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Date: 20010717

Dossier: 98-3100-IT-G

ENTRE :

KRUCO INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

P.R. Dussault, J.C.C.I.

[1]            Cet appel d'une cotisation pour l'année d'imposition 1989 de l'appelante concerne l'application du paragraphe 55(2) et de l'alinéa 55(5)c) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la " Loi "). La question en litige porte essentiellement sur le calcul du gain en capital réputé résultant de l'application de ces dispositions à un rachat d'actions du capital-actions de Kruger Inc. (" Kruger ") détenues par l'appelante. Pour situer rapidement le débat, quitte à préciser plus loin notamment le sens des termes, disons que le montant du gain en capital réputé de l'appelante est relié au calcul du revenu gagné ou réalisé après 1971 (" revenu gagné ou réalisé ") et du revenu gagné ou réalisé après 1971 disponible (" revenu protégé[1] ") de Kruger et de ses filiales, revenus attribuables aux actions rachetées. D'autres éléments contestés influençaient à l'origine le calcul du gain en capital de l'appelante, soit le pourcentage des actions du capital-actions de Kruger détenu par l'appelante et le prix de base rajusté de ces actions. Ces questions ne sont plus en litige.

I.               DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[2]            Les dispositions législatives applicables, soit le paragraphe 55(2) et l'alinéa 55(5)c) se lisent ainsi :

                55(2) Présomption de gain en capital — Lorsqu'une corporation résidant au Canada a reçu, après le 21 avril 1980, un dividende imposable à l'égard duquel elle a droit à une déduction en vertu du paragraphe 112(1) ou 138(6), comme partie d'une opération ou d'un événement ou d'une série d'opérations ou d'événements (sauf comme partie d'une série d'opérations ou d'événements qui ont commencé avant le 22 avril 1980) dont l'un des objets (ou, dans le cas d'un dividende visé au paragraphe 84(3), dont l'un des résultats) a été de diminuer sensiblement la partie du gain en capital qui, sans le dividende, aurait été réalisée lors d'une disposition d'une action du capital-actions à la juste valeur marchande, immédiatement avant le dividende et qui pourrait raisonnablement être considérée comme étant attribuable à quoi que ce soit qui n'est pas du revenu gagné ou réalisé par une corporation après 1971 et avant l'opération ou l'événement ou le début de la série d'opérations ou d'événements visés à l'alinéa (3)a), nonobstant tout autre article de la présente loi, le montant du dividende (à l'exclusion de la partie de celui-ci, si partie il y a, qui est assujettie à l'impôt en vertu de la Partie IV qui n'est pas remboursé en raison du paiement d'un dividende à une corporation lorsqu'un tel paiement fait partie de la série d'opérations ou d'événements)

                a)             est réputé ne pas être un dividende reçu par la corporation;

                b)             lorsqu'une corporation a disposé de l'action, est réputé être le produit de disposition de l'action, sauf dans la mesure où il est inclus par ailleurs dans le calcul de ce produit; et

                c)             lorsqu'une corporation n'a pas disposé de l'action, est réputé être un gain de la corporation pour l'année au cours de laquelle le dividende a été reçu de la disposition d'un bien en immobilisation.

               

                55(5) Règles applicables

               

                [...]

                                c)             le revenu gagné ou réalisé par une corporation pour toute une période au cours de laquelle elle était une corporation privée est réputé être son revenu pour la période déterminé par ailleurs en supposant qu'aucun montant n'a été déductible par la corporation en vertu de l'alinéa 20(1)gg) ou de l'article 37.1;

                [...]

[3]            Appliqué aux circonstances de la présente affaire, le paragraphe 55(2) implique que l'on suppose une disposition par l'appelante des actions qu'elle détenait du capital-actions de Kruger à leur juste valeur marchande immédiatement avant le dividende présumé découlant du rachat par Kruger des actions de son capital-actions détenues par l'appelante (paragraphe 84(3)). Dans la mesure où une partie du dividende a eu pour résultat de diminuer sensiblement le gain en capital qui aurait été réalisé lors de cette disposition, la partie du gain qui aurait été réalisé par l'appelante qui pourrait raisonnablement être considérée comme étant attribuable à quoi que ce soit qui n'est pas du revenu gagné ou réalisé de Kruger et de ses filiales sera réputée être non pas un dividende mais plutôt le produit de disposition des actions. Comme on ne peut mesurer directement la partie du gain qui pourrait raisonnablement être considérée comme étant attribuable à quoi que ce soit qui n'est pas du revenu gagné ou réalisé, c'est celui-ci qui doit être calculé de façon à éliminer un montant correspondant aux fins de l'application des présomptions des alinéas 55(2)a) et b) de la Loi.

II.             POINTS EN LITIGE

[4]            Les trois éléments qui demeurent contestés concernent le calcul du revenu protégé. Deux portent sur des rajustements négatifs apportés par Revenu Canada relativement aux crédits d'impôt à l'investissement accordés à Kruger et à ses filiales. L'autre a trait au coût d'une créance acquise par Kruger et ayant donné lieu à un crédit d'impôt pour la recherche scientifique et le développement expérimental. Subsidiairement, l'appelante prétend qu'en faisant les rajustements négatifs mentionnés, plus particulièrement relativement aux crédits d'impôt à l'investissement, les autorités fiscales ont appliqué une nouvelle politique administrative de façon rétroactive, ce qu'elles n'étaient pas en droit de faire.

[5]            Le premier rajustement négatif pour établir le revenu protégé effectué par Revenu Canada relativement aux crédits d'impôts à l'investissement résulte de l'application de l'alinéa 13(7.1)e) (réduction du coût en capital) et du sous-alinéa 13(21)f)(vii) (réduction de la fraction non amortie du coût en capital). Ce rajustement a été de 36 112 041 $ pour Kruger et de 29 912 027 $ pour l'une de ses filiales. Du total de 66 024 068 $, 32,493 % ou 21 453 200 $ ont été attribués aux actions détenues par Kruco. Le motif invoqué pour effectuer ce rajustement est que le fait de diminuer du montant du crédit d'impôt à l'investissement le coût en capital ou la fraction non amortie du coût en capital a entraîné une diminution de l'amortissement total déduit et donc une augmentation correspondante du revenu sans rentrée additionnelle de fonds, d'où la création d'un revenu fictif[2] d'un montant équivalent.

[6]            Le deuxième rajustement négatif apporté pour établir le revenu protégé, toujours relativement aux crédits d'impôt à l'investissement, résulte de l'application de l'alinéa 12(1)t) de la Loi. Le rajustement a été de 6 355 999 $ pour Kruger. La part attribuée aux actions détenues par Kruco, toujours selon la proportion indiquée plus haut, a été de 2 065 255 $. Le motif invoqué pour effectuer ce rajustement est que l'augmentation du revenu par l'inclusion du montant des crédits d'impôt à l'investissement a créé un revenu fictif puisqu'il n'y a pas eu de rentrée de fonds correspondante.

[7]            Enfin, le troisième rajustement négatif effectué par Revenu Canada pour établir le revenu protégé se rapporte au coût d'une créance de 2 000 000 $ acquise par Kruger pour 4 000 000 $ et ayant entraîné un crédit pour la recherche scientifique et le développement expérimental de 2 000 000 $ (paragraphes 194(4) et 127.3(6) de la Loi). Le rajustement du revenu protégé de Kruger a été de 2 000 000 $ et la part attribuée aux actions détenues par Kruco, toujours selon la proportion mentionnée précédemment, a été de 649 860 $. Le motif invoqué est qu'un montant équivalent à 2 000 000 $ constituait une dépense non déductible qui a réduit le revenu protégé d'autant.

[8]            Le total des rajustements contestés par l'appelante dans la présente affaire s'élève donc à 24 168 315 $. En réalité, ce que l'appelante conteste n'est aucunement les calculs mais le principe même des rajustements apportés par Revenu Canada au montant du revenu protégé de Kruger attribuable aux actions détenues par Kruco et rachetées par Kruger en 1989.

[9]            Aux fins de la cotisation, le ministre du Revenu national a notamment tenu pour acquis les présomptions de fait énoncées aux alinéas 10a) à 10t) d'une nouvelle Réponse modifiée à l'avis d'appel. Ces alinéas se lisent comme suit :

[TRADUCTION]

a)              L'appelante était pendant toute la période pertinente une société résidant au Canada au sens de l'article 250 de la Loi de l'impôt sur le revenu;

b)             au cours de la période pertinente, l'appelante détenait 3 627 100 actions ordinaires de Kruger Inc., ce qui représentait 32,493 % des actions ordinaires émises, et 100 actions privilégiées de premier rang;

c)              à la suite d'une entente conclue au mois d'août 1989 par Kruger Inc. et l'appelante, Kruger Inc. a racheté les 3 627 100 actions ordinaires et les 100 actions privilégiées de premier rang détenues par l'appelante pour la somme de 99 000 100 $; sur ce montant, 99 000 000 $ ont été attribués aux actions ordinaires;

d)             les 99 000 100 $ étaient payables au comptant pour ce qui est de 49 000 100 $ et, pour le reste, au moyen de l'émission en faveur de l'appelante de 270 000 actions privilégiées rachetables de premier rang de série B à taux variable et à dividende cumulatif et de 230 000 actions privilégiées rachetables de premier rang de série C à taux variable et à dividende cumulatif, dont la valeur de rachat totale était de 50 000 000 $;

e)              le produit de disposition des actions ordinaires de Kruger Inc. dont l'appelante a disposé était de 98 734 539 $;

f)              le prix de base rajusté des actions ordinaires de Kruger Inc. détenues par l'appelante était de 8 671 759 $ au moment de leur disposition;

g)             dans le cadre de l'entente signée par Kruger Inc. et l'appelante, Kruger Inc. a garanti que la partie du revenu protégé attribuable aux actions ordinaires rachetées ne serait pas inférieure à 70 000 000 $, sous réserve que l'appelante fasse un choix conformément aux dispositions applicables de la Loi de l'impôt sur le revenu;

h)             avant le rachat par Kruger Inc. de ses actions détenues par l'appelante, approximativement 61 % des actions ordinaires de Kruger Inc. étaient détenues par Hicliff Corporation (1978) Limited;

i)               Hicliff Corporation (1978) Ltd. était alors contrôlée par Joseph Kruger II;

j)               pour l'application de l'article 55 de la Loi de l'impôt sur le revenu, Hicliff Corporation (1978) Ltd. et Kruger Inc. n'avaient aucun lien de dépendance avec l'appelante pendant toute la période pertinente;

k)              sans égard au paragraphe 55(2) de la Loi de l'impôt sur le revenu, les conséquences fiscales du rachat en question seraient les suivantes :

                A.             Dividende réputé :

Dividende réputé selon le

paragraphe 84(3)de la LIR                                    98 012 647 $

Déduction en vertu du

paragraphe 112(1) de la LIR                                                 98 012 647 $

Montant inclus dans le revenu imposable                        0

B.            Perte en capital :

Produit de disposition des actions

de Kruger                                                                               98 734 539 $

moins : dividende réputé selon

l'alinéa 84(3)b) de la LIR                                       98 012 647 $

Produit de disposition rajusté                                 721 892 $

Prix de base rajusté des actions             8 671 759 $

Perte en capital                                                      (7 949 867 $)

l)               l'opération ou l'événement ou la série d'opérations ou d'événements ayant mené au rachat des actions de l'appelante par Kruger Inc. et le dividende réputé qui en a résulté ont eu notamment pour effet de diminuer sensiblement, de la façon indiquée ci-après, le montant du gain en capital qui, sans le dividende, aurait été réalisé lors d'une disposition à la juste valeur marchande des actions en question :

                Diminution sensible du gain en capital :

                Produit de disposition des actions

                de Kruger                                                                              98 734 539 $

                moins : prix de base rajusté

                des actions                                                                             8 671 759 $

                Gain en capital par ailleurs réalisé                     90 062 780 $

                Gain en capital par ailleurs réalisé     90 062 780 $

                Perte en capital                                                      ( 7 949 867)

                Diminution sensible

                du gain en capital                                                  98 012 647 $

m)             le revenu gagné ou réalisé par Kruger Inc. après 1971 et avant l'opération ou l'événement ou le début de la série d'opérations ou d'événements qui était attribuable aux actions détenues par l'appelante était le suivant :

                Revenu gagné ou réalisé en mains de :

                Kruger Inc.                                                                             170 108 562 $

                New Corner Brook Pulp and Paper                     (25 349)

                Craftwell Containers and Packaging                    (730 491)

                Deer Lake Company Ltd.                                     (11 636 922)

                                                                                                                157 715 800 $

                Partie attribuable aux actions détenues par l'appelante :

                32,493 % x 157 715 800 $ = 51 246 595 $

n)             si l'on applique le paragraphe 55(2) de la Loi de l'impôt sur le revenu à l'opération, le gain en capital réalisé par l'appelante lors de la disposition de ses actions de Kruger Inc. est le suivant :

                Produit de disposition

des actions ordinaires                                          98 734 539 $

                moins : dividende réputé par suite du rachat

                selon l'alinéa 55(5)f) de la LIR               51 246 595 $

                Produit de disposition rajusté                                             47 487 944 $

                moins : prix de base rajusté                                                 8 671 759 $

                Gain en capital                                                       38 816 185 $

o)             le gain en capital déclaré par l'appelante pour son année d'imposition 1989 relativement à la disposition de ses actions de Kruger Inc. est le suivant :

                Produit brut des actions ordinaires                    98 734 539 $

                moins : dividende réputé selon

l'alinéa 55(5)f) de la LIR                                        73 000 000 $

                                                                                                                25 734 539 $

                moins : prix de base rajusté                                                 8 707 434 $

                Gain en capital                                                       17 027 105 $

p)             le rachat par Kruger Inc. des actions de son capital-actions qui étaient détenues par l'appelante faisait partie d'une opération ou d'un événement ou d'une série d'opérations ou d'événements dont le résultat a été d'augmenter sensiblement la participation de Hicliff Corporation (1978) Ltd. dans Kruger Inc. et qui ont aussi entraîné la disposition par l'appelante de ses actions de Kruger Inc. en faveur d'une personne n'ayant aucun lien de dépendance avec elle;

q)             le 15 septembre 1993, l'appelante a signé une renonciation relativement à la période normale durant laquelle une nouvelle cotisation pouvait être établie pour son année d'imposition se terminant le 30 novembre 1989; la renonciation portait notamment sur les gains en capital;

r)              le ministre a établi à l'égard de l'appelante pour son année d'imposition 1989 une cotisation relative au gain en capital additionnel résultant du rachat des actions par Kruger Inc.;

s)              le ministre a procédé par voie de cotisation supplémentaire datée du 18 mars 1996, à la demande de l'avocat qui représentait l'appelante à ce moment-là;

l'appelante n'est pas tenue de payer de l'impôt sous le régime de la partie IV de la Loi de l'impôt sur le revenu relativement au dividende réputé parce que Kruger Inc. était rattachée à l'appelante au sens du paragraphe 186(4) de la Loi de l'impôt sur le revenu, et que Kruger Inc. n'a reçu aucun remboursement au titre de dividendes qui se rapportait à ce dividende réputé.

III.            RÉSUMÉ DE LA PREUVE

[10]          Monsieur George Bunze, vice-président du conseil d'administration et chef des services financiers de Kruger, et monsieur Michael Macey, C.A., spécialiste en fiscalité de la firme Price Waterhouse Coopers, ont témoigné pour l'appelante. Monsieur Pierre Jolin et monsieur Ted Harris, respectivement vérificateur et chef des réorganisations de corporations à Revenu Canada à l'époque pertinente, ont témoigné pour l'intimée.

[11]          Monsieur Bunze a d'abord expliqué les circonstances ayant entraîné le rachat par Kruger des actions de son capital-actions détenues par Kruco en 1989. Kruger, l'une des plus importantes sociétés privées de pâtes et papiers, était dirigée par Bernard et Jean Kruger. Bernard Kruger, par l'intermédiaire de sa société de portefeuille Kruco, détenait environ 32 % du capital-actions de Kruger alors que son frère Jean en détenait environ 61 % par le truchement de sa société de portefeuille Hicliff. Vers le début des années 80 et bien qu'ils aient travaillé côte à côte depuis 50 ans à bâtir l'une des plus grandes papeteries d'Amérique du Nord, les deux frères commencèrent à avoir des différences d'opinion tant sur la direction que la société Kruger devait prendre que sur les politiques d'investissement et de dividendes qu'elle devait adopter. La mésentente était si importante que les frères ne se parlaient plus que par l'intermédiaire de leurs avocats et elle s'envenima au point d'aboutir à des procédures judiciaires en 1984. Le litige, né de l'oppression de la minorité par l'actionnaire majoritaire, qui avait refusé de déclarer des dividendes, dura cinq ans et paralysa la haute direction de Kruger quant à la réalisation de son désir de faire croître et évoluer la société. En 1989, alors que tout le monde cherchait une solution pour éviter la tenue du procès, monsieur Simon Reisman, qui connaissait les deux frères, entra en scène dans le but de trouver une solution négociée au litige sans la présence des avocats.

[12]          Des négociations eurent lieu en juillet et se poursuivirent en août 1989. Finalement, une entente fut signée le 30 août 1989. Aux termes de cette entente, qui prévoyait le rachat par Kruger des actions détenues par Kruco pour la somme de 99 000 000 $, Kruger garantissait à Kruco, aux fins du dividende résultant du rachat et aux fins de l'application du paragraphe 55(2) de la Loi ainsi que de la disposition provinciale correspondante, que le revenu protégé de Kruger attribuable aux actions détenues par Kruco (sous réserve qu'il y ait désignation appropriée par Kruco) n'était pas inférieur à 70 000 000 $. Monsieur Bunze a affirmé n'avoir eu aucun doute, compte tenu des calculs effectués par les experts, que le montant du revenu protégé était au moins égal à 70 000 000 $ et que, de fait, il était nettement supérieur à ce montant. Selon lui, autrement, Kruger n'aurait jamais donné cette garantie exigée par Kruco.

[13]          Par ailleurs, monsieur Bunze a également fait état des investissements intensifs effectués par Kruger au cours des années dans le but de promouvoir son développement et la diversification de ses produits manufacturés, soit les tissus de papier, le papier journal et le papier glacé ainsi que les produits d'emballage en carton. Bien que certains équipements des usines de papier puissent avoir une vie utile de 50 ans, monsieur Bunze a expliqué que l'achat de nouvel équipement est nécessaire pour moderniser et pour développer de nouveaux produits. Selon lui, la politique interne de la société était normalement d'amortir le nouvel équipement sur une période de 20 ans pour les fins financières même si sa vie utile pouvait être beaucoup plus longue. Toutefois, pour les fins fiscales, le coût de cet équipement, tout de la catégorie 29, a été amorti sur une période de deux ou trois ans, selon ce qui est prévu dans le Règlement de l'impôt sur le revenu à cet égard.

[14]          Monsieur Michael Macey est comptable agréé et spécialiste en fiscalité. En 1989, il était associé de la firme Coopers and Lybrand qui s'est fusionnée par la suite avec la firme Price Waterhouse pour devenir Price Waterhouse Coopers. Responsable du compte de Kruger depuis 1978, monsieur Macey a supervisé les calculs effectués en juillet et août 1989 par les professionnels et le personnel de sa firme pour déterminer le revenu protégé de Kruger attribuable aux actions détenues par Kruco. Monsieur Macey a expliqué que, pour les fins fiscales, les calculs ont été effectués à partir du revenu net, selon le formulaire T2S1, depuis 1972, en faisant notamment les rajustements prescrits par l'alinéa 55(5)c) de la Loi et d'autres rajustements pour tenir compte de dépenses non déductibles ou de montants de revenu réputé comme celui visé à l'article 17 de la Loi. Les calculs ont été faits en fonction des informations connues à ce moment-là, lesquelles étaient colligées dans des dossiers de recherche. Selon monsieur Macey, les informations provenaient pour la plupart de Revenu Canada et avaient été rendues publiques lors de conférences au cours desquelles Revenu Canada avait fait connaître sa position sur certains éléments du calcul du revenu protégé. Elles étaient tirées aussi des décisions obtenues pour des clients par son propre bureau, par d'autres bureaux de la même firme ou encore par d'autres firmes comptables. Sur ce point, monsieur Macey a reconnu l'existence d'une décision anticipée en date du 14 novembre 1985 (pièce A-3), laquelle, selon lui, se trouvait d'ailleurs dans son dossier de recherche en 1994 lors de discussions avec le répartiteur. Toutefois, il n'a pu affirmer qu'elle s'y trouvait en 1989 au moment où les calculs ont été effectués.

[15]          Selon monsieur Macey, les dossiers de recherche sur un sujet donné étaient constitués par l'accumulation des décisions obtenues un peu partout, lesquelles étaient envoyées au bureau de Toronto de sa firme afin que la diffusion puisse ensuite se faire aux différents bureaux régionaux. Selon lui, cette procédure pouvait parfois être lente et ne garantissait pas non plus que toutes les décisions se retrouveraient dans un dossier de recherche à un moment précis.

[16]          Monsieur Macey a affirmé que lors des calculs du revenu protégé de Kruger, lesquels auraient débuté en juillet 1989, il ne possédait dans ses dossiers de recherche aucune information selon laquelle il y avait lieu de faire des rajustements lors du calcul du revenu protégé pour tenir compte des crédits d'impôt. De plus, monsieur Macey a affirmé qu'à sa connaissance, la position précise de Revenu Canada sur le sujet n'avait pas fait l'objet de présentations lors de conférences en matière fiscale. Monsieur Macey a aussi dit n'avoir pas communiqué avec Revenu Canada puisqu'il n'avait aucune raison de le faire. Il a souligné le fait qu'il avait déjà participé à des calculs du revenu protégé en d'autres occasions, que dans certains de ces cas il y avait aussi eu des crédits d'impôt et que Revenu Canada n'avait jamais contesté les calculs effectués.

[17]          Lors de son témoignage, monsieur Macey a aussi fait état du fait que les bénéfices non répartis consolidés de Kruger et de ses filiales étaient de 5 700 000 $ à la fin de 1971 alors qu'ils étaient de 347 966 000 $ à la fin de 1988. Par ailleurs, selon la firme Coopers and Lybrand, le montant calculé comme étant initialement le revenu protégé de Kruger et de ses filiales était de 235 920 118 $ au moment du rachat des actions. Ce montant a, par la suite, été révisé à la baisse, passant à environ 233 000 000 $, à la suite des rajustements apportés par de nouvelles cotisations pour certaines années. Selon monsieur Macey, d'après les calculs initiaux, le revenu protégé consolidé de Kruger et de ses filiales attribuable aux actions détenues par Kruco était d'environ 78 000 000 $. Toutefois, il a souligné que de nouvelles cotisations d'impôts additionnels pouvaient entraîner des modifications aux calculs initiaux et qu'il fallait donc tenir compte de cette possibilité. C'est la raison pour laquelle le montant de revenu protégé garanti sur lequel Kruger et Kruco se sont entendues a été réduit à 70 000 000 $.

[18]          Monsieur Macey a expliqué que l'écart important entre le montant des bénéfices non répartis et celui du revenu protégé était dû à plusieurs éléments, dont le revenu accumulé avant 1972, les rajustements comptables reliés aux méthodes d'acquisition des actifs, la consolidation, ainsi que la différence entre la dépréciation comptable et l'amortissement fiscal.

[19]          En contre-interrogatoire, monsieur Macey a dit se rappeler la présentation d'une communication par Monsieur Robert Read de Revenu Canada lors de la conférence annuelle de l'Association canadienne d'études fiscales en 1988. Dans le cadre de cette présentation intitulée " Section 55 : A Review of Current Issues " et en réponse à une question quant à l'effet de certains crédits d'impôt sur le calcul du revenu protégé, monsieur Read avait dit que l'effet positif ou négatif dépendait de la nature même du crédit, de la façon dont il avait été réclamé et des circonstances particulières d'un cas donné. Monsieur Macey a reconnu que chez Coopers and Lybrand on était probablement au courant de cette déclaration de monsieur Read quant à la position de Revenu Canada mais a précisé qu'on n'avait pas tenté d'obtenir plus d'informations concernant l'effet du crédit d'impôt à l'investissement sur le calcul du revenu protégé lorsque ce calcul a été effectué en juillet et en août 1989, bien qu'il eût été possible d'obtenir de telles informations.

[20]          Monsieur Pierre Jolin était agent de l'évitement fiscal pour Revenu Canada lorsqu'on lui a confié le dossier de l'appelante en octobre 1992. Il s'agissait pour lui de vérifier l'applicabilité du paragraphe 55(2) de la Loi à la suite du rachat en 1989 par Kruger des actions de son capital-actions détenues par Kruco.

[21]          Lors de son témoignage, monsieur Jolin a expliqué de façon détaillée les trois rajustements apportés lors du calcul du revenu protégé de Kruger et de ses filiales attribuable aux actions détenues par Kruco.

[22]          Selon monsieur Jolin, d'une façon générale, c'est sur le texte d'une conférence donnée par monsieur John R. Robertson de Revenu Canada à la conférence annuelle de l'Association canadienne d'études fiscales en 1981 qu'il s'est basé[3]. Lors de sa conférence, monsieur Robertson avait énoncé vingt-deux propositions concernant le calcul du revenu protégé que l'on appelle généralement dans le milieu fiscal " les règles de Robertson ".

[23]          Monsieur Jolin a affirmé avoir procédé aux rajustements en litige après avoir consulté la bibliothèque électronique de Revenu Canada de façon à déterminer si l'administration centrale avait déjà émis des opinions sur le traitement à accorder aux crédits d'impôts en cause aux fins du calcul du revenu protégé.

[24]          Tout d'abord, en ce qui concerne le rajustement de 2 000 000 $ relatif au coût d'une créance, soit un billet à demande d'un montant nominal de 2 000 000 $, monsieur Jolin a expliqué que Kruger avait payé 4 000 000 $ pour cette créance en 1989. La créance a fait l'objet d'une désignation en vertu de l'ancienne partie VIII de la Loi (paragraphe 194(4)) et a procuré à Kruger un crédit d'impôt pour la recherche scientifique et le développement expérimental de 2 000 000 $. Toutefois, le coût de la créance a été réduit de 2 000 000 $ en vertu du paragraphe 127.3(6) de la Loi, ce qui a eu pour résultat un coût fiscal de 2 000 000 $. Le coût additionnel de 2 000 000 $ n'étant pas déductible pour Kruger, monsieur Jolin a effectué un rajustement négatif de 2 000 000 $ aux fins d'établir le revenu protégé de Kruger. La partie attribuable aux actions détenues par Kruco a ensuite été établie. Il s'agit d'un montant de 649 860 $.

[25]          Dans le présent cas, c'est la règle xviii de Robertson que monsieur Jolin dit avoir appliqué. Il s'est référé à la traduction française suivante de cette règle :

Une déduction de toute dépense engagée ou de tout débours fait au cours de la période qui n'était pas admise ou demandée à titre de déduction dans le calcul du revenu réduira le revenu sauf. Toutefois, aucune déduction ne sera permise à l'égard d'une dépense engagée ou d'un débours fait pour l'acquisition d'un bien, une dépense en immobilisation admissible ou un remboursement du principal d'un prêt[4].

[26]          Comme un montant de 2 000 000 $ à l'égard de la créance de 4 000 000 $ constituait selon monsieur Jolin une dépense non déductible, il a effectué un rajustement négatif de 2 000 000 $ dans le calcul du revenu protégé de Kruger.

[27]          Monsieur Jolin a dit s'être aussi référé à deux lettres d'interprétation technique privées de Revenu Canada portant sur la question. Il s'agit d'une lettre en date du 19 août 1988 (pièce R-5)[5] et d'une lettre en date du 19 juin 1989 (pièce R-6)[6]. Cette dernière lettre est adressée au bureau de Coopers and Lybrand à Winnipeg.

[28]          Monsieur Jolin a ensuite expliqué en détail les deux autres rajustements apportés lors du calcul du revenu protégé de Kruger et de ses filiales et se rapportant aux crédits d'impôt à l'investissement. Comme les calculs effectués par monsieur Jolin ne sont pas en cause, je m'en tiendrai à la partie de son témoignage concernant le principe même de ces rajustements.

[29]          Monsieur Jolin a expliqué que si, d'une part, les crédits d'impôt à l'investissement pour les biens admissibles réduisent l'impôt payable, l'alinéa 13(7.1)e) et le sous-alinéa 13(21)f)(vii) de la Loi prescrivent d'autre part que le coût en capital de ces biens ou, si le contribuable en a préalablement disposé, la fraction non amortie du coût en capital de la catégorie à laquelle appartenaient ces biens, soit réduite du montant du crédit d'impôt à l'investissement correspondant. L'effet direct de cette réduction est une diminution de la déduction pour amortissement que peut réclamer un contribuable par rapport à celle qu'il aurait pu autrement réclamer d'année en année. Cette déduction pour amortissement réduite entraîne donc une augmentation correspondante du revenu au sens fiscal pour la même période. C'est cette augmentation de l'ordre de 36 112 041 $ pour Kruger et de 29 912 027 $ pour l'une de ses filiales qui a fait l'objet d'un rajustement négatif par monsieur Jolin aux fins du calcul du revenu protégé de Kruger et de ses filiales, et ce, au motif que ce revenu au sens fiscal était fictif puisqu'il ne correspondait à aucune rentrée de fonds additionnelle. Tel qu'il est mentionné au paragraphe [5] des présents motifs, du total de 66 024 068 $, 32,493 % ou 21 453 200 $ ont été attribués aux actions détenues par Kruco.

[30]          Dans le cas de ce rajustement, monsieur Jolin a affirmé s'être référé à un certain nombre de lettres d'interprétation technique privées envoyées par Revenu Canada (pièces R-5[7], R-7[8], R-8[9] et R-9[10]) en 1988 et en 1989, de même qu'à la règle xx de Robertson. Il en est de même d'ailleurs en ce qui concerne le dernier rajustement apporté au calcul du revenu protégé de Kruger du fait de l'application de l'alinéa 12(1)t) de la Loi. Dans la mesure où l'alinéa 13(7.1)e) et le sous-alinéa 13(21)f)(vii) de la Loi n'étaient pas applicables, le montant du crédit d'impôt à l'investissement de Kruger a été ajouté à son revenu en vertu de l'alinéa 12(1)t) de la Loi. Cette inclusion créait, toujours selon la compréhension qu'avait monsieur Jolin des sources consultées, un revenu au sens fiscal fictif auquel ne correspondait aucune rentrée réelle de fonds. D'où la nécessité de rajuster à la baisse d'un montant équivalent le calcul du revenu protégé. Comme il est mentionné au paragraphe [6] des présents motifs, le rajustement négatif apporté lors du calcul du revenu protégé de Kruger à cet égard a été de 6 355 999 $. La part attribuée aux actions détenues par Kruco a été de 2 065 255 $.

[31]          La règle xx de Robertson à laquelle a fait référence monsieur Jolin a été présentée en français comme suit :

Tout montant qui a été inclus dans le revenu imposable qui ne représente pas un revenu véritablement gagné par la corporation et qui n'est pas visé par l'alinéa xviii ci-dessus, notamment un revenu fictif, doit être déduit[11].

[32]          Lors de son témoignage, monsieur Jolin a également fait part du changement intervenu en 1991 dans la position de Revenu Canada quant à la façon de traiter les crédits d'impôt à l'investissement aux fins du calcul du revenu protégé. Selon monsieur Jolin, cette nouvelle position a été annoncée lors d'une conférence présentée par monsieur Michael A. Hiltz de Revenu Canada à la conférence annuelle de l'Association canadienne d'études fiscales en 1991[12]. Ainsi, au lieu de tenter de déterminer, comme auparavant, le revenu additionnel fictif résultant de l'application de l'alinéa 13(7.1)e) ou du sous-alinéa 13(21)f)(vii) du fait de la réduction de la déduction pour amortissement tout au long de la période considérée, ou encore le revenu fictif résultant de l'inclusion du crédit d'impôt à l'investissement dans le revenu en vertu de l'alinéa 12(1)t), et d'apporter des rajustements négatifs correspondants, il a été décidé que l'on tiendrait dorénavant compte, aux fins de calculer le revenu protégé, de l'impôt autrement payable indépendamment de la réduction de cet impôt par le crédit d'impôt à l'investissement. Somme toute, selon monsieur Jolin, la nouvelle position consiste non pas à éliminer le revenu fictif, comme c'était le cas en vertu de la règle xx de Robertson, mais plutôt à tenir compte, aux fins du calcul du revenu protégé, de l'impôt autrement payable avant la réduction de cet impôt résultant du crédit d'impôt à l'investissement.

[33]          Malgré ce changement de position de Revenu Canada survenu en 1991, monsieur Jolin affirme avoir effectué les rajustements du revenu gagné ou réalisé et du revenu protégé de Kruco et de ses filiales en fonction de la position antérieure de Revenu Canada expliquée plus haut.

[34]          Lors de son contre-interrogatoire, monsieur Jolin a confirmé qu'il avait bel et bien consulté en établissant la cotisation, les lettres d'interprétation technique privées soumises en preuve dont il a été question plus haut (pièces R-5, R-6, R-7, R-8 et R-9). Il a expliqué que la consultation avait été faite à l'aide de la bibliothèque électronique, ou si l'on veut, dans la base de données du ministère, et qu'il ne sait pas si, à ce moment-là, ces lettres avaient été rendues publiques.

[35]          L'interrogatoire préalable de monsieur Jolin a été produit en preuve (pièce A-4). Avec le consentement de l'avocat de l'intimée, l'avocat de l'appelant a aussi produit plusieurs documents, surtout des notes de service émanant de fonctionnaires de Revenu Canada et traitant des questions en litige (pièces A-5 à A-18).

[36]          La preuve de l'intimée a été complétée par le témoignage de monsieur Ted Harris. Entre 1989 et 1992, monsieur Harris était chef de la Réorganisation de corporations, section 3, connue aujourd'hui sous le nom de Direction des décisions et de l'interprétation de l'impôt. Il est actuellement le gestionnaire de la Division des réorganisations des sociétés et des opérations internationales de la Direction des décisions et de l'interprétation de l'impôt.

[37]          Monsieur Harris a été consulté à plusieurs reprises concernant les questions en litige dans la présente affaire : d'abord en 1993, à la suite d'une demande de monsieur Pierre Jolin, puis en 1995 et 1996, lorsque ces questions ont été soulevées auprès de messieurs Pierre Gravelle et Denis Lefebvre, alors respectivement sous-ministre du Revenu national et sous-ministre adjoint, Direction générale de la politique et de la législation.

[38]          Monsieur Harris a expliqué qu'en 1989 Revenu Canada avait déjà constaté qu'il y avait lieu d'effectuer un rajustement aux fins du calcul du revenu protégé, car le montant du crédit d'impôt à l'investissement était comptabilisé deux fois. Selon lui, le rajustement était conforme au principe énoncé dans la règle xx de Robertson, selon laquelle les montants qui ne constituent pas du revenu réellement gagné ne doivent pas être pris en compte pour établir le revenu protégé.

[39]          En ce qui concerne le crédit pour la recherche scientifique et le développement expérimental, monsieur Harris a expliqué que du financement pouvait être obtenu par une société grâce à la vente de ce crédit, comme dans le cas de Kruger qui a payé 4 000 000 $ pour une créance dont le principal était de 2 000 000 $. Comme la somme additionnelle de 2 000 000 $ a été payée, elle n'est plus disponible pour distribution aux actionnaires sous forme de dividendes. Ainsi, selon lui, il y avait lieu dans ce cas aussi de faire un rajustement.

[40]          Monsieur Harris a aussi été appelé à exposer les moyens qui étaient à la disposition d'un contribuable en 1989 pour connaître la position de Revenu Canada concernant l'effet des différents crédits d'impôt sur le calcul du revenu protégé.

[41]          Il a fait état des nombreux moyens mis à la disposition des contribuables. D'abord, à la Direction des décisions et de l'interprétation de l'impôt, il y a un service téléphonique permettant de répondre aux questions techniques des contribuables et des praticiens en fiscalité, généralement dans les vingt-quatre heures suivant la demande. On pouvait aussi obtenir par lettre une interprétation technique semblable à celles déposées en preuve. On pouvait également recourir à la demande d'une décision anticipée ou encore, comme le faisaient un certain nombre de contribuables en 1989, obtenir en vertu de la Loi sur l'accès à l'information une copie des lettres privées concernant des interprétations techniques. Il était entendu que l'identité de la personne ayant requis l'interprétation était protégée. En ce qui concerne les décisions anticipées, monsieur Harris a souligné le fait qu'en 1989 Revenu Canada était disposé à rendre de telles décisions sur les éléments qui devaient être inclus ou exclus aux fins du calcul du revenu protégé, mais non sur le calcul même effectué dans un cas donné.

[42]          En ce qui concerne les rajustements en litige dans la présente affaire, monsieur Harris a affirmé qu'ils étaient conformes à la position de Revenu Canada au moment où les actions détenues par Kruco ont été rachetées par Kruger en 1989. Selon lui, pour ce qui est du crédit d'impôt à l'investissement, des interprétations techniques avaient déjà été données dès novembre 1988 (pièce R-7). Pour ce qui est du crédit d'impôt pour la recherche scientifique, une interprétation technique avait même été fournie plus tôt. En effet, la lettre déposée en preuve sous la cote R-5 est datée d'août 1988 et on y traite également du crédit d'impôt à l'investissement. Monsieur Harris a signalé qu'il y avait également eu d'autres lettres privées d'interprétation technique avant le mois d'août 1989, soit avant les calculs effectués par les conseillers de Kruger relativement à l'opération en litige.

[43]          Monsieur Harris a dit avoir participé le 7 juin 1994 à une réunion à laquelle assistaient plusieurs autres personnes, dont monsieur Macey ainsi que messieurs Jolin et Sarrazin de Revenu Canada. Au cours de cette réunion, il aurait été question du fait que la position adoptée dans une lettre du 31 août 1993 (pièce A-7) n'était pas conforme aux règles de Robertson et que Revenu Canada tentait d'appliquer au contribuable, en ce qui concernait son année d'imposition 1989, une interprétation adoptée plus tard. Monsieur Harris a affirmé avoir fourni à monsieur Macey, lors de cette réunion, les numéros des lettres d'interprétation technique antérieures au mois d'août 1989 et, plus particulièrement, de celles soumises en preuve sous les cotes R-5, R-6, R-7 et R-8. Un résumé des discussions ayant eu lieu lors de cette réunion a été déposé en preuve (pièce R-20).

[44]          Monsieur Harris a aussi mentionné que d'autres réunions, auxquelles assistaient des hauts fonctionnaires du ministère et les représentants des contribuables avaient eu lieu notamment en mai 1995, au bureau de Denis Lefebvre, sous-ministre adjoint, et en mai 1996, au bureau de monsieur Pierre Gravelle, alors sous-ministre en titre au ministère du Revenu national. Monsieur Harris a indiqué qu'il avait aussi eu correspondance entre les parties et il s'est notamment référé à une lettre du 7 septembre 1995 (pièce R-21) et à une autre du 10 janvier 1996 (pièce R-22). Selon monsieur Harris, au cours de ces réunions et dans la correspondance, Revenu Canada a toujours présenté sa position concernant les rajustements en litige comme étant conforme aux règles énoncées par Robertson en 1981, bien qu'il faille comprendre que ces règles constituaient des énoncés de principes et non des règles détaillées pouvant s'appliquer à toutes les situations.

[45]          Selon monsieur Harris, il est clair qu'en 1981 Revenu Canada ne s'était pas prononcé directement sur la question du traitement à accorder au crédit d'impôt à l'investissement. Quant au crédit pour la recherche scientifique, il n'existait même pas à l'époque, puisque, selon lui, il s'agit d'une mesure qui n'a été proposée qu'à l'automne 1983. En fait, même dans une lettre d'interprétation technique en date du 14 novembre 1985 (pièce A-3), il ne semble pas que l'on ait tenu compte de l'augmentation du revenu au sens fiscal attribuable aux crédits. D'après monsieur Harris, c'est dans la lettre d'interprétation technique privée du 16 novembre 1988 (pièce R-7) que pour la première fois la question semble avoir été soulevée et que la possibilité d'un rajustement aurait été considérée.

[46]          En contre-interrogatoire, monsieur Harris a reconnu qu'une opinion obtenue de messieurs Robertson et MacDonald par l'avocat de l'appelante et à laquelle il est fait référence dans la lettre du 10 janvier 1996 (pièce R-22) adressée à ce dernier, proposait un rajustement relativement au crédit d'impôt à l'investissement, non pas à la suite de l'acquisition d'un bien mais plutôt au moment de la disposition de ce bien.

[47]          Sur la question du temps nécessaire pour obtenir une opinion de Revenu Canada, monsieur Harris a manifesté son désaccord avec l'avocat de l'appelante, qui lui a dit que le délai normal pouvait être de trois mois, et a donné des exemples de délais plus court, comme moins d'un mois et demi, par exemple, dans le cas de la lettre d'interprétation technique soumise en preuve sous la cote R-8. Par ailleurs, il a dit ignorer le temps que cela prend pour obtenir des copies de documents en vertu de la Loi sur l'accès à l'information.

[48]          Finalement, monsieur Harris a maintenu qu'à la fin de 1988 et au début de 1989, la position de Revenu Canada concernant les rajustements en litige était connue non seulement à la Direction des décisions et de l'interprétation de l'impôt mais également par plusieurs contribuables, bien que Revenu Canada n'eût pas rendu publiques ses interprétations techniques puisque ce n'était pas là sa politique. Monsieur Harris s'est également dit en désaccord avec l'assertion de l'avocat de l'appelante que Revenu Canada n'a fait connaître sa position quant aux rajustements à apporter au calcul du revenu protégé pour tenir compte des crédits d'impôt que lors d'une conférence présentée par madame Carole Gouin-Toussaint devant l'Association canadienne d'études fiscales[13]. Selon monsieur Harris, une question posée à monsieur Robert Read, lors de la présentation de ce dernier devant l'Association canadienne d'études fiscales en novembre 1988 portait précisément sur ce point. Il a ajouté que monsieur Macey avait reconnu, lors de son témoignage, avoir été au courant de cette présentation.

IV.            ARGUMENTS DES PARTIES ET ANALYSE

A.             LA NOTION DE REVENU PROTÉGÉ

1)              Position de l'appelante

a)             Commentaires généraux

[49]          Essentiellement, l'avocat de l'appelante a soutenu que le revenu gagné ou réalisé ne doit pas être modifié pour tenir compte des rajustements reliés aux crédits d'impôt à l'investissement ou aux crédits d'impôt pour la recherche scientifique et le développement expérimental.

[50]          Se référant d'abord à la conférence donnée par Michael A. Hiltz de Revenu Canada en 1991, "Income Earned or Realized: Some Reflections", 1991 Conference Report, Association canadienne d'études fiscales, p. 15:1, l'avocat de l'appelante a fait valoir que l'objectif visé par l'article 55 de la Loi est d'empêcher le transfert de revenus non imposés ou non réalisés d'une société à une autre par voie de dividendes intersociétés libres d'impôt. L'article 55 prévoit à cet effet un mécanisme permettant le transfert par une société à son actionnaire qui est une autre société de revenus qui ont déjà été imposés au niveau de la société, sans qu'il y ait une nouvelle imposition de ces sommes. L'avocat de l'appelante a, par conséquent, souligné que le présent litige devait être considéré à la lumière de cet objectif législatif.

b)             Rajustements concernant le crédit d'impôt à l'investissement

[51]          Selon l'avocat de l'appelante, le revenu gagné ou réalisé visé au paragraphe 55(2) est déterminé selon les présomptions énoncées à cet effet au paragraphe 55(5) de la Loi. Le revenu gagné ou réalisé d'une société privée est réputé, en vertu de l'alinéa 55(5)c), être son revenu déterminé par ailleurs en supposant qu'aucun montant n'a été déductible par la société en vertu de l'alinéa 20(1)gg) ou de l'article 37.1. Se référant aux motifs du jugement rendu par le juge Sarchuk dans l'affaire 454538 Ontario Ltd v. M.N.R., 93 DTC 427 (T.C.C.), [1993] A.C.I. no 107 (QL), l'avocat a rappelé que le revenu déterminé par ailleurs est celui déterminé en vertu des dispositions de la section B de la partie I de la Loi. Il s'agit là d'une présomption qui, selon lui, ne souffre que deux exceptions : celles énoncées à l'alinéa 20(1)gg) et à l'article 37.1. Se référant à R. Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes, 3e éd., Toronto et Vancouver, Butterworths, 1994, à la page 369, l'avocat de l'appelante a allégué qu'une disposition d'exception doit être interprétée " restrictivement ". En conséquence, les seules exceptions en ce qui concerne le calcul du revenu gagné ou réalisé doivent être celles prévues de manière expresse à l'alinéa 55(5)c), soit celles de l'alinéa 20(1)gg) et de l'article 37.1.

[52]          L'avocat de l'appelante a rappelé que les tribunaux ont considéré que le revenu gagné ou réalisé au sens du paragraphe 55(2) devait être disponible, ce qui sous-entend notamment que le revenu calculé en vertu de la section B de la partie I de la Loi doit, aux fins du paragraphe 55(2), être rajusté de façon à exclure l'impôt payé. Il s'est référé à cet égard à la décision dans l'affaire Deuce Holdings Ltd. v. The Queen, 97 DTC 921 (T.C.C.), [1997] A.C.I. no 786 (QL), dans laquelle le juge Bell a décidé que " ce n'est que la fraction du "revenu gagné ou réalisé" par la corporation qui verse le dividende qui reste après impôt qui devrait être incluse dans le calcul du "revenu sauf" " (paragraphe 33). Dans le même ordre d'idées, l'avocat de l'appelante a reconnu que le revenu gagné ou réalisé doit également être rajusté de manière à exclure les bénéfices déjà distribués, notamment sous forme de dividendes, ainsi que les dépenses non déductibles, comme l'a fait la juge Lamarre Proulx dans l'affaire Gestion Jean-Paul Champagne Inc. v. M.N.R., 97 DTC 155 (T.C.C.); version originale française : [1995] A.C.I. no 1187 (QL). L'avocat s'est également référé à la décision de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Canada c. Brelco Drilling Ltd. (C.A.), [1999] 4 C.F. 35, dans laquelle la cour a reconnu que, aux fins du paragraphe 55(2), le revenu gagné ou réalisé devait être disponible.

[53]          Toutefois, sans contester le principe selon lequel seul le revenu gagné ou réalisé disponible, soit le revenu protégé, devait être exclu de la détermination du produit de disposition au sens du paragraphe 55(2), l'avocat de l'appelante a soutenu que les rajustements reconnus à ce jour par les tribunaux sont des rajustements concernant la trésorerie et portant sur les postes du bilan, et ils n'ont pas d'incidence sur le calcul du revenu comme tel, contrairement aux rajustements concernant le crédit d'impôt à l'investissement effectués en l'espèce. L'avocat a allégué qu'en effectuant des rajustements du revenu, le ministre s'éloigne de l'objet de l'article 55, qui est de permettre le transfert des revenus déjà imposés au niveau de la société. Dans cette optique, l'énoncé xx des règles dites de Robertson[14], qui prévoit aux fins du calcul du revenu protégé un rajustement du revenu gagné ou réalisé de la société de manière à exclure du revenu protégé le revenu fictif, est, de l'avis de l'avocat de l'appelante, contraire à l'objet de l'article 55.

[54]          Se fondant sur les règles d'interprétation de lois fiscales élaborées par la Cour suprême du Canada, l'avocat de l'appelante a soutenu qu'il n'y a pas lieu de modifier la définition de revenu gagné ou réalisé établie par le législateur pour tenir compte de ce que le ministre qualifie de revenu fictif. Se référant en particulier à l'arrêt Neuman c. M.R.N., [1998] 1 R.C.S. 770, dans lequel la Cour suprême affirme, à la page 793, que " [n]ous ne devrions pas nous empresser de rehausser la disposition en cause ici, alors qu'il est loisible au législateur d'être précis quant aux méfaits à éviter ", l'avocat de l'appelante a soutenu que l'interprétation qui doit être retenue en l'espèce est celle qui est conforme aux dispositions du paragraphe 55(2) et de l'alinéa 55(5)c) tels qu'ils ont été rédigés par le législateur. Aux termes de l'alinéa 55(5)c), le revenu gagné ou réalisé est réputé être le revenu déterminé en vertu des dispositions de la section B de la partie I de la Loi, sous réserve de l'alinéa 20(1)gg) et de l'article 37.1. Ainsi, l'avocat de l'appelante estime que si le législateur avait voulu exclure le revenu fictif aux fins du calcul du revenu protégé, il l'aurait précisé.

[55]          Sur ce point, l'avocat de l'appelante s'est également référé à la décision dans l'affaire Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103, dans laquelle la Cour suprême fait les remarques suivantes à la page 121 :

Selon un principe fondamental en matière d'interprétation des lois, un tribunal ne devrait pas accepter une interprétation qui nécessite l'ajout de mots, lorsqu'il existe une autre interprétation acceptable qui ne requiert aucun ajout de cette nature. L'ajout de mots dans une définition qui figure dans une loi est encore moins acceptable lorsque les termes qui doivent être ajoutés figurent dans plusieurs autres définitions de cette même loi. Si le législateur avait voulu exiger que le bien entre dans le calcul du revenu au cours d'une année particulière, de manière à constituer un bien figurant dans un inventaire pour cette même année, il aurait ajouté la phraséologie nécessaire pour exprimer clairement cette volonté.

[56]          Dans le même ordre d'idées, l'avocat de l'appelante s'est référé aux motifs du jugement de la Cour suprême dans l'affaire Shell Canada Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, aux pages 641 et 642, où la Cour précise :

[L]a jurisprudence fiscale de notre Cour est bien établie : l'examen de la " réalité économique " d'une opération donnée ou de l'objet général et de l'esprit de la disposition en cause ne peut jamais soustraire le tribunal à l'obligation d'appliquer une disposition non équivoque de la Loi à une opération du contribuable.

[57]          De l'avis de l'avocat de l'appelante, accepter l'argument de l'intimée équivaudrait à modifier, au nom de la réalité économique et contrairement aux prescriptions de la Cour suprême dans l'affaire Shell Canada (précitée), le revenu établi aux fins fiscales de façon à le faire correspondre aux rentrées de fonds réelles. Selon lui, une telle position est contraire à la présomption créée par l'alinéa 55(5)c). De plus, il estime que tenter de relier le calcul du revenu protégé à la situation réelle constitue une erreur, puisque la notion de revenu protégé est en soi une fiction de la Loi. Lorsqu'une personne acquiert les actions d'une société, le prix qu'elle est disposée à payer n'est pas fonction du revenu protégé, pas plus qu'il n'est fonction du revenu gagné ou réalisé. Le prix payé reflète les actifs de la société, ainsi que la capacité de générer des gains futurs au moyen de ces actifs. Quoi qu'il en soit, l'avocat de l'appelante a soutenu que, bien qu'aucune partie du gain en capital réalisé lors de la disposition des actions ne puisse être attribuable à un revenu inclus en vertu de l'alinéa 12(1)t), une partie du gain réalisé est toutefois attribuable à l'actif qui y est sous-jacent. La disponibilité de l'actif au bilan n'est donc pas modifiée, contrairement à ce qui se produit dans le cas de la distribution de bénéfices ou dans le cas du paiement d'impôts.

[58]          Se fondant par ailleurs sur les motifs de l'arrêt Québec c. Corp. Notre-Dame de Bon-Secours, [1994] 3 R.C.S. 3, l'avocat de l'appelante a prétendu que dans la mesure où la Cour est d'avis qu'il subsiste deux interprétations également valables, l'incertitude doit être dissipée en faveur du contribuable.

[59]          De plus, l'avocat de l'appelante a mis la Cour en garde contre la double norme que comporte l'interprétation proposée par l'intimée. En effet, l'intimée a proposé la réduction du revenu protégé, alléguant qu'une partie du revenu gagné ou réalisé au sens de l'alinéa 55(5)c) est du revenu fictif. Dans la mesure où il n'est pas procédé à une augmentation du revenu protégé lorsqu'une diminution " artificielle " du revenu gagné ou réalisé découle de la Loi, soutient l'avocat de l'appelante, l'interprétation proposée par l'intimée est contraire au principe exprimé par la Cour suprême dans l'affaire Canada c. Freud, [1969] R.C.S. 75.

[60]          À ce propos, l'avocat de l'appelante a souligné, la portée de la position soutenue par l'intimée en se référant à une interprétation technique datée du 15 décembre 1999 (no 9907635) et portant sur l'augmentation artificielle du revenu gagné ou réalisé en raison du défaut d'une société de réclamer une déduction pour amortissement. La position de l'Agence des douanes et du revenu du Canada est exposée dans les termes suivants :

La politique de l'Agence à l'égard de la détermination du revenu gagné ou réalisé par une société après 1971 le " revenu protégé " est qu'il ne doit pas y avoir de création artificielle de revenu protégé, par exemple en ne réclamant pas de déduction pour amortissement. Par conséquent, l'Agence détermine cas par cas, même dans les situations où une société n'a pas réclamé de déduction pour amortissement au cours de certaines années, s'il y a ou non création artificielle de revenu protégé aux fins de l'application du paragraphe 55(2) de la Loi de l'impôt sur le revenu.

[61]          Selon l'avocat de l'appelante, bien qu'il soit spécifié que l'on détermine cas par cas s'il y a eu création artificielle de revenu protégé, la position de l'Agence selon laquelle " il ne doit pas y avoir de création artificielle de revenu protégé, par exemple en ne réclamant pas de déduction pour amortissement " semble indiquer qu'il sera procédé à un rajustement systématique chaque fois qu'une société ne réclamera pas toute la déduction pour amortissement à laquelle elle aura droit.

[62]          Finalement, il importe de souligner que l'avocat de l'appelante a indiqué divers avantages reliés à l'interprétation du paragraphe 55(2) qu'il a proposé. D'abord, l'interprétation ainsi proposée permet de respecter la lettre de l'alinéa 55(5)c), qui crée une présomption irréfragable quant à la notion de revenu gagné ou réalisé. Ensuite, cette interprétation respecte ce que l'avocat appelle l'" essence " ou le " fondement " du système, qui est de " permettre que les revenus taxés puissent passer sans impôt d'une corporation à l'autre " ou, en d'autres termes, d'éviter la double imposition. Enfin, l'avocat de l'appelante a soutenu que l'interprétation proposée permet d'éviter que toute augmentation non réalisée de la valeur des actifs d'une société puisse être transférée sous forme de dividende non imposable. Ayant ces considérations à l'esprit, il a soutenu que les rajustements effectués en l'espèce sont difficilement justifiables, compte tenu du fait qu'ils ont pour résultat d'empêcher le transfert de plus de la moitié des revenus accumulés après impôts de Kruger.

c)             Rajustement concernant la créance relative au crédit d'impôt pour la recherche scientifique et le développement expérimental

[63]          Concernant plus précisément ce rajustement, l'avocat de l'appelante s'est référé aux motifs donnés par le juge Rip dans l'affaire Financial Collection Agencies (Quebec) Ltd. v. M.N.R., 90 DTC 1040. Selon l'avocat de l'appelante, l'intimée considère que Kruger a engagé une dépense non déductible de 2 000 000 $ en utilisant cette somme pour " acheter " un crédit d'impôt. Or, a-t-il soutenu, le juge Rip, dans l'affaire Financial Collection Agencies (précitée), a précisé à la page 1045 (version française : CCI, 88-671(IT)I, aux pages 14 et 15) :

La Loi ne prévoit pas la vente de crédits d'impôt. Techniquement parlant, la RDF n'a vendu aucun crédit d'impôt, et la Quebec n'en a acheté aucun. L'opération est décrite dans le contrat entre les parties concernant la vente et l'achat des billets à ordre. L'opération était ainsi agencée qu'à la fin de la journée la RDF recevrait et conserverait une somme d'argent en retour de l'utilisation, par la Quebec, d'un montant supérieur de crédits d'impôt; telle est la façon dont l'appelante voit les choses. L'appelante ne tient pas compte des dispositions légales de la Loi qui prévoient que l'émission et le rachat du billet à ordre ont des répercussions sur le plan fiscal.

[64]          En conséquence, l'avocat de l'appelante a maintenu que Kruger n'a pas engagé une dépense de 2 000 000 $ aux fins de l'achat d'un crédit d'impôt. À son avis, il en découle qu'aucune dépense non déductible n'a été engagée.

2)              Position de l'intimée

a)             Commentaires généraux

[65]          De l'avis de l'avocat de l'intimée, le revenu protégé, selon les termes du paragraphe 55(2), est celui qui contribuerait au gain en capital réalisé lors de la disposition des actions d'une société et qui serait attribuable à du revenu " gagné ou réalisé " de la société. Essentiellement, sa position est que la partie du revenu attribuable aux crédits d'impôt à l'investissement et au crédit d'impôt à la recherche scientifique n'aurait pas contribué au gain en capital réalisé lors de la disposition des actions de Kruger, puisqu'il ne s'agit pas d'un " revenu disponible " de Kruger.

[66]          L'avocat de l'intimée a également fondé son argumentation sur l'objet qui est à l'origine du paragraphe 55(2) de la Loi. Se référant aux motifs rendus par le juge Rip dans l'affaire 943963 Ontario Inc. v. The Queen, 99 DTC 802 (C.C.I.), [1999] A.C.I. no 334 (QL), il a rappelé que l'objet des dispositions du paragraphe 55(2) est d'empêcher que le gain non réalisé inhérent aux actions d'une société et attribuable à autre chose qu'un " revenu gagné ou réalisé " par la société soit évité au moyen d'un dividende versé à un actionnaire, qui est aussi une société, avant la disposition des actions. Il s'est principalement référé au passage suivant des motifs du juge Rip, au paragraphe 7 :

L'article 55 vise à empêcher qu'un gain en capital imposable devienne un dividende entre corporations libre d'impôt en requalifiant le dividende comme un gain ou un produit de disposition. Le paragraphe 55(5) établit les règles régissant le calcul du revenu sauf d'un contribuable. L'alinéa 55(5)f) permet à un contribuable de désigner une fraction d'un dividende imposable comme représentant un ou plusieurs dividendes imposables distincts. Avec l'alinéa 55(5)f), le législateur a exprimé son intention à l'effet que l'article 55 s'applique sans donner lieu à une double imposition. La fraction du dividende imposable qui est du revenu sauf n'est pas imposée comme gain en capital.

[67]          Selon l'avocat de l'intimée, il en découle que la détermination du revenu protégé nécessite la détermination de la partie du gain inhérent aux actions qui est attribuable à du " revenu gagné ou réalisé ". Se fondant notamment sur les motifs rendus par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Brelco (précitée), il a maintenu qu'aucun gain réalisé lors de la disposition d'actions à leur valeur marchande ne peut être attribuable à du revenu gagné ou réalisé si ce revenu n'est pas disponible. Il s'est spécialement référé aux pages 52 et 53 des motifs du jugement de la Cour d'appel fédérale :

En ce qui concerne l'application du paragraphe 55(2), j'estime que la question a déjà été réglée. Ainsi que nous l'avons relevé plus haut, la Cour a, dans deux arrêts récents, admis à l'unanimité que par " revenu sauf " on entend " revenu sauf en mains ".

[...]

Mes conclusions sont appuyées par la doctrine qui admet à l'unanimité que le paragraphe 55(2) impose le calcul du revenu sauf en mains, et non pas, plus généralement, du revenu exonéré. On entend par " revenu sauf en mains " cette partie du revenu sauf d'une action que l'on peut raisonnablement considérer comme contribuant au gain en capital que procure cette action. Il s'agit, par définition, d'un calcul net qui commence avec le revenu réputé du paragraphe 55(5), mais qui ne s'y limite pas.

[68]          De l'avis de l'avocat de l'intimée, l'exigence de disponibilité reconnue par la Cour d'appel fédérale est justifiée et dictée par le texte même du paragraphe 55(2), qui fait référence au gain réalisé lors d'une disposition des actions à la valeur marchande qui peut raisonnablement être considéré comme attribuable à du revenu gagné ou réalisé. Pour appuyer cet argument, il s'est référé aux motifs du jugement rendu par le juge Bell dans l'affaire Deuce Holdings (précitée) ainsi qu'à ceux de la juge Lamarre Proulx dans l'affaire Gestion Jean-Paul Champagne (précitée).

[69]          Dans Deuce Holdings, le juge Bell affirmait au paragraphe 31 :

Il est logique que le paragraphe 55(2) tienne compte du fait que le produit qui aurait été réalisé, si ce n'avait été du dividende, lors de la disposition d'une action à la juste valeur marchande immédiatement avant le dividende, aurait été calculé après impôt. La juste valeur marchande d'une action, en ce qui concerne l'élément " revenu ", serait établie sur la base après impôt. Aucun acheteur rationnel ne paierait une action du capital-actions d'une corporation sans tenir compte de l'impôt payé ou payable sur le revenu de cette corporation.

[70]          Dans Gestion Jean-Paul Champagne, la juge Lamarre Proulx adoptait une approche semblable, ce qui ressort du paragraphe 37 de ses motifs :

Ce que le paragraphe 55(2) de la Loi dit c'est que s'il y a une partie du gain en capital qui ne peut pas raisonnablement être attribuée à du revenu gagné ou réalisé après 1971, le dividende devient produit de disposition. Le mot " raisonnablement " est important. Il me paraît bien évident qu'il ne serait pas raisonnable de prétendre distribuer un dividende à partir de bénéfices déjà distribués.

b)             Rajustements concernant le crédit d'impôt à l'investissement

[71]          Se fondant sur ce qui précède, l'avocat de l'intimée a maintenu que la justification sous-tendant le rajustement du revenu gagné ou réalisé qui s'effectue aux fins du calcul du revenu protégé afin de tenir compte des impôts payés, des bénéfices distribués ou des dépenses et pertes non déductibles sous-tend également les rajustements effectués en l'espèce. En effet, il a soutenu que le revenu fictif, celui qui ne correspond pas à une nouvelle rentrée de fonds, n'est pas disponible au sens où l'exige le paragraphe 55(2). En conséquence, on doit procéder à un rajustement dans le calcul du revenu protégé afin de le réduire d'un montant correspondant à ce revenu fictif.

[72]          L'avocat de l'intimée a soutenu que le crédit d'impôt à l'investissement avait pour effet la création d'un tel revenu fictif, tant en vertu de l'alinéa 13(7.1)e) ou du sous-alinéa 13(21)f)(vii) qu'en vertu de l'alinéa 12(1)t) de la Loi. En raison de l'application de l'alinéa 13(7.1)e) ou du sous-alinéa 13(21)f)(vii), l'amortissement total déduit subit une diminution, de sorte que le revenu est augmenté sans rentrée additionnelle de fonds. En vertu de l'alinéa 12(1)t), le montant des crédits d'impôt à l'investissement est inclus dans le revenu sans qu'il n'y ait eu de rentrée de fonds correspondante. L'avocat de l'intimée a maintenu que dans les deux cas, la partie du revenu au sens fiscal attribuable à ces augmentations n'est pas effectivement disponible. Selon lui, il en découle qu'aucune partie du gain inhérent aux actions lors d'une disposition à la valeur marchande ne peut être attribuable à un tel montant qui n'est pas disponible.

[73]          Concernant l'effet de l'alinéa 13(7.1)e) et du sous-alinéa 13(21)f)(vii), l'avocat de l'intimée s'est référé aux motifs de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Canada c. Loewen (C.A.), [1994] 3 C.F. 83, pour affirmer que l'unité de mesure retenue par la Loi entraînait une sous-estimation des coûts réels et en conséquence une surestimation des revenus en mains. Dans cette affaire, la Cour d'appel fédérale devait se prononcer sur la qualification d'un profit fictif pour déterminer s'il découlait d'un risque à caractère commercial et si ce profit était imposable comme revenu d'entreprise. L'appelant dans cette affaire avait acquis au coût de 200 000 $ une débenture rachetable par la compagnie émettrice au prix de 140 000 $. L'opération avait pour seul objet l'obtention d'un crédit d'impôt et ne pouvait évidemment générer un profit, le prix de rachat étant inférieur au coût d'acquisition. Toutefois, aux termes du paragraphe 127.3(6) de la Loi, le coût d'acquisition pour l'investisseur était réputé être réduit de 50 %, de sorte que le coût d'acquisition réputé pour l'appelant était de 100 000 $, avec pour conséquence un profit fictif de 40 000 $ réalisé au moment du rachat de la débenture. Le litige portait donc sur la qualification de ce revenu fictif, la question étant de savoir s'il découlait d'un risque à caractère commercial. La Cour d'appel fédérale a conclu que la réduction artificielle du coût d'acquisition pour l'appelant en vertu de la Loi n'avait pas pour effet de modifier le caractère de la transaction de façon à en faire une transaction capable de générer un profit. L'avocat de l'intimée s'est référé plus particulièrement au passage suivant du jugement, aux pages 90 et 91 :

Toutefois, dans le monde irréel de l'impôt sur le revenu, les choses sont rarement ce qu'elles semblent être et sont fréquemment présumées être tout à fait différentes de ce qu'elles sont. Aux termes du paragraphe 127.3(6), précité, l'appelant était présumé avoir acquis la débenture au coût de 100 000 $ seulement, soit son coût réel (200 000 $), moins 50 % du montant désigné, ou, puisque le produit total de la débenture avait été désigné, moins 100 000 $. Cela étant, le prix de rachat de 140 000 $ reçu par l'appelant en 1985 était, aux fins fiscales, supérieur de 40 000 $ à son coût d'acquisition. C'est cette différence fictive qui est à l'origine du présent litige.

Plus loin, à la page 98, la Cour ajoutait :

Aussi, bien que le coût d'acquisition de la débenture pour l'appelant soit présumé, à des fins fiscales, être réduit à 100 000 $, il s'agit là d'une fiction : son coût réel demeure 200 000 $, et le coût réduit artificiellement ne peut être utilisé pour attribuer à l'opération elle-même une capacité de produire un profit qu'en réalité elle ne possède pas.

[74]          Se fondant sur ces motifs, l'avocat de l'intimée a soutenu que dans la présente affaire aucune partie du gain inhérent aux actions lors d'une disposition à la valeur marchande ne peut être attribuable à la surestimation des revenus " en mains " qui résulte d'une réduction fictive du coût pour Kruger. En conséquence, il estime que cette partie du revenu de Kruger doit donc être soustraite dans le calcul du revenu protégé de celle-ci.

c)             Rajustement concernant la créance relativement au crédit d'impôt pour la recherche scientifique et le développement expérimental

[75]          En ce qui concerne ce rajustement, l'avocat de l'intimée a fait valoir que Kruger avait déboursé 4 000 000 $ pour obtenir une créance de 2 000 000 $. À son avis, la différence de 2 000 000 $ constituait une dépense nette non déductible de 2 000 000 $, laquelle venait réduire le revenu protégé de Kruger, de la même façon que la juge Lamarre Proulx a accepté que cela se fasse dans l'affaire Gestion Jean-Paul Champagne (précitée).

3)              Analyse

[76]          Dans l'affaire Deuce Holdings (précitée), le juge Bell étayait de la manière suivante sa conclusion selon laquelle l'impôt payé devait être exclu dans l'établissement du revenu protégé, au paragraphe 31 :

Il est logique que le paragraphe 55(2) tienne compte du fait que le produit qui aurait été réalisé, si ce n'avait été du dividende, lors de la disposition d'une action à la juste valeur marchande immédiatement avant le dividende, aurait été calculé après impôt. La juste valeur marchande d'une action, en ce qui concerne l'élément " revenu ", serait établie sur la base après impôt. Aucun acheteur rationnel ne paierait une action du capital-actions d'une corporation sans tenir compte de l'impôt payé ou payable sur le revenu de cette corporation.

La Cour d'appel fédérale adoptait le même raisonnement récemment dans l'affaire Brelco (précitée) à la page 53 :

On entend par " revenu sauf en mains " cette partie du revenu sauf d'une action que l'on peut raisonnablement considérer comme contribuant au gain en capital que procure cette action. Il s'agit, par définition, d'un calcul net qui commence avec le revenu réputé du paragraphe 55(5), mais qui ne s'y limite pas.

[77]          Se prévalant de ces commentaires, l'avocat de l'intimée a soutenu que le paragraphe 55(2), vise, par la notion de gain en capital pouvant raisonnablement être considéré comme attribuable à du revenu gagné ou réalisé, à déterminer le gain en capital " réel " attribuable à du revenu protégé. En conséquence, l'avocat de l'intimée a justifié les rajustements en litige à la lumière du texte du paragraphe 55(2), aucun gain en capital " réel " ne pouvant être attribuable à des revenus fictifs.

[78]          Toutefois, selon l'avocat de l'appelante, la notion de revenu gagné ou réalisé est en soi une fiction, le montant de ce revenu étant réputé, en vertu de l'alinéa 55(5)c) de la Loi, être du revenu déterminé en vertu de la section B de la partie I de la Loi, sous réserve de l'alinéa 20(1)gg) et de l'article 37.1. Bien qu'il ait admis que certains rajustements devaient être effectués pour déterminer la fraction disponible de ce revenu après les décaissements de trésorerie, il a soutenu que les rajustements concernant un revenu fictif contreviennent à la présomption de l'alinéa 55(5)c).

[79]          Dans l'affaire 454538 Ontario Ltd. (précitée), le juge Sarchuk, en affirmant, au paragraphe [36] que : " le "revenu gagné ou réalisé" est le revenu déterminé en vertu des dispositions de la section B de la partie I de la Loi ", a reconnu effectivement qu'il s'agissait d'une création de la Loi, et non du revenu disponible au sens comptable. Dans cette affaire, l'appelante avait fondé son calcul du " revenu gagné ou réalisé " sur les principes comptables généralement reconnus, alléguant que le " revenu gagné ou réalisé " s'entendait en fait des bénéfices non répartis d'une société. Le juge Sarchuk a rejeté cette interprétation en se référant notamment aux commentaires de Robert D. Brown et Thomas E. McDonnell, "Capital Gains Strips: A Critical Review of the New Provisions", 1980 Conference Report, Association canadienne d'études fiscales, pages 51 à 92. Ces commentaires avaient été faits dans le cadre d'une conférence présentée le 24 novembre 1980, soit préalablement à l'entrée en vigueur des paragraphes 55(2) et suivants tels qu'ils ont finalement été adoptés. En effet, le texte de l'article 55 dans sa version adoptée par le législateur a été sanctionné le 26 février 1981 et était applicable après le 21 avril 1980. Or, bien que la présentation de Brown et McDonnell ait porté sur le texte de l'Ébauche de la loi modifiant la Loi de l'impôt sur le revenu, qui reprenait les propositions législatives formulées dans l'Avis de motion des voies et moyens déposé à la Chambre des communes le 21 avril 1980, certains commentaires méritent d'être notés. Aux pages 73 et 74 du texte de la conférence, les auteurs se prononcent dans les termes suivants sur la notion de " revenu gagné après 1971 " telle qu'elle était alors proposée au paragraphe 55(2) :

[TRADUCTION]

Il faut également déterminer ce que l'on entend par " revenu gagné par une corporation après 1971 ". Il semble très clair que, dans le contexte de la Loi de l'impôt sur le revenu, le terme " revenu " tel qu'il est utilisé ici signifie le revenu de la corporation déterminé sous le régime de la partie I de la Loi de l'impôt sur le revenu et conformément à toutes les règles et dispositions de la Loi. En d'autres termes, il s'agit manifestement de revenu non pas au sens comptable, mais au sens fiscal. [...]

Il y a lieu de noter tout particulièrement que l'on ne doit en aucun cas rajuster de quelque façon que ce soit le revenu d'une société, déterminé aux fins fiscales, afin de tenir compte de déductions accélérées aux fins fiscales, comme par exemple l'excédent de la déduction fiscale pour amortissement sur l'amortissement comptable. Seul le revenu qui a été imposé doit être pris en compte à cette fin, à l'exclusion de toute autre sorte de revenu. De plus, on ne doit effectuer aucun rajustement au titre de diverses autres déductions qui pourraient être considérées comme diminuant " artificiellement " le revenu au sens comptable du terme, par exemple la déduction relative aux biens à porter à l'inventaire, la déduction relative à des ressources et la déduction pour épuisement gagné, ainsi que les déductions additionnelles au titre de la recherche et du développement. [italiques ajoutées; note infrapaginale omise]

[80]          Il est à noter que le texte de l'article 55 tel qu'il a finalement été sanctionné comporte d'importantes modifications par rapport au texte proposé initialement. En conséquence, certaines remarques des auteurs ne sont pas applicables à la version de l'article 55 finalement adoptée par le législateur. Ainsi, on sait que l'alinéa 55(5)c) prévoit un rajustement dans le cas d'une diminution du revenu résultant de la déduction pour inventaire de l'alinéa 20(1)gg), ce que le texte initial ne prévoyait pas. La seule autre exception concerne la déduction prévue à l'article 37.1 de la Loi. Toutefois, il n'en demeure pas moins que les commentaires des auteurs quant à la notion de revenu envisagée par le paragraphe 55(2) sont, dans leur essence, pertinents. Le paragraphe 55(2) vise le revenu au sens fiscal du terme, et non quelque autre notion de revenu que ce soit.

[81]          C'est en conséquence de cette notion fiscale de revenu dont il s'agit à l'alinéa 55(5)c) que le juge Sarchuk refusait de tenir compte d'un revenu gagné ou réalisé qui — en raison notamment de la déduction pour amortissement pour fins fiscales supérieure à la dépréciation réelle figurant aux états financiers, laquelle déduction créait une diminution " artificielle " du revenu — soit plus élevé que le revenu déterminé en vertu de la section B de la partie I de la Loi. Appliquant un raisonnement similaire, il semble qu'une augmentation " artificielle " du revenu ne devrait pas davantage donner lieu à un rajustement aux fins d'établir le revenu protégé.

[82]          Il est également intéressant de noter que les mêmes auteurs, Brown et McDonnell, n'ont pas manqué non plus de souligner le caractère artificiel du concept de revenu dans les termes suivants, aux pages 81 et 82 :

[TRADUCTION]

L'objet du paragraphe 55(2) est de permettre le paiement d'un dividende libre d'impôt entre sociétés afin de diminuer le gain en capital potentiel dans la mesure où celui-ci est attribuable à la conservation d'un revenu gagné après 1971. Par ailleurs, il vise aussi à empêcher le paiement d'un dividende supérieur à ce montant afin de diminuer les gains en capital attribuables à tout ce qui ne serait pas du revenu gagné après 1971 qui a été conservé. Il y a supposition implicite que l'on peut déterminer d'une part la partie de tout gain résultant de la vente des actions qui est attribuable au revenu gagné après 1971 qui a été conservé, et d'autre part, la partie qui est attribuable à tout autre élément. Il semble être tenu pour acquis que chaque dollar de revenu gagné après 1971 qui est conservé produira une augmentation équivalente en dollars de la valeur des actions en question et qu'un gain supérieur à ce montant est nécessairement attribuable à un autre élément.

[...] Il s'agit là, évidemment, d'une supposition artificielle dans la mesure où le " revenu " est lui-même une notion artificielle. [italiques ajoutées]

[83]          Si l'on garde ces remarques présentes à l'esprit, il est loin d'être évident que l'hypothèse dont il s'agit dans le cas du paragraphe 55(2) puisse refléter de manière exacte la réalité, en raison même de la référence à la notion de revenu au sens fiscal. Cette notion, on le sait, est le produit tant de l'évolution jurisprudentielle que de l'action du législateur. Si la première a souvent été qualifiée de conservatrice, la seconde n'a pas manqué d'étonner par son ampleur, surtout depuis la réforme majeure de 1972. Il n'est pas nécessaire de se référer à de nombreuses autorités pour affirmer que le revenu au sens fiscal, tel qu'on le connaît aujourd'hui, ne représente pas un concept tout à fait logique et cohérent. S'il s'éloigne d'une notion strictement économique du revenu, il ne traduit pas non plus le revenu tel qu'on l'entend aux fins de la comptabilité financière. À cet égard, les différences sont nombreuses. Qu'il suffise de mentionner les présomptions selon lesquelles un revenu a été gagné ou un gain a été réalisé qui s'appliquent dans de nombreuses circonstances, l'interdiction ou la limitation concernant la déduction de certaines dépenses, le traitement du coût des biens figurant dans un inventaire, la prohibition générale applicable aux réserves et, dernier élément — mais non le moindre —, la mise en place d'un système d'amortissement qui entraîne des résultats souvent très éloignés de ceux obtenus par l'application des principes de comptabilité financière relatifs à la dépréciation. Dans ce dernier cas, la différence est encore plus marquée lorsqu'il est question d'amortissement accéléré sur une période de deux ou trois ans, selon les années concernées. On ne peut pas présumer que toutes ces différences, dont la liste pourrait être allongée sans trop de difficultés, étaient inconnues du législateur lorsque les paragraphes 55(2) et suivants ont été proposés en 1980. En ce qui concerne plus précisément l'alinéa 55(5)c) et la notion de " revenu gagné ou réalisé après 1971 ", on sait que la version finalement adoptée a comporté deux exceptions qui n'étaient pas initialement prévues. Qu'à cela ne tienne! Ne pouvant, comme je viens de le dire, présumer l'ignorance du législateur, à qui il était loisible d'apporter d'autres exceptions quant à ce qu'il fallait entendre par " revenu gagné ou réalisé " à l'alinéa 55(5)c), j'estime que, comme l'a soutenu l'avocat de l'appelante, la présomption telle qu'elle a été édictée doit être respectée.

[84]          Il est vrai que dans plusieurs décisions, notamment celles de la Cour d'appel fédérale dans les affaires Canada c. Placer Dome Inc., [1997] 1 C.F. 780, Canada c. Nassau Walnut Investments Inc., [1997] 2 C.F. 279, et Brelco Drilling (précitée), l'interprétation du paragraphe 55(2) a conduit à la conclusion que le revenu gagné ou réalisé devait être disponible, conclusion cautionnant dans une certaine mesure l'interprétation soutenue par l'intimée. Dans cette optique, la Cour d'appel fédérale ainsi que cette Cour ont approuvé des rajustements effectués pour tenir compte des impôts payés (Gestion Jean-Paul Champagne et Deuce Holdings (précitées)), des dividendes versés (Gestion Jean-Paul Champagne (précitée)), des dépenses non déductibles (Gestion Jean-Paul Champagne (précitée)) ainsi que des pertes de sociétés étrangères affiliées (Brelco Drilling (précitée)). Toutefois, tous ces éléments traduisent des mouvements de trésorerie reflétés au bilan qui n'ont aucune incidence sur le calcul du revenu aux fins de la Loi. Par ailleurs, dans la mesure où les rajustements que l'on veut apporter ont directement pour effet de modifier ce calcul et de soustraire de ce que l'on entend par revenu protégé des éléments qui font partie du revenu au sens fiscal établi comme base d'imposition, j'estime que, comme l'a soutenu l'avocat de l'appelante, l'on va alors directement à l'encontre du texte de l'alinéa 55(5)c). Si la position soutenue par l'avocat de l'intimée s'inspire d'une certaine logique, il n'en reste pas moins que l'effet des rajustements négatifs apportés par Revenu Canada relativement aux crédits d'impôt à l'investissement est d'amener directement la double imposition des mêmes montants. Dans le cas qui nous occupe, sanctionner cette position équivaudrait à accepter que l'augmentation du revenu au sens fiscal de Kruger par l'effet des crédits d'impôt à l'investissement ait été imposée une première fois comme revenu ordinaire entre ses mains, puis, selon l'interprétation du paragraphe 55(2) proposée par l'intimée, qu'un montant correspondant soit imposé à nouveau entre les mains de l'appelante, Kruco, comme gain en capital, ce qui va aussi manifestement à l'encontre de l'esprit des dispositions en cause.

[85]          Si l'augmentation du revenu provoquée par les crédits d'impôt à l'investissement n'était pas assez fictive pour ne pas entraîner un impôt additionnel, elle ne devrait pas être assez fictive pour justifier un rajustement dans l'établissement du revenu protégé aux fins de l'application du paragraphe 55(2) de la Loi.

[86]          On a vu que la position de Revenu Canada (devenu depuis l'Agence des douanes et du revenu du Canada) concernant le revenu fictif va très loin, à tel point d'ailleurs que dans une interprétation technique datée du 15 décembre 1999 (no 9907635), on considère qu'il pourrait y avoir création artificielle de revenu, donc rajustement possible du revenu protégé, lorsqu'une société n'a pas réclamé de déduction pour amortissement aux cours de certaines années. On peut légitimement supposer qu'on pourrait pousser la logique et l'argument à l'extrême et prétendre qu'un rajustement négatif devrait être fait à chaque fois que le revenu d'une société est augmenté parce qu'elle n'a pas réclamé la totalité des déductions pour amortissement auxquelles elle avait droit. Ce n'est évidemment pas le cas ici. Toutefois, les rajustements effectués dans la présente affaire relativement aux crédits d'impôt à l'investissement procèdent du même principe et ont les mêmes effets : non seulement ils provoquent une double imposition contraire au principe qui sous-tend le paragraphe 55(2), mais aussi ils s'éloignent de la base même du calcul choisie par le législateur à l'alinéa 55(5)c), soit le revenu au sens fiscal, sous réserve des deux exceptions mentionnées. Il s'agit en somme d'une tentative de créer un revenu au sens fiscal qui serait " réel " en plus évidemment d'être disponible au sens où les tribunaux l'ont entendu jusqu'à maintenant, c'est-à-dire en soustrayant les impôts payés, les dividendes versés et les dépenses non déductibles. Ceci ne me paraît pas découler d'une interprétation raisonnable du paragraphe 55(2) de la Loi.

[87]          La Loi elle-même est fondée sur un concept dont plusieurs éléments sont fictifs. On ne peut utiliser ce concept pour imposer et ensuite en faire abstraction ou ne l'utiliser que dans un sens, ou en partie, afin d'imposer à nouveau les mêmes montants, à moins d'une disposition claire à cet effet, ce que le paragraphe 55(2) de la Loi ne renferme assurément pas.

[88]          L'interprétation du paragraphe 55(2) proposée par l'avocat de l'intimée semble tenir pour acquis qu'il est possible d'établir la partie du revenu au sens fiscal qui est susceptible de contribuer au gain en capital réel qui aurait résulté d'une disposition des actions à la juste valeur marchande et que toute partie du gain qui n'est pas attribuable à un tel revenu doit faire l'objet des présomptions des alinéas 55(2)a) et 55(2)b) ou c), selon le cas. En effet, l'une des prémisses de l'avocat de l'intimée est qu'un revenu fictif, comme celui engendré par l'application de l'alinéa 12(1)t) par exemple, ne peut en aucune façon contribuer au gain en capital qui aurait été réalisé lors d'une disposition des actions à leur juste valeur marchande. Or, chacun sait qu'un gain en capital " réel " qui serait réalisé lors d'une disposition des actions à la juste valeur marchande refléterait des éléments " réels " qui n'ont rien à voir avec le résultat du calcul du revenu au sens fiscal. Pourtant, c'est ce revenu au sens fiscal que, à deux exceptions près, le législateur a décidé d'utiliser comme base de calcul et de soustraire à l'application des présomptions du paragraphe 55(2).

[89]          Ainsi, tel qu'il a été exposé précédemment, il est loin d'être évident que l'hypothèse envisagée par le paragraphe 55(2) puisse refléter de manière exacte la réalité par la référence même à la notion de revenu au sens fiscal. Faire référence à la fois à la plus-value réelle des actions et à la notion " artificielle " de revenu au sens fiscal ne peut qu'entraîner un résultat qui est fictif. Toutefois, ce résultat est logique puisqu'il permet, comme je l'ai dit, d'éviter une double imposition des mêmes montants. En effet, en principe, la diminution du gain qui aurait été réalisé et qui peut raisonnablement être considéré comme attribuable à du revenu gagné ou réalisé ne devrait pas faire l'objet de la présomption de gain en capital du paragraphe 55(2) de la Loi. Dans la présente affaire, ce revenu gagné ou réalisé est le revenu au sens fiscal décrit à l'alinéa 55(5)c) de la Loi et non celui que l'intimée veut rajuster de plusieurs manières de façon à en faire un revenu au sens fiscal qui redeviendrait, après les nombreuses manipulations de l'administration, un revenu au sens fiscal " réel ". Le texte même du paragraphe 55(2) ne permet pas une telle orientation au nom d'un réalisme peut-être souhaitable mais inexistant.

[90]          En conséquence de ce qui précède, j'estime que les rajustements effectués relativement aux crédits d'impôt à l'investissement ne sont pas justifiés par le texte du paragraphe 55(2) de la Loi.

[91]          En ce qui concerne le rajustement de 2 000 000 $ qui a été effectué aux fins d'établir le revenu protégé de Kruger et dont un montant de 649 860 $ a été attribué aux actions de son capital-actions détenues par Kruco, il a été fait en tenant pour acquis que l'achat d'une créance dont le principal était de 2 000 000 $ pour une somme de 4 000 000 $ donnait lieu à une dépense non déductible de 2 000 000 $. L'achat de cette créance a donné lieu à un crédit d'impôt pour la recherche scientifique et le développement expérimental de 2 000 000 $. Par ailleurs, le coût de cette créance a été réduit à 2 000 000 $ par l'effet du paragraphe 127.3(6) de la Loi.

[92]          Comme l'avocat de l'appelante l'a souligné en se fondant sur les motifs du juge Rip dans l'affaire Financial Collection Agencies (précitée), Kruger a fait l'acquisition d'une créance et non d'un crédit d'impôt en tant que tel. Il n'en demeure pas moins que Kruger a déboursé 4 000 000 $ pour acquérir un actif d'une valeur de 2 000 000 $. N'eût été l'application du paragraphe 127.3(6), il aurait découlé de cette transaction une perte de 2 000 000 $ pour Kruger, laquelle aurait vraisemblablement fait l'objet d'un rajustement aux fins d'établir son revenu protégé en conformité avec la décision Brelco Drilling (précitée), dans laquelle la Cour d'appel fédérale approuvait le rajustement effectué pour prendre en compte les déficits exonérés des sociétés étrangères affiliées de l'appelante.

[93]          En raison de l'application du paragraphe 127.3(6) de la Loi, le calcul du revenu au sens fiscal n'est pas modifié à la suite de l'achat de la créance de 4 000 000 $ puisque son coût est réputé égal à sa valeur nominale. Il n'y a donc aucun gain ni aucune perte possible du point de vue fiscal. Ainsi, le décaissement supplémentaire de 2 000 000 $ n'est pas reflété lors du calcul du revenu au sens fiscal de Kruger. Il n'en demeure pas moins qu'il réduit d'un montant équivalent le revenu disponible après impôt. À mon avis, le raisonnement applicable en l'espèce est celui adopté par la juge Lamarre Proulx dans l'affaire Gestion Jean-Paul Champagne (précitée). Les 2 000 000 $ supplémentaires engagés par Kruco dans cette transaction sont en fait l'équivalent d'une dépense non déductible et doivent donc logiquement faire l'objet d'un rajustement. Quoi qu'il en soit, dans l'affaire Brelco (précitée), la Cour d'appel fédérale a précisé que le calcul du revenu protégé doit se faire " en fonction des faits de chaque affaire " (page 54). En l'espèce, le décaissement de 4 000 000 $ fait par Kruger pour obtenir un crédit de 2 000 000 $ réduit manifestement la partie disponible de son revenu au sens fiscal. Par ailleurs, l'augmentation des sommes disponibles se trouvant entre les mains de Kruger par suite du crédit d'impôt est reflétée dans le calcul de son revenu protégé en raison de la réduction de l'impôt payable. Comme l'a souligné la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Nassau Walnut Investments (précitée), à la page 292), " en supposant que les autres exigences de cette disposition sont réunies, et que la méthode adoptée par le ministre pour la répartition du revenu sauf est raisonnable, le paragraphe 55(2) devrait s'appliquer abstraction faite du caractère tout aussi raisonnable de la méthode choisie par [le contribuable] ". En l'espèce, j'estime que la méthode adoptée par le ministre concernant ce rajustement en particulier est raisonnable. Il n'y a donc pas lieu d'intervenir à cet égard.

B.             PRINCIPES DE JUSTICE NATURELLE ET APPLICATION RÉTROACTIVE D'UNE NOUVELLE POLITIQUE ADMINISTRATIVE

1)              Position de l'appelante

[94]          De façon subsidiaire, l'avocat de l'appelante a soutenu qu'en énonçant les règles dites de Robertson en 1981, le ministère du Revenu national a fourni aux contribuables une formule à suivre aux fins du calcul du revenu protégé. En raison du défaut de précision de la Loi quant à la notion de revenu protégé, les contribuables sont contraints de se référer à cette formule aux fins de la détermination de leur revenu protégé. Or, ces règles ne prévoient pas expressément de rajustement concernant les crédits d'impôt à l'investissement ou les crédits d'impôt pour la recherche scientifique. Soutenant que la position administrative de Revenu Canada à l'égard de tels rajustements reliés aux crédits d'impôt n'a été rendue publique qu'en juin 1991 lors de la conférence présentée par madame Gouin-Toussaint, l'avocat de l'appelante a conclu que cette position ne peut trouver application en l'espèce, puisqu'aucun effet rétroactif ne peut être conféré à un tel énoncé de politique administrative. Dans la mesure où, comme c'est le cas pour la détermination du revenu protégé, l'application de la Loi est fondée sur l'interprétation faite par le ministre, a soutenu l'avocat, cette interprétation doit être précise pour permettre aux contribuables de s'y conformer.

[95]          Pour appuyer sa position, l'avocat de l'appelante s'est référé à la théorie de l'expectative légitime, applicable lorsqu'une autorité gouvernementale indique publiquement sa position administrative. Cette théorie est reconnue par un certain nombre de décisions anglaises.

[96]          En ce qui concerne le même point, l'avocat de l'appelante s'est appuyé également sur le jugement de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Harel c. Québec (sous-ministre du Revenu), [1978] 1 R.C.S. 851, dans lequel, selon l'avocat, la Cour a accepté cette théorie dans les termes suivants, à la page 858 :

Si j'avais le moindre doute à ce sujet, je conclurais quand même en faveur de l'appelant en m'appuyant sur la politique administrative de l'intimé. Évidemment, cette politique administrative ne saurait être prise en considération si elle allait à l'encontre du texte de la Loi. En l'espèce, toutefois, compte tenu de l'évolution historique que je veux rappeler rapidement, cette démarche administrative peut validement être utilisée vu qu'au mieux pour l'intimé, le texte est ambigu.

À la page 859, la Cour a conclu :

Encore une fois, je n'affirme pas que l'interprétation administrative puisse aller à l'encontre d'un texte législatif clair mais dans une situation comme celle que je viens d'esquisser, cette interprétation a une valeur certaine et, en cas de doute sur le sens de la législation, devient un facteur important.

[97]          L'avocat de l'appelante a soutenu que le principe énoncé par la Cour suprême est applicable en l'espèce, dans la mesure où la politique administrative exposée sous la forme des règles de Roberston ne contrevient pas au texte de la Loi, et que cette politique peut validement être utilisée compte tenu du caractère ambigu du texte de la Loi.

[98]          L'avocat de l'appelante s'est en outre appuyé sur les motifs rendus par la Cour d'appel du Québec dans l'affaire Sous-ministre du Revenu du Québec c. Ciba-Geigy Canada Ltd., [1981] R.D.F.Q. 156, dans laquelle cette théorie de l'expectative légitime a également été reconnue. L'avocat de l'appelante s'est référé plus particulièrement au passage suivant des motifs de la Cour, à la page 159 :

Me bornant à la période se terminant en 1972 alors que pour la première fois, l'intimée a été informée de la nouvelle application de la loi, il me reste à me demander si l'appelant pouvait, comme il l'a fait, imposer une cotisation rétroactive.

L'appelant avait durant de nombreuses années appliqué la loi de façon réfléchie et non déraisonnable. Je souligne que nous ne sommes pas en présence d'un cas où c'est par simple inadvertance du ministère qu'une taxe n'aurait pas été perçue. Ce n'est que mesure de justice pour le contribuable que si le ministère change d'attitude, il ne le fasse pas de façon rétroactive.

En présence de la force toujours grandissante des appareils administratifs des gouvernements, il est important pour le citoyen de savoir qu'il peut se fier sur la permanence des ententes qui lui sont proposées par l'administration dans le cadre de l'application d'une loi et ce jusqu'à ce qu'on prévienne qu'on y met fin.

[99]          Enfin, l'avocat de l'appelante a souligné qu'une analyse semblable a été faite à nouveau par la Cour d'appel du Québec dans l'affaire Sous-ministre du Revenu du Québec c. Transport Lessard (1976) Ltée, [1985] R.D.F.Q. 191, et il s'est référé aux passages suivants de la décision, aux pages 194 et 195 :

Lorsqu'une directive existe depuis longtemps et qu'elle est appliquée de façon continue en raison d'une interprétation raisonnable de la loi, il me semble que les règles de justice naturelle commandent qu'un changement d'interprétation ne puisse jouer contre ceux qui, de bonne foi, se sont assurés d'avance de l'application qui serait faite dans leur cas.

[...]

Il suffit de constater que la directive ministérielle constituait dans notre cas une interprétation raisonnable de la loi. Un contribuable qui se fonde sur cette directive pour régler sa conduite peut nourrir l'espoir légitime qu'un changement postérieur ne viendra pas perturber les décisions prises en fonction d'une telle directive.

[100]        L'avocat de l'appelante a conclu qu'en l'espèce l'application des règles de Robertson, telle qu'elle se faisait antérieurement à la présentation de madame Gouin-Toussaint en 1991, était de nature à créer, chez l'appelante, une expectative légitime qu'aucun changement postérieur ne viendrait perturber les décisions prises en fonction de cette application.

2)              Position de l'intimée

[101]        Relativement à l'argument subsidiaire de l'avocat de l'appelante, l'avocat de l'intimée a soutenu que la politique administrative appliquée en l'espèce était en vigueur dès 1989, comme en font foi les lettres d'interprétation technique de 1988 et de 1989. Par conséquent, a-t-il maintenu, il aurait été loisible à l'appelante de communiquer avec la Section des décisions anticipées de Revenu Canada pour connaître à l'époque pertinente la position des autorités fiscales concernant le calcul du revenu protégé.

[102]        En tout état de cause, l'avocat de l'intimée a fait valoir que même dans la mesure où le reproche de l'appelante était fondé, il ne saurait être source de droit. Se fondant sur l'arrêt Ludmer c. Canada (C.A.), [1995] 2 C.F. 3, il a soutenu que l'appelante n'aurait aucun droit substantiel à faire valoir du fait d'un prétendu manquement à une règle d'équité ou de justice naturelle, les principes émanant des tribunaux anglais étant inapplicables au Canada à cet égard. L'avocat de l'intimée s'est référé au passage suivant tiré des motifs de jugement de la Cour d'appel fédérale, aux pages 17 et 18 :

La situation au Canada est essentiellement différente. Ni le ministre du Revenu ni ses préposés n'ont quelque discrétion que ce soit dans l'application qu'ils doivent faire de la Loi de l'impôt sur le revenu. Ils sont tenus de la suivre d'une manière absolue comme d'ailleurs les contribuables sont obligés d'y obéir telle qu'elle est. L'institution des commissioners dotés de vastes pouvoirs et d'une généreuse discrétion pour régler chaque cas d'espèce n'existe pas ici. En conséquence, il n'est pas possible de juger leur conduite selon des critères mouvants et variables comme le sont ceux que dicte le principe de la justice naturelle. Pour déterminer si leurs décisions sont valides ou non il ne s'agit pas de se demander s'ils ont exercé leurs pouvoirs d'une façon correcte ou abusive, mais bien s'ils ont agi comme la loi qui les gouverne leur prescrit d'agir.

À ce sujet, je ne peux faire mieux que de répéter ce qu'a écrit le juge Pratte, J.C.A. dans l'arrêt Granger (aux pages 76 et 77) :

En premier lieu, il faut dire que les principes de justice naturelle n'ont rien à voir dans ce débat. L'expression "principes de justice naturelle" désigne en effet les principes fondamentaux de procédure que doivent observer ceux qui ont à prononcer des décisions quasi judiciaires et, dans bien des cas, des décisions administratives. Le véritable reproche que le requérant fait au juge-arbitre, ce n'est pas d'avoir violé les principes de justice naturelle, c'est tout simplement de n'avoir pas appliqué l'équité plutôt que la loi. Il est certain en effet que la Commission et ses représentants n'ont pas le pouvoir de modifier la loi et que, en conséquence, les interprétations qu'ils peuvent faire de la loi n'ont pas elles-mêmes force de loi. Il est également certain que l'engagement que prendrait la Commission ou ses représentants, qu'ils soient de bonne ou de mauvaise foi, d'agir autrement que ne le prescrit la loi, serait absolument nul et contraire à l'ordre public. En conséquence, la prétention du requérant ne peut être autre chose que celle-ci : le juge-arbitre s'est trompé parce qu'il aurait dû, pour éviter de causer préjudice au requérant, refuser d'appliquer la loi.

Il suffit de voir la prétention du requérant sous son vrai jour pour constater qu'elle doit être rejetée. Le juge est lié par la loi. Il ne peut, même pour des considérations d'équité, refuser de l'appliquer.

[103]        À l'appui du même argument, l'avocat de l'intimée s'est également référé à la décision de la Cour suprême dans Renvoi relatif au Régime d'assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525.

[104]        Quant aux décisions allant dans le sens contraire, citées par l'avocat de l'appelante, l'avocat de l'intimée a soutenu qu'elles ne sont d'aucun secours à l'appelante en l'espèce. En effet, à son avis, la décision dans l'affaire Harel (précitée) ne fait que confirmer le principe selon lequel le juge est tenu d'appliquer la Loi. Quant aux décisions dans les affaires Ciba-Geigy et Transport Lessard (précitées), l'avocat de l'intimée a soutenu que, dans la mesure où elles ne pouvaient être réconciliées avec la décision rendue dans l'affaire Ludmer (précitée) et fondée sur les prescriptions de la décision Granger, elles devraient être écartées. En conséquence, l'avocat de l'intimée a soutenu que l'appelante ne pouvait prétendre à un droit substantiel qui découlerait de l'expectative légitime.

3)              Analyse

[105]        L'avocat de l'appelante a, dans son argument principal, contesté l'interprétation du paragraphe 55(2) proposée par l'avocat de l'intimée en soulignant que cette interprétation était contraire tant à la lettre qu'à l'esprit de ce paragraphe. Se fondant sur les règles d'interprétation élaborées par la Cour suprême, il a soutenu qu'il n'y a pas lieu de modifier la définition de revenu gagné ou réalisé établie par le législateur pour tenir compte de ce que le ministre qualifie de revenu fictif. À cet égard, l'avocat de l'appelante a critiqué la façon dont le ministre s'appuie sur une politique purement administrative pour effectuer les rajustements relatifs au crédit d'impôt à l'investissement. En effet, la position de l'intimée en l'espèce concernant ces rajustements découle manifestement des règles administratives énoncées par J.R. Robertson en 1981, et développées par la suite par R.J.L. Read et M.A. Hiltz.

[106]        Paradoxalement, l'avocat de l'appelante a soutenu de façon subsidiaire que, dans la mesure où la Cour acceptait la thèse de l'intimée quant à l'interprétation du paragraphe 55(2), il serait contraire aux principes de justice naturelle d'appliquer cette interprétation en l'espèce, puisque la position du ministre concernant les crédits d'impôt à l'investissement n'a été annoncée publiquement qu'à l'occasion de la conférence de Carole Gouin-Toussaint lors des Journées d'études fiscales de 1991 qui ont lieu les 3 et 4 juin 1991, soit postérieurement à la transaction faisant l'objet du présent litige. Ainsi, selon l'avocat de l'appelante, l'adoption et l'application des règles de Robertson ont créé une expectative légitime qu'aucun changement postérieur dans l'interprétation du paragraphe 55(2) ne viendrait perturber les décisions prises en fonction de cette application.

[107]        Soutenant que le texte du paragraphe 55(2) appuie l'interprétation proposée par le ministre, l'avocat de l'intimée s'est fortement opposé à l'argument subsidiaire présenté par l'avocat de l'appelante. D'abord, il a fait valoir qu'aucun droit substantiel ne découle, en droit fiscal canadien, d'un prétendu manquement à une règle d'équité ou de justice naturelle. Puis, tout aussi paradoxalement puisque la position de l'intimée concernant l'argument principal repose essentiellement sur la pratique administrative — bien que son avocat ait soutenu que cette position était fondée sur le texte même du paragraphe 55(2) — l'avocat de l'intimée a souligné, relativement à l'argument subsidiaire de l'avocat de l'appelante, que la Cour était tenue d'appliquer la Loi, sans avoir égard à l'équité ou aux principes de justice naturelle.

[108]        Compte tenu de ma conclusion quant à l'interprétation du paragraphe 55(2), il ne serait pas nécessaire que je me prononce sur l'argument subsidiaire avancé par l'avocat de l'appelante. Toutefois, les nombreux problèmes soulevés par l'application des paragraphes 55(2) et suivants de la Loi, dont la littérature fiscale fait état[15], et le recours généralisé à des règles administratives appellent plusieurs commentaires. D'abord, la preuve justifie mal l'allégation d'application rétroactive avancée par l'avocat de l'appelante. En effet, bien que les règles énoncées par monsieur Robertson en 1981 ne traitent pas explicitement de rajustements relatifs aux crédits d'impôt à l'investissement, la règle xx prévoit clairement un rajustement aux fins du calcul du revenu protégé, de manière à en exclure le revenu fictif. En outre, comme l'a fait valoir l'avocat de l'intimée, les lettres d'interprétation technique de 1988 et de 1989 illustrent que la politique administrative au moment de la transaction faisant l'objet du litige était d'effectuer des rajustements relatifs aux crédits d'impôt à l'investissement. Quant au rajustement concernant le crédit d'impôt à la recherche scientifique et au développement expérimental, ce rajustement découle de la règle xviii de Robertson, laquelle prévoit un rajustement aux fins du calcul du revenu protégé, de manière à en exclure toute dépense non déductible. Cette politique a été appliquée de façon constante depuis l'adoption du paragraphe 55(2).

[109]        Néanmoins, puisque l'argument subsidiaire proposé par l'avocat de l'appelante tend à donner, pour des raisons d'équité, force de loi à une pratique administrative, ce qu'il condamne par ailleurs dans son argument principal, il y a lieu de commenter davantage cette pratique.

[110]        L'intimée appuie son interprétation en l'espèce sur les mots " raisonnablement [...] attribuable ", employés au paragraphe 55(2). Or, comme l'a affirmé le juge Sarchuk dans l'affaire 454538 Ontario Ltd. (précitée), dans le cas d'une société privée, le paragraphe 55(2) doit être lu en le rattachant à l'alinéa 55(5)c), lequel traite du revenu tel qu'il se calcule en vertu de la Loi. Outre les exceptions mentionnées à l'alinéa 55(5)c), rien n'indique dans le texte de la Loi que des rajustements doivent être effectués dans le cadre de ce calcul du revenu. La position de l'intimée en l'espèce se fonde plutôt sur l'interprétation administrative du texte de l'article 55(2) et plus particulièrement sur les règles administratives énoncées par J.R. Roberston en 1981 et développées par la suite par R.J.L Read et M.A. Hiltz.

[111]        Dans les motifs du jugement de première instance dans l'affaire Brelco (Brelco Drilling Ltd. v. The Queen, 98 DTC 1422 (T.C.C.); version française : [1998] A.C.I. no 174 (QL)), décision infirmée pour d'autres motifs par la Cour d'appel fédérale (décision précitée), le juge Bell se prononçait clairement contre l'utilisation d'une telle pratique administrative. En particulier, ses commentaires aux paragraphes 49 et 50 sont pertinents :

Dans l'examen des raisons qui ont justifié l'adoption de l'article 55, la Cour, tout en tentant d'interpréter les dispositions législatives et réglementaires à la lumière de cet objectif, ne peut valablement tirer des conclusions qui ne reflètent pas une interprétation raisonnable de ces dispositions. Faire autrement reviendrait non pas à interpréter les dispositions, mais à les réécrire.

En outre, je ne peux accepter la prétention de l'intimée selon laquelle une disposition de la Loi de l'impôt sur le revenu devrait être interprétée de façon que son application mène à une utilisation généralisée d'une décision administrative, même si la tentative de l'écrire était louable. En outre, j'estime que la déclaration de l'avocat de l'intimée selon laquelle l'équité parmi les contribuables est rehaussée si la Cour confirme la pratique administrative à laquelle les autres contribuables ont été assujettis aux fins de l'établissement de l'impôt à payer, est ahurissante. La communauté des affaires ne devrait pas s'estimer tenue, parce que c'est opportun de le faire, de se conformer à des textes administratifs lorsque la loi manque simplement de clarté. [italiques ajoutées]

[112]        Il s'agit en fait d'un principe maintes fois répété par la jurisprudence. Comme l'affirmait la Cour suprême dans l'arrêt Harel (précité), bien qu'une politique administrative puisse servir à l'interprétation d'un texte de loi ambigu, elle ne peut être prise en considération lorsqu'elle contredit ce texte. À mon avis, il en est de même lorsque, sans clairement le contredire, la politique administrative n'est pas appuyée par le texte de loi. Dans l'arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, la Cour suprême condamnait en effet l'utilisation de lignes directrices d'une façon qui leur donnait force de loi. Dans cette affaire, le litige portait sur l'utilisation par le ministre responsable de l'Industrie et du Commerce de son pouvoir discrétionnaire de délivrer certaines licences d'importation. Estimant s'être conformée aux lignes directrices établies par le ministre relatives à la délivrance des licences, l'appelante alléguait qu'une licence devait obligatoirement lui être délivrée. La Cour suprême rejeta cet argument dans les termes suivants, aux pages 6 et 7 :

Il est donc manifeste, à mon avis, que l'art. 8 de la Loi accorde un pouvoir discrétionnaire au Ministre. Le fait que le Ministre ait employé dans ses lignes directrices contenues dans l'avis aux importateurs les mots : "Si le produit canadien n'est pas offert au prix du marché, une licence est émise ..." n'entrave pas l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire. C'est la Loi qui accorde le pouvoir discrétionnaire et la formulation et l'adoption de lignes directrices générales ne peut le restreindre. Il n'y a rien d'illégal ou d'anormal à ce que le Ministre chargé d'appliquer le plan général établi par la Loi et les règlements formule et publie des conditions générales de délivrance de licences d'importation. Il est utile que les demandeurs de licences connaissent les grandes lignes de la politique et de la pratique que le Ministre entend suivre. Donner aux lignes directrices la portée que l'appelante allègue qu'elles ont équivaudrait à attribuer un caractère législatif aux directives ministérielles et entraverait l'exercice du pouvoir discrétionnaire du Ministre. [italiques ajoutées]

[113]        Les mêmes commentaires doivent à mon avis s'appliquer lorsque les lignes directrices adoptées par l'administration donnent à une disposition législative une portée qui ne découle pas des termes de la disposition, interprétée selon les règles d'interprétation élaborées par la Cour suprême. C'est ce qui ressort également de l'affaire McCubbin v. M.N.R., 80 DTC 1113 (T.R.B.), à la page 1115 (version française : 78-248/78-249, à la page 8) :

                Comme l'a souligné l'avocat, les articles de la Loi de l'impôt sur le revenu qui ont trait aux troupeaux de base manquent de clarté. Afin de donner une interprétation précise des dispositions pertinentes, le ministère de la Justice a publié des bulletins d'interprétation dont l'avocat a fait mention et qui, en faisant connaître les politiques ou pratiques ministérielles, tendent à faire éviter les erreurs que pourrait entraîner l'application des articles de la Loi qui ne sont pas clairs. Aussi recommandables que ces bulletins puissent être, ces directives sur les politiques ministérielles ne doivent pas constituer des substituts quasi permanents aux modifications apportées par le Parlement dans un but de clarification. [italiques ajoutées]

[114]        Il est également pertinent de se référer aux commentaires du juge Rip, dans l'affaire Redclay Holdings Ltd. v. The Queen, 96 DTC 1207 (T.C.C.); version française : [1996] A.C.I. no 126 (QL), quant à l'élaboration de politiques administratives par le ministre du Revenu national, au paragraphe 63 :

Toute politique que le ministre élabore et met en oeuvre en appliquant la Loi doit être conforme aux dispositions de la Loi elle-même. Lorsqu'une disposition que le ministre juge ambiguë ou susceptible de plus d'une interprétation n'a pas été interprétée par un tribunal compétent, le ministre, en élaborant une politique, doit appliquer les règles d'interprétation que les tribunaux ont énoncées, par exemple dans les arrêts Stubart Investments, Antosko et Friesen, ci-dessus. Le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire en vue d'appliquer les dispositions de la Loi, et non la politique administrative. S'il conclut qu'une politique administrative est contraire aux dispositions de la Loi, il ne peut pas appliquer cette politique. [italiques ajoutées]

[115]        De même, à mon avis, dans la mesure où une politique administrative n'est pas appuyée par le texte de loi interprété selon les règles d'interprétation élaborées par les tribunaux, rien ne justifie que le ministre applique cette politique. Le juge Bowman émettait récemment un commentaire similaire dans l'affaire Canadian Occidental U.S. Petroleum Corp. v. Canada, [2001] T.C.J. No. 112 (QL), rejetant l'argument de l'intimée, qui demandait à la Cour d'adopter une interprétation nécessitant l'ajout de mots à une disposition de la Loi. Le juge Bowman refusa cette interprétation en se fondant sur le principe énoncé dans l'arrêt Friesen (précité). Selon le juge Bowman, au paragraphe 19, " le tribunal qui, afin que soit atteint un objectif de politique générale non précisé, comble une lacune législative qu'il croit voir usurpe de façon inacceptable le rôle du législateur ".

[116]        Quant à l'utilisation de l'interprétation administrative de la disposition en litige, le juge Bowman exprime l'opinion suivante, au paragraphe 30 :

La Cour n'est pas liée par une pratique ministérielle, bien qu'il ne soit pas rare qu'elle s'y réfère si elle peut aider à dissiper un doute : Nowegijick v. The Queen et al., 83 DTC 5041, à la page 5044 ([1983] 1 R.C.S. 29, à la page 36). J'y ajouterais comme corollaire qu'une pratique ministérielle peut être utile pour dissiper un doute en faveur d'un contribuable. On ne peut cependant justifier son utilisation pour dissiper un doute en faveur du ministère même qui a formulé cette pratique. [italiques ajoutées]

[117]        En l'espèce, l'interprétation proposée par l'intimée découle d'une politique administrative qui ne repose pas de façon évidente sur les termes employés par le législateur. Accepter l'application de cette politique en l'espèce équivaudrait à attribuer un caractère législatif aux directives ministérielles et à entraver le pouvoir du ministre d'appliquer la Loi, ce qui irait à l'encontre du principe énoncé par la Cour suprême dans l'arrêt Maple Lodge Farms (précité). Accepter une telle conclusion aurait également pour effet de reconnaître au ministre le pouvoir d'appliquer une politique administrative comme s'il s'agissait d'une source de droit indépendante, alors que c'est la Loi qu'il doit appliquer, comme le précise le juge Rip dans l'affaire Redclay (précitée). Comme il ressort de l'affaire McCubbin (précitée), l'adoption d'une politique administrative aux fins d'interpréter une disposition ambiguë ne saurait remplacer une modification législative destinée à lever l'ambiguïté. Si le législateur souhaite conférer au paragraphe 55(2) la portée proposée par l'intimée en l'espèce, il lui est loisible de le faire.

[118]        En conséquence de ce qui précède, l'appel de la cotisation établie pour l'année d'imposition 1989 de l'appelante est admis et la cotisation est déférée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant pour acquis que les rajustements pour un total de 23 518 455 $ relatifs aux crédits d'impôt à l'investissement de Kruger et de l'une de ses filiales, lesquels rajustements sont attribuables aux actions du capital-actions de Kruger détenues par l'appelante, doivent être annulés aux fins de l'application du paragraphe 55(2) de la Loi et à tous autres égards, la cotisation est maintenue, le tout avec dépens en faveur de l'appelante.

Signé à Ottawa, Canada, ce 17e jour de juillet 2001.

" P. R. Dussault "

J.C.C.I.



[1]                En français l'expression " revenu sauf " et les expressions " revenu sauf en mains " et " revenu sauf disponible " sont également utilisées. En anglais, l'expression " safe income " est généralement utilisée mais l'expression " safe income on hand " est également utilisée. Lors de l'audition, tenue dans les deux langues, plusieurs de ces expressions ont été utilisées par les témoins et les avocats des parties, souvent de manière interchangeable, ce qui entraîne une certaine confusion. Dans la jurisprudence et dans les nombreux textes sur le sujet, plusieurs de ces expressions sont aussi utilisées. Pour faciliter la compréhension, j'utiliserai simplement les expressions " revenu protégé " en français et l'expression " safe income " en anglais.

[2]                En français, les expressions " revenu notionnel " ou " revenu fantôme " sont également utilisées. En anglais, l'expression généralement utilisée est " phantom income ". Lors de l'audition, tenue dans les deux langues, plusieurs de ces expressions ont été utilisées par les témoins et les avocats des parties. Pour faciliter la compréhension, j'utiliserai l'expression " revenu fictif " en français et l'expression " phantom income " en anglais.

[3]                John R. Robertson, "Capital Gains Strips: A Revenue Canada Perspective on the Provisions of Section 55", in Report of Proceedings of the Thirty-Third Tax Conference, 1981 Conference Report (Toronto: Association canadienne d'études fiscales), page 81, aux pages 88 à 91.

[4]                Transcription du témoignage de monsieur Pierre Jolin, 25 octobre 2000, page 88.

[5]                Lettre en date du 19 août 1988, numéro 7-2870.

[6]                Lettre en date du 19 juin 1989, numéro 5-7673.

[7]                Voir note 5.

[8]                Lettre en date du 16 novembre 1988, numéro 5-5563.

[9]                Lettre en date du 12 janvier 1989, numéro 5-7230.

[10]              Lettre en date du 18 décembre 1989, numéro 5-9140.

[11]              Transcription du témoignage de monsieur Pierre Jolin, 25 octobre 2000, page 98. Le texte original de la transcription indique " l'alinéa 18 ".

[12]              Michael A. Hiltz, "Income Earned or Realized: Some Reflections", in Report of Proceedings of the Forty-Third Tax Conference, 1991 Conference Report (Toronto: Association canadienne d'études fiscales, 1992), page 15:1.

[13]              Cette conférence intitulée " Le paragraphe 55(2) et la notion de "revenu gagné" " a été présentée le 3 juin 1991 devant l'Association canadienne d'études fiscales, à l'occasion des Journées d'études fiscales tenues les 3 et 4 juin 1991 à Montréal, 91 JEF, 1:1-17.

[14]              Voir note 3.

[15]              Parmi les autorités soumises par les avocats des parties, voir notamment les articles de J.R. Robertson, R.J.L Read et M.A. Hiltz (précités), de même que K. Richter, " The Removal of Accrued Gains in Capital Stock Holdings Through the Use of "Safe Income" "/" La suppression des gains courus par suite de la détention de capital-actions par voie de l'utilisation du "revenu protégé" ", Canadian Tax Journal/Revue fiscale canadienne (1991), vol. 39, no 5, p. 1349-1372, 1373-1398, M. Brender, " The Taxation of Corporate Reorganizations, Subsection 55(2) ", Canadian Tax Journal/Revue fiscale canadienne (1997), vol. 45, no 2, Part I: p. 343-373, Part II: p. 806-843, et S. Bilodeau, " Présomption de gain en capital et exemption pour les transactions avec lien de dépendance ", Revue de planification fiscale et successorale (1992), vol. 14, no 2, p. 159-222.

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