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Date: 20010223

Dossier: 2000-164-IT-I

ENTRE :

GUY RULTON,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

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Pour l'appelant : l'appelant lui-même

Avocat de l'intimée : Me Micheal Ezri

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Motifsdu jugement

(Rendus oralement à l'audience à

Toronto (Ontario), le 22 janvier 2001.)

Le juge Mogan

[1]            Certaines affaires sont des cas d'espèce parce qu'il y a peu de questions de droit à examiner. En d'autres termes, les affaires du genre de celle dont je suis saisi ne supposent pas l'interprétation et l'application de quelque disposition complexe de la Loi de l'impôt sur le revenu. Si la présente affaire repose sur les faits, c'est principalement parce que l'appelant n'a nullement prétendu qu'une institution financière avait pris le contrôle de la société. L'appelant était l'un des administrateurs d'une société qui a omis de verser certains montants au titre des retenues à la source. Une cotisation a donc été établie à son égard à titre d'administrateur.

[2]            Dans les années 1990, l'appelant vivait à Hillsburg (Ontario), une ville de quelque 2 000 habitants. S'y trouvait une brasserie qui était exploitée sous la raison sociale de " Molody's Pub ". En 1994 et en 1995, M. Molody a cherché à vendre sa brasserie; le locateur de l'immeuble où se trouvait la brasserie tenait pour sa part à ce que l'entreprise continue d'exister. L'appelant et un ami, David Lyver, qui vivait également à Hillsburg, ont décidé d'acheter la brasserie, mais il leur fallait d'abord trouver les fonds nécessaires. Ils n'avaient pas assez d'argent personnellement pour payer le prix d'achat. Toutefois, comme le locateur voulait que l'entreprise continue d'exister, il a appelé l'appelant et M. Lyver et a offert de leur prêter de l'argent pour acheter la brasserie. M. Lyver et l'appelant ont accepté l'offre.

[3]            L'appelant et David Lyver sont devenus propriétaires de l'entreprise le 1er février 1995. Ils en ont changé la raison sociale, qui est devenue " Extra Innings Sports Bar Inc. ", un nom qui, comme on peut le voir, a une connotation sportive. L'appelant a déclaré qu'il y avait un stade d'hiver de l'autre côté de la rue et que les joueurs de hockey pouvaient venir à la brasserie après les parties. Il y avait aussi un parc ou un terrain de baseball à proximité, semble-t-il.

[4]            L'appelant et M. Lyver travaillaient à temps plein comme conducteurs pour Pepsi Cola durant l'été, mais, en hiver, ils étaient en chômage ou travaillaient seulement une partie de la saison. L'appelant et M. Lyver croyaient qu'ils pouvaient se tenir occupé l'hiver en exploitant eux-mêmes la brasserie et embaucher un remplaçant l'été, de façon à continuer à travailler à temps plein pour Pespi Cola.

[5]            À un moment donné au cours de son témoignage, l'appelant a déclaré que M. Lyver et lui n'avaient pas de grands projets pour la brasserie. Ils ne s'attendaient pas à faire fortune, mais ils prévoyaient l'exploiter comme une entreprise dans la ville où ils habitaient. Dans les faits, ils se sont occupés personnellement de la brasserie du 1er juillet jusqu'à la fin d'avril ou au début de mai, lorsqu'ils ont été rappelés par Pepsi Cola.

[6]            Ils avaient embauché Deanna Ellis (l'épouse de David Lyver) pour travailler au bar. Elle était en quelque sorte une employée ou serveuse en chef et elle s'occupait aussi de la gestion de la brasserie en raison de ses liens avec les deux propriétaires. Mme Ellis a établi un document, soit un journal hebdomadaire et mensuel de quatre pages numérotées de 10/15 à 13/15, qui a été produit sous la cote R-1. C'est une sorte de liste de vérification des choses que tout gestionnaire ou employé en chef doit faire pour gérer le bar sportif. On y trouve aussi une liste des problèmes qui existaient déjà et qui devaient être réglés. À mon avis, ce document a été préparé par quelqu'un qui comprenait très bien la situation et qui savait ce qu'il fallait faire dans le bar.

[7]            Mme Ellis est partie en congé de maternité à la fin de mai. Comme l'appelant et son associé travaillaient plus de 40 heures par semaine pour Pepsi Cola, ils avaient besoin de quelqu'un pour gérer le bar à leur place et leur rendre des comptes. Ils ont embauché Alisa Frost, qui avait travaillé comme serveuse pour eux ainsi que pour le propriétaire précédent. Elle était responsable du bar; les propriétaires lui ont ultérieurement donné le pouvoir de signature pour payer les fournisseurs et les autres créanciers. Mme Frost a occupé ces fonctions de la fin de mai (lorsque Mme Ellis est partie) jusqu'au mois de décembre 1995, lorsque l'appelant et son associé ont vendu l'entreprise à Tony et Anita Welsh.

[8]            On peut donc voir que l'appelant et son associé ont exploité cette entreprise pendant 11 mois environ, du 1er février jusqu'à la fin de décembre 1995. Ils avaient constitué la société sous la raison sociale de Extra Innings Sports Bar Inc., et l'entreprise était exploitée par les administrateurs de la société. L'appelant et M. Lyver étaient les seuls administrateurs de la société. Lorsque l'entreprise a été vendue à Tony et Anita Welsh, seuls les éléments d'actif ont été cédés; l'entité juridique est demeurée la propriété de l'appelant et de son associé. Les acheteurs n'ont pas pris en charge les obligations de la société, sauf celles qu'ils ont choisies d'exécuter. Ils ne voulaient pas assumer la responsabilité des remises à effectuer au titre des retenues à la source. Cela est confirmé dans la pièce R-3, qui est une copie de la convention d'achat-vente du Extra Innings Sports Bar. C'est un document tout simple qui a été rédigé et signé le 18 décembre 1995 par les propriétaires, David Lyver et Guy Rulton, ainsi que par les acheteurs, Anthony et Anita Welsh. C'est une convention d'une page qui se passe d'explications.

[9]            À l'époque où l'entreprise a été vendue, il y avait des retenues sur les salaires des employés qui s'étaient accumulées mais qui n'avaient pas été versées à Revenu Canada. Les montants en cause s'élevaient à quelque 14 000 $ et incluaient les impôts fédéral et provincial, ainsi que les pénalités et l'intérêt imposés par les gouvernements fédéral et provincial. Le 1er décembre 1995, l'appelant et son associé ont versé un montant de 1 065 $ en réduction de ce montant. Deux autres paiements, de 800 $ chacun, ont été effectués en décembre 1995 et en janvier 1996, ce qui a permis de ramener la dette à quelque 11 380 $. Ces paiements sont indiqués à l'annexe " A " de la réponse à l'avis d'appel.

[10]          L'entité juridique ayant omis de verser le solde des retenues à la source impayées, le ministre du Revenu national a établi à l'égard de l'appelant une cotisation lui réclamant le paiement du montant dû en conformité avec l'article 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu, qui est la disposition qui établit la responsabilité des administrateurs dans les cas de non-remise de ce genre. C'est de cette cotisation que l'appelant interjette appel devant la Cour. La question à trancher se résume donc à déterminer si l'appelant a agi avec le degré de diligence exigé au paragraphe 227.1(3) de la Loi.

[11]          Nul n'a prétendu en l'espèce que l'appelant et M. Lyver n'avaient plus le contrôle de la société, comme cela se produit fréquemment lorsqu'une banque intervient et s'arroge le droit de décider à la place des administrateurs quels chèques seront encaissés. C'est un scénario courant dans d'autres affaires portant sur la responsabilité des administrateurs. La seule question à trancher en l'espèce est celle de savoir si l'appelant a agi avec le degré de diligence qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé pour satisfaire au paragraphe 227.1(3). Les termes pertinents du paragraphe 227.1(1) sont les suivants :

227.1(1)                   Lorsqu'une société a omis de déduire ou de retenir une somme, [...] ou a omis de remettre cette somme ou a omis de payer un montant [...] les administrateurs de la société [...] sont solidairement responsables [...] du paiement de cette somme, y compris les intérêts et les pénalités s'y rapportant.

C'est la disposition d'application qui tient l'administrateur d'une société responsable de l'omission de déduire ou de retenir une somme. Le paragraphe 227.1(3) a été appelé la " norme de diligence raisonnable ". C'est cette disposition qui permet à un administrateur, dans les circonstances appropriées, de se soustraire à la responsabilité qui retomberait par ailleurs sur lui aux termes du paragraphe 227.1(1).

227.1(3)                   Un administrateur n'est pas responsable de l'omission visée au paragraphe (1) lorsqu'il a agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté pour prévenir le manquement qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.

La question à trancher est celle de savoir si l'appelant, compte tenu des faits de la présente affaire, a exercé le degré de soin, de diligence et d'habileté nécessaire.

[12]          En 1995, l'appelant était âgé de 27 ans; de quelque point de vue que l'on se place, c'était encore un jeune homme. Il a déclaré que son associé et lui n'avaient aucune expérience commerciale, et qu'ils n'avaient jamais possédé ni exploité quelque entreprise que ce soit auparavant. Ils n'avaient aucune expérience de la tenue de livres; en fait, ils ont été obligés d'embaucher quelqu'un, Linda Cheyne, pour tenir le livre de paie. Même si ce point n'a pas expressément été abordé, je suppose que c'était parce que ni l'appelant, ni M. Lyver, ni Mme Ellis ne savaient comment tenir le livre de paie et y inscrire les montants prélevés au titre de l'impôt sur le revenu et des cotisations au Régime de pensions du Canada et au Régime d'assurance-chômage ainsi que toute autre retenue exigée par la loi et qu'on appelle couramment les " retenues à la source ". Mme Cheyne inscrivait dans le livre de paie les données que lui fournissait le gestionnaire, soit l'appelant ou son associé, ou Mme Ellis jusqu'à la fin du mois de mai, ou Mme Frost par la suite.

[13]          L'appelant savait depuis le début que l'entreprise éprouvait des difficultés. La pièce R-9 est une lettre portant la signature de l'appelant et de son associé, adressée à une employée de Revenu Canada qui examinait la question de leur responsabilité. Au cours du contre-interrogatoire, l'avocat de l'intimée a attiré l'attention de l'appelant sur une phrase particulière, qui se trouve à la première page de cette lettre et qui se lit comme suit : [TRADUCTION] " Le restaurant arrivait à peine à faire ses frais une fois payés tous les comptes en souffrance ". Il est clair que l'appelant et son associé savaient dès le début que leur entreprise n'était pas très rentable. D'après le témoignage de l'appelant, son associé et lui ont véritablement pris conscience de la gravité de la situation à l'automne, quand Mme Frost a attiré leur attention sur une facture de la compagnie d'électricité qui s'élevait à 3 000 $ ou 4 000 $. Elle les a informés que la compagnie d'électricité allait couper l'électricité si le compte n'était pas acquitté dans les plus brefs délais. Il semble que c'est à ce moment-là que l'appelant et son associé ont compris que les affaires allaient mal; qu'ils croulaient sous les dettes; et qu'ils devaient chercher un acheteur. Au cours des mois qui ont suivi, ils ont fait le nécessaire pour vendre l'entreprise à Tony et Anita Welsh, qui en sont devenus propriétaires le 24 décembre 1995 aux termes de la convention d'achat-vente (pièce R-3).

[14]          Il est intéressant de souligner que la note d'électricité a pu grimper jusqu'à 3 000 $ ou 4 000 $ et que la compagnie a menacé de couper l'électricité dans les jours suivants si le compte n'était pas payé. Généralement, les services publics comme l'électricité, l'eau et même le téléphone, qui est un service privé au Canada, ne sont interrompus qu'après que le consommateur a reçu un certain nombre d'avertissements. En conséquence, lorsque Alisa Frost a présenté la note d'électricité à l'appelant au début de l'automne 1995, cela devait faire un certain temps que le compte était impayé, et la compagnie avait certainement envoyé au client un certain nombre d'avis le priant de payer le compte. Si ces avis ont été reçus, l'appelant n'en a apparemment pas été informé car il a affirmé que le montant de la facture et la menace de débranchement les avaient totalement surpris, son associé et lui.

[15]          L'appelant a également affirmé qu'il avait trop fait confiance aux employés du bar, particulièrement l'employée en chef, Alisa Frost. Il a déclaré que les employés jouaient au plus fin avec eux car les aliments et les boissons alcoolisées disparaissaient plus rapidement qu'ils n'étaient consommés par les clients payants. C'est une situation qui est assez courante dans une entreprise axée sur la clientèle comme un restaurant, sauf si des contrôles rigoureux y sont exercés, ce qui n'était pas le cas en l'espèce. Je m'appuie sur la convention d'achat-vente (pièce R-3) pour tirer cette conclusion.

[16]          Le deuxième paragraphe de la convention d'achat-vente conclue avec M. et Mme Welsh fournit à mon avis une mine de renseignements. Quoique le prix de vente ne soit jamais expressément indiqué dans la convention, il semble qu'il était de 17 000 $, car au deuxième paragraphe de la convention, il est question d'un dépôt de 2 000 $ et d'un solde de 15 000 $ et ensuite du montant de 17 000 $ dû au locateur. Ce paragraphe décrit tellement bien l'entreprise et la manière dont elle était manifestement exploitée que je le reproduis intégralement :

[TRADUCTION]

Un dépôt de 2 000 $ sera versé. Le solde de 15 000 $ sera conservé par M. et Mme Welsh, pour payer les fournisseurs, le loyer, l'électricité et le gaz. Une fois que les montants dus aux fournisseurs et aux créanciers, à l'exception des salaires, auront tous été payés, tout montant qui restera sera remis à Guy Rulton et à David Lyver. Le montant d'environ 17 000 $ dû au locateur sera conservé par Guy Rulton et David Lyver pendant une période de six mois, ou une période plus courte, selon l'entente intervenue entre les parties.

Les propriétaires, Guy Rulton et David Lyver, recevront un état détaillé ainsi que les reçus de tous les montants payés aux fournisseurs, à la société gazière et à la compagnie d'électricité.

[17]          L'appelant a affirmé que la vente de l'entreprise n'avait rien rapporté à son associé et lui. Il semble que la totalité du montant versé par M. et Mme Welsh lors de la vente de l'entreprise a servi à payer les créanciers, principalement les fournisseurs, ainsi que les notes d'électricité et de gaz et le loyer. En conséquence, le locateur ainsi que tous ceux dont les factures devaient être acquittées pour que l'entreprise continue d'exister ont été payés. Le fait que l'appelant a sursauté à la vue de la note d'électricité à l'automne 1995 en dit long sur le laxisme de la gestion.

[18]          La responsabilité prévue par la Loi est une responsabilité pour défaut de remettre une somme. La disposition d'exonération qui se trouve au paragraphe 227.1(3) permet à un administrateur de se soustraire à cette responsabilité s'il a exercé le degré de soin, de diligence et d'habileté nécessaire pour prévenir le manquement. L'avocat de l'intimée a fait référence à la décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Soper c. La Reine, [1998] 1 C.F. 124 (97 DTC 5407). Cet arrêt a été cité dans de nombreuses affaires. Il est devenu un arrêt de principe pour trancher la question de savoir si la responsabilité est attribuée à un administrateur interne ou externe ainsi que pour déterminer le degré de soin qu'un administrateur interne ou externe doit avoir exercé pour se soustraire à cette responsabilité. Le juge Robertson, qui a prononcé le jugement pour la Cour d'appel fédérale, expose la genèse de l'article 227.1; c'est l'histoire habituelle de la facilité avec laquelle une société peut exploiter son entreprise en payant les fournisseurs qui se font les plus insistents tout en négligeant de remettre les montants dus chaque mois à Revenu Canada parce que le ministre du Revenu national n'est pas un fournisseur. Selon la loi, lorsque des salaires sont versés dans un mois donné, les montants retenus à la source doivent être remis à Revenu Canada au plus tard le 15e jour du mois suivant. Il y a donc une période pendant laquelle les sommes sont conservées par l'employeur, mais, aux termes de la Loi, ces sommes sont considérées comme étant détenues en fiducie même si la plupart des employeurs ne mettent pas réellement l'argent de côté. Le juge Robertson donne cette précision aux pages 144 et 145 (DTC : à la page 5412) de ses motifs, lorsqu'il déclare ce qui suit :

[...] La retenue à la source est un concept théorique qui se matérialise uniquement lorsque vient le temps de verser les sommes retenues. S'agissant des montants qui sont théoriquement retenus du salaire d'un employé par application du paragraphe 153(1), le règlement d'application de la Loi dispose que le versement doit être fait dans les quinze jours qui suivent la fin du mois au cours duquel la retenue a été faite. [...]

[19]          C'est ainsi que la loi s'applique. C'est aussi de cette manière que Mme Ellis tenait le journal mensuel (pièce R-1) pour le compte de l'appelant. À la quatrième page de cette pièce, elle mentionne quelque chose qui doit être fait. Elle indique au point 3 :

[TRADUCTION]

Le 15e jour de chaque mois, Revenu Canada reçoit de Linda Cheyne les montants dus au titre des retenues à la source. Le paiement est fait à la banque avant 15 heures. Montant = variable (d'ordinaire, 1 500 $ environ).

Cette liste de vérification (pièce R-1) indique que, en février, mars, avril et mai, quand elle aidait l'appelant et son associé à exploiter l'entreprise et qu'elle tenait ce journal mensuel, Mme Ellis était déjà au courant de la question des retenues à la source. Elle savait que Linda Cheyne devait lui remettre le livre de paie et que le montant devait être payé et déposé dans le compte bancaire au plus tard à 15 heures le 15e jour du mois. On peut également lire ceci au point 4 :

[TRADUCTION]

Le 15e jour de chaque mois, paiement partiel à Revenu Canada du compte des retenues à la source impayé. Chèque envoyé par la poste (une semaine avant le 15e jour du mois). Montant = 800 $.

On a interrogé l'appelant à ce sujet, mais il ne se rappelait pas qu'on lui en avait parlé. Il a toutefois admis que cela voulait certainement dire qu'il y avait déjà, au printemps 1995, des montants dus au titre des retenues à la source et qu'on envoyait 800 $ par mois à Revenu Canada pour payer l'arriéré, ce versement devant continuer jusqu'à ce que la dette ait été payée en totalité.

[20]          Il n'y pas seulement la loi qui prescrit le délai de 15 jours — du 1er au 15 octobre pour les retenues à la source du mois de septembre. Le juge Robertson le confirme dans l'arrêt Soper. Il a également été établi que l'appelant et son associé étaient au courant de ce délai, ou, si tel n'était pas le cas, que l'employée en chef en connaissant l'existence lorsqu'elle a tenu le journal mensuel au printemps 1995.

[21]          On n'a produit aucune preuve permettant d'établir que l'exploitation de l'entreprise était assujettie à des contrôles internes. Dans des affaires de ce genre, il arrive que la preuve qui est tue en révèle autant sur l'entreprise que celle qui est produite. Par exemple, y avait-il une caisse enregistreuse? Y avait-il plus d'une caisse enregistreuse? Y avait-il une caisse pour le restaurant et une autre pour le bar? Y avait-il un ruban de caisse? Est-ce que quelqu'un, l'appelant ou son associé, ou l'épouse de M. Lyver, Deanna Ellis, comparait ce qui était indiqué sur le ruban de caisse avec le montant qui se trouvait dans le tiroir, les bordereaux de cartes de crédit ou autres? Vérifiait-on si les ventes consignées correspondaient aux rentrées d'argent? Voilà le genre de vérifications élémentaires qui permettent de savoir ce qui se passe dans la plupart des entreprises. En l'espèce, il semble que les contrôles étaient très peu rigoureux ou qu'il n'y en avait aucun.

[22]          De même, en ce qui concerne la consommation d'aliments et de boissons, les provisions achetées (particulièrement l'alcool, qui nécessite des contrôles rigoureux pour satisfaire aux exigences du gouvernement de l'Ontario) correspondaient-elles aux ventes consignées, ou y avait-il un écart important indiquant, peut-être, que le personnel volait les stocks? L'appelant n'a fourni aucune preuve permettant d'établir que ce genre de vérification des stocks était effectuée. Il ne fait aucun doute que l'appelant et son associé étaient des administrateurs internes. Ils étaient les seuls administrateurs. Ils ont acheté l'entreprise dans le but de l'exploiter eux-mêmes, ce qu'ils ont fait jusqu'à ce que Pepsi Cola les rappelle à la fin d'avril ou au début de mai. Par conséquent, ils entrent clairement dans la catégorie des " administrateurs internes ".

[23]          Un des passages de l'arrêt Soper qui retient particulièrement mon attention est celui où la Cour, au paragraphe 33 (à la page 150 (DTC : à la page 5417)) se penche sur le " critère subjectif et objectif ". Le critère est subjectif en ce sens qu'il faut accepter l'administrateur avec les compétences qu'il possède. En d'autres termes, si des personnes comme l'appelant et son associé, qui n'ont aucune expérience commerciale, se lancent dans une entreprise du genre de celle dont il est question en l'espèce, on ne peut s'attendre à ce qu'elles aient le même niveau de compétence qu'un directeur de banque ou une personne qui possède une maîtrise en administration des affaires. Donc, en ce qui concerne l'aspect subjectif du critère, il faut accepter l'administrateur tel qu'il est. Mais il existe également un critère objectif, énoncé au paragraphe 227.1(3), et il s'agit du degré de soin, de diligence et d'habileté qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables pour prévenir le manquement. Par conséquent, toutes les mesures prises par l'administrateur doivent être examinées en fonction du critère objectif, c'est-à-dire des mesures qu'une personne raisonnablement prudente aurait prises dans des circonstances comparables. Le juge Robertson déclare ce qui suit à la page 156 (DTC : à la page 5417) :

[...] il est difficile de nier que les administrateurs internes, c'est-à-dire ceux qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société et qui peuvent influencer la conduite de ses affaires, sont ceux qui auront le plus de mal à invoquer la défense de diligence raisonnable. Pour ces personnes, ce sera une opération ardue de soutenir avec conviction que, malgré leur participation quotidienne à la gestion de l'entreprise, elles n'avaient aucun sens des affaires, au point que ce facteur devrait l'emporter sur la présomption qu'elles étaient au courant des exigences de versement et d'un problème à cet égard, ou auraient dû l'être. Bref, les administrateurs internes auront un obstacle important à vaincre quand ils soutiendront que l'élément subjectif de la norme de prudence devrait primer l'aspect objectif de la norme.

[24]          Cela correspond à la situation de l'appelant. C'est un jeune homme qui n'a pratiquement aucune expérience commerciale pour ce qui est de l'aspect subjectif du critère, mais l'aspect subjectif ne peut l'emporter sur l'aspect objectif, soit les mesures qu'une personne raisonnablement prudente aurait prises. L'appelant ne peut invoquer son manque de perspicacité en affaires ou son ignorance des affaires, selon l'expression qu'on choisit d'utiliser, comme excuse pour s'être lancé dans une entreprise du genre alors qu'il avait si peu d'expérience, puis déclarer simplement par la suite, en levant les bras : " Mais je n'y connaissais rien ". La plupart des gens rampent avant de marcher, et marchent avant de courir. À mon avis, il n'est pas prudent pour des personnes comme l'appelant et son associé, des jeunes hommes dans la vingtaine, d'acheter une entreprise comme celle dont il est question en l'espèce, même dans une petite ville, et de l'assujettir à si peu de contrôles qu'elle en devient impossible à gérer au bout de quelques semaines. Ils peuvent avoir des obligations dont ils ne sont même pas au courant, comme le paiement mensuel d'un montant de 800 $ au titre des retenues à la source non remises. Moins d'un an après avoir acheté l'entreprise, ils sont contraints de la revendre, et la totalité du produit de la vente sert à payer les fournisseurs. Même alors, il reste encore des créanciers, car le plus important, celui qui a le plus d'influence, est le ministre du Revenu national, et il revient réclamer les retenues à la source impayées.

[25]          L'obligation à laquelle est tenu l'administrateur aux termes du paragraphe 227.1(3) est celle de prévenir le manquement. Ce n'est pas une obligation de réparation. Il ne s'agit pas d'apporter des mesures correctrices quand les remises n'ont pas été effectuées. Il s'agit des mesures que l'administrateur a prises pour prévenir le manquement. Après avoir entendu le témoignage crédible de l'appelant, je crois qu'il y avait très peu de contrôles, si tant est qu'il y en eût, leur permettant de garder un oeil sur l'entreprise. Je citerai un autre passage de l'arrêt Soper dans lequel le juge Robertson a déclaré, aux pages 160 et 161 (DTC : à la page 5418) :

                À mon avis, l'obligation expresse d'agir prend naissance lorsqu'un administrateur obtient des renseignements ou prend conscience de faits qui pourraient l'amener à conclure que les versements posent, ou pourraient vraisemblablement poser, un problème potentiel. En d'autres termes, il incombe vraiment à l'administrateur externe de prendre des mesures s'il sait, ou aurait dû savoir, que la société pourrait avoir un problème avec les versements. [...]

[26]          Bien entendu, l'appelant et son associé étaient des administrateurs internes, non pas des administrateurs externes; en conséquence, leur responsabilité est encore plus grande. Ils savaient certainement, ou ils auraient dû savoir, en consultant le journal mensuel tenu par Mme Ellis, que le problème des remises existait depuis le début. Même si l'appelant a déclaré au cours de son témoignage, et je suis convaincu qu'il disait vrai : [TRADUCTION] " Je ne savais même pas ce qu'était une retenue à la source lorsque j'ai acheté cette entreprise ", il se devait de s'informer rapidement. Il avait l'obligation d'acquérir des connaissances sur les retenues à la source et de voir à ce que les remises soient effectuées en temps opportun pour prévenir un manquement.

[27]          Si un employé a droit à un salaire brut de 200 $ par semaine et que les retenues à la source s'élèvent à 70 $, l'employé reçoit un salaire net de 130 $, mais le montant de 70 $ n'est pas la propriété de l'employeur. C'est un fait élémentaire. Les 70 $ retenus sur la paie de l'employé doivent être mis de côté et remis à Revenu Canada au plus tard le 15e jour du mois suivant. Un administrateur interne ne peut permettre que le montant de 70 $ soit récupéré par l'entreprise et utilisé aux fins des opérations courantes, pour payer les fournisseurs, le loyer et les autres comptes; c'est justement pour éviter cela que l'article 227.1 a été inséré dans la Loi de l'impôt sur le revenu.

[28]          J'ai conclu que l'appelant était tout à fait crédible. Je suis absolument convaincu que c'est une personne honnête. Il ne fait aucun doute que son associé et lui ont agi en toute honnêteté et qu'ils n'ont nullement cherché à exploiter qui que ce soit ou à tromper le gouvernement ou encore à frauder le ministre du Revenu national. Ils n'ont rien fait de tel. Après avoir examiné la preuve, je peux dire qu'ils étaient des " néophytes " qui s'étaient lancés dans une aventure périlleuse alors que leur expérience était limitée. Ils ont foncé. On ne peut toutefois faire fi de la loi. Ils étaient les seuls administrateurs. Ils avaient une obligation. À mon avis, l'appelant n'a pas satisfait à la norme de diligence raisonnable énoncée au paragraphe 227.1(3). Par conséquent, même s'il s'est lancé en affaires sans arrière-pensée, l'appel est rejeté. L'appelant est tenu de payer les retenues à la source qui n'ont pas été remises.

Signé à Ottawa, Canada, ce 23e jour de février 2001.

" M. A. Mogan "

J.C.C.I.

Traduction certifiée conforme ce 31e jour d'août 2001.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Philippe Ducharme, réviseur

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