que le contribuable peut prouver, à l'aide de relevés bancaires, qu'il retirait régulièrement un certain montant en argent comptant ou que le contribuable a des chèques oblitérés établissant qu'ont bel et bien été effectués les paiements qu'il prétend avoir faits au titre de la garde d'enfants, mais qu'il ne peut pas fournir le NAS du bénéficiaire des paiements. Si l'appel de ce contribuable hypothétique devant cette cour devait être rejeté compte tenu du libellé clair du paragraphe 63(1), le résultat serait bien dur et ne serait pas conforme à l'un des « deux objectifs incompatibles » décrits par le juge Bowman dans le passage précité. Le fait que le résultat est dur ne suffit pas en soi pour qu'on s'abstienne d'appliquer le libellé clair d'une disposition législative, mais si ce résultat n'est pas conforme à l' « objectif principal » de l'article 63, pour reprendre les termes du juge Bowman, d'autres questions se posent.

[9] L'avocat de l'intimée m'a renvoyé à la décision que la Cour d'appel fédérale a rendue dans l'affaire The Queen v. Ginsberg, 96 DTC 6372, où il s'agissait de concilier certaines dispositions de la Loi qui pouvaient sembler contradictoires. Madame la juge Desjardins, en prononçant le jugement au nom de la Cour, a cité la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Colombie-Britannique (Procureur général) c. Canada (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 41, et a conclu que la distinction entre une disposition impérative et une disposition « directive » n'est pas très utile. Dans l'arrêt Colombie-Britannique (Procureur général), le juge Iacobucci a fait remarquer ce qui suit, à la page 123 :

En d'autres termes, les tribunaux ont tendance à se poser la question suivante: y aurait-il des inconvénients graves à considérer comme impérative l'exécution d'une certaine fonction prévue par la loi?

Il ne peut y avoir de doute quant à la nature de l'examen en l'espèce. Les étiquettes « impérative » et « directive » ne sont elles-mêmes d'aucun secours magique pour définir la nature d'une fonction prévue par la loi. L'examen lui-même est plutôt incontestablement axé sur le résultat.

[10] Si l'enquête est incontestablement axée sur le résultat (c'est avec plaisir que je reprends ces mots d'une franchise rafraîchissante), j'adopterai l'étiquette qui permet au tribunal de déterminer, sur la foi de la preuve, si un contribuable particulier a engagé des dépenses précises au titre de la garde d'enfants. À mon avis, l'exigence posée au paragraphe 63(1), selon laquelle l'appelante doit produire des reçus sur lesquels figure le NAS du bénéficiaire des paiements, est strictement de nature « directrice » . Elle n'est pas impérative. Malgré le libellé clair de ce paragraphe, il faut tenir compte du témoignage de l'appelante et de sa crédibilité. L'appel est admis.

[11] La décision que la Cour d'appel du Québec a rendu dernièrement dans l'affaire Deputy Minister of Revenue for Quebec v. Letarte, 97 DTC 5515, me fortifie dans ma conclusion. Dans l'arrêt Letarte, la Cour d'appel a interprété et appliqué l'article 353 de la loi québécoise en matière d'impôt sur le revenu (dont le libellé est semblable à celui du paragraphe 63(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu fédérale) et a conclu que le contribuable pouvait déduire les frais de garde d'enfants dont le paiement était par ailleurs prouvé même s'il n'y avait pas de reçus.

Signé à Ottawa, Canada, ce 12 juin 1998.

« M. A. Mogan »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 15e jour de décembre 1998.

Erich Klein, réviseur

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