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Date: 20020509

Dossier: 1999-4643-IT-G

ENTRE :

BIG COMFY CORP.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Rip

[1]            Big Comfy Corp. interjette appel à l'encontre de la cotisation d'impôt de son année d'imposition 1996, cotisation dans laquelle le ministre du Revenu national (le « ministre » ) refusait sa demande d'un crédit d'impôt cinématographique canadien prévu à l'article 125.4 de la Loi de l'impôt sur le revenu ( « la Loi » ).

[2]            De l'avis du ministre, l'appelante Big Comfy Corp. ( « Big Comfy » ) n'a pas droit au crédit d'impôt parce que trois autres contribuables, qui avaient avancé des fonds pour une production magnétoscopique entreprise par l'appelante, avaient des participations dans la production, ce qui leur a permis de déduire respectivement un montant au regard de la production dans le calcul de leur revenu pour l'année (paragraphe 125.4(4))[1]. L'avocat de l'intimée soutient que l'objet du paragraphe 125.4(4) de la Loi est de s'assurer que les incitatifs fiscaux et un traitement fiscal favorable soient axés sur les producteurs cinématographiques et magnétoscopiques (et les sociétés de production) plutôt que sur les personnes qui investissent dans les productions.

[3]            Big Comfy produit une série d'émissions télévisées pour enfants intitulée « The Big Comfy Couch » . La quatrième saison de la série, qui fait l'objet de cet appel, consistait en treize épisodes ( « série IV » ). Les principaux travaux de prise de vues de ces épisodes ont commencé le 4 juillet 1995 et se sont terminés le 5 août 1995. La série est distribuée dans le monde entier et l'appelante tire un revenu de la télédiffusion des épisodes et de leur vente à d'autres diffuseurs.

[4]            Le financement pour la production des épisodes provenait de plusieurs sources :

(a)                  les participants ( « participants » ) :

(i)                    la Société de développement de l'industrie cinématographique canadienne ( « Téléfilm » ) (385 000 $);

(ii)                  Shaw Communications Inc. (faisant affaire sous le nom de « Shaw Children's Programming Initiative » et désignée sous le nom de « Shaw » ) (95 000 $);

(iii)                 YTV Canada, Inc. ( « YTV » ) (40 000 $);

(b)                  droits de permis et autres :

(i)                    YTV (265 042 $);

(ii)                  Fonds de production du câble (176 694 $);

(c)                  trois particuliers (les « investisseurs » ) :

(i)                    Everything But The Kitchen, Inc. ( « EBTK » ) (10 000 $);

(ii)                  William John Murtagh (10 000 $);

(iii)                 Lillyann Goldstein (95 000 $);

(d)                  montants des producteurs ( « producteurs » ) :

(i)                    Radical Sheep Productions Inc. ( « Radical Sheep » ) (361,33 $);

(ii)                  Owl Television Inc. ( « Owl » ) (180,67 $);

(e)                  avances de distribution de Hollywood Ventures (308 000 $).

[5]            Une « société admissible » à l'égard d'une production cinématographique ou magnétoscopique canadienne peut, en vertu du paragraphe 125.4(3), demander un crédit d'impôt pour une telle production, équivalent à 25 pour cent de la « dépense de main-d'oeuvre admissible » de la société pour l'année de la production[2].

[6]            Toutefois, en vertu du paragraphe 125.4(4)[3], un crédit d'impôt pour production cinématographique ou magnétoscopique canadienne n'est pas disponible :

... where an investor, or a partnership in which an investor has an interest, directly or indirectly, may deduct an amount in respect of the production in computing its income for any taxation year.

... à la production cinématographique ou magnétoscopique canadienne à l'égard de laquelle un investisseur, ou une société de personnes dans laquelle un investisseur a une participation directe ou indirecte, peut déduire un montant relativement à la production dans le calcul de son revenu pour une année d'imposition.

[7]            Les parties conviennent que Big Comfy est une société admissible qui a engagé une dépense de main-d'oeuvre admissible et qui a déposé, avec sa déclaration de revenus de 1996, un certificat de production magnétoscopique à l'égard de sa production magnétoscopique et d'autres renseignements sur les formulaires prescrits par le paragraphe 125.4(3).

[8]            La question devant moi est de savoir si EBTK, M. Murtagh et Mme Goldstein, les investisseurs, avaient un droit de propriété portant sur la série IV qui leur permettrait de déduire un montant - par exemple, la déduction pour amortissement ( « DPA » ) - à l'égard de la production de la série IV dans le calcul de leur revenu. Dans l'affirmative, l'appelante est privée du droit de demander le crédit d'impôt.

[9]            L'appelante affirme que les investisseurs n'ont, en aucun temps, détenu de droits d'auteur ou de distribution à l'égard de la série IV, et qu'ils n'avaient donc aucun droit de propriété relativement à la production cinématographique ou magnétoscopique et ne pouvaient déduire de montants pour la série IV.

[10]          Chacun des investisseurs a signé un accord d'investissement distinct, daté du 11 juillet 1995, avec l'appelante et Nestor Productions Inc.[4], aux termes duquel l'investisseur contribuait ou prêtait de l'argent à l'appelante, que cette dernière pouvait utiliser pour produire les épisodes de la série IV ( « l'accord » ). Les investisseurs pouvaient récupérer ou recouvrer leur contribution à même les recettes nettes de la production, celles-ci étant définies dans les accords d'investissement, à partir de ce qu'on appelle le « recouvrement de premier rang » . Les producteurs et les participants avaient également droit à un recouvrement partiel de leur contribution, à raison d'environ 10,46 pour 100 de celle-ci. Une fois que les investisseurs recevaient un remboursement complet et que participants et producteurs recouvraient une partie de leur contribution, ces derniers avaient droit à des versements subséquents à même les recettes nettes. Par la suite, chaque investisseur, participant ou producteur, avait droit, proportionnellement et à parts égales, à 50 pour 100 des recettes nettes. Les 50 pour 100 restants revenaient à Big Comfy.

[11]          Au 31 décembre 2001, les investisseurs ont reçu un rendement égal à 100 pour 100 de leur investissement.

[12]          Dans chaque accord d'investissement, l'investisseur nommait l'appelante son agent exclusif aux fins « d'exploiter la participation acquise » par l'investisseur.

[13]          Les accords d'investissement entre les investisseurs et Big Comfy étaient différents des accords que l'appelante avait signé avec Téléfilm et Shaw. Dans ces derniers accords, l'appelante accordait à Téléfilm et à Shaw une participation indivise aux droits d'auteur de toutes les versions de la production, ainsi qu'à tous les droits et travaux subsidiaires appartenant à l'appelante ou contrôlés par elle. Dans l'accord avec YTV, l'appelante octroyait à YTV le premier droit de diffuser les épisodes, tout en conservant le droit de propriété. Il n'y avait pas de transfert apparent des droits de propriété dans les accords d'investissement entre l'appelante et chaque investisseur. Chacun de ces accords prévoit que le bailleur de fonds « convient d'avancer au producteur, sous forme d'investissement dans la série IV, [...] » le montant de leurs investissements respectifs.

[14]          Big Comfy a reçu une aide financière de la Société de développement de l'industrie cinématographique ontarienne ( « SDICO » ), organisme du gouvernement de l'Ontario. L'objectif du SDICO est de contribuer à la culture de l'Ontario en élaborant des politiques et programmes pour, entre autres, encourager l'industrie indépendante du film et de la télévision en Ontario. L'un de ces programmes est le Programme d'investissement dans l'industrie cinématographique ontarienne ( « PIICO » ), qui offre des remises en espèces aux investisseurs admissibles pour les productions de films et d'émissions de télévision à contenu canadien, produits de façon indépendante en Ontario et distribués, à l'échelle de l'Ontario, par des distributeurs cinématographiques ontariens ou diffusés en Ontario.

[15]          Tous les investisseurs et Big Comfy étaient des investisseurs admissibles dans la production conformément au sens attribué à ce terme par les directives de la SDICO datées du 1er avril 1995 relativement au PIICO.

[16]          D'après le paragraphe C.a) de la page 10 des directives du PIICO à compter du 1er avril 1995, une remise du PIICO est calculée sous forme de pourcentage du « montant d'investissement admissible » , défini comme suit :

[TRADUCTION]

Aux fins des présentes directives, le montant d'investissement admissible signifie le montant investi par tout investisseur (y compris le producteur et l'organisme de production) pour faire l'acquisition d'un droit de propriété dans une production admissible ou dans son droit d'auteur [...].

La SDICO a déterminé que la somme de 678 584 $ représentait le montant d'investissement admissible à l'égard des épisodes produits par l'appelante.

[17]          En 1996, chacun des investisseurs et Big Comfy ont reçu une remise de la SDICO à l'égard de leur investissement dans la production, s'établissant comme suit :

                                                EBTK                                                                        1 800 $

                                                W.J. Murtagh                                                          1 800 $

                                                L. Goldstein                                                            17 100 $

                                                Big Comfy                                                            101 445 $

[18]          M. John Leitch, président de Radical Sheep, qui possède une participation de 50 pour cent dans l'appelante, a témoigné que la SDICO aurait renoncé à exiger d'un investisseur qu'il fasse l'acquisition d'une participation dans une production en raison des protestations des producteurs. La position de la SDICO à l'époque où les investisseurs avaient investi dans les épisodes de la série IV, d'après M. Leitch, était que les investisseurs « devaient risquer leur argent » .

[19]          Chacun des investisseurs est un investisseur au sens du paragraphe 125.4(1) de la Loi, puisque chacun était une personne, sauf une personne visée par règlement, qui ne prend pas une part active, de façon régulière, continue et importante, dans les activités d'une entreprise exploitée par l'entremise d'un établissement stable au Canada qui constitue une entreprise de production cinématographique ou magnétoscopique canadienne.

[20]          Le 11 avril 1997, le Bureau de certification des produits audiovisuels canadiens ( « BCPAC » ) du gouvernement du Canada a délivré à Big Comfy un Certificat de production cinématographique ou magnétoscopique canadienne au sens du paragraphe 125.4(1) de la Loi, en estimant à 0 $ le montant qui devait servir à déterminer sa dépense de main-d'oeuvre admissible pour 1996 à l'égard de la production.

[21]          M. David Weisdorf est un comptable agréé qui prépare les déclarations de revenu de Big Comfy depuis 1993. Le bilan de l'appelante au 31 mars 1996 montre, dans le passif, des avances de 155 542 $ représentant les contributions des trois investisseurs et de YTV (40 000 $), Radical Sheep (362 $) et Owl (180 $). (L'appelante avait d'abord inscrit le montant de 155 542 $ dans la section du revenu, mais elle l'a ensuite inscrit dans le passif.)

[22]          Quoi qu'il en soit, lorsque des profits nets eurent été versés aux investisseurs, ces versements n'ont pas été traités par l'appelante comme des remboursements ou des réductions d'emprunts. L'avocat de l'intimée a demandé à M. Weisdorf si, s'agissant d'un prêt, le capital de celui-ci ne devrait pas être réduit lorsque l'emprunteur effectue des remboursements. M. Weisdorf lui a répondu « dans certains cas » . D'après l'avocat, dès que l'appelante rembourse le capital des prêts octroyés par les bailleurs de fonds, cela doit se traduire par une réduction du montant des emprunts à rembourser. M. Weisdorf a convenu que c'était « une façon de comptabiliser la transaction » . La façon la plus précise de comptabiliser la transaction consiste à réduire le capital du prêt afin d'éviter tout surplus au-delà de la fraction du montant du prêt qui a été versée.

[23]          De l'avis de l'avocat de Big Comfy, la somme avancée par les investisseurs « serait un montant versé pour acquérir des droits à certains montants, et ce serait un recouvrement de l'investissement, auquel s'ajoute une participation aux bénéfices » . L'avocat ajoute que « c'est peut-être un bien, mais c'est un bien incorporel qui n'apparaît dans aucun des tableaux de la DPA se trouvant dans le règlement; par conséquent, il ne serait pas possible pour les investisseurs de déduire la DPA à l'égard de leur investissement » . Sans être un prêt, l'investissement ne constitue pas non plus l'acquisition d'un droit de propriété sur un bien amortissable.

[24]          Les montants avancés par les investisseurs ont été traités comme des éléments de passif dans les états financiers de Big Comfy. Si l'argent avait été avancé à titre de contrepartie d'une participation aux droits d'auteur de la série ou d'une fraction de ceux-ci (qu'il s'agisse d'un intérêt bénéficiaire ou en common law), les montants n'auraient pas été traités comme des éléments de passif, selon l'avocat de appelante. Les montants avancés à l'appelante par Téléfilm et Shaw pour la cession de droits d'auteur n'apparaissaient pas comme des éléments de passif dans les états financiers. Les accords avec Téléfilm et Shaw indiquent également que la TPS doit être perçue sur la cession des droits d'auteur, alors que cette disposition n'apparaît pas dans les accords avec les investisseurs. En outre, si les montants avancés par les investisseurs l'avaient été en contrepartie d'une cession de droits d'auteur, qu'il s'agisse d'un intérêt en common law ou en equity, le montant global de l'avance de 115 000 $ aurait été déduit du solde de la fraction non amortie du coût en capital de la production, mais cela n'a pas été fait, et M. Weisdorf n'a pas prétendu effectuer ce redressement.

[25]          L'avocat de l'appelant a renvoyé au Bulletin d'interprétation IT-441 de l'Agence des douanes et du revenu du Canada ( « ADRC » ), intitulé Déduction pour amortissement - Productions long métrage et court métrage portant visa. D'après ce bulletin, pour pouvoir demander une déduction pour amortissement, un investisseur doit être le propriétaire réel (beneficially own) d'une participation indivise, soit seul ou conjointement avec d'autres personnes, de tous les éléments du film ou de la bande et non simplement d'une participation dans certains des éléments du film ou de la bande. Le bulletin contient la liste des éléments qu'un investisseur doit acquérir pour être tenu comme propriétaire, notamment le droit d'auteur.

[26]          Le paragraphe 13(4) de la Loi sur le droit d'auteur dispose que la cession d'un droit d'auteur n'est valable que si elle est rédigée par écrit et signée par le titulaire du droit. L'avocat de l'appelante a fait remarquer que, même si les accords d'investissement entre les investisseurs et l'appelante étaient rédigés par écrit, ils ne contiennent pas d'énoncé clair à l'effet qu'une partie du droit d'auteur est cédée aux investisseurs; les accords en eux-mêmes ne suffisent donc pas pour céder un intérêt quelconque dans le droit d'auteur.

[27]          Dans l'affaire Société d'assurance-dépôts du Canada c. Banque commerciale du Canada ( « SADC » )[5], le juge Iacobucci a établi que, si une opération comporte à la fois des aspects tenant du financement par emprunt et du financement par actions, un effort est nécessaire pour déterminer l'essence véritable des relations entre les parties :

À mon avis, le fait que l'opération comporte à la fois des aspects tenant du financement par emprunt et du financement par actions ne constitue pas un obstacle insurmontable à la qualification de l'avance de 255 millions de dollars. Plutôt que de tenter de classer l'ensemble de l'entente conclue entre les participants et la BCC dans l'une de deux catégories, je ne vois rien de mal à reconnaître l'arrangement tel qu'il est, savoir un mélange hybride d'éléments de financement par emprunt et de financement par actions, mais qui traduit essentiellement une relation débiteur-créancier. Les marchés financiers ont été très créateurs sur le plan des divers investissements et titres qui ont été conçus pour répondre aux besoins et aux intérêts des acteurs sur ces marchés. Ce n'est pas parce qu'une entente comporte certaines caractéristiques propres au financement par actions qu'un tribunal doit en faire abstraction comme si elles n'existaient pas, ou encore qualifier d'investissement l'ensemble de l'opération. Il existe une autre solution. Il est acceptable, voire souvent nécessaire ou souhaitable, qu'une opération financière donnée comporte à la fois des aspects propres au financement par emprunt et des aspects propres au financement par actions, sans que cela ne modifie le fond de l'entente. Il ne s'ensuit pas non plus qu'il faut attribuer exactement la même importance à chaque aspect d'une telle entente lorsqu'on veut la qualifier. De nouveau, la présence de caractéristiques propres au financement par actions n'en fait pas nécessairement un investissement. Cela est particulièrement vrai lorsque, comme en l'espèce, les caractéristiques propres au financement par actions ne viennent que compléter et non définir l'essence de l'opération. Lorsqu'un tribunal cherche à déterminer l'essence d'une opération particulière, il ne devrait pas se laisser trop facilement distraire par des aspects, qui, en réalité, ne sont qu'accessoires ou secondaires par rapport à l'objet principal de l'entente[6].

[28]          Les accords entre les investisseurs et Big Comfy semblent être de nature hybride. Cette dualité devient apparente lorsqu'on considère les résultats contradictoires tirés de la comparaison entre, d'une part, l'énoncé que les investisseurs engagent l'appelante à titre de leur « agent et mandataire exclusif aux fins d'exploiter [leur] intérêt » et, d'autre part, l'absence flagrante de toute cession d'un intérêt dans le droit d'auteur aux investisseurs. Le fait que la nature contradictoire des accords semble être causée par la maladresse de la rédaction plutôt que par l'exercice d'une certaine « créativité » dans leur libellé pour les rendre plus conformes aux divers besoins des parties, comme dans le cas envisagé par le juge Iacobucci, ne change rien à la conclusion que les dispositions sont incompatibles. Je dois déterminer l'essence réelle des rapports entre les investisseurs et l'appelante.

[29]          Le juge Iacobucci a également déclaré ceci dans l'affaire SADC :

Comme c'est le cas dans toute affaire nécessitant l'interprétation d'un contrat, la question de la qualification qui se pose à notre Cour doit être tranchée en déterminant l'intention des parties aux ententes de soutien. Cette tâche, parfois complexe, dépend principalement du sens des termes que les parties ont utilisés pour traduire leur intention. Lorsque les termes utilisés sont insuffisants en soi pour tirer une conclusion sur la véritable nature de l'entente ou lorsqu'une qualification particulière nécessite une aide de l'extérieur, il peut convenir d'examiner les circonstances admissibles qui ont entouré l'opération[7].

[30]          On ne doit pas se limiter aux termes choisis pour le libellé des accords pour interpréter les intentions des parties relativement aux accords d'investissement. Les accords visent à engager l'appelante comme agent des investisseurs pour exploiter leur « intérêt » . Cependant, aucun intérêt pouvant être exploité par les investisseurs n'est transféré ni cédé en vertu des accords. D'autre part, si les accords d'investissement cédaient vraiment une participation aux investisseurs, comme l'affirme l'intimée, cela aurait probablement mené à la création d'une société de personnes, ce qui est explicitement niée dans les accords. Bien entendu, même si un accord contient un énoncé spécifiant que la relation n'est pas une société de personnes, cela ne m'empêche pas de conclure que l'essence de la relation en est une précisément. Toutefois, on se retrouve confronté à des interprétations incompatibles des intentions des parties telles qu'elles se manifestent par le sens des termes qu'elles ont choisis. Par conséquent, il est difficile, voire impossible, de comprendre exactement les intentions des parties par le seul moyen de l'interprétation des termes utilisés dans les accords. En l'occurrence, je pense que je me dois de prendre en considération les particularités accompagnant les accords, et de considérer dans leur ensemble les relations que les parties aux accords d'investissement entendaient constituer.

[31]          Comme je l'ai déjà dit, la question à trancher ici n'est pas de savoir si les investisseurs ont signé un accord de prêt avec l'appelante et s'il existe une relation débiteur-créancier. La question est de savoir si l'appelante entendait céder aux investisseurs une participation dans un certain bien, leur permettant de déduire un montant à l'égard de la production dans le calcul de leur revenu, en se prévalant de la dépréciation pour amortissement ou d'une autre déduction de ce genre, ou s'il s'agissait de créer une relation qui excluait toute cession d'un droit de propriété quelconque dans la production. Big Comfy n'avait pas l'intention de céder un droit de propriété aux investisseurs, et les investisseurs n'avaient pas l'intention d'acquérir une participation. L'appelante et les investisseurs n'ont pas conclu d'accords qui permettent de parvenir à cette fin.

[32]          Lorsqu'on évalue les intentions des parties et la nature véritable d'une relation établie par un accord de nature hybride, il est important de déterminer le poids à accorder aux aspects contradictoires de l'accord. Dans l'affaire SADC, le juge Iacobucci a fait valoir ceci :

C'est le poids à accorder à un aspect des ententes de soutien plutôt qu'à un autre dans l'évaluation de l'intention véritable des parties...

Pour lui, c'était le principal facteur des caractérisations contradictoires de l'opération émises par le juge en chambre et la Cour d'appel de l'Alberta[8].

[33]          L'intimée fait valoir que les investisseurs ont fait l'acquisition d'attributs de propriété sous forme d'usage et de risque. L'avocat de l'intimée m'a renvoyé à M.N.R. v. Wardean Drilling Ltd.[9] à l'appui de sa suggestion qu'un bien est légalement acquis si les attributs normaux de propriété, soit la possession, l'usage et le risque, sont acquis. L'avocat soutient que les investisseurs ont acquis une participation à la série IV, puisqu'ils ont acquis l'usage d'un bien et le risque connexe. À titre d'exemple, une production est utilisée par ceux qui en sont propriétaires par le biais de la production de recettes engendrées par la négociation d'accords de distribution et de marchandisage. L'avocat est d'avis que les accords entre les investisseurs et l'appelante prévoient la participation des investisseurs dans cet usage. Son analyse du droit des investisseurs à « utiliser » le bien est essentiellement liée à la clause de l'accord selon laquelle les investisseurs ont nommé l'appelante comme leur « agent et mandataire exclusif aux fins d'exploiter [leur] intérêt » . D'après l'avocat, l' « intérêt » mentionné dans les accords n'est pas le droit contractuel à un flux de recettes, ou bien on n'a pas besoin d'invoquer ce type de droit contractuel . L' « intérêt » , selon lui, c'est le droit de participer à l'exploitation de la production, c'est la participation à l'usage d'un bien. J'accorde peu de poids à cette disposition de nomination. Comme je l'ai indiqué, aucun intérêt exploitable n'est cédé aux investisseurs en vertu des accords et, contrairement aux accords signés par l'appelante avec Téléfilm et Shaw, par exemple, aucun droit d'auteur n'est cédé aux investisseurs en vertu de ceux-ci. Les accords ne confèrent aux investisseurs aucune participation aux droits de distribuer ou de copier la production, de céder une licence à son égard ou de contrôler l'utilisation de la production d'aucune façon. En fait, on pourrait dire que les accords constituent une tentative de céder un droit d'exploitation d'un intérêt sans céder l'intérêt lui-même. L'intimée semble alléguer que la clause des accords paraissant céder aux investisseurs un droit d'exploiter un intérêt non existant est en elle-même la preuve du droit des investisseurs à utiliser le bien. Cet usage constitue un attribut de la propriété et établit la propriété bénéficiaire des investisseurs à l'égard de la production et des droits d'auteur. La propriété bénéficiaire crée par là un intérêt pouvant être exploité. À mon avis, on tourne en rond avec ce raisonnement.

[34]          Dans l'affaire SADC, les accords limitaient notamment le rendement tiré par l'investisseur au montant du capital investi majoré de l'intérêt. L'avocat de l'intimée affirme que le juge Iacobucci aurait conclu que la nature réelle des accords était un endettement plutôt qu'un investissement de capital, puisque l'investisseur ne pouvait recevoir plus que le montant de son investissement majoré de l'intérêt. Selon le raisonnement de l'avocat, s'il existe un montant maximum, une limite, au rendement tiré par l'investisseur de sa contribution, l'investisseur ne participe pas à l'enrichissement qui pourrait résulter de l'usage du bien. En revanche, s'il n'y a pas de limite, l'investisseur a un usage inconditionnel du bien, sous réserve de sa quote-part.

[35]          L'intimée estime donc que le droit inconditionnel des investisseurs à recevoir un pourcentage des bénéfices après le recouvrement du montant du capital investi représente une autre indication du droit des investisseurs à utiliser le bien[10]. Plus haut dans ses observations, toutefois, l'avocat de l'intimée a décrit l'usage d'une production comme la capacité à produire des « recettes engendrées par la négociation d'accords de distribution et de marchandisage » . Les investisseurs ont droit à une part des recettes de la production, mais ils n'ont pas le droit de déterminer l'usage de la production en vue d'en tirer ces recettes. En outre, il était très peu probable que les investisseurs réaliseraient sur cet intérêt une part des bénéfices. Cela ne change rien à la nature de l'intérêt, mais cela détermine le poids à accorder à son importance pour déterminer l'essence réelle de l'accord. On en trouve encore une fois l'illustration dans les observations du juge Iacobucci dans l'affaire SADC.

[...] Il est aussi exact, du moins en théorie, que, s'ils exerçaient pleinement les droits que leur confèrent les bons de souscription, les participants posséderaient 75 pour 100 des actions ordinaires émises par la BCC. Toutefois, il est évident, à la lecture du dossier, que cette possibilité n'était pas qu'une simple hypothèse, mais qu'il était peu probable qu'elle se concrétiserait. [...] Il ne fait pas de doute que les bons de souscription constituent une caractéristique de financement par actions de l'opération, qui justifie la conclusion que l'avance consentie était un investissement. Toutefois, compte tenu des faits de la présente affaire, on doit accorder seulement une importance minimale à ce facteur dans la qualification globale de l'entente[11].[...]

[36]          Même si le droit à prendre part aux bénéfices donne une indication, dans une certaine mesure, du droit d'usage des investisseurs à l'égard du bien, le lien est ténu, car les investisseurs n'ont pas le droit de déterminer l'usage du bien, et il ne faut accorder que peu de poids à cet aspect.

[37]          L'avocat de l'intimée fait également valoir que la somme contribuée par les investisseurs était directement liée au bien, soit les épisodes de la série IV, et non à l'entreprise Big Comfy en tant que telle. En faisant des épisodes de la série IV, la production, l'objet de l'investissement et du remboursement, l'avocat suggère que les investisseurs prenaient part au risque que la série IV ne soit pas rentable. L'avocat estime que les investisseurs reconnaissaient ce risque, puisque les accords d'investissement exigent que l'appelante souscrive une assurance, assortie d'une caution d'achèvement, en nommant les investisseurs à titre de bénéficiaires. Ce partage du risque, d'après l'avocat, représente un attribut de la propriété. Ici encore, je n'accorde que peu de poids à cet aspect. Le risque des investisseurs était strictement limité au montant de leur investissement. Même si l'objet de l'investissement était la production de la série IV, les investisseurs n'étaient pas exposés à des demandes de remboursement de la part des créanciers de la série, sauf en ce qui concerne le montant de leur investissement d'origine. À titre d'exemple, les fournisseurs, employés et acteurs ne pouvaient se retourner contre les investisseurs pour satisfaire une demande de remboursement de leurs créances si jamais la production se soldait par un échec. L'avocat de l'intimée semble affirmer que, puisque les investisseurs avaient des attributs de la propriété, ils devenaient les propriétaires bénéficiaires de la production et constituaient, à leur insu, une société de personnes avec les propriétaires. Puisque les investisseurs étaient, en substance, des propriétaires bénéficiaires, ils étaient exposés au même risque que l'appelante relativement à la production. Les créanciers auraient donc le droit de s'adresser aux investisseurs pour obtenir un remboursement. D'après l'avocat, cela prouve que les investisseurs ont acquis un attribut normal du droit de propriété, soit le risque. Encore une fois, j'estime que l'affirmation, selon laquelle la conclusion de l'analyse (que les investisseurs ont acquis une propriété bénéficiaire dans la production) représenterait en quelque sorte un élargissement du fondement initial de la détermination (que les investisseurs ont acquis des attributs du droit de propriété), constitue un raisonnement circulaire.

[38]          Les accords combinaient des aspects du financement par emprunts et du financement par actions. Toutefois, en vertu de ceux-ci, aucun droit d'auteur n'était cédé aux investisseurs et aucun intérêt de propriété bénéficiaire ou autre n'était cédé nommément. À aucun moment les investisseurs ont-ils essayé de demander de déductions à l'égard de la production. Les sommes avancées par les investisseurs étaient traitées comme des éléments de passif dans les livres comptables de l'appelante. Dans l'ensemble, les accords d'investissement et les circonstances de l'espèce indiquent que les investisseurs, pas plus que l'appelante, ne voulaient que les accords entraînent une cession du droit de propriété. Les excellentes observations de l'avocat de l'intimée montrent bien des aspects de la relation qui pourraient démontrer certains attributs du droit de propriété détenu par les investisseurs. À la lumière de l'analyse ci-dessus, toutefois, je ne pense pas qu'on puisse attribuer un poids véritable à ces aspects des accords d'investissement. La relation entre l'appelante et les investisseurs n'était pas celle qu'ont des associés d'une société de personnes, et les investisseurs n'ont pas acquis de droit de propriété à l'égard de la production. Les investisseurs n'avaient donc pas droit à une déduction « relativement » à la production, et l'appelante n'est pas empêchée par l'exception figurant au paragraphe 125.4(4) de demander un crédit d'impôt fédéral pour une production cinématographique ou magnétoscopique en vertu de l'article 125.4 de la Loi.

[39]          L'appel est admis avec dépens.

Signé à Vancouver (Colombie-Britannique), ce 9e jour de mai 2002.

« Gerald J. Rip »

J.C.C.I.

Traduction certifiée conforme ce 10e jour de janvier 2003.

Mario Lagacé, réviseur

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

1999-4643(IT)G

ENTRE :

BIG COMFY CORP.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Appel entendu le 20 mars 2002 à Toronto (Ontario), par

l'honorable juge Gerald J. Rip

Comparutions

Avocat de l'appelante :                                        Me Richard B. Thomas

Avocat de l'intimée :                                             Me Franco Calabrese

JUGEMENT

L'appel interjeté à l'encontre de la cotisation établie en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ) pour l'année d'imposition 1996 est admis avec dépens et l'affaire est déférée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation puisque l'appelante a le droit de demander un crédit d'impôt fédéral pour une production cinématographique ou magnétoscopique conformément à l'article 125.4 de la Loi.

Signé à Vancouver (Colombie-Britannique), ce 9e jour de mai 2002.

« Gerald J. Rip »

J.C.C.I.

Traduction certifiée conforme ce 10e jour de janvier 2003.

Mario Lagacé, réviseur

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]



[1] Les parties ont consenti au jugement relativement à une question déterminée par l'alinéa 67.1(2)e) de la Loi.

[2] Les expressions « société admissible » et « dépense de main-d'oeuvre admissible » sont définies au paragraphe 125.4(1) de la Loi.

[3] L'intimée estimait que les mots « directe ou indirecte » , au paragraphe 125.4(4), ont la portée la plus générale possible et comprennent un investisseur qui peut déduire l'intérêt sur l'argent emprunté pour contribuer à la production. Dans la version française du paragraphe 125.4(4), il est clair que les mots « directe ou indirecte » se rapportent à la participation de l'investisseur dans la société de personnes « dans laquelle un investisseur a une participation directe ou indirecte » .

[4] Nestor Productions Inc. devait tenir des livres comptables en bonne et due forme relativement à la production et à la distribution de la série IV et envoyer des rapports aux investisseurs au moment approprié.

[5] [1992] 3 R.C.S. 558.

[6] Note 4, précitée à la page 590-91.

[7] Idem, à la page 588.

[8] Idem, à la page 591.

[9] [1969] C.T.C. 265 (C. de l'É.).

[10] L'avocat de l'intimée a cité Rostland Corporation c. La Reine, C.C.I., no 92-2282(IT)G, 18 mai 1995 ([1995] 2 C.T.C. 2276, 96 DTC 1973) relativement à la proposition qu'un intérêt à recevoir des montants qui ne dépendent pas d'un pourcentage fixe, flottant ou déterminable appliqué au montant du capital est un attribut de la propriété. En outre, puisque l'appelante n'était pas tenue de rembourser le montant du capital aux investisseurs, une obligation qui constitue un critère essentiel d'un prêt, il est impossible d'affirmer qu'un prêt existe; l'investissement visait l'acquisition d'une participation : Ticketnet Corporation c. La Reine, C.F. 1re inst., no T-2185-88, 11 juin 1999 (99 DTC 5409) et McVey c. La Reine, C.C.I., no 94-686(IT)G, 14 février 1996 (96 DTC 1225).

[11] Idem, aux pages 591-92.

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