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Dossier : 2000‑155(IT)G

Référence : 2003CCI756

ENTRE :

ALLEN WARAWA,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

Requête entendue le 17 octobre 2003 à Edmonton (Alberta)

 

Devant : L’honorable juge D. W. Beaubier

 

Comparutions

 

Avocat de l’appelant :

MDouglas J. Forer

 

Avocat de l’intimée :

MLouis A. T. Williams

____________________________________________________________________

 

ORDONNANCE ET MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

[1]  La présente requête qu’a déposée l’appelant afin d’obtenir une ordonnance admettant ses appels pour les années d’imposition 1985, 1986, 1987, 1988, 1989 et 1990 et annulant les nouvelles cotisations établies pour ces années a été entendue à Edmonton, en Alberta, le 17 octobre 2003.

 

[2]  La présente requête a été déposée pour les motifs suivants :

 

1.  L’appelant prétend que les nouvelles cotisations établies à son égard se fondent sur une fouille, sur une perquisition et sur une saisie illégales qui contreviennent à ses droits en vertu des articles 7 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »).

 

2.  L’intimée exige que les renseignements précédents répondent à l’obligation prévue au sous‑alinéa 152(4)a)(i) de la Loi de l’impôt sur le revenu et soutient que les nouvelles cotisations établies pour les années d’imposition 1989 et 1990 s’appuient sur ces renseignements. 

 

[3]  La présente requête est conforme aux Règles 58 et 100 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale). Elles sont ainsi formulées :

 

58.  (1)  Une partie peut demander à la Cour,

 

a)  soit de se prononcer, avant l’audience, sur une question de droit soulevée dans une instance si la décision pourrait régler l’instance en totalité ou en partie, abréger substantiellement l’audience ou résulter en une économie substantielle des frais; 

 

b)   soit de radier un acte de procédure au motif qu’il ne révèle aucun moyen raisonnable d’appel ou de contestation de l’appel, 

 

et la Cour peut rendre jugement en conséquence.

 

(2)  Aucune preuve n’est admissible à l’égard d’une demande, 

 

  a)   présentée en vertu de l’alinéa (1)a), sauf avec l’autorisation de la Cour ou le consentement des  parties;

 

  b)   présentée en vertu de l’alinéa (1)b).

 

(3)  L’intimée peut demander à la Cour le rejet d’un appel au motif que,

 

a)   la Cour n’a pas compétence sur l’objet de l’appel;

 

b)   une condition préalable pour interjeter appel n’a pas été satisfaite;

 

c)   l’appelant n’a pas la capacité légale d’intenter ou de continuer l’instance,

 

  et la Cour peut rendre jugement en conséquence.

 

[...]

 

100.  (1)  Une partie peut, à l’audience, consigner comme élément de sa preuve, après avoir présenté toute sa preuve principale, un extrait de l’interrogatoire préalable :

 

  a)   de la partie opposée;

 

b)  d’une personne interrogée au préalable au nom, à la place ou en plus de la partie opposée, sauf directive contraire du juge,

 

si la preuve est par ailleurs admissible et indépendamment du fait que cette partie ou que cette personne ait déjà témoigné.

 

(1.1)  Le juge peut, sur demande, permettre que l’extrait visé au paragraphe (1) soit consigné en preuve à un autre moment que celui prévu à ce paragraphe. 

 

(2)  Sous réserve des dispositions de la Loi sur la preuve au Canada, les dépositions recueillies à l’interrogatoire préalable peuvent être utilisées pour attaquer la crédibilité du déposant à titre de témoin de la même façon qu’une déclaration incompatible antérieure de ce témoin.

 

(3)  Si un extrait seulement d’une déposition recueillie à l’interrogatoire préalable est consigné ou utilisé en preuve, le juge peut, à la demande d’une partie opposée, ordonner la présentation d’autres extraits qui la nuancent ou l’expliquent.

 

(3.1)  Au lieu de consigner en preuve des extraits de l’interrogatoire préalable en vertu du paragraphe (1) ou de demander au juge d’ordonner la présentation d’autres extraits en vertu du paragraphe (3), la partie intéressée peut, avec l’autorisation du juge, déposer auprès de la Cour une copie ou une photocopie des extraits pertinents de la transcription de cet interrogatoire; les extraits de copies ou de photocopies ainsi déposés font partie du dossier. 

 

(4)  La partie qui consigne comme élément de sa preuve un extrait d’une déposition recueillie à l’interrogatoire préalable d’une partie opposée, ou d’une personne interrogée au préalable au nom, à la place ou en plus d’une partie opposée, peut le réfuter en présentant une autre preuve admissible.

 

(5)  La déposition d’une partie souffrant d’une incapacité légale ou autre recueillie à l’interrogatoire préalable ne peut être consignée ou utilisée en preuve à l’audience qu’avec l’autorisation du juge.

 

  (6)  Lorsqu’une personne interrogée au préalable :

 

a)   est décédée;

 

b)   est incapable de témoigner pour cause d’infirmité ou de maladie;

 

c)   ne peut être contrainte à se présenter à l’audience pour un autre motif légitime;

 

d)   refuse de prêter serment, de faire une affirmation solennelle ou de répondre à une question légitime,

 

une partie peut, avec l’autorisation du juge, consigner en preuve, à titre de témoignage de cette personne, la totalité ou une partie de sa déposition recueillie à l’interrogatoire préalable, dans la mesure où elle serait admissible en preuve si la personne témoignait devant la Cour.

 

(7)  Pour accorder l’autorisation prévue au paragraphe (6), le juge tient compte des éléments suivants : 

 

a)   la mesure dans laquelle la personne a été contre‑interrogée lors de l’interrogatoire préalable;

 

b)  l’importance du témoignage dans l’instance;

 

c)   le principe général suivant lequel les témoignages sont présentés oralement devant la Cour;

 

d)   les autres facteurs pertinents.

 

(8)  Si une partie s’est désistée d’un appel ou que l’appel est rejeté et qu’un autre appel relatif au même objet est interjeté subséquemment entre les mêmes parties, leurs exécuteurs testamentaires ou administrateurs de la succession ou leurs ayants droit, les dépositions recueillies à l’interrogatoire préalable relatif à l’appel initial peuvent être consignées ou utilisées en preuve lors de l’audition de l’appel subséquent comme si elles avaient été recueillies dans celle‑ci.

 

[4]  Quant aux articles 7, 8 et 24 de la Charte, ils sont ainsi rédigés :

 

7.   Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

8.   Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

 

[...]

 

24. (1)  Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

 

  (2)   Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

 

[5]  Dès le début, après avoir entendu les oppositions appropriées de l’avocat de l’intimée, la Cour a ordonné que l’on donne suite à la requête de l’appelant pour les motifs suivants :

 

1.  Le juge Mogan, dans l’affaire Warawa c. R., C.C.I., no du greffe 2000‑155(IT)G, 20 décembre 2001 (2002) DTC 1264) portant sur une requête semblable qu’avait déposée l’appelant, a rendu une décision avant l’interrogatoire préalable du témoin de l’intimée et les engagements subséquents de cette dernière. Bien qu’il ait pu être possible de rendre cette décision avant l’audition de la première requête, deux motifs ont incité la Cour à admettre la requête et à y donner suite, notamment :

 

a)  tous les retards qu’a causés l’appelant et qui ont empêché la Cour de poursuivre plus tôt les procédures aux fins de règlement de l’affaire en l’instance auraient pu alors être réglés sur requête de l’intimée;

 

b)  si une décision favorable avait été rendue à l’égard de la requête  antérieure qu’a déposée l’appelant, cela aurait permis d’éviter les frais liés à une audience et à l’interrogatoire préalable. La présente requête, si elle est accueillie, permettra seulement d’éviter les frais liés à une audience. 

 

2.  Vu que l’intimée s’est opposée à l’admission des réponses qu’a fournies son témoin lors de l’interrogatoire préalable et vu les engagements subséquents de l’intimée, la Cour a décidé que ces réponses étaient admissibles pour le motif qu’elles lient l’intimée dans le cadre du présent appel. Par conséquent, le seul droit dont l’intimée peut se prévaloir à cet égard consiste à déposer une preuve en vue d’expliquer ces réponses plus en détail. 

 

[6]  La jurisprudence concernant cette demande a été examinée à fond par le juge Bowman dans l’affaire O'Neill Motors Ltd. c. Canada, [1995] A.C.I. n1435 avec l’approbation unanime de la Cour d’appel fédérale, [1998] 4 C.F. 180. Ainsi, dans l’arrêt O'Neill, le juge Bowman fait valoir les trois points suivants :

 

1.  Il existe une distinction entre une demande d’exclure des documents (paragraphe 24(1)) et une demande d’annuler une cotisation (paragraphe 24(2)) lorsqu’il est allégué qu’une saisie a été effectuée en violation des droits garantis par la Charte. (Paragraphe 18).

 

2.  Des éléments de preuve devraient être écartés en vertu du paragraphe 24(1) si leur admission en preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice au sens du paragraphe 24(2) (sous‑alinéa 18(3)b)(iii)).

 

3.  Les critères sont les suivants :

 

(i)  La violation était‑elle délibérée, volontaire ou flagrante ou a‑t‑elle été commise de bonne foi?

 

(ii)  La violation a‑t‑elle été motivée par l’urgence de la situation ou la nécessité de conserver la preuve?

 

(iii)  Y avait‑il d’autres méthodes d’enquête?

 

(Paragraphe 15b)).

 

[7]  Toujours dans l’affaire O'Neill, le juge Bowman a conclu que la violation était grave, que l’utilisation des éléments de preuve nuirait à la tenue d’un procès équitable et influerait incontestablement sur la façon dont le public conçoit l’administration de la justice si les éléments de preuve, obtenus et conservés d’une façon inconstitutionnelle, étaient maintenant admis. 

 

[8]  Enfin, le juge Bowman a décidé que la simple exclusion des éléments de preuve ainsi obtenus auraient pour effet de contrevenir aux droits que garantit la Charte. Après avoir conclu que les éléments de preuve saisis en violation des droits garantis par la Charte étaient « essentiels » à l’établissement de la cotisation, le juge Bowman a annulé la cotisation. (Paragraphe 28).

 

[9]  Le juge Bowman fait également remarquer au paragraphe [31] qu’il peut y avoir des cas dans lesquels il suffit d’exclure l’élément de preuve. À cet égard, il fournit des exemples explicites :

 

1.  des cas dans lesquels l’élément de preuve a peu d’importance ou n’en a aucune aux fins  de l’établissement des cotisations;

 

2.  des cas dans lesquels son utilisation ne déconsidérerait pas l’administration de la justice.

 

En outre, il a décrit deux autres critères plus généraux qui constituent l’introduction aux points 1 et 2 ci-dessous ainsi que le critère énoncé dans l’arrêt Suarez.

 

[10]  Dans le cadre d’un voir‑dire, lors d’un procès opposant les mêmes parties et concernant la même affaire où l’appelant a été accusé d’avoir contrevenu aux alinéas 239a) et b) de la Loi de l’impôt sur le revenu, le juge Clarke de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a ordonné que les éléments de preuve soient exclus

dans ces termes :

 

  [traduction]

 

Après avoir déterminé que les droits garantis à l’accusé par les articles 7 et 8 de la Charte ont été violés et en raison de l’incapacité de la Couronne à contester ce fait en vertu de l’article 24 de la Charte, j’ordonne que tous les documents et déclarations ayant fait l’objet des présents voir‑dire, ce qui comprend les documents de vérification de M. Leblanc et les documents de fouille, de perquisition et de saisie datés du mois de juillet 1992, soient exclus du procès.

 

[11]  Dans l’affaire R. v. Warawa, [1997] A.J. No. 989, le juge Clarke a conclu que le témoignage du témoin de l’intimée, M. Rodgirs, n’était pas crédible. De même, lorsque son témoignage était en contradiction avec celui de l’appelant, le juge Clarke a préféré admettre celui de l’appelant. Dans l’affaire en l’espèce, l’intimée a proposé d’appeler M. Rodgirs à témoigner. 

 

[12]  Les paragraphes 135 à 144 inclus de la décision qu’a rendue le juge Clarke sont ainsi formulés : 

 

[Traduction]

 

135.  Je suis convaincu que l’accusé, dans l’affaire en l’espèce, était justifié de se prévaloir de son droit au silence. À cet égard, j’adopte respectueusement l’analyse et la conclusion du juge Fradsham dans l’affaire R. v. Jarvis, précitée, aux pages 320 à 325. On a indiqué à l’accusé et à ses clients qu’ils faisaient l’objet d’une vérification, mais personne n’a mentionné à l’accusé que l’affaire avait abouti à une enquête sur son compte. Il a continué d’agir conformément à la conclusion erronée selon laquelle le paragraphe 231.1(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu était applicable et qu’il était tenu en vertu de la loi de répondre aux interrogations et de se conformer aux demandes. Jusqu’au 10 mai 1992, l’accusé avait deux formes de méprise : d’une part, qu’il ignorait qu’il pouvait se prévaloir du droit au silence du fait qu’il faisait l’objet d’une enquête (contrairement à une vérification) et, d’autre part, parce qu’il croyait qu’il était tenu légalement de fournir des renseignements aux agents de Revenu Canada aux termes du paragraphe 231.1(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu. J’ai donc conclu que cette omission de lui fournir une mise en garde contrevenait aux droits de l’accusé que garantit l’article 7 de la Charte. À cet égard, j’adopte et j’applique encore l’analyse du juge Fradsham dans l’affaire R. v. Jarvis, précitée, aux pages 325 à 328. Pour que ce soit bien clair, je noterai simplement que l’accusé est dans une position tout à fait différente de celle d’un suspect quelconque dans la plupart des enquêtes criminelles. Contrairement à la plupart des suspects criminels, l’article 231.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu obligeait l’accusé, s’il faisait l’objet d’une vérification en vertu de ladite Loi, à collaborer en répondant aux questions qui lui étaient posées et en fournissant des documents. Par conséquent, parce que Revenu Canada a omis de lui mentionner que les vérifications consistaient en fait en une enquête, l’accusé a cru qu’il était encore tenu en vertu de la loi de répondre à des questions et de fournir des renseignements. Cette distinction par rapport aux circonstances habituelles fait en sorte que l’omission de le mettre en garde constitue une affaire grave et contrevient clairement aux droits que garantit l’article 7 de la Charte.

 

136.  Il s’ensuit que je ne suis pas d’accord avec l’opinion du juge Lamperte dans l’affaire R. v. Gaudet, précitée, qui, à la page 22, affirme ceci :

 

Je tiens à souligner qu’à mon avis, ni l’affaire Norway, ni l’affaire Jarvis, précitées, ni aucune des autres affaires qu’a citées l’avocat de la défense n’étayent l’assertion selon laquelle dans une situation, telle que celle en l’espèce, lorsque les fonctionnaires du Revenu national, sans qu’ils ne disposent au préalable d’un élément de preuve quelconque démontrant que le contribuable a commis une fraude fiscale, prennent les dispositions nécessaires pour procéder à une vérification et que celle-ci se transforme à un certain moment au cours des procédures en une enquête, alors Revenu Canada ne peut utiliser les renseignements obtenus au cours de la vérification que ce soit dans le cadre de l’enquête ou relativement à un mandat de perquisition quelconque émis dans le cadre de cette enquête. Bien entendu, le cas est différent lorsque des représentants du ministère du Revenu national, sous prétexte de mener une enquête, procèdent à une vérification et qui, plus tard au cours de procédures d’enquête, tentent d’utiliser les renseignements obtenus au cours de la soi‑disant vérification qui, en fait, consistait en une enquête.

 

Sauf le respect que je dois au juge, cette opinion ne peut pas être fondée. Tous les renseignements que fournit un contribuable au cours d’une vérification sont des renseignements qu’il est tenu de fournir. Lorsque la section des enquêtes spéciales utilise de tels renseignements, le contribuable peut être passible d’une sanction pénale. De même, lorsque de tels renseignements sont transmis à la section des enquêtes spéciales et qu’ils sont utilisés dans le cadre d’une poursuite au criminel, ils constituent un élément de preuve invalide obtenu en violation des droits garantis à l’accusé prévus à l’article 7 de la Charte. En d’autres termes, les pouvoirs dont est investi un vérificateur en vue de mobiliser l’accusé contre lui‑même ne peuvent être utilisés qu’aux fins de vérification. La section des enquêtes spéciales ne peut utiliser les résultats obtenus après avoir exercé un tel pouvoir, sauf si le contribuable a dès le début été informé de ses droits que lui garantit l’article 7 de la Charte par une mise en garde appropriée. Si je ne m’abuse, et de toute façon, les notes de M. Leblanc (pièce 5) indiquaient clairement que le contribuable avait commis une fraude fiscale et qu’il était soupçonné d’évasion fiscale depuis novembre 1987. 

 

A-t-on contrevenu à l’article 8 de la Charte?

 

137.  L’article 8 prévoit pour une personne le droit « à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives ». La Couronne a soutenu que la question clé dans l’affaire en l’espèce concerne la protection de la vie privée. Par ailleurs, pourrait‑on affirmer qu’il existait une attente raisonnable relativement à la protection des renseignements personnels contenus dans les documents qui ont été obtenus? Ce sont des dossiers financiers que l’on tentait d’obtenir, et les tribunaux ont soutenu que, relativement à de tels documents, on ne peut s’attendre réellement à ce que les renseignements qu’ils contiennent soient protégés. De plus, selon la Couronne, la perquisition était raisonnable et sa portée, à peine importune. 

 

138. Une fois de plus, j’adopte respectueusement l’analyse de Monsieur le juge Fradsham dans l’affaire R. v. Jarvis, précitée, qui, aux pages 345 et 346, conclut également que tant le contribuable que son comptable avaient une attente raisonnable de se prévaloir du droit à la protection des renseignements personnels contenus dans les documents du contribuable.

 

139. La juge Wilson en rendant le jugement principal dans l’affaire R. c. McKinley Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627 ((1990) 55 C.C.C. (3d) 530) à la page 649 (C.C.C, à la page 546) a déclaré ce qui suit : 

 

Il ne faut pas conclure que toutes les formes de perquisitions et de saisies effectuées sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu sont valides. L’intérêt qu’a l’État à contrôler le respect de la Loi doit être soupesé en fonction du droit des particuliers à la protection de leur vie privée. Plus grande est l’atteinte aux droits à la vie privée des particuliers, plus il est probable que des garanties semblables à celles que l’on trouve dans l’arrêt Hunter seront nécessaires. Ainsi, le fait pour des agents du fisc de pénétrer dans la propriété d’un particulier pour y faire une perquisition et une saisie constitue une immixtion beaucoup plus grande que la simple demande de production de documents. La raison en est que même s’il est possible que le contribuable s’attende peu à ce que son droit à la protection de sa vie privée soit respecté relativement à ses documents commerciaux utiles pour établir son assujettissement à l’impôt, il n’en attache pas moins d’importance au respect de l’inviolabilité de son domicile.

 

Dans les cas où Revenu Canada fait parvenir une demande en vue d’obtenir certains documents que lui envoie, par la suite, le contribuable, elle a fait remarquer que ce genre de demande de conformité à la Loi de l’impôt sur le revenu constitue l’immixtion la moins grave. Elle note de nouveau à la page 649 (C.C.C., à la page 546) ceci « [...] Elle n’entraîne pas la visite du domicile ni des locaux commerciaux du contribuable [...] ». Dans l’affaire en l’espèce, il est clair qu’une intrusion a eu lieu à ces deux endroits.

 

140.   Par ailleurs, notamment en ce qui concerne la vérification, la perquisition et la saisie des documents de l’accusé, il s’agissait beaucoup plus que de simples documents commerciaux. Les dossiers révèlent bon nombre de renseignements personnels concernant l’accusé, son épouse et son entreprise. La Cour suprême du Canada a également abordé cette question dans un jugement rendu la même année que celle de l’affaire R. c. McKinley, précitée. Dans la décision Thompson Newspapers Ltd. v. Canada (Director of Investigation and Research) (1990), 76 C.R. (3d) 129, le juge LaForest était d’avis que les dossiers et les documents commerciaux, bien qu’ils n’aient contenu aucun renseignement personnel, ont soulevé des préoccupations beaucoup moindres que celles à l’égard de documents personnels. Il poursuit à la page 205 en affirmant notamment ceci :

 

L’argument suprême à l’appui d’une garantie constitutionnelle du droit au respect de la vie privée repose sur notre conviction, conforme à tant de nos traditions juridiques et politiques, qu’il appartient au particulier de déterminer la façon dont il mènera sa vie privée. Il lui appartient de décider à quelles personnes ou à quels groupes il s’associera, quels livres il lira, et ainsi de suite. Il n’est pas nécessaire de remonter loin dans l’histoire pour trouver des exemples quant à la façon dont la simple possibilité pour l’État d’intervenir peut miner la sécurité et la confiance qui sont essentielles à l’exercice significatif du droit de faire de tels choix. Par conséquent, lorsque la possibilité d’une telle intervention est restreinte aux dossiers et aux documents de l’entreprise, la situation est tout à fait différente. Ces dossiers et aux documents ne contiennent habituellement pas de renseignements relatifs au mode de vie d’une personne, à ses relations intimes ou à ses convictions politiques ou religieuses [...]

 

En juillet 1992, lorsque la section des enquêtes spéciales a procédé à la fouille et à la saisie de dossiers, elle a également saisie des documents que conservait l’accusé dans sa propre chambre forte (pièce 10). Un examen de la liste des documents saisis révèle que l’information qu’ils contenaient comportait de nombreux renseignements personnels relatifs au mode de vie de l’accusé. Ses factures de carte de crédit Visa révèlent ses habitudes personnelles de dépense, ses reçus révèlent ses convictions religieuses, tandis que d’autres documents provenant de Alberta Health Care et des reçus de pharmacie révèlent des renseignements relatifs à sa santé. Enfin, de nombreux autres dossiers révèlent bon nombre de renseignements personnels relatifs à son style de vie et à celui de son épouse. Si ces renseignements sont utilisés aux fins d’une poursuite ultérieure au criminel, ils seront accessibles au public. Je suis convaincu que l’accusé s’attendait à ce que son droit à la vie privée soit respecté, notamment en ce qui concerne son droit à la protection contre toute fouille, perquisition ou saisie abusive à son domicile et à ses locaux commerciaux. 

 

141.  En ce qui concerne le premier mandat de perquisition exécuté dans les locaux commerciaux de l’accusé, les tribunaux dans l’affaire Baumgardner ont, par la suite, établi que le pouvoir en vertu duquel le mandat avait été exécuté était inconstitutionnel. Par conséquent, la perquisition à laquelle on a procédé dans l’affaire en l’espèce doit être considérée comme s’il s’agissait d’une perquisition effectuée sans mandat. Je suis convaincu, selon la preuve, du moins en ce qui concerne l’accusé, que la section des enquêtes spéciales n’avait aucun motif raisonnable et probable qui aurait justifié son obtention d’un mandat de perquisition à l’égard de l’accusé. 

 

142.  En ce qui concerne la fouille du domicile et des locaux commerciaux de l’accusé, le mandat de perquisition a été obtenu en vertu de pouvoirs qu’octroie le Code criminel. On peut alors se demander si, à la suite d’une violation des droits que garantit la Charte, des éléments de preuve ont été obtenus puis utilisés en vue d’obtenir ledit mandat. Un examen de la Dénonciation en vue d’obtenir un mandat de perquisition (pièce 76) auquel a procédé M. Rodgirs et son adoption de l’analyse des sources d’information en ce qui concerne cette Dénonciation (pièce 80A) indiquent clairement que la plupart des renseignements utilisés en vue de répondre à l’exigence voulant qu’il existe des motifs raisonnables et probables pour justifier la délivrance du mandat provenaient de documents qu’avait obtenus la section des enquêtes spéciales en violation des droits garantis à l’accusé prévus à l’article 7 de la Charte. Bien que ces renseignements soient exclus de la Dénonciation en vue d’obtenir un mandat de perquisition, il semble que les autres renseignements ne soient pas suffisants pour satisfaire au critère selon lequel il existe des motifs raisonnables et probables. Sans ces renseignements, le mandat de perquisition n’aurait pas été délivré. Par conséquent, j’ai conclu que la fouille, la perquisition et la saisie de documents au domicile et dans les locaux commerciaux de l’accusé le 22 juillet 1992 contrevenaient aux droits que l’article 8 de la Charte garantit à l’accusé, et que la fouille, la perquisition et la saisie auxquelles M. Willisko a procédé en avril 1988 constituaient une perquisition sans mandat dans la mesure où la Couronne tente d’utiliser des renseignements obtenus dans le cadre de cette perquisition en vue d’intenter des poursuites judiciaires contre l’accusé. 

 

En application de l’article 24(2) de la Charte, les éléments de preuve obtenus dans le cadre des perquisitions devraient‑ils être exclus?

 

143.  À une certaine époque, comme point de départ pour répondre à cette question on s’appuyait sur l’affaire R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265 ([1987] 3 W.W.R. 699) de la Cour suprême du Canada. Les critères énoncés dans cette affaire ont par la suite été précisés dans d’autres décisions, puis éliminés dans une décision qu’a récemment rendue la Cour suprême du Canada dans l’affaire Stillman c. R., [1997] 1 R.C.S. 607 ((1997), 113 C.C.C. (3d) 321). Le juge Cory, en rendant jugement au nom de la majorité, examine l’évolution du droit dans ce domaine, résume la loi puis, à l’égard de son résumé, affirme aux pages 364 et 365 ce qui suit :

 

Le résumé lui‑même peut être ramené à ces quelques points : 

 

1.  Qualifier la preuve soit de preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre‑lui même, soit de preuve non obtenue en mobilisant l’accusé contre‑lui même, selon la manière dont elle a été obtenue. Si la preuve est une preuve non obtenue en mobilisant l’accusé contre-lui même, son utilisation ne rendra pas le procès inéquitable et le tribunal passera à l’examen de la gravité de la violation et de l’incidence de l’exclusion de cette preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice. 

 

2.  Si la preuve a été obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même et que le ministère public ne démontre pas, suivant la prépondérance des probabilités, qu’elle aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui-même, son utilisation rendra alors le procès inéquitable. En règle générale, le tribunal écartera la preuve sans examiner la gravité de la violation ni l’incidence de son exclusion sur la considération dont jouit l’administration de la justice. Il doit en être ainsi puisqu’un procès inéquitable déconsidérerait nécessairement l’administration de la justice.

 

  1. Si l’on conclut que la preuve a été obtenue en mobilisant l’accusé contre-lui même et si le ministère public démontre, suivant la prépondérance des probabilités, qu’elle aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui‑même, son utilisation ne rendra alors généralement pas le procès inéquitable. Toutefois, il faudra examiner la gravité de la violation de la Charte et l’incidence de l’exclusion de cette preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice.

 

Je dois donc d’abord qualifier la preuve soit de preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre‑lui même, soit de preuve non obtenue en mobilisant l’accusé contre‑lui même, selon la manière dont elle a été obtenue. Il est clair dans l’affaire en l’espèce que tous les éléments de preuve obtenus avant la perquisition et la saisie qui ont eu lieu en juillet 1992 l’ont été en mobilisant l’accusé contre lui-même. Je suis convaincu que l’accusé a fourni ces éléments de preuve en croyant à tort que pour ce faire, il avait été mobilisé contre lui-même aux termes des dispositions prévues à l’article 231.1.

 

  1. Ainsi, la preuve a été obtenue en mobilisant l’accusé contrelui‑même et la Couronne a démontré, suivant la prépondérance des probabilités, qu’elle aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui‑même. Dans l’affaire en l’espèce, la preuve comporte non seulement des documents mais également des renseignements que l’accusé a fournis oralement dans des déclarations ainsi que des renseignements que Revenu Canada a obtenus auprès de lui à diverses occasions concernant sa situation fiscale et celle de ses clients. Ces renseignements révélaient le type et l’état des documents ainsi que leur emplacement ou plutôt, l’absence de tels documents. Lorsque l’accusé a pour la première fois été mis au courant qu’il faisait l’objet de soupçons, soit en mai 1992, sa réaction était immédiate. Il a aussitôt entrepris des démarches pour obtenir des conseils juridiques. Selon le témoignage que j’ai entendu, je suis convaincu que la Couronne ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer, suivant la prépondérance des probabilités, que la preuve aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui‑même. De la même manière, les documents eux‑mêmes, bien qu’ils constituent la preuve réelle, sont des documents que la section des enquêtes spéciales n’aurait pu découvrir, que ce soit en ce qui a trait à leur existence ou à leur emplacement, si elle n’avait pas utilisé le moyen fondé sur la mobilisation de l’accusé contre-lui même aux termes de l’article 231.1. De toute façon, je suis convaincu que la Couronne a omis de démontrer, suivant la prépondérance des probabilités, que cette catégorie de preuve aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui‑même. Par conséquent, cette conclusion s’appuie sur la décision R. c. Stillman, précitée, selon laquelle la preuve doit être exclue puisqu’elle donnerait lieu à un procès inéquitable de l’accusé qui déconsidérerait nécessairement l’administration de la justice.

 

[13]  Dans l’argument qu’a présenté l’appelant, l’avocat a souligné que M. Rodgirs avait admis, au cours de son interrogatoire préalable au nom de l’intimée, que les éléments de preuve qu’avait exclus le juge Clarke étaient « essentiels » à l’établissement des nouvelles cotisations à l’égard de l’appelant pour les années d’imposition 1986, 1987, 1988 et 1989. Toutefois, cette Cour se demande encore si ces éléments de preuve étaient « essentiels » au sens juridique, tel qu’il apparaît dans l’affaire O'Neill, ou si les nouvelles cotisations peuvent être établies en s’appuyant sur des éléments de preuve non viciés. 

 

[14]  La demande de l’appelant vise à obtenir l’annulation des nouvelles cotisations et non pas, comme dans l’affaire entendue devant le juge Clarke, à exclure des éléments de preuve. Cependant, on doit tenir compte de nombreux aspects relatifs au présent appel en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, notamment :

 

1.  Les hypothèses peuvent se fonder en tout ou en partie sur les éléments de preuve dont a traité le juge Clarke. Il s’agit d’une question de preuve qui relève de la compétence d’un juge de première instance.

 

2.  Si les hypothèses se fondent sur les éléments de preuve dont a traité le juge Clarke dans son jugement, et que ces éléments de preuve sont exclus, alors il n’incombe pas à l’appelant de les réfuter.

 

3.  Dans un tel cas, l’intimée peut encore produire des éléments de preuve non viciés en vue de prouver que les nouvelles cotisations sont justifiées.

 

4.  Dans son mémoire préparatoire à l’audience relativement à la présente requête, l’intimée dresse la liste de nombreux témoins dont les noms n’apparaissent pas dans le texte du jugement du juge Clarke.

 

[15]  La demande vise à obtenir l’annulation des nouvelles cotisations établies à l’égard de l’appelant. Selon les faits pertinents présentés devant la Cour, il est encore possible qu’elles soient confirmées par un tribunal, selon la preuve qui sera admise au procès. En particulier, il est possible qu’une preuve présentée devant la Cour à l’audience n’ait pas pour effet de déconsidérer l’administration de la justice.

 

[16]  Par conséquent, la demande est rejetée.

 

Signé à Edmonton (Alberta), ce 17e jour d’octobre 2003.

 

 

 

« D. W. Beaubier »

Juge Beaubier

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 10jour de mars 2004.

 

 

 

 

 

Nancy Bouchard, traductrice

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