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Date: 20001005

Dossier: 98-2777-IT-G

ENTRE :

DEBRA RAPHAEL,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Mogan, C.C.I.

[1]            Une cotisation a été établie à l'égard de l'appelante en vertu du paragraphe 160(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu, le ministre du Revenu national ayant conclu que des biens avaient été transférés à l'appelante par son époux à une époque où ce dernier devait payer un montant en vertu de la Loi. L'appelante a porté cette cotisation en appel. La seule question est de savoir si l'appelante a une responsabilité en vertu du paragraphe 160(1), dont les passages pertinents se lisent comme suit :

160(1)      Lorsqu'une personne a [...] transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon à l'une des personnes suivantes :

a)             son époux ou [...] une personne devenue depuis son époux [...]

b)             [...]

c)              [...]

                les règles suivantes s'appliquent :

                d)             [...]

e)              le bénéficiaire et l'auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d'un montant égal au moins élevé des montants suivants :

(i)             l'excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

(ii)            le total des montants dont chacun représente un montant que l'auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l'année d'imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d'une année d'imposition antérieure ou pour une de ces années;

aucune disposition du présent paragraphe n'est toutefois réputée limiter la responsabilité de l'auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

[2]            Dans une décision récente de notre cour (Doreen Williams c. La Reine; no de dossier 98-1604; 24 juillet 2000), le juge Hamlyn a dit que quatre conditions doivent être remplies pour que le paragraphe 160(1) s'applique :

(i)             il doit y avoir eu un transfert de biens;

(ii)            il faut que l'auteur et le bénéficiaire du transfert aient un lien de dépendance;

(iii)           le bénéficiaire du transfert ne doit pas avoir donné de contrepartie à l'auteur du transfert (ou doit lui avoir donné une contrepartie insuffisante);

(iv)           l'auteur du transfert devait payer un montant en vertu de la Loi au cours de l'année dans laquelle les biens ont été transférés ou d'une année antérieure ou pour une de ces années.

[3]            L'appelante et Ernest Raphael se sont mariés en mai 1992. Les transferts allégués ont eu lieu en 1993 et en 1994, époque à laquelle Ernest et l'appelante étaient mari et femme. L'appelante et Ernest ont tous les deux témoigné à l'audition de l'appel. En 1990, Ernest oeuvrait dans la bijouterie de détail depuis de nombreuses années et avait 44 boutiques dans l'ensemble du Canada. Les boutiques étaient exploitées par une ou plusieurs sociétés dont Ernest était actionnaire. Au cours des années 1991, 1992 et 1993, il y a eu une récession importante au Canada. Le commerce de bijoux a été frappé particulièrement durement par la récession, et la principale société d'Ernest a fait faillite. Après la faillite de cette société, Ernest courait personnellement le risque de devoir payer plusieurs centaines de milliers de dollars parce qu'il avait garanti certains baux et emprunts de la société. Il faisait de gros efforts pour éviter une faillite personnelle, car il espérait refaire des affaires, mais il avait peu d'actifs et de nombreux créanciers.

[4]            La banque d'Ernest avait avisé ce dernier de ne pas déposer de fonds dans son compte, car certains créanciers avaient signifié des saisies-arrêts à la banque, et tout argent ainsi déposé aurait été confisqué en faveur des créanciers. Les pièces A-1 à A-5 sont des copies de déclarations délivrées à la Cour supérieure de l'Ontario par cinq demandeurs différents qui poursuivaient soit Ernest seulement, soit Ernest et une société, concernant des responsabilités personnelles résultant de la faillite de la société d'Ernest. Quatre de ces cinq actions avaient été introduites en 1992. Par suite de ces actions et d'autres actions, Ernest avait décidé de ne pas conserver de compte bancaire à son nom. En même temps, il voulait payer certains créanciers pour éviter une faillite personnelle.

[5]            Durant toute la période pertinente, Ernest avait un régime enregistré d'épargne-retraite (" REER "), dont La Mutuelle du Canada était le fiduciaire. Ernest et l'appelante avaient convenu qu'il retirerait des fonds de son REER, qu'il endosserait les chèques de REER en faveur de l'appelante, que cette dernière déposerait les chèques de REER dans son compte bancaire et qu'elle décaisserait cet argent seulement selon les instructions d'Ernest et en faveur de personnes qu'il désignerait. Au cours des années 1993 et 1994, Ernest a reçu de son REER 91 011,53 $ (déduction faite des sommes que La Mutuelle devait retenir et remettre). Les chèques de REER émis par La Mutuelle à l'ordre d'Ernest ont été endossés par Ernest en faveur de l'appelante et ont été déposés dans le compte bancaire de l'appelante. Les sommes suivantes ont ainsi été déposées dans le compte bancaire de l'appelante :

1. 29 mars 1993

4 500,00 $

11. 14 février 1994

4 500,00 $

2. 1er avril 1993

4 500,00 $

12. 9 mai 1994

4 500,00 $

3. 6 août 1993

4 500,00 $

13. 3 juin 1994

4 500,00 $

4. 16 novembre 1993

4 500,00 $

14. 3 juin 1994

4 500,00 $

5. 24 novembre 1996

4 500,00 $

15. 17 juin 1994

4 500,00 $

6. 6 décembre 1993

4 500,00 $

16. 13 juillet 1994

4 500,00 $

7. 9 décembre 1993

4 500,00 $

17. 22 juillet 1994

4 500,00 $

8. 17 décembre 1993

4 500,00 $

18. 29 juillet 1994

4 500,00 $

9. 17 décembre 1993

4 500,00 $

19. 12 août 1994

4 500,00 $

10. 23 décembre 1993

4 500,00 $

20. 30 septembre 1994

4 500,00 $

21. 11 octobre 1994

1 011,53 $

TOTAL

91 011,53 $

[6]            Quand Ernest a fait les retraits de son REER et a endossé ses chèques en faveur de l'appelante pour dépôt comme l'indique le tableau ci-devant, il devait payer des montants en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu comme l'indique l'annexe " A " de la réponse à l'avis d'appel. L'appelante n'a pas prétendu que la responsabilité d'Ernest selon la Loi à l'époque de l'endossement d'un chèque de REER était inférieure au montant de ce chèque. Je présumerai donc que, si l'endossement et la livraison d'un chèque de REER par Ernest en faveur de l'appelante représentent un " transfert " au sens du paragraphe 160(1), Ernest était redevable en vertu de la Loi d'une somme excédant tout chèque respectif de REER à l'époque de l'endossement et de la livraison du chèque.

[7]            La pièce A-9 est une copie du livret de l'appelante relatif à son compte no 506014 à Canada Trust à Kitchener pour la période allant de décembre 1992 à juillet 1993. Il n'y a pas de dépôts de chèques de REER dans ce compte, mais il y a un certain nombre de retraits automatiques de 513,52 $, soit des retraits effectués à la fin de chaque mois pour payer la prime d'Ernest relative à une police d'assurance de La Mutuelle qu'Ernest était obligé de maintenir au profit de sa première épouse. La pièce A-8 est une copie du livret de l'appelante relatif à son compte no 1742 à la Banque Toronto-Dominion (" Banque TD ") à Thornhill (Ontario) (juste au nord de Toronto) pour la période allant de juin 1991 à mars 1995. Bon nombre des chèques de REER de 4 500 $ sont indiqués comme ayant été déposés dans ce compte à la Banque TD. En outre, les retraits automatiques de 513,52 $ à la fin de chaque mois pour payer la prime d'Ernest relative à sa police d'assurance de La Mutuelle ont été faits de ce compte-là après la fermeture, en juillet 1993, du compte à Canada Trust.

[8]            L'appelante était la seule personne autorisée à tirer des chèques sur son compte no 1742 à la Banque TD ou à retirer de l'argent de ce compte. L'appelante a témoigné qu'elle se sentait moralement obligée de décaisser de l'argent provenant des chèques de REER seulement selon les instructions précises de son époux, Ernest, car elle considérait que les fonds appartenaient à Ernest. En outre, elle savait qu'il voulait que les fonds soient déboursés principalement pour payer ses créanciers, en espérant que cela lui éviterait une faillite personnelle.

[9]            La pièce A-6 est le sommaire manuscrit de l'appelante relatif aux sommes qu'elle a décaissées en 1993 selon les instructions données par Ernest quant à la manière de débourser l'argent de ses chèques de REER et d'autres fonds. Le total indiqué dans la pièce A-6 est de 62 553 $. La pièce A-7 est le sommaire manuscrit de l'appelante relatif aux sommes qu'elle a décaissées en 1994 selon les instructions données par Ernest quant à la manière de débourser l'argent de ses chèques de REER et d'autres fonds. Le total indiqué dans la pièce A-7 est de 41 128 $. Le total de 103 682 $ pour 1993 et 1994 excède le montant total des chèques de REER qui est indiqué au paragraphe 5 des présents motifs. Apparemment, Ernest a reçu des prestations d'assurance-chômage en 1993 ou en 1994, et ces chèques d'assurance-chômage ont également été déposés dans le compte no 1742 de l'appelante à la Banque TD. Donc, les montants indiqués dans les pièces A-6 et A-7 ne représentent pas un rapprochement précis des chèques de REER qui ont été déposés et des sommes qui ont été versées à des créanciers particuliers par l'appelante selon les instructions d'Ernest. Par exemple, la pièce A-6 renferme les deux inscriptions suivantes :

                                Dépenses du ménage - 50 %                                                                              1 560 $

                                Bell Canada, assurance habitation,

                                cablôdistribution, femme de ménage

                                Frais de nourriture basés sur 50 %

                                de frais de nourriture moyens de 120 $ par semaine       3 120 $

[10]          Les montants de ces deux inscriptions représentent des dépenses ordinaires du ménage que l'appelante a simplement réparties également entre elle et Ernest. Je ne considère pas qu'il s'agit de sommes versées à des créanciers d'Ernest selon les instructions de ce dernier. Il y a des inscriptions semblables dans la pièce A-7. L'appelante a expliqué que bon nombre des montants indiqués dans les pièces A-6 et A-7 représentaient un regroupement de deux sommes ou plus qui avaient été versées à une personne particulière.

[11]          Pour revenir à la pièce A-8, soit le livret relatif au compte no 1742 de l'appelante à la Banque TD, ce compte n'a pas reçu que des chèques de REER d'Ernest. Durant les années 1993 et 1994, l'appelante avait un bon emploi — elle était gérante d'une bijouterie — et elle gagnait un bon salaire. Tous ses chèques de paye étaient déposés dans le compte no 1742, ainsi que des sommes qu'elle recevait de son père et des sommes qu'elle recevait d'autres sources. Il ressort de la pièce A-8 ainsi que du témoignage de l'appelante qu'il y avait un mélange de fonds dans le compte no 1742 : les chèques de paye de l'appelante, des sommes que l'appelante recevait d'autres sources, des chèques de REER endossés par Ernest, quelques chèques d'assurance-chômage endossés par Ernest, etc. De même, on a payé sur ce compte diverses personnes, y compris certains créanciers désignés par Ernest, ainsi que des dépenses du ménage, des dettes personnelles de l'appelante se rapportant à des vêtements ou à des cartes de crédit et certaines des dépenses courantes d'Ernest (par exemple des frais de dentiste, des frais de renouvellement de permis de conduire et de plaques d'immatriculation ainsi que les frais du déménagement d'Ernest de Kitchener à Toronto).

[12]          En 1993 et en 1994, l'emploi que l'appelante exerçait comme gérante d'une bijouterie représentait le principal soutien financier pour elle et Ernest. Je crois l'appelante quand elle affirme dans son témoignage qu'elle se sentait moralement obligée de débourser des sommes sur les chèques de REER d'Ernest seulement selon les instructions d'Ernest. Je crois en outre que l'appelante s'efforçait de respecter cette obligation morale. Il est toutefois avéré que les fonds dans le compte no 1742 étaient si mélangés qu'il est impossible de trouver la trace des sommes provenant des chèques de REER déposés en 1993 et en 1994 qui ont servi au paiement de créanciers d'Ernest. En fait, les inscriptions figurant dans les pièces A-6 et A-7 indiquent que certaines sommes déboursées par l'appelante (soit des dépenses du ménage) ont servi à payer des dépenses courantes d'Ernest et non ses vieilles dettes. La dernière note figurant dans la pièce A-6 dit que certaines autres dépenses courantes d'Ernest (nettoyage à sec, essence et réparations de voiture) ont été payées par l'appelante en tant que principal soutien de famille.

[13]          Eu égard aux quatre conditions énoncées au paragraphe 2 des présents motifs, il est indubitable qu'Ernest et l'appelante, en tant que mari et femme, avaient un lien de dépendance en vertu de l'article 251 de la Loi. De plus, Ernest devait payer un montant important en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu pour les années 1993 et 1994 et pour des années antérieures. Deux des conditions sont donc remplies. Il reste à déterminer s'il y a eu un transfert de biens et, dans l'affirmative, si une contrepartie a été donnée à Ernest par l'appelante. L'avocate de l'appelante a soutenu que, concernant les chèques de REER, il n'y a eu aucun transfert de biens, car l'appelante était moralement obligée de décaisser cet argent seulement selon les instructions d'Ernest. L'appelante a fait valoir que, s'il y a eu un transfert, il y a eu une contrepartie, car Ernest avait l'obligation de payer les frais afférents à la maison familiale et elle, en tant que principal soutien de famille, était remboursée de certaines dépenses domestiques.

Y a-t-il eu un transfert? Y a-t-il eu une contrepartie?

[14]          En appliquant le paragraphe 160(1) à des circonstances particulières, de nombreux juges ont cité l'affaire Fasken Estate v. M.N.R., [1948] Ex. C.R. 580, dans laquelle le président Thorsen, de la Cour de l'Échiquier, a déclaré :

[TRADUCTION]

                Le mot " transfert " n'est pas un terme technique et n'a pas de sens technique. Il n'est pas nécessaire qu'un transfert de biens d'un mari à sa femme revête une forme particulière ou qu'il soit fait directement. Il suffit que le mari se départisse des biens en faveur de sa femme, c'est-à-dire qu'il lui cède les biens. Le moyen par lequel il parvient à ce résultat, que ce soit directement ou indirectement, peut à juste titre être appelé un transfert. [...]

L'appelante invoque une décision récente de notre cour, soit l'affaire Monique Leblanc c. La Reine, C.C.I., no 97-2375(IT)G, 25 janvier 1999 (99 DTC 410), dans laquelle le juge Hamlyn a cité ce passage du jugement Fasken Estate. Dans l'affaire Leblanc,le mari de la contribuable s'était vu diagnostiquer une forme de cancer en 1989 et, en 1993, il était incapable de gérer ses affaires et avait besoin de soins 24 heures sur 24. De janvier à septembre 1993, des sommes totales de 93 845 $ ont été retirées d'un REER appartenant à l'époux et ont été déposées dans deux comptes bancaires. La somme de 84 933 $ a été déposée dans un compte conjoint aux noms de Monique Leblanc et de son mari; la somme de 8 912 $ a été déposée dans un compte au seul nom de Monique Leblanc. Le ministre du Revenu national a établi une cotisation à l'égard de Monique Leblanc en vertu du paragraphe 160(1) concernant le montant (44 482 $) dû par son mari tout au long de l'année 1993. Monique Leblanc a porté cette cotisation en appel. Lorsque son appel a été entendu, son mari était décédé.

[15]          Le juge Hamlyn a accepté l'argument de Monique Leblanc selon lequel il n'y avait pas eu de transfert d'argent, puisqu'elle était un mandataire de nécessité agissant pour son mari invalide et que l'argent servait exclusivement à l'acquittement des obligations juridiques de son mari. En l'espèce, Debra Raphael (l'appelante) n'était pas un mandataire de nécessité, car Ernest était bien portant. En outre, on n'a pu établir que l'argent des chèques de REER d'Ernest avait servi exclusivement à l'acquittement des dettes d'Ernest.

[16]          Supposons qu'il puisse être établi que l'argent provenant des chèques de REER d'Ernest a servi exclusivement à payer les dettes qu'Ernest avait contractées avant 1993 (c'est-à-dire qu'aucune somme n'a servi à payer des dépenses courantes). Serait-il considéré qu'il y a eu un " transfert de biens " au sens du paragraphe 160(1)? Pour explorer cette question, j'envisagerai la situation hypothétique suivante : (i) le mari (M) dit à sa femme (F) qu'il endossera certains chèques en faveur de F seulement à la condition que F les dépose dans son nouveau compte bancaire et suive les instructions de M quant au décaissement de tels fonds; (ii) F accepte les conditions de M; (iii) F ouvre un nouveau compte bancaire seulement pour la réception de chèques de M; (iv) bon nombre de chèques de M sont ainsi endossés, déposés et décaissés. Dans cette situation hypothétique, y a-t-il eu un transfert de biens au sens du paragraphe 160(1)? Dans l'affirmative, la promesse de F d'accepter les conditions de M représente-t-elle une contrepartie pour le bien transféré? Sans cette promesse, M n'aurait pas endossé de chèques en faveur de F.

[17]          Dans la situation hypothétique susmentionnée, je conclurais qu'il y a eu un transfert de biens de M à F " directement ou indirectement, au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon ". La question qui est plus intéressante est de savoir si la promesse de F représentait une contrepartie pour le bien transféré. Dans l'affirmative, deux personnes quelconques ayant un lien de dépendance pourraient éviter l'application de l'article 160 en établissant une situation semblable. Il y a toutefois quelque chose de spécial dans le cas de deux personnes ayant en fait un lien de dépendance. Il y a entre elles des sentiments qui sont inhérents à la relation, des sentiments de protection, de la confiance, de l'empathie, de la compréhension et, souvent, de l'amour. De telles personnes n'ont pas besoin d'ententes formelles, écrites ou verbales, contrairement à ce qu'il en est dans le cas d'étrangers. Habituellement, elles connaissent les désirs de l'autre et veulent y satisfaire. Dans leur cas, une promesse est difficilement assimilable à une " contrepartie " au sens où on l'entend sur le marché libre ou dans le cas d'étrangers. Je ne considérerais pas la promesse faite par F à M comme étant une contrepartie au sens du paragraphe 160(1).

[18]          Malgré le fait que je n'assimilerais pas à une contrepartie une telle promesse d'un conjoint accommodant, je pense qu'une contrepartie de valeur peut être donnée dans le cas de deux personnes qui ont en fait un lien de dépendance. Par exemple, disons qu'une femme qui a des ressources financières vraiment indépendantes prête à son mari une somme d'argent importante dans des circonstances pouvant aisément être prouvées et que le mari promet de rembourser cette somme. Si le mari rembourse subséquemment le prêt de sa femme (transfert de biens) à une époque où il doit de l'argent au ministre en vertu de la Loi et que le ministre établit une cotisation à l'égard de la femme en vertu de l'article 160, je pense que le prêt de la femme, soit un prêt prouvé, pourrait être considéré comme une contrepartie de valeur pour le bien subséquemment transféré par le mari.

[19]          Dans l'affaire Medland c. La Reine, C.A.F., no A-18-97, 25 mai 1998 (98 DTC 6358), la Cour d'appel fédérale a indiqué à la page 9 (DTC : à la page 6362) que l'objet et l'esprit du paragraphe 160(1) consistaient à empêcher qu'un contribuable transfère des biens à son conjoint dans le but de contrecarrer les efforts faits par le ministre pour percevoir une somme de ce contribuable. Quand on applique le paragraphe 160(1) à une situation particulière, pourquoi la façon dont le bien est utilisé ferait-elle une différence si le bien a été transféré à un conjoint conformément au critère, souvent cité, du jugement Fasken Estate? Si le conjoint bénéficiaire du transfert utilise le bien (c'est-à-dire l'argent) pour payer les dettes de l'auteur du transfert, cette utilisation peut refléter un arrangement privé entre l'auteur et le bénéficiaire du transfert. Un tel arrangement privé peut également être contraire à l'objet et à l'esprit du paragraphe 160(1) si les deux conjoints déterminent entre eux quels créanciers seront remboursés et quels créanciers ne le seront pas.

[20]          Dans l'affaire Kathy A.D. White c. La Reine, C.C.I., no 93-1134(IT)G, 10 février 1995 (96 DTC 1552), le juge Hamlyn a décrit une situation semblable à celle du présent appel quand il a déclaré à la page 3 (DTC : à la page 1553) :

                L'appelante soutient que les montants déposés n'étaient pas des " transferts " au sens normal du mot parce qu'elle n'en était pas bénéficiaire et qu'ils étaient plutôt destinés à payer les factures professionnelles et personnelles de son mari ainsi que certains frais de subsistance de sa famille. L'appelante soutient en outre que ces factures étaient en réalité toujours payées et qu'elle n'avait jamais été libre d'utiliser ces fonds à d'autres fins que celles décrites ci-dessus.

Malgré cette prétention de Kathy White, le juge Hamlyn a rejeté l'appel de Mme White en disant :

                L'appelante soutient qu'elle ne pouvait dépenser l'argent comme elle le voulait et qu'il devait servir à payer les factures professionnelles et personnelles de son mari ainsi que certaines dépenses comme la nourriture. Je n'accepte pas l'affirmation de l'appelante. En outre, cet argument ne renforce pas la thèse de l'appelante selon laquelle il n'y a pas eu de transfert au sens du paragraphe 160(1) de la Loi. En l'absence de preuve de moyens justifiant de soustraire les dépôts à l'application du paragraphe 160(1) of the Loi, l'entente qui a pu exister entre les parties ne concerne aucunement le ministre ni quelque autre tierce partie au transfert. Le fait qu'une partie de l'argent devait servir à soutenir les affaires du mari de l'appelante ne fait qu'ajouter foi à l'avis que le transfert visait à échapper au paiement des impôts dus.

                En résumé, je conclus, d'après la preuve, que le compte chèques personnel de l'appelante a été établi pour échapper à la saisie possible de fonds par Revenu Canada. La nature et le caractère des transferts donnaient lieu à une cession absolue de contrôle à l'appelante, faite sans contrepartie contractuelle.

[21]          Dans l'affaire Fanny Fiederer c. La Reine, C.C.I., no 93-466(IT)G, 18 décembre 1995 (96 DTC 1858), le juge Bowman a déterminé que, sur les 19 629,62 $ transférés à Mme Fiederer par son époux, la somme de 9 124,35 $ représentait le remboursement de paiements effectués par Mme Fiederer au nom de son époux et que, dans cette mesure, une contrepartie avait été donnée par Mme Fiederer à l'égard d'une partie du transfert. Par ailleurs, l'appel de Mme Fiederer a été rejeté. Dans le présent appel, Debra Raphael ne soutient pas qu'une somme précise représente un remboursement qui lui a été fait pour un paiement effectué au nom d'Ernest.

[22]          L'avocate de l'appelante a affirmé qu'il est trop simpliste de conclure qu'il y a eu un transfert du point de vue juridique simplement parce que le bénéficiaire était la seule personne à avoir le droit de contrôler le bien transféré. Je ne pense pas que ce soit trop simpliste, eu égard à la description d'un " transfert ", souvent citée, qui a été donnée dans l'affaire Fasken Estate et eu égard à la décision qui a été rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Medland. La jurisprudence me convainc qu'il est relativement aisé pour un tribunal de déterminer qu'il y a eu un transfert au sens du paragraphe 160(1). Pour énoncer la question relative au transfert en termes simples, un arrangement privé entre l'appelante et Ernest peut imposer une obligation morale à l'appelante, mais cette obligation morale n'empêche pas ou ne permet pas d'éviter l'application du paragraphe 160(1). Je conclus que la valeur nominale des chèques de REER d'Ernest a été transférée à l'appelante en 1993 et en 1994.

[23]          L'appelante invoque deux décisions de notre cour pour établir qu'elle a donné une forme de contrepartie à Ernest. Dans l'affaire Diane Ferracuti c. La Reine, C.C.I., no 96-770(IT)G, 2 octobre 1998 (99 DTC 194), le domicile conjugal appartenait à Diane, mais était grevé d'une hypothèque détenue par la London Life, Compagnie d'Assurance-Vie, et garantie par le mari. De février 1990 à juin 1994, certaines sociétés dont le mari était un actionnaire important ont fait des paiements au créancier hypothécaire (London Life) et à d'autres personnes selon les instructions du mari. Les paiements importants étaient les suivants :

                                London Life (créancier hypothécaire)                               94 929 $

                                Etobicoke Hydro (utilisation de la maison)       11 416 $

                                Impôts municipaux (maison)                                               4 398 $

Diane Ferracuti a fait l'objet d'une cotisation en vertu du paragraphe 160(1) à l'égard de tous ces paiements effectués selon les instructions de son mari. Les paiements hypothécaires augmentaient la part de Diane dans le domicile conjugal, et les paiements d'électricité et d'impôts municipaux permettaient de continuer à occuper le domicile. De plus, les paiements hypothécaires réduisaient le risque du mari en tant que garant.

[24]          Le juge McArthur a conclu que les paiements faits suivant les instructions de M. Ferracuti avaient bel et bien donné lieu à un transfert de biens à l'épouse, Diane. Il devait ensuite déterminer s'il y avait eu une contrepartie de valeur à l'égard du transfert. Il a fait référence à l'arrêt de la Cour suprême du Canada Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834, et il a dit que l'article 160 s'apparente à la notion d'enrichissement injustifié. Après avoir cité certains articles de la Loi sur le droit de la famille de l'Ontario, il a conclu que l'obligation juridique du mari d'assurer un toit à sa famille était une raison juridique de faire des paiements relatifs au domicile conjugal. Le juge McArthur s'est également fondé sur la décision rendue par notre cour dans l'affaire Denise Michaud c. La Reine (voir plus loin). Ainsi, l'appel de Diane Ferracuti a été admis relativement aux trois paiements énumérés au paragraphe 23 des présents motifs.

[25]          Je n'invoquerais pas le principe d'enrichissement injustifié en interprétant ou en appliquant l'article 160 de la Loi. Dans l'affaire Pettkus c. Becker, Mme Becker soutenait qu'il y avait eu un enrichissement injustifié après la fin de sa relation avec M. Pettkus qui avait duré dix-neuf ans. Un véritable différend avait pris naissance entre Mme Becker et M. Pettkus lorsque Mme Becker avait fait valoir qu'il y avait eu un enrichissement injustifié, et il y avait au moins la possibilité d'un tel enrichissement. La Cour suprême du Canada a reconnu une fiducie judiciaire pour accorder une certaine mesure de redressement à Mme Becker. Une fiducie judiciaire est un redressement reconnu en equity. Dans le présent appel, il n'y a aucun différend entre l'appelante et Ernest. En fait, ils agissaient de concert dans l'endossement, le dépôt et le décaissement des chèques de REER d'Ernest. Leur conduite concertée permettait à Ernest de déterminer quels créanciers seraient payés et quels créanciers attendraient.

[26]          Dans l'affaire Denise Michaud c. La Reine, C.C.I., no 97-1312(IT)G, 13 août 1998 (99 DTC 43), Denise et son mari s'étaient séparés en décembre 1995. Entre janvier 1994 et novembre 1995, le mari avait transféré dans le compte bancaire de Denise des sommes totalisant 27 000 $, alors qu'il devait payer un montant en vertu de la Loi. Denise était propriétaire de la maison familiale, et les sommes transférées (27 000 $) ont servi à effectuer les paiements hypothécaires relatifs à la maison. Denise a fait l'objet d'une cotisation en vertu de l'article 160 pour le montant dû par son mari à l'époque des transferts. En se prononçant sur l'appel de Denise Michaud, Mme le juge Lamarre Proulx a relié les notions de transfert et de contrepartie et a conclu qu'un paiement hypothécaire relatif à une maison familiale " n'est pas de la nature d'un transfert de biens fait sans contrepartie valable s'il est en (sic) fait en exécution de l'obligation légale de pourvoir aux besoins de sa famille ". Les faits de l'affaire Michaud peuvent aisément être distingués du cas des chèques de REER endossés par Ernest en faveur de l'appelante.

[27]          Pour ce qui est des décisions rendues dans les affaires Ferracuti et Michaud, les obligations familiales d'un conjoint ou parent de fournir les choses nécessaires à la vie comme de la nourriture, des vêtements et un toit sont très réelles en ce sens qu'elles sont reconnues devant les tribunaux lorsque de telles obligations sont mises à exécution. Ces mêmes obligations familiales ne peuvent toutefois représenter une " contrepartie " au sens de l'article 160, car le sous-alinéa 160(1)e)(i) énonce expressément :

[...] la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien, [...]

Une obligation familiale peut être exprimée sous la forme d'une somme d'argent à des fins d'exécution, mais cette somme d'argent ne signifie pas que l'obligation familiale a une juste valeur marchande. Et même si l'obligation familiale avait bel et bien une juste valeur marchande, il ne s'agit pas d'une valeur " donnée " par le bénéficiaire du transfert " pour le bien ".

[28]          Les obligations familiales résultant d'une relation familiale sont extrêmement personnelles et ne doivent pas être utilisées comme " contrepartie " pour camoufler des transferts de biens. En particulier, je conclurais qu'un paiement fait par un conjoint pour réduire le principal de la dette hypothécaire relative à une maison familiale appartenant à l'autre conjoint est un transfert de bien sans contrepartie de valeur au sens du paragraphe 160(1). À mon avis, l'utilisation d'une doctrine en equity n'est pas utile (et n'est peut-être pas permise) quand on interprète une loi fiscale. Dans la plupart des lois en matière d'insolvabilité, il y a des restrictions qui empêchent des créanciers d'enlever le pain de la bouche à un enfant. De telles restrictions relèvent du droit en matière d'insolvabilité plutôt que du droit fiscal.

[29]          En l'espèce, il y a eu un transfert effectif d'Ernest à l'appelante, et il n'y a eu aucune contrepartie de l'appelante à Ernest. L'appel est rejeté avec frais.

Signé à Ottawa, Canada, ce 5e jour d'octobre 2000.

" M. A. Mogan "

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 6e jour de juillet 2001.

Isabelle Chénard, réviseure

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