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Date : 19980921

Dossier : 96-1691-UI

ENTRE :

WILFRED OLDFORD,

appelant,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

Motifs du jugement

Le juge suppléant Cuddihy, C.C.I.

[1] L'appel a été entendu à Gander (Terre-Neuve) le 26 août 1998.

I- L’appel

[2] Il s’agit d'un appel interjeté à l'encontre d'une décision du ministre du Revenu national (le “ ministre ”) datée du 17 juin 1996 selon laquelle celui-ci a déterminé que l'emploi de l'appelante chez Shady Pine Gardens Inc. (le “ payeur ”) du 22 mai au 11 novembre 1995 n'était pas un emploi assurable aux termes de la Loi sur l'assurance-chômage (l'“ ancienne Loi ”), maintenant appelée Loi sur l'assurance-emploi (la “ nouvelle Loi ”), parce que, d'après le ministre, l'appelant et le payeur avaient entre eux un lien de dépendance au sens du sous-alinéa 3(2)c)(ii) de l'ancienne Loi et de l'alinéa 5(2)i) et du paragraphe 5(3) de la nouvelle Loi et que l'emploi en question était donc exclu. Le ministre a aussi déterminé que l'emploi n'était pas assurable parce que l'appelant n'était pas engagé par l'employeur aux termes d’un contrat de louage de services conformément à l'alinéa 3(1)a) de l'ancienne Loi et à l'alinéa 5(1)a) de la nouvelle Loi.

II- Les faits

[3] Pour rendre sa décision, le ministre s'est appuyé sur les faits et les motifs précisés dans sa réponse à l'avis d'appel, plus particulièrement au paragraphe 11 reproduit ci-dessous :

[TRADUCTION]

a) le payeur était une société dûment constituée sous le régime des lois de la province de Terre-Neuve en avril 1994;

b) à toutes les périodes pertinentes, les actions émises du payeur étaient réparties de la façon suivante :

l'appelant 25 %

Hazel Oldford (l'épouse de l'appelant) 75 %

c) le payeur exploitait une entreprise de cultures maraîchères;

d) l'appelant exécutait diverses fonctions de travailleur agricole, notamment la préparation des champs, les semis, l'entretien des plans et la récolte;

e) la rétribution de l'appelant était fondée sur un taux horaire de 10 $ pour une semaine de 60 heures;

f) l'appelant travaillait plus de 60 heures par semaine et n'était pas payé pour les heures effectuées au-delà de 60 heures chaque semaine;

g) en mai 1993, l'appelant a conclu une entente d’activité indépendante (ci-après appelé “ EAI ”) avec Développement des ressources humaines Canada qui lui permettait de continuer de recevoir des prestations d'assurance-chômage tout en exploitant une entreprise de cultures maraîchères;

h) tout en travaillant comme propriétaire indépendant, l'appelant exploitait la ferme sur une acre de terre dont lui-même et son épouse, Hazel Oldford, étaient propriétaires;

i) l'appelant était également propriétaire de l'équipement agricole et il a investi son propre argent dans le démarrage de son entreprise personnelle aux termes de l'EAI;

j) l'EAI a été en vigueur du 30 mai 1993 au 28 mai 1994, et l'appelant a reçu des prestations d'assurance-chômage pour cette période;

k) ni les heures de travail de l'appelant ni sa rémunération n'étaient assurables aux fins de l'assurance-chômage aux termes de l'EAI au cours de la période mentionnée à l'alinéa j) ci-dessus;

l) en avril 1994, l'appelant a constitué le payeur en société à la seule fin de lui permettre de devenir admissible à des prestations d'assurance-chômage;

m) le payeur exploitait son entreprise sur des terres appartenant à l'appelant et à son épouse sans payer quelque loyer que ce soit pour leur utilisation;

n) le payeur utilisait l'équipement agricole appartenant à l'appelant sans lui payer quoi que ce soit pour son utilisation;

o) l'appelant était le seul travailleur inscrit sur la feuille de paye du payeur;

p) l'appelant n'a accumulé que 15 semaines d'emploi assurable au cours des 26 semaines comprises dans la période visée, qui correspondait à la saison de croissance du payeur;

q) l'appelant n'était ni supervisé ni contrôlé par le payeur;

r) l'épouse de l'appelant, à titre de présidente du payeur, n'avait pas les connaissances, l'expérience ou les compétences nécessaires pour contrôler l'appelant dans l'exécution de ses tâches;

s) l'appelant a utilisé son propre équipement pour offrir ses services au payeur;

t) l'appelant a offert ses services sur sa propre propriété;

u) l'appelant n'était pas dédommagé pour l'utilisation de sa propriété ou de son équipement lorsqu'il offrait ses services au payeur;

v) l'entreprise exploitée par le payeur était sensiblement la même que celle qu'exploitait l'appelant avant la constitution du payeur en société;

w) l'emploi de l'appelant était une entente factice visant à permettre à l'appelant de devenir admissible à des prestations d'assurance-chômage;

x) l'appelant était lié au payeur au sens de la Loi de l'impôt sur le revenu;

y) l'appelant avait un lien de dépendance avec le payeur;

z) compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l'importance du travail accompli, il n'est pas raisonnable de conclure que l'appelant et le payeur auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s'ils n'avaient pas eu de lien de dépendance.

[4] L'appelant, par l'intermédiaire de son avocat, a admis les faits allégués aux alinéas a) à e), g), j), k), o), p) et v). Les faits allégués aux alinéas f), i), n) et s) à u) ont été admis sous réserve d'explications à donner à l'audience. Les faits allégués aux alinéas h), l), m), q), r) et w) à z) ont été niés.

III- Le droit et analyse

[5] i) Définitions tirées de la Loi sur l'assurance-emploi

emploi ” Le fait d'employer ou l'état d'employé.

emploi assurable ” S'entend au sens de l'article 5.

L'alinéa 5(1)a) de la nouvelle Loi est ainsi libellé :

5. (1) Sous réserve du paragraphe (2), est un emploi assurable :

a) l'emploi exercé au Canada pour un pour plusieurs employeurs, aux termes d'un contrat de louage de services ou d'apprentissage exprès ou tacite, écrit ou verbal, que l'employé reçoive sa rémunération de l'employeur ou d'une autre personne et que la rémunération soit calculée soit au temps ou aux pièces, soit en partie au temps et en partie aux pièces, soit de toute autre manière;

[...]

Emploi exclu

L'alinéa 5(2)i) et le paragraphe 5(3) de la nouvelle Loi sont ainsi libellés :

(2) N'est pas un emploi assurable :

[...]

i) l'emploi dans le cadre duquel l'employeur et l'employé ont entre eux un lien de dépendance.

(3) Pour l'application de l'alinéa (2)i) :

a) la question de savoir si des personnes ont entre elles un lien de dépendance est déterminée conformément à la Loi de l'impôt sur le revenu;

b) l'employeur et l'employé, lorsqu'ils sont des personnes liées au sens de cette loi, sont réputés ne pas avoir de lien de dépendance si le ministre du Revenu national est convaincu qu'il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l'importance du travail accompli, qu'ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s'ils n'avaient pas eu de lien de dépendance.

[6] ii) Définitions tirées de la Loi de l'impôt sur le revenu

Lien de dépendance et personnes liées

L'article 251 de la Loi de l'impôt sur le revenu porte notamment ce qui suit :

Article 251. Lien de dépendance

(1) Pour l'application de la présente loi :

a) des personnes liées sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance;

b) la question de savoir si des personnes non liées entre elles n'avaient aucun lien de dépendance à un moment donné est une question de fait.

(2) Définition de “ personnes liées ”. Pour l'application de la présente loi, sont des “ personnes liées ” ou des personnes liées entre elles :

a) des particuliers unis par les liens du sang, du mariage ou de l'adoption;

b) une société et :

(i) une personne qui contrôle la société si cette dernière est contrôlée par une personne,

(ii) une personne qui est membre d'un groupe lié qui contrôle la société,

(iii) toute personne liée à une personne visée au sous-alinéa (i) ou (ii); [...]

[7] L'appelant a la charge du fardeau de la preuve. Toutefois, chaque appel doit être tranché selon les faits qui lui sont propres ainsi que sur le fond.

[8] La Cour a l’obligation d'examiner attentivement les conditions qui régissent les relations entre un travailleur et un payeur dans tous les cas.

Bref résumé de la documentation et de la preuve testimoniale

[9] L'appelant a témoigné à l'appui de son appel. Les pièces A-1 à A-8 ont été versées au dossier de la Cour.

[10] L'appelant avait auparavant travaillé comme chef de chantier pour une compagnie de construction.

[11] En mai 1993, en raison du taux de chômage élevé, l'appelant a conclu une entente d’activité indépendante (EAI) avec Développement des ressources humaines Canada. Cette entente lui permettait de lancer une entreprise de cultures maraîchères et d'apprendre à l'exploiter au cours de la période allant du 30 mai 1993 au 28 mai 1994. L'appelant a reçu des prestations d'assurance-chômage. L'entente précisait également que ni les heures de travail ni la rémunération de l'appelant n'étaient assurables aux fins de l'assurance-chômage pendant la période de douze mois visée par l'entente.

[12] En avril 1994, en raison des problèmes médicaux qu'éprouvait son épouse et de la nécessité de séparer l'entreprise des affaires familiales, et sur les conseils de Développement des ressources humaines Canada, l'appelant a constitué le payeur en société sous le régime des lois de la province de Terre-Neuve, les actions étant réparties de la façon suivante : 25 % à lui-même et 75 % à son épouse, Hazel Oldford. La constitution de l'exploitation agricole en société était jugée nécessaire à des fins comptables et commerciales.

[13] À l'origine, en 1993, l'appelant et son épouse comptaient investir leurs économies de 20 000 $ dans l’exploitation agricole, mais l’épouse ayant dû subir des traitements du cancer dont le coût s'est élevé à quelque 14 000 $, ils n'ont pu investir que 7 000 $.

[14] Le payeur a exploité l'entreprise sur des terres appartenant à l'appelant et à son épouse, sur des terres appartenant au frère ainsi qu'au beau-frère de l'appelant, ainsi que sur deux des cinq acres de terrain louées au gouvernement (pièce A-3).

[15] L'appelant travaillait très fort, il n’avait à peu près pas besoin de supervision et il était contrôlé dans son travail par les représentants du ministère de l'Agriculture de la province. Il a été admis que l'appelant et son épouse avaient peu d'expérience dans ce genre d’entreprise et qu'ils comptaient beaucoup sur les conseils donnés par les représentants du ministère susmentionné (pièce A-6). Hazel Oldford (l'épouse de l'appelant) était toutefois à la maison pour prendre les commandes, traiter avec les clients et préciser à l'appelant à quel moment et à quel endroit les livraisons devaient être effectuées (pièce A-5). L'épouse de l'appelant était incapable, en raison de sa maladie, d'effectuer quelque travail physique que ce soit dans la ferme.

[16] Bien qu’aucune précision n’ait été donnée à ce sujet, on doit supposer que la ferme a été exploitée au cours de l’année 1994. Toutefois, aucun état des revenus et des pertes n’a été déposé pour cette année. En mai 1995, l’appelant a trouvé un emploi et a travaillé jusqu’au 28 décembre (pièce A-1). L’appelant n’a accumulé que 15 semaines d’emploi assurable au cours de cette période, qui est la période de travail visée en l’espèce et qui était la saison de croissance du payeur.

[17] L’appelant n’a rien reçu à part son salaire. Il était le seul travailleur inscrit sur la feuille de paie du payeur. Il a reçu 600 $ par semaine pour 15 semaines et des montants moindres pour le reste de ses semaines de travail, comme il est indiqué sur le relevé de la feuille de paie de l’employeur (pièce A-1). Ce salaire était basé sur un taux horaire de 10 $ pour 60 heures de travail. Il est admis que l’appelant aurait travaillé certaines heures pour lesquelles il n’a pas été payé. Cela n’avait rien d’inhabituel pour lui (pièce A-2). Les tâches de l’appelant consistaient à utiliser l’équipement agricole, à appliquer des insecticides et des herbicides, à semer, à désherber, à récolter les légumes pour les amener aux marchés locaux ainsi qu’à exécuter toutes les autres tâches connexes requises pendant la période d’exploitation de la ferme. L’appelant possédait un tractochargeur usagé qui a finalement été transféré au payeur le 25 décembre 1995 (pièce A-4). Tous les profits étaient réinvestis dans l’entreprise agricole.

Analyse sommaire finale

[18] Le Ministre a-t-il exclu l’emploi de l’appelant au sens du sous-alinéa 3(2)c)(ii) de l’ancienne Loi et de l’alinéa 5(2)i) et du paragraphe 5(3) de la nouvelle Loi?

[19] Dans l’arrêt Attorney General of Canada and Jencan Limited [1], la Cour d’appel fédérale a exposé les principes sur lesquels doit s’appuyer la Cour de l’impôt pour trancher un appel aux termes du sous-alinéa 3(2)c)(ii) de l’ancienne Loi. Elle s’est exprimée dans les termes suivants :

L’arrêt que notre Cour a prononcé dans l’affaire Tignish, précitée, exige que, lorsqu’elle est saisie d’un appel interjeté d’une décision rendue par le ministre en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii), la Cour de l’impôt procède à une analyse à deux étapes. À la première étape, la Cour de l’impôt doit limiter son analyse au contrôle de la légalité de la décision du ministre. Ce n’est que lorsqu’elle conclut que l’un des motifs d’intervention est établi que la Cour de l’impôt peut examiner le bien-fondé de la décision du ministre. Comme nous l’expliquerons plus en détail plus loin, c’est en limitant son analyse préliminaire que la Cour de l’impôt fait preuve de retenue judiciaire envers le ministre lorsqu’elle examine en appel les décisions discrétionnaires que celui-ci rend en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii). Dans l’arrêt Tignish, notre Cour a, sous la plume du juge Desjardins, expliqué dans les termes suivants la compétence limitée qui est conférée à la Cour de l’impôt à cette première étape de l’analyse :

Le paragraphe 7(1) de la Loi porte que la Cour de l’impôt a le pouvoir de décider toute question de fait et de droit. La requérante, qui en appelle du règlement du ministre, a le fardeau de prouver sa cause et a le droit de soumettre de nouveaux éléments de preuve pour réfuter les faits sur lesquels s’est appuyé le ministre. Toutefois, comme la décision du ministre est discrétionnaire, l’intimé fait valoir que la compétence de la Cour de l’impôt est strictement circonscrite. Le ministre est la seule personne qui puisse établir à sa satisfaction, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rémunération versée, les modalités d’emploi et l’importance du travail accompli, que la requérante et son employée sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance. Souscrivant à l’arrêt Minister of National Revenue v. Wrights' Canadian Ropes Ltd., qui fait autorité, l’intimé prétend que, à moins que l’on établisse que le ministre n’a pas tenu compte de toutes les circonstances (comme il y est tenu aux termes du sous-alinéa 3(2)c)(ii) de la Loi), a pris en compte des facteurs dépourvus d’intérêt ou a violé un principe de droit, la Cour ne peut intervenir. En outre, la Cour a le droit d’examiner les faits qui, selon la preuve, se trouvaient devant le ministre quant il est arrivé à sa conclusion, pour décider si ces faits sont prouvés. Mais s’il y a suffisamment d’éléments pour appuyer la conclusion du ministre, la Cour n’a pas toute latitude pour l’infirmer simplement parce qu’elle serait arrivée à une conclusion différente. Toutefois, si la Cour est d’avis que les faits sont insuffisants, en droit, pour appuyer la conclusion du ministre, la décision de ce dernier ne peut tenir et la Cour est justifiée d’intervenir.

À mon avis, la position de l’intimé est correctement exposée sur le plan du droit [...][2].

Dans l’arrêt Ferme Émile Richard c. M.R.N., notre Cour a confirmé sa position. Dans une remarque incidente, le juge Décary a déclaré ce qui suit :

Ainsi que cette Cour l’a rappelé récemment dans Tignish Auto Parts Inc. c. Ministre du Revenu national (25 juillet 1994), A-555-93, C.A.F. inédit), l’appel devant la Cour canadienne de l’impôt, lorsqu’il s’agit de l’application du sous-alinéa 3(2)c)(ii), n’est pas un appel au sens strict de ce mot et s’apparente plutôt à une demande de contrôle judiciaire. La Cour, en d’autres termes, n’a pas à se demander si la décision du Ministre est la bonne; elle doit plutôt se demander si la décision du Ministre résulte d’un exercice approprié de son pouvoir discrétionnaire. Ce n’est que lorsque la Cour en arrive à la conclusion que le Ministre a fait un usage inapproprié de sa discrétion, que le débat devant elle se transforme en un appel de novo et que la Cour est habilitée à décider si, compte tenu de toutes les circonstances, un contrat de travail à peu près semblable aurait été conclu entre l’employeur et l’employé s’ils n’avaient pas eu un lien de dépendance[3].

L’article 70 confère le droit d’interjeter appel devant la Cour de l’impôt de toute décision rendue par le ministre en vertu de l’article 61, y compris de toute décision rendue en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii). La compétence que possède la Cour de l’impôt de contrôler la décision rendue par le ministre en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii) est circonscrite parce que le législateur fédéral, par le libellé de cette disposition, voulait de toute évidence conférer au ministre le pouvoir discrétionnaire de rendre de telles décisions. Les mots “ si le ministre du Revenu national est convaincu ” que l’on trouve au sous-alinéa 3(2)c)(ii) confèrent au ministre la compétence pour exercer le pouvoir discrétionnaire administratif de rendre le type de décision visé par ce sous-alinéa. Comme il s’agit d’une décision rendue en vertu d’un pouvoir discrétionnaire, par opposition à une décision quasi-judiciaire, il s’ensuit que la Cour de l’impôt doit faire preuve de retenue judiciaire à l’égard de la décision du ministre lorsque celui-ci exerce ce pouvoir. Ainsi, lorsque le juge Décary déclare dans l’arrêt Ferme Émile, précité, que ce type d’appel interjeté devant la Cour de l’impôt “ s’apparente plutôt à une demande de contrôle judiciaire ”, il voulait simplement souligner, à mon humble avis, qu’on doit faire preuve de retenue judiciaire envers les décisions que le ministre rend en vertu de cette disposition à moins que la Cour de l’impôt ne conclue que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière qui est contraire à la loi.

Si le pouvoir qu’a le ministre de réputer que des “ personnes liées ” n’ont pas de lien de dépendance entre elles pour l’application de la Loi sur l’assurance-chômage est un pouvoir discrétionnaire, pourquoi, pourrait-on se demander, le droit d’interjeter appel devant la Cour de l’impôt en vertu de l’article 70 s’applique-t-il au sous-alinéa 3(2)c)(ii)? La réponse est que même l’exercice de pouvoirs discrétionnaires est susceptible d’un contrôle judiciaire pour s’assurer que ces pouvoirs sont exercés d’une manière judiciaire ou, en d’autres termes, qu’ils sont exercés d’une manière qui est compatible avec la loi. Il découle nécessairement du principe de la primauté du droit que tous les pouvoirs conférés par le législateur sont intrinsèquement limités. Dans l’arrêt D.R. Fraser and Co. Ltd. v. Minister of National Revenue, lord Macmillan a résumé les principes juridiques qui devraient régir un tel contrôle judiciaire. Il a déclaré :

[TRADUCTION]

Les critères selon lesquels il faut juger l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire conféré par une loi ont été définis dans plusieurs arrêts qui font jurisprudence et il est admis que si le pouvoir discrétionnaire a été exercé de bonne foi, sans influence d’aucune considération étrangère, ni de façon arbitraire ou illégale, aucune cour n’a le droit d’intervenir, même si cette cour eût peut-être exercé ce pouvoir discrétionnaire autrement s’il lui avait appartenu[4].

Le juge Abbott, de la Cour suprême, a cité et approuvé les commentaires de lors Macmillan dans l’arrêt Boulis c. Ministre de la Main-d’oeuvre et de l’Immigration[5]. Voir également les arrêts Friends of the Oldman River Society c. Canada (ministre des Transports)[6] et Canada c. Purcell[7].

Ainsi, en limitant la première étape de l’analyse de la Cour de l’impôt à un contrôle de la légalité des décisions rendues par le ministre en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii), notre Cour a simplement appliqué des principes judiciaires acceptés dans le but de trouver le juste milieu entre le droit que possède le demandeur en vertu de la loi de faire contrôler la décision du ministre et la nécessité de faire preuve de retenue judiciaire à l’égard de celle-ci, compte tenu du fait que le législateur fédéral a conféré un pouvoir discrétionnaire au ministre aux termes de cette disposition.

Compte tenu de ce qui précède, le juge suppléant de la Cour de l’impôt n’était justifié d’intervenir dans la décision rendue par le ministre en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii) que s’il était établi que le ministre avait exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière qui était contraire à la loi. Et, comme je l’ai déjà dit, l’obligation d’exercer un pouvoir discrétionnaire de façon judiciaire implique l’existence de motifs d’intervention spécifiques. La Cour de l’impôt est justifiée de modifier la décision rendue par le ministre en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii) — en examinant le bien-fondé de cette dernière — lorsqu’il est établi, selon le cas, que le ministre : (i) a agi de mauvaise foi ou dans un but ou un mobile illicites; (ii) n’a pas tenu compte de toutes les circonstances pertinentes, comme l’exige expressément le sous-alinéa 3(2)c)(ii); (iii) a tenu compte d’un facteur non pertinent.

[20] La Cour de l’impôt, lorsqu’elle est saisie d’un appel d’une décision rendue en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii) ou de l’alinéa 5(2)i) et du paragraphe 5(3) des Lois doit procéder à une analyse à deux étapes.

[21] La Cour de l’impôt est justifiée d’intervenir dans la décision du ministre uniquement s’il est établi que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière qui était contraire à la loi. La Cour de l’impôt est justifiée d’intervenir dans la décision que le ministre a rendue aux termes du sous-alinéa 3(2)c)(ii) ou de l’alinéa 5(2)i) et du paragraphe 5(3) en examinant le bien-fondé de cette décision lorsqu’il est établi que le ministre : (i) a agi de mauvaise foi ou dans un but ou un mobile illicites; (ii) n’a pas tenu compte de toutes les circonstances pertinentes, comme l’exigent expressément le sous-alinéa 3(2)c)(ii) ou l’alinéa 5(2)i) et le paragraphe 5(3); (iii) a tenu compte d’un facteur non pertinent.

[22] Pour conclure que l’emploi de l’appelant n’était pas assurable, l’intimé s’est principalement appuyé sur le fait que l’appelant n’était ni supervisé ni contrôlé par le payeur, que l’épouse de l’appelant, en sa qualité de présidente du payeur, n’avait pas les connaissances, l’expérience ou les compétences voulues pour contrôler l’appelant dans l’exécution de ses tâches. L’appelant utilisait son propre équipement. Les services étaient fournis sur la propriété de l’appelant. Le payeur ne payait aucun loyer pour l’utilisation des terres ou de l’équipement. L’appelant n’était pas dédommagé pour l’utilisation de sa propriété ou de son équipement quand il fournissait ses services. L’entreprise exploitée par le payeur était sensiblement la même entreprise avant et après la constitution en société. L’appelant a investi son propre argent pour démarrer l’entreprise aux termes de l’EAI. L’appelant a fait des heures supplémentaires pour lesquelles il n’a pas été payé. Il n’a accumulé que 15 semaines d’emploi assurable au cours des 26 semaines comprises dans la période visée, qui correspondait à la saison de croissance du payeur. La constitution en société du payeur était une entente factice qui visait uniquement à permettre à l’appelant de devenir admissible à des prestations d’assurance-chômage.

[23] Seul l’appelant a témoigné à l’audience.

[24] L’appelant et son épouse ont décidé d’investir leurs économies dans l’exploitation agricole. Ils avaient des économies personnelles de près de 20 000 $. L’épouse de l’appelant est tombée malade. Après avoir engagé des frais médicaux de 14 000 $, ils n’avaient plus que 7 000 $ à investir lorsque l’appelant a conclu une entente d’activité indépendante avec Développement des ressources humaines Canada en 1993. Une partie de cet argent appartenait à l’épouse de l’appelant. La situation financière de l’appelant était telle que, sur les conseils du ministère du Développement des ressources humaines et d’autres professionnels, le payeur a été constitué en société comme il est expliqué dans la preuve. L’appelant a établi qu’il était financièrement nécessaire de constituer l’entreprise en société et de la séparer des affaires personnelles de la famille. Il est également apparent que la constitution en société devait permettre au payeur d’exploiter l’entreprise séparément et à l’appelant de demeurer sur le marché du travail vu que cela semblait être la seule solution possible à l’époque.

[25] L’appelant a ainsi démontré qu’après plusieurs années dans le secteur de la construction il avait la détermination, la capacité et l’ingéniosité voulues pour se lancer dans la culture maraîchère en profitant du programme gouvernemental d’encouragement à l’activité indépendante.

[26] Le 28 mai 1994, le programme d’encouragement à l’activité indépendante a été aboli et, quoique cela ne soit pas mentionné, la ferme a quand même continué d’être exploitée jusqu’à la fin de 1994. L’appelant a obtenu un emploi en mai 1995. Quelle a été la période d’emploi de l’appelant de mai 1994 jusqu’à son embauche le 22 mai 1995? Quel a été son revenu? Y a-t-il eu un état des revenus et des pertes du payeur pour l’année se terminant le 31 décembre 1994? La preuve n’a rien précisé de cela.

[27] Toutefois, en 1995, l’appelant a trouvé un emploi et a travaillé du 22 mai au 28 décembre 1995 (pièce A-1). Cela représente quelque 31 semaines. Les parties ont admis que l’appelant n’avait accumulé que 15 semaines d’emploi assurable au cours des 26 semaines visées. La saison de croissance de l’employeur était également de 26 semaines. Pourquoi, alors, l’appelant n’a-t-il accumulé que 15 semaines d’emploi assurable? Cette preuve montre que l’appelant a travaillé plus de 15 semaines et qu’il a été payé 600 $ pour 15 semaines et qu’il a également été payé moins pour d’autres semaines qui sont indiquées sur le relevé de la feuille de paie. En outre, il a été admis que l’appelant n’avait pas été payé pour les heures travaillées au-delà des 60 heures hebdomadaires.

[28] Cette preuve, à mon avis, pourrait amener le ministre à conclure que l’appelant a certainement travaillé plus de 15 semaines dans cette ferme. Il est admis que l’appelant a travaillé plus d'heures certaines semaines et moins d'heures d'autres semaines. Toutefois, le ministre pourrait certainement conclure que l'appelant a travaillé plus de semaines que le nombre qui est indiqué sur le relevé d’emploi. En cela, le ministre pourrait conclure que l’emploi de l’appelant était un moyen pratique de lui permettre de devenir admissible à des prestations d’assurance-chômage et que l’appelant et le payeur n’auraient pas conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s’ils n’avaient pas eu de lien de dépendance.

[29] La plupart des allégations du ministre n’ont pas été réfutées, et l’appelant n’a pas démontré selon la prépondérance des probabilités que cette cour pourrait intervenir.

IV- Décision

[30] L’appel est rejeté et la décision du ministre est confirmée.

Signé à Dorval (Québec), ce 21e jour de septembre 1998.

“ S. Cuddihy ”

J.S.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 5e jour de mai 1999.

Mario Lagacé, réviseur



[1][1] (1997) 215 N.R. 352

[2]Tignish, précité, à la page 77.

[3](1994) 178 N.R. 361

[4](1949) A.C. 24, à la page 36 (C.P.).

[5][1974] R.C.S. 875, à la page 877.

[6][1992] 1 R.C.S. 3 aux pages 76 et 77.

[7][1996] 1 C.F. 644, à la page 653 (C.A.) (le juge Robertson).

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