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Date: 20010608

Dossier: 1999-4006-IT-I

ENTRE :

R. CRAIG LABBETT,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifsdu jugement

Le juge Sarchuk C.C.I.

[1]            R. Craig Labbett interjette appel de cotisations dans lesquelles, pour les années d'imposition 1993, 1994 et 1995, le ministre du Revenu national a refusé la déduction de pertes de 12 166 $, 12 526 $ et 19 897 $, respectivement, subies par une société de personnes.

Faits

[2]            À un moment quelconque au cours de l'année 1992, l'appelant et Phil Noble ont appris l'existence de Pinecrest Golf Club of London, Ontario ( « Pinecrest » ), une société en commandite qui avait été créée pour construire et exploiter un club de golf, le Forest City National Golfers' Club of London (le « club de golf » ). Les deux hommes avaient déjà pris part à la construction et à l'exploitation de terrains de golf et leur expérience les a amené à croire que les perspectives financières du club de golf étaient excellentes. Le projet a été étudié par l'appelant et M. Noble et par quatre autres particuliers; l'un d'eux occupait un emploi dans le domaine du conseil en investissements (tout comme l'appelant), et deux autres avaient de l'expérience dans les investissements immobiliers. Ils ont pris la décision de former une société en commandite en vue d'acheter des unités de Pinecrest. Le 20 septembre 1992, ils ont conclu un contrat à cet effet[1]. Les associés ont confié à un procureur la tâche de rédiger le contrat de société et, à M. Noble, celle d'enregistrer la société de personnes et de tenir les livres. La société enregistrée a exploité une entreprise sous la raison sociale ou l'appellation de Fairway Investments ( « Fairway » ). D'après l'appelant, les associés savaient depuis le début que, du fait de l'investissement de Fairway dans Pinecrest, il leur faudrait assister fréquemment aux assemblées de Pinecrest. M. Noble et l'appelant ont été autorisés à y assister, et ils se sont toujours présentés comme les représentants de Fairway.

[3]            L'apport des associés a servi à acheter deux unités de Pinecrest, payées 156 000 $ chacune. L'appelant a fait remarquer que l'apport de chacun des associés était différent et que, bien que le contrat fût muet sur la question, il était clairement entendu que tout bénéfice engendré ou toute perte subie serait réparti en proportion de l'apport de chacun. L'apport de l'appelant s'élevait à 56 000 $, dont 50 000 $ représentaient le produit d'un prêt que lui avait consenti Golf and Recreation Management Inc. ( « GRM » ), une compagnie contrôlée par son père. GRM a été le commandité de Pinecrest jusqu'au 18 juillet 1995.

[4]            Aux dires de l'appelant, la société ne s'attendait pas à ce que le club de golf soit rentable pendant les trois premières années d'activité, mais elle avait l'intention, une fois réalisés les bénéfices prévus, [TRADUCTION] « non pas de les encaisser, mais de les investir à nouveau et de faire de Fairway une entreprise de placement immobilier. » L'appelant ne conteste pas le fait que Fairway n'a jamais tiré de revenu de Pinecrest et qu'elle n'a produit aucune déclaration de revenu, mais il affirme que Fairway ne croyait pas être tenue de le faire tant qu'elle n'avait pas de revenu.

[5]            Le club de golf a ouvert ses portes en 1993. La réaction initiale du public a été favorable, et le Golf Digest lui a attribué la deuxième place dans le classement des nouveaux terrains de golf au Canada. Au cours de ses trois premières années d'exploitation, s'y sont déroulés l'Ontario Open et le tournoi de l'ACGP; l'avenir paraissait prometteur. Cependant, en 1995, plusieurs des autres commanditaires de Pinecrest se sont dit insatisfaits du rendement de GRM et en ont demandé le remplacement comme commandité. La société en commandite Fairway s'est opposée à cette demande ainsi qu'à la nomination du commandité proposé. Deux autres candidats ont été proposés, mais ni l'un ni l'autre n'a été accepté, et GRM a été remplacée comme commandité de Pinecrest. L'appelant a témoigné que, à la fin de 1996, du fait - en partie du moins - de l'incurie du nouveau commandité, Pinecrest était devenue insolvable et que l'investissement de Fairway dans Pinecrest avait perdu toute valeur. Notamment en raison de la tournure des événements, Fairway s'est abstenue de se lancer dans une autre entreprise ou activité de placement.

Thèse de l'intimée

[6]            L'intimée soutient que Fairway n'était pas une société de personnes, mais plutôt un consortium ou un véhicule de placement. L'avocat de l'intimée s'est notamment fondé sur les propositions suivantes pour appuyer cette thèse :

a)                    le contrat de société ne précisait aucune activité commerciale en particulier, si ce n'est l'achat de deux unités de Pinecrest;

b)                    le contrat n'indiquait pas comment les bénéfices ou les pertes devaient être répartis, ni non plus à quel type de gestion ou de contrôle la société de personnes devait être assujettie;

c)                    les seuls bénéfices ou pertes de Fairway à répartir résultaient de l'investissement dans Pinecrest; en outre, pendant toutes les périodes pertinentes, Fairway n'avait comme éléments d'actif que les deux unités dans Pinecrest; elle n'avait pas de compte bancaire; elle n'a jamais présenté de déclaration de revenu à Revenu Canada ni dressé d'états financiers; elle n'utilisait pas de papier à correspondance officielle et ne faisait en fait affaire avec aucune banque ni avec aucun fournisseur, cabinet de courtage ou client.

De plus, l'avocat a fait valoir que Fairway ne se présentait pas comme une société de personnes. L'intimée soutient par conséquent que Fairway ne correspond pas à la société de personnes expressément visée à l'alinéa 96(2.2)c) de la Loi de l'impôt sur le revenu. Par conséquent, selon l'avocat, puisque Fairway n'était pas une véritable société de personnes, [TRADUCTION] « il est logique que Pinecrest soit la société de personnes visée par le libellé de l'alinéa 96(2.2)c) » . Il s'ensuit également que l'appelant n'a pas le droit de se prévaloir de l'alinéa 96(2.2)c) de la Loi pour déduire les pertes de 12 166 $ et 12 526 $ subies par la société de personnes dans les années d'imposition 1993 et 1994 respectivement, puisqu'il a emprunté à GRM, un tiers avec qui il a un lien de dépendance, le montant de 50 000 $ qu'il a ultérieurement investi, ce qui entraîne une réduction de 50 000 $ de la fraction à risques de l'intérêt de l'appelant relativement à Pinecrest[2]. Le paragraphe 96(2.1) de la Loi, conjointement avec l'alinéa 111(1)e), permet la déduction des pertes subies par une société en commandite du revenu imposable, tant que ces pertes ne dépassent pas la fraction à risques de l'intérêt d'un commanditaire[3]. Selon le calcul effectué par l'avocat, la fraction à risques de l'intérêt du commanditaire était de 27 125 $. Cette fraction à risques est le montant maximal pouvant être déduit; si l'on soustrait le montant de 50 000 $ de la fraction à risques qui reste, on arrive à la conclusion que l'appelant ne peut déduire aucun montant.

Conclusion

[7]            La seule question soulevée dans les présents appels est celle de savoir si l'appelant a le droit de déduire sa part de certaines pertes subies par la société en commandite dans les années d'imposition 1993 et 1994. Pour répondre à cette question, il faut déterminer si Fairway était une société de personnes pour l'application de la Loi. À cette fin, il est nécessaire de prendre en considération la loi provinciale applicable, en l'occurrence la Loi sur les sociétés en nom collectif[4]. Plus particulièrement, l'article 2 définit la société en nom collectif — société de personnes dans la Loi de l'impôt sur le revenu — dans les termes suivants :

2.              La société en nom collectif est la relation qui existe entre des personnes qui exploitent une entreprise en commun en vue de réaliser un bénéfice. Ne constitue toutefois pas une société en nom collectif, au sens de la présente loi, la relation qui existe entre les membres d'une compagnie ou d'une association constituée en personne morale par une loi générale ou spéciale en vigueur en Ontario ou ailleurs ou en application de celle-ci, ou inscrite comme personne morale aux termes d'une telle loi.

Cette définition énonce trois conditions essentielles : il doit y avoir (i) une entreprise, (ii) exploitée en commun, (iii) en vue de réaliser un bénéfice. Dans l'affaire Continental Bank Leasing Corp. c. La Reine[5], la Cour suprême du Canada a effectué une analyse en profondeur de ces trois conditions. Le juge Bastarache, écrivant pour la Cour, qui exprimait une opinion unanime sur la question, a déclaré que l'existence d'une société en nom collectif dépendait des faits et des circonstances de chaque cas, puis a énuméré les critères à appliquer pour trancher la question :

La Loi sur les sociétés en nom collectif ne précise pas les critères qui permettent de déterminer si une telle société existe. Cependant, comme la plupart des décisions des tribunaux en matière de société en nom collectif résultent de litiges dans lesquels une des parties prétend qu'une telle société n'existe pas, un certain nombre de critères indiquant l'existence d'une société en nom collectif ont été reconnus par les tribunaux. Parmi ces indices, mentionnons les suivants : apport des parties à l'entreprise commune sous forme de numéraire, biens, travail, connaissances, habiletés ou autres éléments; droit de propriété conjointe dans l'objet de l'entreprise; partage des profits et des pertes; droit mutuel de contrôle ou de gestion de l'entreprise; production de déclarations de revenus à titre de société en nom collectif et comptes bancaires conjoints.

[8]            Dans l'affaire Schultz c. La Reine[6], le juge Stone, pour la Cour, a fait remarquer ceci :

Selon le libellé de l'article 2 de la Loi sur les sociétés en nom collectif de l'Ontario, pour qu'il y ait une société en nom collectif, il faut que deux personnes ou plus « exploitent une entreprise en commun en vue de réaliser un bénéfice » . Selon le paragraphe 1(1) de cette loi, le mot « entreprise » s'entend notamment « d'un commerce, d'une occupation ou d'une profession » . Dans l'ouvrage Lindley & Banks on Partnership, 17e éd., (Londres, Sweet & Maxwell, 1995) l'auteur conclut à la page 8 que [TRADUCTION] « presque toute activité ou entreprise à caractère commercial [...] sera considérée comme une entreprise à cette fin » . [...]

Compte tenu de la preuve, je suis convaincu que la relation qui existait entre l'appelant et les cinq autres membres de Fairway était de la nature d'une société en nom collectif et que ceux-ci ont exploité une entreprise en commun en vue de réaliser un bénéfice. Un contrat de société écrit a été conclu, une société en nom collectif a été enregistrée sous le régime de la loi provinciale, des tiers ont été mis au courant de l'existence de cette société, et la preuve a clairement établi que les associés dans Fairway avaient le droit réciproque de contrôle ou de gestion de l'entreprise et un intérêt conjoint de propriété dans l'objet de l'entreprise, et qu'ils devaient répartir entre eux les bénéfices et les pertes. De plus, étant donné la nature particulière de cette société en nom collectif, l'omission d'ouvrir un compte bancaire au nom de la société ou d'avoir du papier à correspondance officielle, de même que l'omission de produire des déclarations de revenu, ne pèse pas suffisamment lourd dans la balance pour m'amener à conclure qu'il n'y avait pas de société. Dans ce contexte, le témoignage de l'appelant, que j'accepte, établit qu'il y a eu apport des six particuliers membres de Fairway à une entreprise commune, sous forme de numéraire, de travail, de connaissances et d'habiletés. S'il est vrai que le contrat de société ne renfermait aucune clause relativement à la répartition des tâches de gestion ou de contrôle ou au partage des bénéfices ou des pertes, j'accepte sans réserve le témoignage de l'appelant selon lequel les associés s'étaient [TRADUCTION] « entendus sur la façon dont chaque associé allait contribuer temps et savoir-faire [...] » et sur le partage des bénéfices et des pertes de la société. Dans ce contexte, je rejette la demande de l'avocat de l'intimée d'écarter le témoignage de l'appelant selon lequel les six associés ont continué de se réunir après le 20 septembre 1992 pour discuter des investissements de Fairway, au motif qu'aucun procès-verbal de ces présumées réunions n'a été produit et qu'aucun autre témoin n'a été appelé à témoigner pour appuyer le témoignage de l'appelant. J'ai entendu et observé l'appelant, et je ne vois pas la moindre raison de douter de sa crédibilité. Je me permettrai d'ajouter que l'avocat n'a établi, dans le cadre de son contre-interrogatoire, aucun fait qui me permette d'arriver à une telle conclusion.

[9]            À mon avis, dans les présents appels, il existe une preuve substantielle de l'existence d'une société de personnes : il y a eu déclaration de société expresse, et les circonstances entourant toute l'affaire permettent d'inférer clairement une intention de créer une telle société. Je suis convaincu que Fairway était une société de personnes pour l'application de la Loi, qu'elle n'avait donc aucun lien de dépendance avec la personne morale qui a consenti le prêt à l'appelant et que, par conséquent, le prêt en question n'était pas visé à l'alinéa 96(2.2)c), contrairement à ce qu'a supposé le ministre. Les appels sont admis, avec frais à taxer.

Signé à Ottawa, Canada, ce 8e jour de juin 2001.

« A. A. Sarchuk »

J.C.C.I.

Traduction certifiée conforme ce 26e jour de mars 2002.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Philippe Ducharme, réviseur

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

1999-4006(IT)I

ENTRE :

R. CRAIG LABBETT,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Appels entendus le 7 décembre 2000, à Toronto (Ontario), par

l'honorable juge A. A. Sarchuk

Comparutions

Représentant de l'appelant :                           Marcel Theroux

Avocat de l'intimée :                                      Me Scott Simser

JUGEMENT

          Les appels interjetés à l'encontre des cotisations établies en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu pour les années d'imposition 1993, 1994 et 1995 sont admis, avec frais, et les cotisations sont déférées au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelles cotisations en tenant compte du fait que l'appelant peut déduire, dans les années d'imposition 1993, 1994 et 1995, sa part des pertes subies par la société en commandite Pinecrest Golf Club, soit 12 166 $, 12 526 $ et 19 897 $ respectivement.


Signé à Ottawa, Canada, ce 8e jour de juin 2001.

« A. A. Sarchuk »

J.C.C.I.

Traduction certifiée conforme

ce 26e jour de mars 2002.

Philippe Ducharme, réviseur




[1]               Pièce A-2.

[2]               À l'ouverture de l'audience, l'avocat a informé la Cour que l'intimée était disposée à admettre l'appel par l'année d'imposition 1995 relativement à la perte de 19 897 $ subie par la société en commandite. Cette concession est fondée sur la proposition selon laquelle toute relation entre personnes ayant un lien de dépendance qui a censément existé a pris fin le 18 juillet 1995, lorsque GRM s'est retirée comme commandité de Pinecrest. Ainsi que l'avocat de l'intimée l'a indiqué, la Loi, pour l'application du paragraphe 96(2.2) et de l'alinéa 111(1)e), ne prend en considération que la fin de l'exercice de la société au cours de l'année d'imposition, le ministre supposant que la date de fin d'exercice est le 31 décembre 1995 relativement à cette année d'imposition.

[3]               L'avocat de l'intimée a expliqué comment la fraction à risques de l'intérêt du commanditaire en l'espèce avait été calculée :

1.                     Prix de base rajusté de la part de l'appelant dans Fairway : 56 000 $

2.                     Moins : les pertes de la société en commandite dont la déduction est demandée : 8 978 $ pour l'année d'imposition 1992 et 19 897 $ pour l'année d'imposition 1995.

3.                     Plus : toute part dans le revenu tiré de Fairway : zéro.

4.                     Moins : tout montant visé à l'alinéa 96(2.2)c).

[4]               L.R.O. 1990, chap. P-5.

[5]               [1998] 2 R.C.S. 298.

[6]               C.A.F., no A-481-93, 2 novembre 1995, à la page 12 (95 DTC 5657, à la page 5663).

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