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Date: 20010921

Dossiers: 1999-1851-IT-G,

1999-1851-IT-G

ENTRE :

CLIFFORD JAMES SAVAGE,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée,

ET

DARYL SAVAGE,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

(Rendus oralement à l'audience à

Prince Albert (Saskatchewan), le 31 août 2001)

Le juge en chef adjoint Bowman

[1]            Je vais rendre aujourd'hui mon jugement dans les affaires Clifford James Savage et Daryl Savage c. Sa Majesté La Reine. Ces appels, qui ont été interjetés à l'encontre des cotisations fiscales de Clifford James Savage pour les années d'imposition 1992, 1993, 1994 et 1997 et de celles de Daryl Savage pour les années d'imposition 1992, 1993, 1994, 1996 et 1997 ont été entendus ensemble sur preuve commune. De nombreuses questions sont soulevées. Je commencerai par traiter les questions que les parties ont réglées sur consentement.

[2]            Les appelants, qui sont le père et le fils, exploitent une entreprise agricole en Saskatchewan. En substance, les questions en litige sont les suivantes :

a)              le degré d'utilisation commerciale de certains véhicules automobiles;

b)             l'admissibilité des appelants à une DPA sur des machines agricoles; et

c)              l'admissibilité des appelants à des crédits de taxe sur les intrants sur l'achat de machines agricoles.

[3]            Les parties ont consenti à régler des questions en litige soulevées dans les avis d'appel et les réponses de la manière suivante : les appels seront admis en fonction de ce qui suit :

a)              Il est convenu que Daryl Savage aura le droit de déduire 70 % du coût d'utilisation de deux camionnettes d'une demi-tonne mentionnées à l'alinéa 7i)b) de la réponse à l'avis d'appel, plutôt que 60 % comme le prévoyait l'avis de cotisation.

                Clifford James Savage se range à l'avis de la couronne en ce qui a trait à l'utilisation commerciale de la Oldsmobile Delta 88 mentionnée à l'alinéa 6i)b) de la réponse.

b)             L'intimée admet que les sommes de 29 000 $ et de 5 959 $ mentionnées aux alinéas 16 et 17 de la réponse à l'avis d'appel devraient être déduites du revenu de Daryl Savage à titre d'avantage conféré à un actionnaire en vertu du paragraphe 15(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu.

c)              L'intimée admet que, pour Daryl et Clifford James Savage, le coût en capital d'un tracteur John Deere 4560, numéro de série 1570, mentionné à l'alinéa 11 de la réponse à l'avis d'appel dans le contexte des appels de Daryl Savage et à l'alinéa 10 dans le contexte des appels de Clifford James Savage, était de 105 000 $, plutôt que de 85 686 $ comme l'avis de cotisation en faisait état, et que la contrepartie payée pour ce tracteur comprenait le transfert d'un tracteur John Deere 4555, numéro de série P002427, à une juste valeur marchande de 82 500 $ plutôt que de 52 686 $.

d)             Les parties reconnaissent que le tracteur John Deere 4560, numéro de série 1570, a été acquis et était prêt à être mis en service le 11 décembre 1992, que les deux moissonneuses-batteuses, soit une Ford New Holland TX36, numéro de série 860725, et une TX36, numéro de série 8610055, ont été acquis et étaient prêts à être mis en service en 1993 et que le tracteur Versatile 976, numéro de série 485260, a été acquis et était prêt à être mis en service le 26 juin 1993.

e)              Les parties reconnaissent que tous les biens en question ont été acquis en vertu d'ententes ayant force obligatoire conclues à une date qui permettait aux appelants de réclamer un crédit de taxe sur les intrants.

[4]            J'en reviens maintenant aux autres questions sur lesquelles les parties ne s'entendent pas, à savoir le coût en capital, pour les appelants, de deux moissonneuses-batteuses et d'un tracteur aux fins des crédits d'impôt.

[5]            En résumé, le problème est le suivant : lorsque ces machines agricoles ont été acquises, le prix a été établi en fonction de la reprise d'une machine similaire acquise par les appelants auparavant. Cette valeur de reprise a été négociée entre les parties qui n'avaient aucun lien de dépendance.

[6]            Dans leurs déclarations de revenus, les appelants ont traité le prix contractuel, c'est-à-dire le prix courant, comme le coût des machines aux fins du crédit de taxe sur les intrants et de la demande de DPA et ont inclus la valeur de reprise négociée pour les machines usagées dans la contrepartie.

[7]            Le paragraphe 13(33) de la Loi de l'impôt sur le revenu se lit comme suit :

Il est entendu que lorsqu'une personne acquiert un bien amortissable pour une contrepartie qui, d'après ce qu'il est raisonnable de considérer, comprend le transfert d'un bien, la partie du coût du bien amortissable pour la personne qui est imputable au transfert ne peut dépasser la juste valeur marchande du bien transféré.

[8]            Cette disposition a manifestement été adoptée après la décision de la Cour dans l'affaire Zeiben c. Le ministre du Revenu national, C.C.I., no 89-2362(IT), 23 avril 1991 ([1991] 2 C.T.C. 2008). Je ne crois pas nécessaire de commenter la pertinence de cette disposition.

[9]            Le ministre a prétendu que la juste valeur marchande était inférieure à celle qui a été négociée par les parties, et la différence était la suivante. Je vais lire un extrait de la réponse à l'avis d'appel de Daryl Savage, mais les mêmes chiffres s'appliquent bien sûr à Clifford James Savage. Je lis les sous-alinéas 3b), c) et d) de la réponse à l'avis d'appel de Daryl Savage.

[TRADUCTION]

b)              Moissonneuse-batteuse Ford New Holland TX36, numéro de série 8607025

i)               en 1992, l'appelant et son père ont produit leur déclaration de revenus de 1992 en partant du principe qu'ils avaient acquis une moissonneuse-batteuse TR96 TX36, numéro de série 8607025, au coût de 190 000 $ et ont demandé un crédit de taxe sur les intrants et une DPA en conséquence;

ii)              l'appelant et son père avaient calculé le coût de 190 000 $ d'après ce qui suit :

Paiement en espèces (1993)                                                             2 500 $

Paiement en espèces (1992)                                                           13 000 $

Valeur de reprise du TX36, N.S. 8607055                                174 500 $

Total                                                                                                190 000 $

iii)             le ministre a établi une nouvelle cotisation en retirant les incidences fiscales de la transaction de 1992 et en les ajoutant plutôt en 1993;

iv)            le ministre a établi la nouvelle cotisation en fixant le coût du TR36, numéro de série 8607025, à 149 681 $ pour l'appelant et son père, selon les calculs suivants :

Valeur du TX36,

numéro de série 8607055 net du CTI                                              134 181 $

Paiement en espèces                                                                        15 500 $

Total                                                                                                    149 681 $

et a rajusté la DPA et le CTI en conséquence;

v)             l'appelant possédait 36,84 % du Ford New Holland TR36, numéro de série 8607025;

c)            Moissonneuse-batteuse Ford New Holland TX36, numéro de série 8610052

i)               l'appelant et son père ont produit leurs déclarations de revenus de 1993 en partant du principe qu'ils avaient acquis une moissonneuse-batteuse Ford New Holland TX36, numéro de série 8610052, au coût de 193 200 $ calculé comme suit :

                Paiement en espèces                                                                        12 000 $

                Valeur de reprise du TX36, N.S. 8607025                                  180 700 $

                Total                                                                                                  192 700 $

                La raison de la différence de 500 $ entre 193 200 $ et 192 700 $ n'a pas été expliquée au ministre.

[Je note incidemment qu'elle ne m'a pas été expliquée non plus.]

ii)              Le ministre a établi une nouvelle cotisation à l'égard de l'appelant en calculant le coût de la moissonneuse-batteuse Ford New Holland TX36, numéro de série 8610052, comme suit :

Valeur de reprise, N.S. 8607025                                                     149 681 $

Paiement en espèces                                                                        12 000 $

< CTI demandé >                                                                          < 14 968 $ >

[Je ne sais pas comment s'appellent ces marques, mais je suppose qu'elles indiquent un montant négatif.]

                                                                                                          146 713 $

et a rajusté la DPA et le CTI en conséquence;

iii)             l'appelant possédait 40,48 % de la moissonneuse-batteuse Ford New Holland TX36, numéro de série 8610052;

d)              Tracteur Versatile 976, numéro de série 485260

i)               l'appelant et son père ont produit leur déclaration de revenus de 1993 en partant du principe qu'ils avaient acquis un tracteur Versatile 976, numéro de série 485260, au coût de 150 000 $ calculé comme suit :

Valeur du tracteur Versatile 976,

N.S. D475781                                                                                  125 000 $

Paiement en espèces                                                                    25 000 $

Total                                                                                                150 000 $

ii)              Le ministre a établi une nouvelle cotisation en partant du principe que le coût du tracteur Versatile 976, numéro de série 485260, était de 112 977 $, calculé comme suit :

Valeur du Versatile 976,
N.S. D475781                                                                                        87 977 $

Espèces                                                                                              25 000 $

                                                                                                            112 977 $

et a rajusté la DPA et le CTI en conséquence;

iii)             l'appelant possédait 30 % du tracteur Versatile 976, numéro de série 485260.

[10]          La différence réside bien sûr dans la juste valeur marchande du matériel qui a été échangé comme faisant partie du prix d'achat. L'intimée n'a pas appelé de témoin, mais s'est fondé uniquement aux chiffres indiqués dans le Western Canada Trade Guide, qui contient des directives portant sur l'évaluation du matériel usagé.

[11]          Les appelants ont appelé à témoigner M. Cook, président de Farm World Equipment Ltd., le concessionnaire Ford New Holland le plus important au monde. M. Cook possède 35 ans d'expérience dans le commerce de matériel agricole. Il a témoigné avoir vendu à M. Savage le matériel en question et lui avoir également vendu un an plus tôt le matériel échangé. Lui et M. Clifford Savage ont tous deux décrit les négociations comme étant dures et sans lien de dépendance.

[12]          Dans l'affaire Western Securities Limited c. La Reine, C.C.I. no 94-1471(IT)G, 23 janvier 1997 (97 DTC 977), j'ai défini ce qui, selon moi, constitue les caractéristiques d'un vendeur et d'un acheteur hypothétiques informés afin de déterminer la juste valeur marchande de la façon suivante à la page 5 (DTC : à la page 978) :

Essentiellement, le calcul de la juste valeur marchande suppose la mise en présence d'un vendeur hypothétique et d'un acheteur hypothétique dans un marché libre. Aucun d'eux ne doit être contraint de conclure une entente, mais nous devons présumer qu'ils veulent tous deux en conclure une et que c'est effectivement ce qu'ils font. Ils doivent être de force financière égale. Ils sont honnêtes, mais méfiants, ils sont bien informés, tenaces, expérimentés, habiles et obstinés, ils ont l'oeil sur les occasions d'affaires qui se présentent, ils ont les pieds fermement posés sur le sol de la réalité économique et ils savent cacher leur jeu. Une rencontre entre ces hypothétiques titans de la table de négociation serait, j'imagine, un combat tout à fait homérique. La seul chose qui leur manque est le recul dont les évaluateurs subséquents bénéficient mais qu'ils ne peuvent en général utiliser, sauf peut-être pour mesurer la légitimité de suppositions quant à l'utilisation future. Tout ce que je dois faire, c'est décider quel marché ils concluraient. Malheureusement, les rencontres entre deux négociateurs hypothétiques de force égale comme ceux que je viens d'évoquer arrivent rarement dans le monde réel.

[13]          Je ne pensais jamais rencontrer de telles personnes, mais j'avais tort. Ces deux hommes pleins d'expérience sont l'archétype d'un vendeur et d'un acheteur informés, et c'est un compliment. Je suis prêt à accepter les chiffres négociés par les parties en ce qui a trait à la valeur de reprise parce qu'elle est le plus près possible du prix que deux personnes informées négocieraient.

[14]          Plusieurs raisons motivent ma décision. Le prix indiqué dans le Western Canada Trade Guide est sujet à caution selon M. Cook. En 1993 et en 1994, les éditeurs de ce guide avaient peu d'expérience relativement aux moissonneuses-batteuses Ford New Holland TX36. Même aujourd'hui, avec huit ans d'expérience, le guide attribue des valeurs à des moissonneuses-batteuses de huit ans et de 1 740 heures d'utilisation qui ne sont pas de beaucoup inférieures au prix fixé par l'ADRC pour des moissonneuses-batteuses d'un an et de moins de 200 heures d'utilisation.

[15]          M. Cook a témoigné que le matériel usagé que les Savage ont échangé était en parfait état. Il a déclaré que les prix qu'il a négociés étaient fondés sur le prix qu'il pensait pouvoir obtenir en vendant le matériel. Il lui arrivait de se tromper; parfois il obtenait plus, parfois moins. Si le matériel reste en stock pendant un an, le prix diminue ou M. Cook le vend moins cher pour que les intérêts arrêtent de s'accumuler.

[16]          À mon avis, les appelants ont présenté une preuve suffisante à première vue pour démontrer que le prix négocié est la meilleure indication de la juste valeur marchande et qu'on ne peut se fier au guide sur lequel s'est appuyée l'intimée pour déterminer la juste valeur marchande.

[17]          Comme l'a déclaré Mme la juge L'Heureux-Dubé dans l'affaire Hickman Motors Ltd. c. Canada, [1997] 2 R.C.S. 336, aux paragraphes 92 à 95 :

92             En établissant des cotisations, le ministre se fonde sur des présomptions : (Bayridge Estates Ltd. c. M.N.R., 59 D.T.C. 1098 (C. de l'É.), à la p. 1101), et la charge initiale de « démolir » les présomptions formulées par le ministre dans sa cotisation est imposée au contribuable (Johnston c. Minister of National Revenue, [1948] R.C.S. 486) [...] Le fardeau initial consiste seulement à « démolir » les présomptions exactes qu'a utilisées le ministre, mais rien de plus [...].

93             L'appelant s'acquitte de cette charge initiale de « démolir » l'exactitude des présomptions du ministre lorsqu'il présente au moins une preuve prima facie [...]. Il est établi en droit qu'une preuve non contestée ni contredite « démolit » les présomptions du ministre [...].

94             Lorsque l'appelant a « démoli » les présomptions du ministre, le « fardeau de la preuve [...] passe [...] au ministre qui doit réfuter la preuve prima facie » faite par l'appelant et prouver les présomptions [...].

95             Lorsque le fardeau est passé au ministre et que celui-ci ne produit absolument aucune preuve, le contribuable est fondé à obtenir gain de cause [...].

[18]          Je ne citerai pas davantage cette affaire. La preuve prima facie a été bien établie, et nous n'avons rien pour la réfuter.

[19]          Deux derniers points devraient être soulignés. Rien ne laisse entendre que les valeurs de reprise négociées ou le prix de vente du matériel ont été gonflés ou truqués. Ils ont été négociés honnêtement et de bonne foi entre des personnes sans lien de dépendance. Les trois témoins appelés par les appelants m'ont fait bonne impression. Ils étaient honnêtes et crédibles.

[20]          Finalement, je tiens à commenter ce qu'on appelle le prix de lessivage (washout price). Il s'agit en fait d'un chiffre obtenu par Farm World Equipment Ltd. après que tous les échanges liés à une transaction particulière ont été réalisés et qu'il ne reste plus que de l'argent comptant.

[21]          Par exemple, un agriculteur désire acheter le matériel A. Il verse un paiement en espèces et échange le matériel B. Le concessionnaire vend le matériel B moyennant un paiement partiel en espèces et la reprise du matériel C. Il vend le matériel C moyennant un paiement partiel en espèces et la reprise du matériel D, et ainsi de suite jusqu'à ce que seulement de l'argent comptant soit versé et qu'il n'y ait plus d'échange.

[22]          Le lessivage (washout) constitue l'ensemble des paiements en espèces de toutes les transactions. Je ne considère pas le prix de liquidation comme une méthode fiable de détermination de la juste valeur marchande d'un bien d'équipement échangé. D'abord, il peut se passer des années avant que la série d'échanges ne soit terminée et qu'on puisse déterminer les chiffres avec précision. Ce prix dépend de beaucoup trop de variables pour qu'on permette de l'utiliser comme méthode d'évaluation satisfaisante.

[23]          Bien des parties participent à la série de transactions, et la détermination de la juste valeur marchande à un moment donné dépend d'événements et de conditions économiques qui peuvent ne survenir que des années plus tard.

[24]          Les appels sont admis et les cotisations sont déférées au ministre du Revenu national pour un nouvel examen et une nouvelle cotisation :

(a)            pour donner effet à l'entente conclue entre les parties mentionnée au début des présents motifs;

(b)            pour déterminer la déduction pour amortissement et les crédits d'impôt à l'investissement auxquels les appelants ont droit relativement à la moissonneuse-batteuse Ford New Holland TX36, numéro de série 8607025, à la moissonneuse-batteuse Ford New Holland TX36, numéro de série 8610055, et au tracteur Versatile 976, numéro de série 485260, en tenant compte du fait que la valeur de reprise de la machinerie usagée que les appelants ont échangée à l'achat de ce matériel est la valeur qu'ils ont négociée avec Farm World Equipment Ltd., soit 174 500 $, 180 700 $ et 125 000 $, respectivement, de sorte que le coût des deux moissonneuses-batteuses et du tracteur pour eux est de 190 000 $, de 192 000 $ et de 150 000 $, respectivement.

Signé à Ottawa, Canada, ce 7e jour de novembre 2001.

« D. G. H. Bowman »

J.C.A.

Traduction certifiée conforme ce 24e jour de septembre 2002.

Martine Brunet, réviseure

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

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