Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Date: 20011026

Dossier: 2001-1627-IT-I

ENTRE :

KENNETH CAVALIER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifsdu jugement

Le juge Bowie

[1]            Le présent appel est interjeté à l'encontre d'une cotisation d'impôt sur le revenu pour l'année d'imposition 1998. Par cette cotisation, le ministre du Revenu national a refusé la déduction de certains frais de déménagement demandée par l'appelant en vertu de l'article 62 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ). L'appel a été entendu sous le régime de la procédure informelle. La question dont je suis saisi est de savoir si l'on peut dire qu'une personne qui déménage d'une résidence permanente à une résidence différente pour travailler pendant une période limitée et qui redéménage ensuite à sa résidence permanente était un résident habituel de la résidence temporaire pendant qu'il y était. L'appelant prétend qu'il est en droit de déduire les frais des deux déménagements dans le calcul de son revenu.

Faits

[2]            En 1997, l'appelant résidait avec son épouse dans une maison dont il était propriétaire à Delta (Colombie-Britannique). Dans la dernière moitié de décembre de cette année-là, il a accepté d'aller enseigner pendant une session au Keyano College de Fort McMurray (Alberta). Le contrat qu'il a conclu à cet égard allait du 3 janvier au 30 avril 1998. Au début de janvier, l'appelant s'est rendu par avion de Vancouver à Fort McMurray, emportant avec lui les vêtements et autres articles personnels qu'il pouvait emporter par avion. Il a en outre envoyé certains effets personnels à Fort McMurray par autobus.

[3]            Fort McMurray est une communauté éloignée qui a connu une croissance spectaculaire ces dernières années, ce qui a causé une pénurie chronique de logements. Pendant qu'il était là-bas, l'appelant vivait dans une résidence du collège qui était disponible aussi bien pour des enseignants nommés pour une période déterminée que pour des étudiants. Il avait une chambre à coucher et partageait la salle de bains, la cuisine et le salon. Il devait fournir sa vaisselle et ses ustensiles s'il désirait utiliser la cuisine, mais les locaux étaient par ailleurs meublés. Au cours des quatre mois pendant lesquels il a été à Fort McMurray, il est allé plusieurs fois passer la fin de semaine à Delta, où son épouse continuait de vivre dans sa maison et de travailler à l'Université de la Colombie-Britannique. En mars, il est allé à Vancouver en avion et est revenu en voiture. À la fin de son contrat, il a pris la voiture pour retourner à Delta. Son épouse était allée le rejoindre à Edmonton et ils ont fait le reste du voyage ensemble.

[4]            À l'époque où l'appelant a quitté Delta pour aller à Fort McMurray, il avait présenté une demande d'admission à plusieurs facultés de droit en vue de commencer à étudier le droit en septembre 1998. Il a envoyé des avis de changement d'adresse à ces établissements, mais, par ailleurs, son courrier continuait d'être livré à sa maison de Delta. Il a en outre gardé son compte bancaire à Delta et se servait d'un guichet automatique bancaire à Fort McMurray. Les paiements hypothécaires relatifs à sa maison de Delta étaient de 1 000 $ par mois. Avant 1998, lui et son épouse avaient chacun payé la moitié des frais hypothécaires mensuels; la preuve n'était pas claire quant à savoir qui a payé ces frais pendant les quatre mois où l'appelant a été en Alberta.

[5]            Avant la fin de sa période d'enseignement au Keyano College, l'appelant avait été admis à la faculté de droit de l'Université de la Colombie-Britanniquepour septembre et il avait obtenu un contrat pour enseigner à l'Université Simon Fraser pendant la session d'été. Je ne doute pas du fait que, lorsqu'il est parti pour l'Alberta en janvier, non seulement il espérait retourner à Delta en mai mais il s'y attendait. Cela était devenu une certitude avant la fin d'avril. Il a témoigné qu'il aurait pu demander un autre contrat à terme au Keyano College, mais je conclus de son témoignage que ce n'était pas quelque chose qu'il voulait faire. Une fois de retour à Delta, il a recommencé à vivre, avec son épouse, dans la maison dont il était encore propriétaire à cet endroit.

Dispositions législatives

[6]            Les paragraphes 62(1) et (3) de la Loi se lisent comme suit :

62(1)        Un contribuable peut déduire dans le calcul de son revenu pour une année d'imposition les sommes qu'il a payées au titre des frais de déménagement engagés relativement à une réinstallation admissible dans la mesure où, à la fois :

a)             elles n'ont pas été payées en son nom relativement à sa charge ou à son emploi ou dans le cadre ou en raison de sa charge ou de son emploi;

b)             elles n'étaient pas déductibles par l'effet du présent article dans le calcul de son revenu pour l'année d'imposition précédente;

c)              leur total ne dépasse pas le montant applicable suivant :

(i)       dans le cas visé au sous-alinéa a)(i) de la définition de « réinstallation admissible » au paragraphe 248(1), le revenu du contribuable pour l'année tiré de son emploi au nouveau lieu de travail ou de l'exploitation de l'entreprise au nouveau lieu de travail, selon le cas,

(ii)      dans le cas visé au sous-alinéa a)(ii) de cette définition, le total des montants inclus dans le calcul du revenu du contribuable pour l'année par l'effet des alinéas 56(1)n) et o);

d)             les remboursements et allocations qu'il a reçus relativement à ces frais sont inclus dans le calcul de son revenu.

[...]

62(3)        Pour l'application du paragraphe (1), sont comprises dans les frais de déménagement toutes dépenses engagées au titre :

a)             des frais de déplacement (y compris les dépenses raisonnables pour repas et logement) engagés pour le déménagement du contribuable et des membres de sa maisonnée qui se transportent de l'ancienne résidence à la nouvelle résidence;

b)             des frais de transport et d'entreposage des meubles du contribuable qui doivent être transportés de son ancienne résidence à sa nouvelle résidence;

c)              des frais de repas et de logement, près de l'ancienne résidence ou de la nouvelle résidence, engagés par le contribuable et les membres de sa maisonnée pendant une période maximale de 15 jours;

d)             des frais de résiliation du bail en vertu duquel il était le locataire de son ancienne résidence;

e)              des frais relatifs à la vente de son ancienne résidence;

f)               lorsque le contribuable ou son époux ou conjoint de fait vend l'ancienne résidence par suite du déménagement, des frais, pour le contribuable, à l'égard des services juridiques relatifs à l'achat de la nouvelle résidence et des impôts, frais, droits et taxes (sauf toute taxe sur les produits et services ou taxe à la valeur ajoutée) applicables au transfert ou à l'enregistrement du droit de propriété de cette résidence;

g)             des intérêts, impôts fonciers, primes d'assurance et coûts du chauffage et des services publics relativement à l'ancienne résidence, jusqu'à concurrence de 5 000 $ ou, s'il est moins élevé, du total des dépenses de cette nature engagées par le contribuable pour la période, à la fois :

(i)        tout au long de laquelle l'ancienne résidence n'est ni ordinairement occupée par le contribuable ou par une autre personne qui y résidait habituellement avec lui immédiatement avant le déménagement, ni louée par le contribuable à une autre personne,

(ii)          au cours de laquelle des efforts sérieux sont faits en vue de vendre l'ancienne résidence;

h)             du coût de la révision de documents juridiques pour tenir compte de l'adresse de la nouvelle résidence du contribuable, du remplacement des permis de conduire et des certificats d'immatriculation de véhicules non commerciaux (à l'exclusion du coût de l'assurance-véhicule) et des connexion et déconnexion des services publics;

il est toutefois entendu que le terme ne vise pas les frais (autres que les frais visés à l'alinéa f)) engagés par le contribuable pour l'acquisition de sa nouvelle résidence.

L'expression « réinstallation admissible » est définie au paragraphe 248(1).

« réinstallation admissible » Réinstallation d'un contribuable relativement à laquelle les conditions suivantes sont réunies :

a) elle est effectuée afin de permettre au contribuable :

(i)       soit d'exploiter une entreprise ou d'occuper un emploi à un endroit au Canada (appelé « nouveau lieu de travail » à l'article 62 et au présent paragraphe),

(ii) soit de fréquenter, comme étudiant à temps plein inscrit à un programme de niveau postsecondaire, un établissement d'une université, d'un collège ou d'un autre établissement d'enseignement (appelé « nouveau lieu de travail » à l'article 62 et au présent paragraphe);

b)             la résidence que le contribuable habitait ordinairement avant la réinstallation (appelée « ancienne résidence » à l'article 62 et au présent paragraphe) et celle qu'il habitait ordinairement après la réinstallation (appelée « nouvelle résidence » à l'article 62 et au présent paragraphe) sont toutes deux situées au Canada;

c)              la distance entre l'ancienne résidence et le nouveau lieu de travail est supérieure d'au moins 40 kilomètres à la distance entre la nouvelle résidence et le nouveau lieu de travail.

Toutefois, pour l'application des paragraphes 6(19) à (23) et de l'article 62 à la réinstallation d'un contribuable qui est absent du Canada mais y réside, il n'est pas tenu compte des mots « au Canada » au sous-alinéa a)(i) de la présente définition ni de son alinéa b).

[7]            Dans le calcul de son revenu pour 1998, l'appelant a déduit 3 369,11 $ de frais de déménagement, qu'il a calculés comme suit :

Déménagement de Delta (C.-B.) à Fort McMurray (Alberta) :

Tarif aérien pour deux personnes

               588,00 $

Frais de subsistance engagés près de l'ancienne ou de la nouvelle résidence pendant une période temporaire

Logement pour 15 nuits

               200,00 $

Repas

               210,57 $

Frais de résiliation du bail relatif à l'ancienne résidence

               500,00 $

Moins remboursement ou allocation non inclus dans le revenu

                       --

Total

            1 498,57 $

Déménagement de Fort McMurray (Alberta) à Delta (C.-B.) :

Coût du voyage en voiture de deux personnes

               452,57 $

    Logement 5 nuits

               409,77 $

    Repas

               112,30 $

Frais de subsistance engagés près de l'ancienne ou de la nouvelle résidence pendant une période temporaire

Logement pour 15 nuits

               250,00 $

Repas

               245,95 $

Frais de résiliation du bail relatif à l'ancienne résidence

               400,00 $

Moins remboursement ou allocation non inclus dans le revenu

                       --

Total

            1 870,54 $    [sic]

[8]            Au cours du témoignage de l'appelant, il est devenu évident que ces frais de déménagement ont été considérablement gonflés par rapport à la définition de « frais de déménagement » figurant au paragraphe 62(3) de la Loi. Premièrement, il n'y a pas eu réinstallation de deux personnes. L'épouse de l'appelant n'a pas déménagé à Fort McMurray. Concernant le prix du deuxième billet d'avion, l'appelant a témoigné qu'il l'avait payé quand il avait pris un billet aller pour Vancouver en mars, après quoi il était revenu avec sa voiture. Deuxièmement, quand il a déménagé en Alberta ou quand il a redéménagé en Colombie-Britannique, l'appelant n'avait pas à utiliser un logement temporaire et il ne l'a pas fait non plus. Il a simplement déduit le coût du loyer pour ses 15 premiers jours à la résidence du Keyano College et le coût des repas qu'il y a pris pendant ces 15 premiers jours, comme frais de subsistance engagés pendant une période temporaire lors du voyage en direction de l'est, et il a simplement déduit la première moitié de sa part des paiements hypothécaires pour mai et le coût des repas qu'il a pris pendant 15 jours où il vivait dans sa maison de Delta, comme frais de subsistance engagés pendant une période temporaire lors du voyage en direction de l'ouest. La Loi permet à un contribuable de déduire des frais qu'il a engagés pendant une période maximale de 15 jours pour se loger temporairement, non pas à l'ancienne ou à la nouvelle résidence, mais près de l'ancienne ou de la nouvelle résidence, de manière que soient couverts les cas dans lesquels la date à laquelle une personne renonce à la possession de l'ancienne résidence et la date à laquelle cette personne prend possession de la nouvelle résidence ne coïncident pas. L'appelant n'était pas dans une telle situation; il cherche simplement à déduire ses frais personnels de subsistance pour une période totale d'un mois. Troisièmement, l'appelant n'a pas engagé de frais de résiliation de bail à Delta ou à Fort McMurray. Il a simplement déduit à ce chapitre sa part de 50 p. 100 des paiements hypothécaires pour janvier relativement à la maison de Delta et le loyer qu'il a payé pour avril quand il était à Fort McMurray. Enfin, l'appelant a concédé au cours de son témoignage que le Keyano College lui avait accordé un remboursement de frais de déménagement de 1 020 $ sous la forme d'un prêt qu'il a été dispensé de rembourser à la fin de sa période d'enseignement et il a concédé que ce montant n'avait pas été inclus dans son revenu. Il a témoigné qu'il croyait, quand il avait produit sa déclaration de revenu, que ce montant était inclus dans le revenu indiqué dans le formulaire T4 que lui avait délivré le Keyano College, mais il a reconnu pendant l'audience que, en fait, tel n'était pas le cas.

[9]            Calculés conformément au paragraphe 62(3), les frais de déménagement de l'appelant ont donc été les suivants :

Déménagement de Delta à Fort McMurray :

Tarif aérien billet aller pour une personne

               294,00 $

Déménagement de Fort McMurray à Delta [1] :

Frais d'automobile

               452,57 $

Logement 5 nuits [2]

               409,77 $

Repas

             112,30 $

Total

            1 268,64 $

Moins remboursement non imposé

          1 020,00 $

Frais de déménagement effectifs

             248,64 $

Point en litige

[10]          La question qui m'est soumise est de savoir si, pendant les quatre mois où il a enseigné au Keyano College, la résidence habituelle de l'appelant était à Fort McMurray ou à Delta. Si elle était à Fort McMurray, l'appelant est en droit de déduire 248,64 $; si elle était à Delta, il n'y a pas eu réinstallation de l'appelant, et l'appel doit être rejeté.

L'argument relatif à la Charte

[11]          Avant de traiter de l'interprétation de l'article 62 de la Loi, je dois traiter d'un argument de l'appelant concernant la Charte canadienne des droits et libertés. L'avocate de l'intimée m'a renvoyé à la décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Nelson c. La Reine [3] et elle a fait valoir que je ne devrais pas entendre l'argument relatif à la Charte, parce que l'appelant n'a pas avisé les procureurs généraux des provinces comme l'exige l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale [4]. Dans cette affaire, le juge de la Cour canadienne de l'impôt avait examiné un argument concernant la Charte, malgré le fait que les avis prévus à l'article 57 n'avaient pas été signifiés, et, concluant que cet argument était dépourvu de fondement, il avait rejeté l'appel. À l'étape de l'appel devant la Cour d'appel fédérale, l'appelant avait bel et bien signifié les avis requis. La Cour d'appel fédérale est parvenue à la même conclusion que le juge de la Cour canadienne de l'impôt quant au fondement de l'argument relatif à la Charte et elle a donc rejeté l'appel. Toutefois, en rendant les motifs de la Cour, le juge d'appel Sharlow a dit :

[7] Le juge de la Cour de l'impôt a eu raison de conclure que le paragraphe 118(5) empêchait M. Nelson de réclamer le crédit d'impôt « équivalent de personne mariée » . Toutefois, il n'aurait pas dû considérer les arguments de M. Nelson au titre de la Charte parce que M. Nelson ne s'est pas conformé au paragraphe 57(1) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, dont le texte est le suivant :

57. (1) Les lois fédérales ou provinciales ou leurs textes d'application, dont la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, est en cause devant la Cour ou un office fédéral, sauf s'il s'agit d'un tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale, ne peuvent être déclarés invalides, inapplicables ou sans effet, à moins que le procureur général du Canada et ceux des provinces n'aient été avisés conformément au paragraphe (2).

[12]          Comme le juge Campbell de notre cour l'a récemment fait remarquer [5], l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale n'empêche pas qu'un juge examine un argument concernant la Charte malgré le fait que les avis requis n'ont pas été signifiés; il dispose simplement que, en l'absence de tels avis, on ne peut rendre un jugement attaquant un texte législatif pour des raisons constitutionnelles. La pratique habituelle des juges de notre cour face à un argument relatif à la Charte à l'égard duquel l'appelant n'a pas signifié les avis requis consiste à entendre l'argument et à en faire un examen préliminaire. Si l'argument semble être fondé et que le fait d'y donner effet conduirait à l'invalidation d'une disposition législative, l'affaire peut être ajournée pour que la question constitutionnelle soit débattue après la signification des avis requis. Si l'argument est dépourvu de fondement, il peut être statué sur l'appel en conséquence. Cette façon de procéder n'est pas contraire à l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale. De plus, cela permet d'éviter les deux autres façons de faire, qui sont toutes les deux insatisfaisantes.

[13]          Notre cour est saisie de nombreuses causes dans lesquelles les appelants veulent faire valoir qu'une loi ou un règlement est invalide ou sans effet. C'est leur droit de présenter un tel argument, qu'il soit destiné à échouer ou non. Si important qu'il soit, l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale n'est apparemment pas bien connu de la communauté juridique et est pratiquement inconnu des parties à un litige non représentées. Il est inacceptable de priver un contribuable du droit d'invoquer la constitution parce qu'il n'a pas observé une exigence procédurale relativement obscure. Il serait également inacceptable d'ajourner l'audition de tous les appels devant notre cour dans lesquels un argument relatif à la Charte dépourvu de fondement est présenté sans que les avis prévus à l'article 57 aient été signifiés. Il n'y a rien dans l'article 57 qui empêche la pratique actuelle; si l'argument concernant la Charte est fondé, les procureurs généraux des provinces et territoires auront leur mot à dire avant qu'une loi soit jugée invalide, inapplicable ou sans effet. Si l'argument n'est pas fondé, l'appelant aura au moins eu l'occasion d'exprimer son point de vue. Je fais également remarquer que cette façon de procéder a trouvé grâce aux yeux de la Cour d'appel fédérale — constituée différemment — dans l'affaire Langlois c. La Reine [6], à savoir un appel interjeté à l'encontre de la décision de la section de première instance. Les deux premiers paragraphes des motifs du jugement de la Cour d'appel fédérale se lisent comme suit :

Il a été convenu au début de l'audition que si la Cour en venait à la conclusion que l'attaque constitutionnelle soulevée par l'appel présentait des aspects sérieux, l'affaire serait ajournée pour permettre le respect intégral des dispositions impératives de l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale. En effet, cette Cour ne saurait donner effet à une demande de cette nature sans qu'un avis spécial des procédures n'ait été préalablement signifié aux procureurs-généraux de toutes les provinces. Mais si la Cour ne pouvait voir quelques données de poids dans la prétention de l'appelant, naturellement, elle se devait de rejeter définitivement l'appel.

Nous avons laissé l'appelant s'exprimer à volonté et avons pris soin d'analyser ses représentations écrites et de consulter les autorités auxquelles il prétend se référer. Notre conviction est restée la même car l'appelant, malgré son éloquence, n'a pas réussi à nous convaincre que ses arguments n'étaient pas uniquement fondés sur des malentendus et des perceptions fausses de données juridiques.

[14]          Ce jugement, qui applique la même façon de procéder que notre cour a adoptée depuis un certain temps, fait davantage autorité que la remarque incidente formulée dans l'affaire Nelson. Heureusement, il permet aussi à des appelants non représentés de faire valoir leurs arguments constitutionnels, sans que des ajournements perturbateurs inutiles soient accordés dans les nombreux cas où les arguments sont voués à l'échec dès le départ.

[15]          Dans la présente espèce, l'appelant, qui est diplômé en droit, a déposé de longues observations écrites dans lesquelles ses arguments constitutionnels sont pleinement énoncés. J'ai lu et étudié ces arguments et je ne juge pas nécessaire de donner l'occasion aux procureurs généraux des provinces de comparaître.

[16]          L'appelant soutient qu'interpréter la loi comme l'a fait le ministre en l'espèce viole les droits que lui garantissent les articles 6 et 15 de la Charte. L'argument, du moins en ce qui concerne l'article 6, part du point de vue que la protection constitutionnelle de la liberté de circulation et d'établissement prévue à l'article 6 milite en faveur d'une interprétation généreuse. Toutefois, l'appelant poursuit en disant que, si je conclus que l'interprétation du ministre est exacte, je devrais, en guise de mesure de redressement basée sur la Charte, faire en sorte que la définition soit modifiée :

[TRADUCTION]

[...] par la suppression des termes « résident habituel » [sic] et l'insertion des termes « résident pour fins d'emploi » , pour rétablir le but initial de la disposition et remédier aux violations de la Charte [7].

[17]          L'appelant cherche à invoquer le paragraphe 6(2) de la Charte, qui se lit comme suit :

(2)            Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit :

a)             de se déplacer dans tout le pays et d'établir leur résidence dans toute province;

                b)             de gagner leur vie dans toute province.

Même selon l'interprétation la plus généreuse de ces termes, on ne peut y voir le droit à ce que la liberté de circulation et d'établissement qu'ils garantissent soit financée à l'aide des fonds publics sous la forme d'une déduction au titre du revenu imposable.

[18]          Ceci ne ressort pas tout à fait clairement des observations écrites de l'appelant, mais je présume que ce dernier cherche à obtenir la même mesure de redressement si je donne effet à son argument relatif à l'article 15 de la Charte. Cet argument se fonde sur une discrimination perçue par des particuliers relativement à la durée du contrat d'emploi en vertu duquel ils gagnent leur vie. Cette discrimination perçue n'est manifestement pas une caractéristique personnelle et n'est assurément pas analogue, ne serait-ce que de loin, aux motifs de discrimination énumérés à l'article 15. La discrimination perçue, à supposer qu'elle existe, ne correspond pas non plus à une discrimination selon le sens attribué à l'article 15 par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Law c. Canada(ministre de l'Emploi et de l'Immigration) [8].

[19]          Il peut y avoir un certain fondement à l'argument selon lequel l'article 6 de la Charte devrait influer sur l'interprétation de la Loi. Toutefois, l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale ne parle pas de l'application de la Charte ou d'un autre texte constitutionnel comme d'une aide à l'interprétation. Il traite seulement d'une conclusion selon laquelle un texte législatif est invalide, inapplicable ou sans effet.

Analyse

[20]          Je passe maintenant à l'interprétation de l'article 62 de la Loi. Au cours de l'argumentation, on m'a renvoyé à un certain nombre de textes faisant autorité, mais aucun d'eux n'est particulièrement utile dans le contexte de cette situation de fait particulière. Les deux parties ont fait référence à l'affaire Thomson v. M.N.R. [9], qui est évidemment un arrêt clé sur la question de résidence. Dans cette affaire, toutefois, les faits étaient très différents de ceux de la présente espèce, et le point en litige était également différent. Il s'agissait de savoir si le contribuable était résident habituel du Canada, donc imposable par le Canada sur son revenu de toutes provenances. Dans ses motifs, le juge Estey a dit [10] :

[TRADUCTION]

                D'après le dictionnaire et d'après l'interprétation que les tribunaux donnent de ces termes, un individu est « résident habituel » du lieu où, dans sa vie de tous les jours, il habite d'une manière régulière, normale ou habituelle. On « séjourne » à un endroit que l'on visite ou dans un lieu où l'on demeure exceptionnellement, occasionnellement ou par intermittence. Dans le premier cas, c'est le caractère permanent qui prédomine, et dans le second, le caractère temporaire. La différence ne peut être exprimée d'une manière claire et nette, chaque cas devant être déterminé compte tenu de tous les facteurs pertinents, mais ce qui précède indique d'une façon générale la différence essentielle. Ce n'est pas la longueur de la visite ou du séjour qui détermine la question. [...]

Une chose ressort toutefois clairement de l'arrêt Thomson : le sens de la notion de résidence habituelle est loin d'être certain. Comme le juge Taschereau le disait dans ses motifs dissidents [11] :

[TRADUCTION]

[...] ces termes ont une portée très vaste. Leur sens dépend du contexte dans lequel on les utilise, et ils peuvent avoir des significations très diverses selon la question et les fins visées par le législateur, et les tribunaux doivent donc leur attribuer une signification permettant de donner effet à la volonté du législateur.

[21]          Dans l'affaire Rennie [12] et dans l'affaire Hippola [13], les contribuables cherchaient à déduire des frais de déménagement dans des circonstances dans lesquelles ils n'avaient été que pendant une période relativement brève dans le lieu duquel ils avaient déménagé. Dans l'affaire Rennie, l'appelant avait déménagé de Montréal à Edmonton en 1981 et d'Edmonton à Victoria en 1983. En 1984, il avait décidé de s'établir à Victoria et avait donc vendu la maison dont il était encore propriétaire à Montréal. Il prétendait que, pour 1984, il était en droit de déduire les frais de vente comme frais de déménagement. Le juge en chef adjoint Christie a rejeté l'appel contre le refus du ministre de permettre cette déduction, en tenant compte du fait que le contribuable avait déménagé de Montréal à Edmonton en 1981, bien qu'il n'ait pas eu l'intention d'y vivre en permanence, qu'il avait vécu là dans une maison louée et qu'il avait gardé sa maison de Montréal. Dans l'affaire Hippola, le contribuable avait déménagé de Navan à Waterloo en 1996, pour lancer une entreprise. Il avait laissé sa famille à Navan tout en cherchant à vendre la maison qu'il avait à cet endroit. En 1998, n'étant pas parvenu à vendre la maison, il avait redéménagé à Navan pour vivre dans cette maison avec sa famille et pour lancer une entreprise à Navan. Après son retour à Navan et avant que son entreprise ait été établie, on lui avait offert un poste, qu'il avait accepté. Bien que le juge Hamlyn ait rejeté l'appel parce que l'appelant n'avait pas déménagé à Navan pour occuper ce poste, il ressort clairement des motifs du juge Hamlyn que ce dernier a considéré que l'appelant était résident habituel de Waterloo pendant qu'il était à cet endroit, malgré le fait que sa famille continuait à vivre dans la maison de Navan.

[22]          Je conclus de ces jugements que, pour être considéré comme un résident habituel, un contribuable n'a pas à avoir eu l'intention de rester au nouveau lieu de résidence en permanence ou pour une période d'une durée particulière. Il n'a pas non plus à avoir déménagé tous ses meubles ou à avoir été accompagné par les membres de sa famille immédiate.

Dans l'affaire Rennie, le juge en chef adjoint Christie a dit [14] :

Bien qu'il existe des jugements à l'appui de la proposition voulant qu'une personne puisse avoir plusieurs résidences (bien qu'un seul domicile) pour certaines fins, je ne connais aucun jugement où il a été décidé qu'une personne peut résider habituellement à deux endroits en même temps. En outre, cette possibilité n'est aucunement sous-entendue à l'article 62 aux fins de la déduction des frais de déménagement. En fait, ce que cette disposition vise surtout, c'est le cas d'un contribuable qui commence à travailler et qui, en raison de son emploi, déménage à une distance minimale prescrite et doit alors quitter la résidence habituelle qu'il avait à ce moment-là pour habiter une nouvelle résidence habituelle entièrement différente.

[23]          L'objet de l'article 62 de la Loi est évidemment de favoriser la mobilité dans le monde du travail. Le Canada est un vaste pays présentant des écarts importants en matière d'emploi, selon les régions et selon les saisons. Le droit de se déplacer dans tout le pays et d'établir sa résidence dans toute province en vue d'exercer un emploi est suffisamment important pour avoir reçu la protection constitutionnelle prévue à l'article 6 de la Charte. Il convient donc de donner une interprétation généreuse d'une mesure législative favorisant la mobilité dans le monde du travail. Il est tout à fait conforme à l'intention du législateur qu'un travailleur d'une province de l'Atlantique qui est en chômage saisonnier bénéficie de l'aide prévue à l'article 62 quand il cherche du travail pour les mois d'hiver dans le Canada central ou dans l'Ouest canadien. L'article 62 n'impose aucune période minimale pendant laquelle un contribuable doit résider à un endroit pour être considéré comme étant un résident habituel de cet endroit. Cela ne devrait pas non plus faire craindre des abus. Il n'est pas probable que des contribuables vont déménager un peu partout au Canada simplement pour demander la déduction de leurs frais de déménagement. Quoi qu'il en soit, le montant qu'un contribuable peut déduire ne peut dépasser le revenu tiré de l'emploi au nouveau lieu de travail ou tiré de l'exploitation de l'entreprise au nouveau lieu de travail, de sorte qu'il n'y a rien à gagner par des pérégrinations sous couvert de réinstallations liées au travail.

[24]          Pendant une période de quatre mois, l'appelant a vécu sa vie de tous les jours à Fort McMurray. C'était là qu'il dormait, qu'il mangeait et qu'il enseignait. Son interaction sociale était principalement à cet endroit. On dirait en langage ordinaire qu'il vivait là, bien qu'il n'y ait vécu que pendant une période limitée. Il lui est arrivé d'aller à Delta en fin de semaine non pas pour y reprendre sa vie quotidienne ordinaire, mais pour rendre visite à son épouse pendant une période très temporaire. À mon avis, le fait qu'il rétablirait probablement sa résidence ordinaire à Delta en mai ne change rien au fait que, de janvier à avril, il résidait à Fort McMurray.

[25]          L'appel est admis. La cotisation est déférée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant compte du fait que l'appelant a droit à une déduction de 248,64 $ en vertu de l'article 62 de la Loi.

Signé à Ottawa, Canada, ce 26e jour d'octobre 2001.

« E. A. Bowie »

J.C.C.I.

Traduction certifiée conforme ce 26e jour de juin 2002.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Mario Lagacé, réviseur

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

2001-1627(IT)I

ENTRE :

KENNETH CAVALIER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Appel entendu le 4 octobre 2001 à Vancouver (Colombie-Britannique), par

l'honorable juge E. A. Bowie

Comparutions

Pour l'appelant :                         L'appelant lui-même

Avocate de l'intimée :                 Me Jasmine Sidhu

JUGEMENT

          L'appel interjeté à l'encontre de la cotisation d'impôt établie en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu pour l'année d'imposition 1998 est admis et la cotisation est déférée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant pour acquis que l'appelant a droit à une déduction de 248,64 $ en vertu de l'article 62 de la Loi.

Signé à Ottawa, Canada, ce 26e jour d'octobre 2001.

« E. A. Bowie »

J.C.C.I.

Traduction certifiée conforme

ce 26e jour de juin 2002.

Mario Lagacé, réviseur



[1]           Bien que l'épouse de l'appelant ait accompagné ce dernier d'Edmonton à Delta, il semble que l'appelant aurait engagé ces frais s'il avait voyagé seul.

[2]           Le nombre de nuits correspond à une répartition de l'usage de l'automobile de l'appelant pendant le voyage.

[3]           C.A.F., no A-457-99, 3 octobre 2000 (2000 DTC 6556).

[4]           L.R.C. 1985, ch. F-7, dans sa forme modifiée.

[5]           Whalen c. La Reine, C.C.I., no 2000-2231(IT)I, 7 février 2001 (2001 DTC 190), au par. 9.

[6]           C.A.F., no A-780-95, 27 mai 1999 ([1999] 4 C.T.C. 258).

[7]           Observations écrites de l'appelant, pages 10 et 11.

[8]           [1999] 1 R.C.S. 497.

[9]           [1946] R.C.S. 209.

[10]          Aux pages 231 et 232.

[11]          À la page 218.

[12]          Rennie c. M.R.N., C.C.I., no 86-1282(IT), 11 décembre 1989 (90 DTC 1050).

[13]          Hippola c. La Reine, C.C.I., no 2000-2407(IT)I, 19 avril 2001 (inédit).

[14]          Affaire précitée, à la page 6 (DTC : à la page 1052).

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