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Dossier : 2002-4868(IT)G

ENTRE :

GIUSEPPE FORGIONE,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

____________________________________________________________________

 

 

 

 

Appel entendu le 5 mai 2005 à Toronto (Ontario)

 

Devant : l’honorable juge Gerald J. Rip

 

Comparutions :

 

Représentant de l’appelant :

Mauro Marchioni

 

Avocat de l’intimée :

Me Shatru Ghan

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

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JUGEMENT

 

          L’appel interjeté à l’égard de la cotisation numéro 21623, datée du 10 avril 2002 et établie aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu, est admis, et la cotisation est annulée.

 


       Signé à Ottawa (Canada) ce 20e jour de juin 2005.

 

 

 

« Gerald J. Rip »

Le juge Rip

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 9e jour de décembre 2005.

 

 

Joanne Robert, traductrice


 

 

 

Référence : 2005CCI381

Date : 20050620

Dossier : 2002-4868(IT)G

ENTRE :

GIUSEPPE FORGIONE,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Rip

 

[1]   Il s’agit d’un appel interjeté par Giuseppe Forgione à l’égard d’une cotisation d’impôt établie par le ministre du Revenu national aux termes du paragraphe 227.1(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »). M. Forgione était un administrateur d’une société, appelée Alumidor Incorporated (« Alumidor »), qui a omis de verser au receveur général du Canada l’impôt sur le revenu qu’elle a retenu sur les salaires versés à ses employés en 1997 et en 1998. En tant qu’administrateur de la société, l’appelant est solidairement responsable, avec la société, du paiement des sommes qui n’ont pas été versées de même que des intérêts et des pénalités qui s’y rapportent.

 

[2]   M. Forgione soutient qu’il n’est pas responsable du défaut de versement de la société étant donné qu’il a agi avec le degré de soin, de diligence et d’habileté pour prévenir le manquement qu’une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables : paragraphe 227.1(3).

 

[3]   M. Forgione est né en 1942 dans un village situé près de Naples, en Italie. Il a achevé sa cinquième année du cours primaire en Italie et a ensuite aidé son père en travaillant dans une ferme. À l’âge de 17 ans, il a travaillé en Allemagne pendant neuf mois, puis il a travaillé en Suisse pendant environ un an et demi. Il a immigré au Canada en 1964 avec sa femme et son fils pour s’établir à Toronto.

 

[4]   Dans le cadre de son premier emploi au Canada, il a travaillé dans un chantier de construction, qu’il a quitté pendant l’hiver pour travailler à l’intérieur à faire de l’assemblage de fenêtres à l’aide de pièces coupées. Après deux ans, il a été promu installateur de fenêtres. M. Forgione a changé d’employeur après sept ou huit ans, mais son nouvel employeur a fait faillite neuf mois plus tard. C’est alors que M. Forgione a lancé sa propre entreprise, en 1971.

 

[5]   Au début, comme son entreprise n’attirait pas suffisamment de clients, M. Forgione travaillait pour d’autres compagnies, où il mesurait, commandait et installait des fenêtres. En 1977‑1978, il a commencé à avoir plus de travail et à faire de l’argent; il louait un local pour son propre atelier, où il coupait des pièces en fonction du contrat et assemblait les fenêtres. Accompagné d’un employé, il se rendait ensuite sur place pour enlever les vieilles fenêtres et installer les nouvelles.

 

[6]   M. Forgione apportait les documents nécessaires à son comptable à la fin du mois pour que celui-ci établissent les chèques pour les fournisseurs, les chèques de paie pour les employés et les chèques pour les taxes et l’impôt. M. Forgione a toujours compté sur son teneur de livres pour la tenue des livres de comptes. Par exemple, il n’a jamais établi de chèques lui-même ni rempli de formulaires.

 

[7]   L’entreprise 489584 Ontario Ltd. (la société « Ontario »), qui exerçait ses activités sous le nom de « F. G. Aluminium & Glass », a été constituée en société par M. Forgione en 1979, sur recommandation du comptable en vue de l’exploitation de l’entreprise. M. Forgione était l’unique administrateur de la société Ontario. En 1979, celle-ci comptait cinq, six et parfois sept employés.

 

[8]   Compte tenu de ses compétences et de ses connaissances, le rôle de M. Forgione, a-t-il dit, consistait à obtenir des contrats pour les sociétés Ontario et Alumidor, et à s’occuper de l’installation des fenêtres. Tous les travaux d’écritures étaient effectués par le comptable. Il n’y a jamais eu de problèmes avec Revenu Canada, a-t-il ajouté.

 

[9]   En 1980, l’entreprise prenait lentement de l’importance, et la société Ontario a été réinstallée dans un local plus grand. La société a conservé le même teneur de livres et le même comptable. Au départ, le teneur de livres se rendait sur place une fois par mois, puis une fois par semaine. En 1983 ou 1984, un teneur de livres à temps plein a été embauché.

 

[10] Le teneur de livres s’occupait des factures et des chèques. À la fin de l’exercice, les documents étaient remis à un comptable. M. Forgione signait tous les chèques, mais ce n’est pas lui qui les établissait.

 

[11] En octobre 1988, l’entreprise a été réinstallée dans un local encore plus grand, à Concord, en Ontario. À ce moment-là, la société Ontario comptait 15 ou 16 employés, et l’entreprise était en plein essor. Le teneur de livres établissait toujours les chèques en vue de leur signature par M. Forgione.

 

[12] En 1995, le fils de M. Forgione, Angelo, avait 28 ans. Il travaillait pour la société Ontario depuis dix ans, soit depuis qu’il avait achevé sa douzième année. Au début, Angelo a travaillé comme installateur pendant environ un an, puis comme contremaître dans l’atelier pendant une brève période. Il a ensuite travaillé dans le bureau en tant qu’estimateur; c’est lui qui gérait le bureau. Angelo discutait aussi de diverses questions avec le teneur de livres et le comptable.

 

[13] L’entreprise Alumidor a été constituée en société en 1995. Les actionnaires étaient M. Forgione et Angelo Forgione; ils étaient tous deux les administrateurs de la société Alumidor. Les fonctions d’Angelo sont demeurées les mêmes une fois l’entreprise Alumidor constituée en société en vue de l’exploitation de l’entreprise de fabrication de fenêtres.

 

[14] La société Ontario a continué d’exister après que l’entreprise Alumidor a été constituée en société. Les deux sociétés exerçaient leurs activités respectives dans le même local. La société Ontario a continué d’exercer ses activités relatives à l’installation de fenêtres.

 

[15] M. Forgione aimait travailler à l’extérieur, où il pouvait travailler avec ses mains. Il n’aimait pas travailler dans le bureau ni s’occuper des questions administratives. Il préférait laisser cela à Angelo. Celui-ci était responsable des tâches administratives : les factures, les recouvrements, l’estimation des contrats importants, les opérations bancaires et les questions gouvernementales. Angelo faisait affaire avec le teneur de livres; M. Forgione n’avait donc plus affaire à celui-ci.

 

[16] La comptabilité de chacune des sociétés a été informatisée vers 1994. M. Forgione a dit qu’il ne sait pas comment faire fonctionner un ordinateur.

 

[17] Les opérations commerciales de la société Alumidor ont cessé en 1999. Il semble que la compagnie existe toujours, mais comme société coquille, je présume. M. Forgione a insisté sur le fait qu’entre 1995 et 1999, il ne s’est occupé d’aucun document ou chèque de la société Alumidor. Il n’a signé qu’un seul chèque, et c’était en 1997, pour la somme de 117,70 $. Tous les autres chèques émis au cours de cette période ont été signés par Angelo. M. Forgione s’occupait de la fabrication des fenêtres ainsi que des camions et de la machinerie de la compagnie; [TRADUCTION] « mon expérience initiale », a-t-il précisé. Il faisait ce qu’il aimait faire, et il n’aimait pas le travail de bureau.

 

[18] M. Forgione a dit qu’il faisait confiance à Angelo et qu’il n’avait pas de préoccupations quant au travail de celui-ci. Angelo avait le pouvoir de signer les chèques à la fois pour la société Ontario et pour la société Alumidor. Une fois qu’Angelo a pris la relève, les ventes annuelles sont passées à environ 3 000 000 $.

 

[19] Angelo signait la plupart, voire la totalité, des documents d’entreprise, comme les documents normalisés de construction et les déclarations statutaires.

 

[20] De temps à autre, M. Forgione « parlait affaires » avec Angelo lorsqu’il se rendait au bureau le soir. M. Forgione a dit qu’il avait beaucoup de travail et qu’il pensait que tout allait bien.

 

[21] M. Forgione a appris que la société Alumidor avait des problèmes lorsque celle-ci a fermé ses portes. En 1999, des employés de longue date ont commencé à partir sans lui dire pourquoi. Il a demandé à Angelo quelle était la raison de ces départs, et Angelo lui a répondu que les affaires n’allaient pas bien. M. Forgione a dit qu’il ne pouvait pas vérifier dans l’ordinateur pour voir la situation financière de la société Alumidor, car il ne savait pas comment faire fonctionner un ordinateur. En outre, lorsqu’il avait demandé à Angelo, plus tôt, comment les affaires allaient, celui-ci lui avait répondu que tout allait bien.

 

[22] Personne à l’Agence des douanes et du revenu du Canada (l’« ADRC ») n’avait communiqué avec lui, a dit M. Forgione. Il était fier de ce qu’il avait accompli, en partant de zéro, et aurait tout fait pour sauver la compagnie.

 

[23] Dans son témoignage, Angelo a dit que l’entreprise Alumidor a été constituée en société sur recommandation du comptable en vue d’établir une distinction entre la fabrication de fenêtres et l’installation de fenêtres. Il a corroboré le témoignage de son père selon lequel il était responsable de la gestion du bureau.

 

[24] Les locaux de la société Alumidor (et de la société Ontario) étaient divisés en deux sections principales, c’est-à-dire la section administrative et la section de l’atelier de fabrication. Un mur en blocs de béton (avec une porte) séparait les deux sections. Les employés qui travaillaient dans l’atelier n’avaient aucunement besoin d’aller dans la section administrative.

 

[25] Angelo a précisé que son père travaillait à l’extérieur des locaux de la compagnie, la plupart du temps à l’extérieur de la région du Grand Toronto. Angelo s’est rappelé qu’en 1995, son père a passé cinq mois à travailler dans un chantier à l’Université de Western Ontario, et qu’en 1996, il a travaillé pendant deux périodes de trois mois et de deux à trois mois dans une maison de retraite à Collingwood. En 1997 et en 1998, M. Forgione a travaillé dans des chantiers de construction à Niagara-on-the-Lake, à Barrie et à Whitby, par exemple. M. Forgione passait la journée au chantier de construction, puis il retournait à la maison ou se rendait aux locaux de la compagnie le soir. Entre-temps, Angelo essayait de faire en sorte que les comptes clients soient recouvrés et que les comptes fournisseurs soient payés. Lorsque M. Forgione lui demandait si l’entreprise allait bon train, Angelo lui répondait [TRADUCTION] : « Tout est correct… Nous survivons. » Angelo ne voulait pas dire à son père que la compagnie avait des problèmes.

 

[26] Angelo a confirmé qu’un teneur de livres à temps plein se chargeait d’établir les chèques et de payer les taxes et l’impôt. [TRADUCTION] « Nous avons eu deux ou trois teneurs de livres à l’époque. » Un comptable agréé s’occupait de la rémunération et des déclarations de revenus de fin d’exercice. Angelo s’est rappelé que tous les trois ou quatre mois, le comptable venait au bureau pour lui parler à lui et non à son père.

 

[27] Angelo a dit qu’en 1997, la société Alumidor a connu des problèmes de rentrée de fonds. La société avait des projets d’envergure, et plus le projet était important, plus les retenues de garantie étaient élevées. Il n’y avait pas d’argent pour financer le projet suivant en raison de ces retenues, a dit Angelo. Toutefois, il ne l’a pas dit à son père. Il pensait qu’il pouvait s’occuper lui-même du problème. Les années 1997 et 1998 ont été des années de grande activité, se souvient Angelo, et les employés dans l’atelier étaient effectivement très occupés. Son père n’avait aucune idée de la véritable situation financière de la compagnie.

 

[28] M. Forgione a été mis au courant de la situation financière précaire de la société Alumidor au cours de l’été de 1999, lorsqu’il a reçu une lettre de l’ADRC. Angelo a dit que son père était bouleversé, fâché et blessé lorsqu’il a appris la mauvaise nouvelle, mais qu’il ne restait alors plus grand-chose.

 

[29] Dès le départ, lorsqu’il s’est lancé en affaires, M. Forgione était conscient de ses forces et de ses faiblesses, et il gérait ses entreprises Ontario et Alumidor en conséquence. Il savait qu’il avait du talent pour la fabrication et l’installation de fenêtres, et c’est ce qu’il faisait.

 

[30] M. Forgione n’a pas étudié en administration, il n’avait aucune expérience du domaine et n’avait aucun intérêt pour cela. Voilà pourquoi il a embauché un teneur de livres et a eu recours aux services d’un comptable pour faire en sorte que les chèques soient émis comme il se doit et que l’impôt retenu sur la paie des employés soit versé au gouvernement, entre autres. Comme il n’a eu aucun problème pendant des années, lorsqu’il a constitué en société son entreprise Alumidor, il a décidé de continuer à procéder de cette façon, qu’il jugeait sûre. Il n’avait aucune raison de croire qu’il en serait autrement tant qu’il procéderait ainsi.

 

[31] Étant donné que ses fonctions exigeaient sa présence dans les chantiers de construction, M. Forgione était absent des locaux de la société Alumidor pendant la journée. Il se présentait au bureau le soir, alors que tout était calme, bien entendu. Ainsi, il n’aurait pas pu repérer de problème éventuel quant au versement des retenues d’impôt aux autorités.

 

[32] Et même lorsque M. Forgione se trouvait dans les locaux de la société Alumidor le jour, il travaillait dans l’atelier de fabrication. Selon la preuve, l’atelier de fabrication était séparé de la section administrative. Il aurait donc été impossible pour M. Forgione d’observer quoi que ce soit qui aurait pu laisser entrevoir des problèmes financiers, si cela pouvait vraiment être observé. De plus, selon Angelo, les employés étaient très occupés malgré les problèmes financiers de la société Alumidor, et rien ne laissait présager qu’il pouvait y avoir un problème.

 

[33] M. Forgione n’était pas un administrateur. Lorsqu’il a immigré au Canada, il a travaillé sans relâche et il a connu un vif succès. Il ne comprenait rien à la comptabilité et il n’était pas cultivé en informatique. Il a dû faire appel à d’autres personnes pour obtenir de l’aide à cet égard, notamment pour remplir des formulaires et pour payer les taxes et l’impôt au gouvernement. Il avait acquis des connaissances, une expérience et des compétences relativement à la fabrication et à l’installation de fenêtres. Comme je l’ai déjà mentionné, il comptait sur d’autres personnes pour s’occuper des questions financières et administratives.

 

[34] L’une des personnes sur lesquelles il comptait était son fils, Angelo. Angelo était responsable de l’administration de la société Alumidor. De temps à autre, M. Forgione demandait à Angelo comment les choses allaient, et Angelo lui répondait toujours de façon positive, cachant toujours à son père la vérité. Dans l’arrêt Moriyama v. The Queen[1], le juge Rothstein indique qu’il sera toujours possible de conclure qu’un administrateur n’a pas pris une certaine mesure pour prévenir l’omission par une société de verser les retenues d’impôt. Toutefois, j’aurais du mal à conclure qu’un père ou une mère n’a pas fait preuve d’une diligence raisonnable aux fins du paragraphe 323(3) de la Loi sur la taxe d’accise uniquement parce qu’il ou elle a compté sur un enfant adulte qui a fait preuve de responsabilité dans le passé, mais qui, par fierté, n’a pas été honnête avec lui ou elle. Dans des circonstances comparables à celles de M. Forgione, de nombreuses personnes raisonnablement prudentes auraient agi avec le même soin et la même diligence que M. Forgione. Sa capacité de prévenir un tel manquement a été restreinte par son parcours personnel.


[35] De nombreuses personnes ont immigré au Canada et y ont lancé des entreprises. Bon nombre de ces entreprises sont des réussites, et ce, en grande partie grâce aux longues heures de dur labeur que ces personnes y ont consacrées. Elles travaillent dans des domaines qu’elles connaissent bien, et il est possible qu’elles n’aient pas le temps d’apprendre comment faire une bonne tenue de livres et comment produire divers formulaires gouvernementaux. Chaque cas, bien sûr, dépend de ses faits particuliers. M. Forgione, comme je l’ai expliqué, était conscient de son problème, et il a eu recours aux services de gens qui avaient les connaissances qu’il n’avait pas. Il a fait preuve de prudence en exploitant ses entreprises Ontario et Alumidor dans la mesure de sa capacité. Ainsi, M. Forgione a fait preuve de diligence raisonnable pour prévenir l’omission par la société Alumidor de verser les retenues d’impôt au receveur général.

 

[36] L’appel est admis, et la cotisation est annulée.

 

       Signé à Ottawa (Canada) ce 20e jour de juin 2005.

 

 

« Gerald J. Rip »

Le juge Rip

 

Traduction certifiée conforme

ce 9e jour de décembre 2005.

 

Joanne Robert, traductrice



[1]               2005 F.C.A. 207, paragr. 19.

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