Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date: 20010727

Dossier: 1999-2081-IT-I

ENTRE :

LONE SMITH,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

__________________________________________________________________________

Pour l'appelante : L'appelante elle-même

Avocats de l'intimée : Me Jocelyn Espejo Clarke et Me Scott Simser

__________________________________________________________________________

Motifsdu jugement

(Rendus oralement à l'audience à Toronto (Ontario), le 20 septembre 2000)

Le juge Bowie

[1]            Les deux appels dont je suis saisi ont été interjetés sous le régime de la procédure informelle, l'un pour 1994, l'autre pour 1995. Ils concernent la demande de l'appelante visant à ce que les pertes subies relativement à un triplex au cours de ces deux années soient déduites du revenu de l'appelante conformément à l'article 3 de la Loi de l'impôt sur le revenu.

[2]            L'appelante est directrice d'école; auparavant, elle était enseignante. Dans ces deux postes, elle avait un salaire important. Elle a commencé à investir dans des biens locatifs de la région de Toronto en 1977. Tout d'abord, elle a acheté une maison comprenant trois logements. En 1978, elle a acheté une deuxième maison, qui comportait quatre logements. À un moment donné, elle louait 13 logements au total. En 1987, elle et son époux ont acheté une maison, dans laquelle ils vivent depuis.

[3]            Au début de 1990, l'appelante avait vendu tous ses biens locatifs, sauf le 577, chemin Indian. En février 1990, elle a acheté le 53, 9e rue, Mimico, soit l'objet de ses appels. J'appellerai cet immeuble le " bien ". Je dis que c'est elle qui a acheté le bien, car elle soutenait à l'audience qu'elle était le seul propriétaire du bien. Celui-ci est toutefois enregistré au nom de l'époux de l'appelante, Larry Smith, et l'une des hypothèses invoquées par le sous-procureur général est que Larry Smith a acheté la maison et en est le propriétaire. Curieusement, une autre des hypothèses invoquées est que les pertes subies relativement au bien étaient des frais personnels ou de subsistance de l'appelante.

[4]            Au départ, trois points opposaient les parties en l'espèce :

                (i)             la question de savoir si l'appelante ou son époux était le propriétaire et a subi les pertes en cause;

                (ii)            la question de savoir si le bien - ou l'entreprise consistant à exploiter le bien - était une source de revenu en 1994 et en 1995; le ministre soutient que non et invoque la doctrine de l'absence d'attente raisonnable de profit expliquée dans les arrêts Moldowan c. La Reine[1], Tonn c. Canada[2], Mohammad c. Canada[3] et Mastri c. Canada (Procureur général)[4];

                (iii)           le montant des pertes pour les deux années considérées en l'espèce.

[5]            En produisant ses déclarations de revenu pour les années d'imposition 1994 et 1995, l'appelante prétendait être en droit de déduire des pertes de 22 541,91 $ et de 26 306,85 $ respectivement. Après un ajournement et après une certaine discussion, les parties ont convenu que, pour ces deux années, les dépenses relatives au bien étaient de 41 776 $ et de 40 749 $ respectivement. Le montant convenu des pertes est donc calculé comme suit :

Revenu brut de location

Dépenses

Pertes

1994

22 340 $

41 776 $

19 436 $

1995

22 891 $

40 749 $

17 858 $

Il reste à déterminer si le bien était une source de revenu, au sens de l'article 3 de la Loi, et si l'appelante ou son époux a droit à la déduction de la perte.

[6]            Le bien a été acheté en février 1990, pour la somme de 363 000 $, soit :

hypothèque de 1er rang - Compagnie Trust Royal

271 500 $

hypothèque de 2e rang

41 900 $

hypothèque de 3e rang

25 000 $

total

338 400 $

solde en espèces

24 600 $

La maison comportait trois logements, qui étaient tous loués à l'époque de l'achat. Le loyer obtenu était de 900 $ par mois pour le logement du rez-de-chaussée, de 763,58 $ par mois pour le logement du dessus et de 800 $ par mois pour le logement du sous-sol, ce qui donnait en tout 2 463,58 $ par mois, soit 29 563 $ par année.

[7]            La preuve de l'appelante était un peu vague quant aux modalités précises des divers prêts hypothécaires, y compris concernant les taux d'intérêt. L'impôt foncier annuel était d'environ 4 000 $ à l'époque de l'acquisition et a augmenté considérablement depuis. En février 1990, l'appelante et son époux avaient acquis beaucoup d'expérience dans l'exploitation de telles maisons à logements, et je suis convaincu qu'ils ont acheté le bien non seulement dans l'intention de le rendre commercialement viable à court terme, mais aussi avec une attente raisonnable de profit. L'appelante recevait du conseil scolaire un salaire important avec lequel elle pouvait raisonnablement s'attendre à faire des paiements hypothécaires importants. Elle s'attendait à pouvoir percevoir 30 000 $ de loyers par année et s'attendait en fait que ces loyers puissent être augmentés d'environ 8 p. 100. Quant à son époux, il était capable d'accomplir une grande partie du travail consistant à gérer les aspects commerciaux du bien et à s'occuper de l'entretien et des réparations concernant le bien. De temps en temps, d'après la preuve, aussi bien l'appelante que son époux s'occupaient de l'entretien et de la rénovation ainsi que des réparations.

[8]            Malheureusement, un certain nombre de circonstances défavorables sont venues contrecarrer leurs plans. Tout d'abord, il y a eu le ralentissement économique de 1990, qui a fait que des locataires ont perdu leur emploi et étaient incapables de payer le loyer et qu'il a été difficile de les remplacer, ce qui a donné lieu à un taux d'inoccupation qui n'avait pas été prévu et qu'il n'y avait aucune raison particulière de prévoir. De temps en temps, il y avait des difficultés à percevoir le loyer, mais la seule fois où un locataire ne payant pas son loyer a été difficile à évincer, ce fut après les années considérées en l'espèce. Toutes ces choses ont concouru à ramener le revenu brut de location à un montant très inférieur à ce qui avait été prévu. Le revenu brut de location a varié, atteignant son niveau le plus élevé en 1991, soit 38 435 $, d'après les hypothèses du ministre (mais l'appelante doutait de cette hypothèse particulière), et atteignant son niveau le plus bas en 1996, soit 21 350 $.

[9]            En outre, l'imposition du contrôle des loyers en Ontario - par voie de mesure législative - a empêché une augmentation importante des loyers pendant un certain nombre d'années, ce qui, évidemment, n'était pas quelque chose qui pouvait nécessairement être prévu en 1990. En août 1990, peu après l'achat du bien, l'entreprise de l'époux de l'appelante a fait faillite. Ainsi, il leur fallait payer des dettes liées à cette faillite et, pour ce faire, ils ont dû procéder à la vente du triplex situé au 577, chemin Indian, vente qui a eu lieu au printemps 1991.

[10]          Vers la fin de 1990, le prêt hypothécaire de troisième rang relatif au bien, soit un prêt qui avait été consenti par les vendeurs, n'a pas été payé. L'appelante a pu obtenir de l'argent d'une source familiale en vue de rembourser ce prêt hypothécaire, ce qu'elle a fait. En juillet 1991, elle a en outre remplacé l'hypothèque de deuxième rang sur le bien par une hypothèque de premier rang sur la maison familiale où elle et son époux vivaient. Malgré ces mesures, le bien a continué à perdre de l'argent : en moyenne, 18 500 $ par année, et ce, jusqu'en 1999 inclusivement, soit pendant les dix premières années suivant l'acquisition du bien.

[11]          L'avocat de l'intimée avance que cela, ainsi que l'absence d'un plan défini pour remédier à la situation, établit qu'il ne pouvait y avoir d'attente raisonnable de profit dans les années 1994 et 1995. Il faisait valoir non pas que l'achat était initialement déraisonnable, mais simplement que, en 1994, l'appelante devait s'être rendu compte que le bien, tel qu'il était financé à cette époque, ne pourrait permettre de gagner de l'argent et que l'appelante aurait donc dû vendre le bien au prix qu'elle aurait pu en obtenir et mettre un terme à ses pertes à ce stade.

[12]          Je n'ai aucun doute que l'appelante a effectué cet achat dans l'intention de réaliser un profit et qu'elle avait une attente de profit. Cette attente était-elle raisonnable? Je crois que oui, vu la conjoncture à la fin de 1989 et durant le premier ou les deux premiers mois de 1990. Assurément, aucune utilisation personnelle du bien n'était faite par l'appelante ou des membres de sa famille. Il est clair qu'il a plutôt fallu que l'appelante et son époux consacrent beaucoup de temps et d'énergie à l'exploitation du bien au cours de la dernière décennie.

[13]          L'appelante a témoigné qu'elle avait cherché à vendre le bien en 1991, mais que personne ne s'était montré le moindrement intéressé à l'acheter. L'avocat de l'intimée soutient que l'appelante aurait dû de nouveau chercher à vendre le bien en 1994. L'appelante a témoigné qu'elle était au courant des conditions générales du marché tout au long de cette période et que, notamment, elle était au courant que les valeurs dans le secteur où était situé le bien étaient encore en déclin à cette époque. En décembre 1995, le principal du prêt hypothécaire de premier rang avait été ramené à 248 600 $, l'hypothèque de deuxième rang sur le bien avait été remplacée par une hypothèque sur la résidence de l'appelante et de son époux, et le prêt hypothécaire de troisième rang avait été remboursé. Toutefois, je conclus de la preuve présentée par l'appelante en matière de ventes que, à lui seul, le solde impayé du prêt hypothécaire de premier rang était très supérieur à la valeur marchande du bien à cette époque.

[14]          L'appelante et son époux ne disposaient pas des ressources pour payer la différence entre la valeur réduite de la maison et le principal impayé du prêt hypothécaire de premier rang. Une vente du bien était donc simplement impossible. L'appelante reste convaincue que le bien se révélera rentable dans un proche avenir, et on l'a récemment avisée que les loyers actuellement demandés sont inférieurs au taux du marché. L'appelante entend continuer à réduire le principal du prêt hypothécaire.

[15]          L'avocat de l'intimée s'appuie beaucoup sur les décisions rendues par la Cour d'appel fédérale dans les affaires Mohammad et Mastri. Il ne s'agit toutefois pas ici d'un cas dans lequel il était évident dès le départ que le bien ne pourrait permettre de réaliser un profit ou dans lequel il y avait un élément personnel relativement à l'acquisition ou à l'utilisation du bien. Comme la Cour d'appel fédérale le disait dans l'arrêt Tonn, au paragraphe 64, lorsque la preuve n'indique aucun élément personnel, le critère de l'arrêt Moldowan doit être appliqué avec modération. Comme l'indique l'arrêt Mastri, au paragraphe 12 :

[C]e n'est pas aux tribunaux de faire une appréciation rétrospective de la perspicacité commerciale d'un contribuable dont l'entreprise se révèle moins rentable que prévue.

Immédiatement après ce passage, la Cour d'appel fédérale semble souscrire à un certain nombre de jugements auxquels elle renvoie, y compris l'affaire Wallace c. La Reine[5], dans lequel j'ai statué que le contribuable était en droit de déduire les pertes subies relativement à un bien acquis comme investissement dans des circonstances très semblables à celles de la présente espèce. En fait, dans l'affaire Wallace, l'acquisition avait été entièrement financée par emprunt. L'appelant dans cette affaire, tout comme l'appelante dans la présente espèce, a été victime de la récession du début des années 1990. Il est facile, avec du recul, de dire que l'achat en l'espèce a été fait à un prix trop élevé et qu'il a été trop financé par emprunt. Le fait est que, en 1990, il s'agissait d'une appréciation commerciale raisonnable et que, ayant acheté le bien, l'appelante n'était simplement pas en mesure de le revendre en 1994 ou en 1995.

[16]          Je passe maintenant à la question de savoir qui a subi la perte. L'appelante a expliqué au cours de son témoignage qu'elle avait fait transférer le bien au nom de son époux à l'époque de l'acquisition parce que son époux avait plus de temps qu'elle pour aller chez l'avocat, signer des documents et faire toutes les autres démarches nécessaires. Elle a dit qu'elle travaillait de très longues heures et qu'elle ne disposait simplement pas du temps dont son époux disposait. Pour la même raison, son époux traitait avec les locataires et s'occupait du paiement des factures, ainsi que de divers aspects commerciaux de l'entreprise. Aucun document de fiducie de quelque genre que soit n'a été établi à l'époque de l'acquisition ou depuis, et l'appelante n'a présenté aucune preuve de l'existence d'une entente verbale précise entre eux concernant la propriété ou l'exploitation du bien.

[17]          L'appelante a témoigné que c'était elle qui avait le revenu le plus élevé et qui avait fourni les fonds pour l'achat, et son époux a présenté une preuve allant dans le même sens. Leurs dépositions à cet égard sont évidemment intéressées, car, au cours des années considérées en l'espèce et, semble-t-il, au cours de la plupart des années, l'appelante avait un revenu très supérieur à celui de son époux et était en fait assujettie à de l'impôt au taux marginal le plus élevé, de sorte que le fait que les pertes soient considérées comme ayant été subies par elle servirait mieux leurs intérêts économiques communs.

[18]          Lorsque l'époux de l'appelante a témoigné, il a dit maintes fois que l'acquisition avait été faite par " nous " au lieu de dire qu'elle avait été faite par son épouse et, même après que j'ai eu porté cela à son attention, il a continué d'utiliser le pluriel en parlant de l'exploitation du bien, ainsi que des décisions. À la reprise de l'audience quelques semaines plus tard, seule l'appelante a témoigné et elle évitait d'utiliser la première personne du pluriel.

[19]          M. et Mme Smith avaient un compte conjoint dans lequel les loyers provenant du bien étaient déposés et sur lequel des factures afférentes au bien étaient payées. Si j'ai bien compris, le seul autre compte bancaire était un compte de l'appelante dans lequel son chèque de paye du conseil scolaire était déposé et sur lequel elle faisait des chèques à son époux pour qu'il en dépose le montant dans le compte conjoint. Outre les dépôts faits dans le compte conjoint pour couvrir leurs frais de subsistance, l'appelante virait de l'argent de son compte au compte conjoint pour couvrir les pertes relatives au bien. On n'a présenté aucun élément de preuve indiquant que l'appelante versait une somme quelconque à son époux pour qu'il l'aide concernant les aspects commerciaux relatifs au bien, concernant les démarches nécessaires, qui, a-t-elle dit, étaient faites par lui ou concernant l'entretien et les réparations qu'il effectuait. L'appelante a dit que le montant de 24 600 $ qui avait été versé comptant comme acompte provenait de la vente d'un autre bien, qui, crois-je comprendre, était inscrit à son nom. Lorsqu'il est devenu nécessaire de réunir des fonds pour rembourser le prêt hypothécaire de deuxième rang d'environ 40 000 $, la résidence familiale a été hypothéquée à cette fin.

[20]          Comme on n'a présenté aucun élément de preuve précis quant à l'existence d'une entente entre l'appelante et son époux et eu égard à la mise en commun de fonds dans le compte conjoint, eu égard au prêt hypothécaire relatif à la résidence familiale, dont le produit est allé dans le bien, eu égard au partage de responsabilités concernant la gestion et l'entretien du bien et eu égard à la garantie donnée par l'époux concernant les divers prêts hypothécaires à l'époque de l'acquisition du bien, je suis arrivé à la conclusion que l'exploitation du bien représentait en fait une société de personnes dans laquelle l'appelante et son époux étaient associés à parts égales. L'apport de l'appelante à la société de personnes était surtout, mais pas entièrement, un apport financier. L'apport de l'époux de l'appelante était surtout, mais pas entièrement, un apport sous forme de travail ainsi que de services de gestion.

[21]          Je conclus donc que, en 1994 et en 1995, l'entreprise de cette société de personnes était bel et bien en fait une source de revenu au sens de l'article 3 de la Loi de l'impôt sur le revenu et que l'appelante est en droit de déduire pour ces années-là sa part de 50 p. 100 des pertes, soit 9 718 $ pour 1994 et 8 929 $ pour 1995.

[22]          Les appels seront, par conséquent, accueillis et les cotisations sont déférées au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation cela étant.

Signé à Ottawa, Canada, ce 27e jour de juillet 2001.

" E. A. Bowie "

J.C.C.I.

Traduction certifiée conforme ce 17e jour de décembre 2001.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Martine Brunet, réviseure

1999-1658(IT)I

ENTRE :

HUGUETTE LEDUC,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Appels entendus le 24 juillet 2000 à Montréal (Québec) par

l'honorable juge Louise Lamarre Proulx

Comparutions

Avocat de l'appelante :                        Me Pierre Chartrand

Représentante de l'intimée :                  Annick Provencher (Stagiaire en droit)

JUGEMENT

          Les appels des cotisations établies en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu pour les années d'imposition 1992, 1993, 1994, 1995 et 1996 sont accordés, avec la moitié des frais, et les cotisations sont déférées au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelles cotisations, selon les motifs du jugement ci-joints.

Signé à Ottawa, Canada, ce 1er jour de novembre 2000.

" Louise Lamarre Proulx "

J.C.C.I.




[1]                [1978] 1 R.C.S. 480.

[2]                [1996] 2 C.F. 73 (96 DTC 6001) (C.A.).

[3]                [1998] 1 C.F. 165 (97 DTC 5503) (C.A.).

[4]                [1998] 1 C.F. 66 (97 DTC 5420) (C.A.).

[5]                C.C.I., no 95-3180(IT)I, 31 mai 1996 ([1996] 3 C.T.C. 2170).

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.