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Dossiers : 2004‑2835(EI)

2004‑2836(CPP)

ENTRE :

RONALD CORSAUT,

appelant,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

 

RALPH & JUNE MOUNT S/N TIM’S USED TIRES,

intervenante.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appels entendus à London (Ontario), le 26 janvier 2005.

 

Devant : L’honorable D.G.H. Bowman, juge en chef adjoint

 

Comparutions :

 

Pour l’appelant :

L’appelant lui‑même

Avocat de l’intimé :

Me Steven D. Leckie

Représentant de l’intervenante :

M. Ralph Mount

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

Les appels sont accueillis et les décisions selon lesquelles M. Corsaut n’exerçait pas un emploi assurable et ouvrant droit à pension pendant la période allant du 28 avril 2001 au 28 avril 2003 sont annulées.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de février 2005.

 

« D.G.H. Bowman »

Juge en chef adjoint Bowman

 

Traduction certifiée conforme

ce 3e jour de février 2006.

 

Christian Laroche, LL.B.


 

 

 

Référence : 2005CCI112

Date : 20050210

Dossiers : 2004‑2835(EI)

2004‑2836(CPP)

ENTRE :

RONALD CORSAUT,

appelant,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

 

RALPH & JUNE MOUNT S/N TIM’S USED TIRES,

intervenante.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge en chef adjoint Bowman

 

[1]     Il s’agit d’appels de décisions rendues par le ministre du Revenu national aux termes de la Loi sur l’assurance‑emploi et du Régime de pensions du Canada, selon lesquelles l’appelant n’exerçait pas un emploi assurable ou ouvrant à pension pendant la période allant du 28 avril 2001 au 28 avril 2003.

 

[2]     L’appelant affirme que, pendant la période en question, il travaillait pour Ralph et June Mount, qui exploitaient une entreprise sous le nom de Tim’s Used Tires (« Tim’s »).

 

[3]     L’appelant a témoigné qu’il travaillait de 8 h à 18 h, les lundi, mercredi et vendredi, et qu’il gagnait 14 $ l’heure. Il a affirmé avoir également travaillé pour Tim’s le samedi et avoir utilisé sa propre camionnette ou celle de Tim’s pour aller chercher des pneus.

 

[4]     L’appelant a déclaré qu’il vivait avec sa petite amie et la fille de celle‑ci à ce moment‑là et qu’il amenait chaque jour sa petite amie au travail et la fillette à l’école. Il vivait alors à quelques pâtés de maisons seulement de Tim’s, au 443, rue Spruce, à London. Il a déclaré avoir été embauché par M. Mount après que « Gus » (un employé) eut pris sa retraite. Il a déclaré que M. Mount lui avait demandé de travailler pour lui lorsqu’il était en train d’acheter des pneus à l’atelier.

 

[5]     L’appelant a témoigné que pendant les deux années en question, le revenu gagné chez Tim’s (il était toujours rémunéré le vendredi en argent comptant) était son seul gagne‑pain. Il a déclaré s’être blessé au travail au mois d’avril 2003 et avoir été obligé de quitter son emploi. Il a présenté une demande en vue d’être indemnisé par la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail (la « CSPAAT »). Il a en outre déclaré n’avoir jamais reçu de feuillets T‑4 ou de relevé indiquant que Tim’s avait retenu certaines sommes au titre de l’impôt, de l’AE ou du RPC.

 

[6]     Une lettre de la CSPAAT, en date du 6 juin 2003, adressée à l’appelant montre le genre de problème que posait sa demande auprès de la CSPAAT. Seule la première page de la lettre a été fournie. M. Corsaut n’a pas pu dire ce que renfermait la deuxième page, de sorte que la valeur probante de la lettre est quelque peu suspecte. Nous savons que la demande a été rejetée. La première page est ici reproduite pour ce qu’elle vaut :

 

[traduction]

Monsieur,

 

Le 6 mai 2003, vous avez communiqué avec la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail pour signaler que vous vous étiez blessé au dos au travail. Une demande a ensuite été présentée en votre nom, laquelle m’a été assignée pour décision. Conformément à la conversation téléphonique que nous avons récemment eue, cette lettre sert à expliquer la raison pour laquelle je ne puis faire droit à votre demande de prestations.

 

Comme vous le savez, ma tâche initiale consistait à décider si vous étiez considéré comme un « travailleur » en vertu de la Loi sur la sécurité professionnelle et l’assurance contre les accidents du travail. Le 9 mai 2003, vous m’avez informé que vous aviez travaillé pendant quatre ans et demi pour Tim’s Tire, où travaillaient également sept ou huit autres employés. Vous avez mentionné que vous effectuiez une semaine de travail de 44 heures et que vous gagniez 15 $ l’heure. Vous avez dit qu’en moyenne, votre salaire net était de 450 $ par semaine. Vous avez également fait savoir que vous étiez habituellement rémunéré en argent comptant et parfois au moyen d’un chèque personnel, et que vous n’aviez donc pas de talons de chèque de paie. En outre, vous n’avez pas déclaré ce revenu à Revenu Canada et vous ne pouviez donc pas fournir un état du revenu et des déductions pour aider à prouver votre emploi. Il importe de noter qu’indépendamment des renseignements que vous m’avez donnés le 9 mai 2003 au sujet de la rémunération, vous avez déclaré dans le rapport du travailleur sur l’accident que vous travailliez trois jours par semaine, que vous gagniez 10,93 $ l’heure, et qu’en moyenne votre rémunération hebdomadaire s’élevait à 350 $.

 

À la suite de la discussion susmentionnée, j’ai appelé Ralph Mount, le propriétaire de Tim’s Tire, et je lui ai parlé. Lorsque je l’ai informé du contenu de notre conversation, M. Mount a affirmé que rien de tout cela n’était vrai. Devant ces déclarations différentes, j’ai pris des dispositions pour qu’un enquêteur principal de la Direction des enquêtes spéciales se rende chez Tim’s Tire pour parler encore une fois à M. Mount. Pendant cette visite, l’enquêteur a noté que l’entreprise était très petite et qu’elle n’aurait pas besoin de sept ou huit employés, soit le nombre dont vous aviez fait mention. M. Mount a informé l’enquêteur qu’il vous remettait de fait parfois de l’argent pour l’aider à changer des pneus. Lorsque l’enquêteur lui a demandé combien d’argent vous était versé en moyenne chaque semaine, M. Mount a répondu qu’il vous versait environ huit ou neuf dollars l’heure, et que vous l’aidiez en moyenne 15 heures par semaine.

 

Étant donné que M. Mount a reconnu qu’il vous versait de l’argent pour accomplir du travail, j’ai décidé qu’en fait, vous étiez un travailleur visé par la Loi sur la sécurité professionnelle et l’assurance contre les accidents du travail. Après avoir achevé cette étape essentielle, j’ai porté mon attention sur le règlement de la demande selon les lignes directrices.

 

[7]     Dans la pièce R‑1, l’appelant a déclaré que sa rémunération brute hebdomadaire normale était de 620 $, pour une semaine de 44 heures. S’il avait effectué une semaine de travail de 44 heures au taux horaire de 14 $, la rémunération aurait été de 616 $. Toutefois, l’appelant a témoigné que son salaire net était d’environ 300 à 350 $.

 

[8]     Dans son supplément à la demande de prestations (pièce R‑2), l’appelant a déclaré qu’il travaillait normalement les lundi, mardi, mercredi et vendredi au taux de rémunération horaire de 15 $. Or, cela est incompatible avec son témoignage.

 

[9]     M. Mount, qui représentait l’intervenante (Tim’s), a témoigné que l’appelant n’avait jamais travaillé pour Tim’s. La pièce R‑5 est une lettre de M. Mount adressée à M. Rioux, agent d’assurance, au HRCC de London. (Je ne sais pas trop ce que veulent dire ces lettres.) Il disait ce qui suit :

 

[traduction]

Monsieur,

 

            Je vous remercie de votre lettre du 5 février 2004, dans laquelle vous demandiez un « relevé d’emploi » pour M. Corsaut.

 

            Nous n’avons jamais employé M. Corsaut. Malgré la bienveillance dont nous avons fait preuve, Ron a exagéré la situation comme tactique de revanche pour ainsi dire. Ron s’était disputé avec mon fils au sujet de l’emprunt d’une machine à changer les pneus dont nous avions alors besoin. Nous croyons également qu’il a appris que nous allions embaucher quelqu’un dans un avenir rapproché pour aider mon fils, étant donné que j’ai des maux de dos. Il voulait peut‑être l’emploi, mais nous avons embauché un ami de la famille. La chose l’a peut‑être fâché, étant donné qu’il se tenait à notre atelier tous les jours à boire du café et à bavarder avec mes autres amis qui s’arrêtaient en passant. Il utilisait notre matériel lorsque nous n’étions pas occupés pour les voitures de ses amis et pour de nombreux autres qu’il rencontrait à l’extérieur. Il changeait à l’occasion un pneu pour moi afin de me remercier de lui avoir permis d’utiliser nos machines. Je lui remettais parfois huit ou neuf dollars pour aller s’acheter à manger afin de lui venir en aide. C’était de l’argent qui sortait de ma poche, ce n’était aucunement l’argent de l’entreprise.

 

            Il n’y a jamais eu de relation travailleur‑employeur avec Ron. Il était uniquement un brave type qui flânait à l’atelier au moins dix à quinze heures par semaine. Il avait déjà essayé d’obtenir des prestations d’accident du travail et il avait menti à maintes reprises à l’arbitre. C’est ce qui ressort du rejet de son appel par un tribunal d’appel. Certains de mes autres amis veulent utiliser les machines lorsque nous ne sommes pas occupés, mais maintenant je leur dis que je ne peux pas les leur prêter parce que la responsabilité est trop grande et non que c’est à cause de Ron, qui a gâché la situation pour tout le monde.

 

            Vous trouverez ci‑joint une lettre de mon comptable désignant mon fils à titre d’employé ainsi que sa déclaration de revenus. Il était le seul employé jusqu’à ce que j’embauche un ami de la famille, Joe. Encore une fois, M. Corsaut n’a jamais été un employé de Tim’s Tire, de sorte qu’aucun relevé d’emploi n’a été envoyé pour le compte de M. Corsaut.

 

[10]    J’ai constaté un certain nombre d’incohérences dans le témoignage de M. Corsaut. Le témoignage de M. Mount renferme également des incohérences. En effet, M. Mount a déclaré que M. Corsaut n’avait jamais été un employé de Tim’s. Pourtant, selon la lettre de la CSPAAT, M. Mount semble avoir déclaré qu’il versait à M. Corsaut environ huit ou neuf dollars l’heure et que M. Corsaut l’aidait (c’est‑à‑dire qu’il aidait Tim’s) en moyenne 15 heures par semaine. Cela est incompatible avec la déclaration selon laquelle M. Corsaut n’avait jamais travaillé pour lui.

 

[11]    De plus, une note versée au dossier par M. J. Lockwood, un arbitre de la CSPAAT, dit ce qui suit (pièce A‑1). Je la reproduis ici telle qu’elle :

 

[traduction]

DESCRIPTION :     NOTE No 2 – APPEL DE L’EMPLOYEUR AU SUJET DU FAIT QU’IL AFFIRME QUE LE TRAVAILLEUR NE TRAVAILLAIT PAS POUR LUI

 

J’AI REÇU AUJOURD’HUI UN APPEL DE RALPH MOUNT, L’EMPLOYEUR DU TRAVAILLEUR BLESSÉ. VOICI CE QU’IL M’A DIT : « J’AI REÇU HIER VOTRE LETTRE ET JE DOIS VOUS EN PARLER. C’EST AU SUJET DE QUELQU’UN QUE JE NE CONNAIS PAS. »

 

J’AI RETOURNÉ L’APPEL ET J’AI EXPLIQUÉ QUE CE TRAVAILLEUR AVAIT APPELÉ À NOTRE BUREAU POUR SIGNALER QU’IL S’ÉTAIT BLESSÉ AU DOS LE 23 AVRIL 2003. LORSQU’ON LUI A DEMANDÉ SI CET HOMME ÉTAIT SON EMPLOYÉ, IL A RÉPONDU PAR LA NÉGATIVE. VOICI CE QU’IL A DIT : « CE TYPE VIENT DE TEMPS EN TEMPS NOUS AIDER ET CELA ME MET MAL À L’AISE, DE SORTE QUE JE LUI DONNE PARFOIS DE L’ARGENT. »

 

J’AI INFORMÉ RALPH QUE, SI CETTE PERSONNE SE PRÉSENTE À L’ATELIER ET EFFECTUE DU TRAVAIL POUR LEQUEL ELLE EST RÉMUNÉRÉE, IL S’AGIT D’UN TRAVAILLEUR EN VERTU DE LA LOI ET ELLE A DROIT À DES PRESTATIONS.

 

J’AI DIT À RALPH QUE JE COMMUNIQUERAIS AVEC LE TRAVAILLEUR POUR DISCUTER PLUS À FOND DE LA DEMANDE ET DE LA RELATION D’EMPLOI.

 

J. LOCKWOOD, ARBITRE

LE 9 MAI 2003

 

[12]    Étant donné que M. Mount affirme ne pas connaître M. Corsaut tout en admettant que celui‑ci venait l’aider et que, dans une autre communication, M. Mount a dit que M. Corsaut travaillait une quinzaine d’heures par semaine, il est plutôt difficile de savoir quoi croire.

 

[13]    La difficulté, lorsqu’il s’agit de trancher la question de crédibilité, est exacerbée par le fait que l’appelant, la Couronne et l’intervenante n’ont cité aucun témoin pour corroborer les histoires radicalement opposées de M. Corsaut et de M. Mount, bien qu’un témoin ait comparu et ait déclaré que lorsqu’il se rendait chez Tim’s en tant que client (environ une fois par mois), il n’avait jamais entendu M. Mount blasphémer ou utiliser des mots grossiers. Il n’a pas vu M. Corsaut. Le témoignage de cette personne est peut‑être exact, mais il ne veut rien dire. Sa pertinence ou sa valeur probante est douteuse. En outre, M. Corsaut n’a pas contre‑interrogé M. Mount. Je ne crois pas que la règle énoncée dans l’arrêt Browne v. Dunn (1893), 6 R 67, CL, pages 70 et 71, doive, dans le cas d’un plaideur qui agit pour son propre compte comme c’est le cas pour M. Corsaut, s’appliquer d’une façon aussi rigoureuse que dans le cas où une partie est représentée par un avocat. Néanmoins, le résultat est le suivant : le témoignage de M. Mount n’a pas été vérifié au moyen d’un contre‑interrogatoire. En outre, à mon avis, il ne convenait pas que je contre‑interroge M. Mount. Je crois que lorsqu’un plaideur agit pour son propre compte, le juge qui préside l’instruction peut intervenir plus souvent qu’il ne le ferait si un avocat était en cause, mais il y a des limites. Le juge ne peut pas et ne devrait pas prendre simplement la cause en charge. Cela peut dans certains cas donner une impression de partialité. Voir l’arrêt James v. The Queen, 2001 DTC 5075, où la Cour d’appel fédérale a accueilli un appel et a ordonné la tenue d’un nouveau procès parce que le juge qui avait présidé l’instruction était intervenu si souvent qu’il semblait avoir assumé le rôle d’avocat. Voir également l’arrêt Jones v. National Coal Board [1957] 2 All E.R. 155; [1957] 2 Q.B. 55. Dans l’arrêt Thomson v. Glasgow Corporation, Reports‑1961, Scots Law Times, 237, (Le lord juge‑greffier (Thomson), les lords Patrick, Mackintosh et Strachan), on a dit ce qui suit aux pages 245 et 246 :

 

[traduction] [...] Un aspect essentiel de la fonction du juge veut que le litige se déroule d’une façon équitable entre les parties. Les juges se flattent parfois en croyant qu’ils ont pour tâche de rechercher la vérité. Cela n’est vrai que dans un sens fort restreint. Notre système d’administration de la justice dans des affaires civiles est fondé sur ce que chaque partie, sans lien de dépendance, choisit sa propre preuve. Le choix que chaque partie fait au sujet de sa propre preuve peut, pour diverses raisons, être partial dans tous les sens du terme. Cela peut dépendre énormément de la diligence des enquêteurs initiaux, ou de la possibilité de trouver des témoins ou encore de la compétence et du jugement des personnes qui préparent la cause. La question de savoir qui citer, quelles questions poser, quand arrêter et ainsi de suite sont des questions de jugement. Un témoin d’une grande valeur sur un point peut avoir été écarté parce qu’il présente un danger sur un autre point. Même pendant la présentation de la preuve, les valeurs changent, de précieux éléments sont éliminés et de nouvelles voies sont explorées avec ferveur. C’est sur la base de deux versions minutieusement choisies que le juge doit en fin de compte se prononcer. Le juge ne peut pas mener enquête pour son propre compte; il ne peut pas citer de témoins; il doit exercer avec prudence le droit qu’il possède sans conteste d’interroger les témoins qui sont à la barre. Il est à la merci de parties opposées dont le seul objectif est l’obtention d’un jugement en leur faveur plutôt que la recherche de la vérité. Le jugement doit être uniquement fondé sur ce qu’on lui laisse entendre. Le juge peut soupçonner que certains témoins qui connaissent la « vérité » n’ont jamais été appelés à la barre des témoins parce que ni l’une ni l’autre partie ne veut courir le risque de le faire, mais il peut tout au plus se contenter de faire des commentaires au sujet de leur absence.

 

      Un litige est essentiellement une épreuve de compétence entre des parties opposées, menée selon des règles reconnues et le prix est la décision du juge. Nous avons rejeté les méthodes inquisitoires et nous préférons considérer les juges comme entièrement indépendants. Comme les arbitres dans des matchs de boxe, les juges veillent à ce que les règles soient observées et ils comptent les points.

 

[14]    Avec égards, cette conception plutôt noire du rôle de la cour ne reflète pas avec exactitude les obligations qui nous incombent en tant que juges. Nos tribunaux ont intérêt à découvrir la vérité parce que cela constitue un aspect essentiel de notre engagement à veiller à ce que justice soit faite. Toutefois, cette recherche doit être faite selon les règles; or, l’une des règles veut que nous ne descendions pas dans l’arène. Nous sommes sans aucun doute plus que des arbitres dans un match de boxe. La justification du système accusatoire qui s’applique devant nos tribunaux (par opposition au système inquisitoire) est que l’on suppose que la vérité ressortira de la confrontation de positions opposées. La théorie des jeux énoncée par le tribunal écossais donne à penser que la considération primordiale consiste à savoir comment jouer le jeu, la justice et les intérêts des plaideurs étant relégués au second rang. Il vaut la peine de reprendre l’exposé éloquent que lord Denning a fait dans l’arrêt Jones au sujet du rôle d’un juge de première instance ([1957] 2 Q.B., page 63) :

 

      [traduction] Nul ne peut douter que l’intervention du juge ait été fondée sur les meilleurs motifs. Désirant vivement comprendre les tenants et les aboutissants de cette affaire complexe, il a posé des questions en vue de tirer les choses au clair. Afin d’empêcher que les témoins ne soient harcelés indûment au cours de leur contre‑interrogatoire, il est intervenu pour les protéger chaque fois qu’il le jugeait nécessaire. Dans son désir d’examiner les différentes critiques faites contre la Commission et d’en déterminer le bien‑fondé, il les a soumises lui‑même aux témoins à quelques reprises. Comme il souhaitait en outre ne pas voir l’audience traîner en longueur, il faisait clairement savoir qu’un point avait été suffisamment débattu. Voilà tous des motifs valables sur lesquels les juges se fondent couramment, comme ils le font d’ailleurs depuis des siècles, pour intervenir dans le déroulement des procès.

 

      Nous sommes néanmoins convaincus que les interventions en cause, prises ensemble, dépassent largement les bornes de ce qui est permis. Selon le mode d’instruction que nous avons dans ce pays, le rôle du juge consiste à entendre et à trancher les questions que soulèvent les parties et non pas à mener une enquête au nom de la société en général, comme cela se produit, nous semble‑t‑il, dans certains pays étrangers. Mais, même en Angleterre, le juge n’est pas simplement un arbitre ayant pour tâche de déterminer « le pourquoi » d’une affaire. Il lui incombe d’abord et avant tout d’établir la vérité et de rendre justice conformément à la loi; et dans la recherche courante de la vérité, l’avocat a un rôle honorable nécessaire. Lord Eldon n’a‑t‑il pas dit, dans un passage bien connu, qu’« il est préférable de découvrir la vérité au moyen de puissants “exposés présentés par les deux parties” »? : voir l’arrêt Ex parte Lloyd. De plus, lord Greene, M.R., n’a‑t‑il pas expliqué que la justice est mieux rendue par un juge qui assure l’équilibre entre les parties adverses sans prendre lui‑même part à leurs disputes? Comme lord Greene l’a dit, si un juge devait procéder lui‑même à l’interrogatoire des témoins, « il se trouverait pour ainsi dire à descendre dans l’arène; or, il se peut que sa vue soit embrouillée par les aspects nébuleux du conflit » : voir l’arrêt Yuill v. Yuill.

 

      Le juge doit en effet veiller à ce que sa vue ne soit pas embrouillée. On peut bien dire que la justice est aveugle, mais il est néanmoins préférable qu’elle n’ait pas de bandeau sur les yeux. De fait, la justice doit éviter le favoritisme ou les préjugés, elle doit clairement voir où se situe la vérité : et il est préférable qu’il y ait le moins d’aspects nébuleux possibles. Il faut laisser les avocats mettre l’un après l’autre les poids dans la balance – la recherche de l’« équilibre juste dans un sens ou dans l’autre », mais c’est en fin de compte le juge qui décide de quel côté penche la balance, ne serait‑ce que légèrement. Tout cela est établi si fermement dans notre droit que le juge n’est pas autorisé, dans un litige civil, à citer un témoin qui, croit‑il, pourrait jeter la lumière sur les faits. Le juge doit se contenter des témoins cités par les parties : voir l’arrêt In re Enoch & Zaretsky, Bock & Co. Par conséquent, il incombe aux avocats, à tour de rôle, d’interroger les témoins; le juge ne doit pas se charger de le faire; sinon, il semble favoriser une partie plutôt que l’autre : voir les arrêts Rex v. Cain, Rex v. Bateman, et Harris v. Harris, en particulier lord Birkett. Et il incombe à l’avocat d’exposer sa cause d’une façon aussi équitable et aussi forte que possible, sans interruption indue, au risque de perdre le fil des idées : voir l’arrêt Reg. v. Clewer. Le rôle du juge dans tout ceci est d’écouter la preuve, en se contentant de poser des questions aux témoins uniquement lorsqu’il est nécessaire de le faire afin d’éclaircir un point qui a été oublié ou qui est demeuré obscur; de veiller à ce que les avocats se conduisent d’une façon convenable et respectent les règles établies en droit; d’exclure les éléments non pertinents et de décourager les redondances; de s’assurer, en intervenant d’une façon judicieuse, qu’il comprend les points soulevés par les avocats et qu’il peut évaluer leur bien‑fondé; et en fin de compte, de déterminer où se situe la vérité. Le juge qui va plus loin abandonne son rôle de juge pour adopter celui d’un avocat; or, ce changement ne lui sied pas bien. Le lord chancelier Bacon avait raison lorsqu’il a dit : « La patience et la gravité de l’audience constituent des éléments essentiels de la justice; un juge qui parle trop n’est pas en harmonie. »

 

      Telles sont les normes. Elles sont si rigoureuses que nous ne pouvons pas espérer toujours y satisfaire. Dans la recherche même de la justice, notre ardeur peut l’emporter sur la certitude et nous pouvons nous empêtrer. C’est ce qui est arrivé dans ce cas‑ci. Un juge ayant une idée fort juste des choses, des connaissances reconnues, animé des meilleurs motifs, est néanmoins intervenu à un point tel dans la conduite du procès que l’une des parties, et en fait chacune d’elles, s’est plainte qu’elle n’a pas pu présenter sa cause de la façon appropriée; or, ces plaintes sont, à notre avis, justifiées.

 

[15]    À la fin de l’instruction, il m’a semblé que les deux témoins étaient, sur le plan de la crédibilité, dans un match nul. J’ai donc pris le jugement en délibéré, en me fondant sur la décision que j’avais rendue dans l’affaire 1084767 Ontario Inc. (s/n Celluland) c. Canada, [2002] A.C.I. no 227 :

 

   8.      La preuve de chacun des deux témoins est radicalement opposée à celle de l’autre. J’ai pris le jugement en délibéré puisque je ne crois pas approprié de tirer à la légère des conclusions relatives à la crédibilité ou, de façon générale, de rendre ces conclusions oralement à l’audience. Le pouvoir et l’obligation d’établir des conclusions relatives à la crédibilité est l’une des plus lourdes responsabilités d’un juge de première instance. Le juge doit exercer cette responsabilité avec soin et après mûre réflexion puisqu’une conclusion défavorable de la crédibilité suppose que l’une des parties ment sous la foi du serment. Vouloir mettre un terme rapidement à une affaire ne peut être une excuse justifiant le mauvais usage de ce pouvoir. La responsabilité qui repose sur le juge d’un procès qui doit tirer des conclusions relatives à la crédibilité doit être particulièrement rigoureuse si l’on considère que l’on ne peut pratiquement pas en appeler de telles conclusions.

 

Voir également la décision Chomica c. La Reine, 2003 DTC 535.

 

[16]    Après mûre réflexion, malgré les incohérences relevées dans la preuve de l’appelant, je crois somme toute que son témoignage est plus digne de foi et de fait plus compatible avec certaines parties de la preuve que M. Mount a présentée à la CSPAAT. Si l’on concluait que le témoignage de M. Corsaut est entièrement faux, on omettrait de tenir compte de parties importantes de la preuve et, en outre, on se trouverait à conclure que son assertion selon laquelle il travaillait pour Tim’s faisait partie d’une fraude monumentale. Or, je ne suis pas prêt à le faire.

 

[17]    Indépendamment de mon observation des deux témoins, il y a d’autres facteurs qui tendaient à me faire accepter de préférence la version de l’appelant. En effet, dans son avis d’appel, l’appelant a fait certaines allégations graves plutôt intempestives au sujet du caractère de M. Mount, de son comportement et de son vocabulaire. Normalement, de telles déclarations, quoique non pertinentes, m’inquiéteraient pour ce qui est du témoignage de l’appelant. Toutefois, dans son témoignage, M. Mount n’a pas nié l’assertion.

 

[18]    Une seconde considération qui, selon moi, est importante est que M. Corsaut a témoigné que la fille de sa petite amie appelait tous les jours chez Tim’s après l’école. La fille a assisté à toute l’audience et elle aurait pu être citée. Or, M. Corsaut ne l’a pas citée. De plus, le fils de M. Mount était présent dans la salle pendant toute la durée de l’instruction et il n’a pas été cité. Je considère l’omission de citer le fils de M. Mount comme plus grave que l’omission de citer la fille de la petite amie. Le fils est un adulte et il aurait pu corroborer l’histoire de son père parce qu’il travaillait chez Tim’s. La fille de la petite amie aurait uniquement pu dire qu’elle téléphonait à l’appelant chez Tim’s. En outre, lors de l’instruction, la fille avait 13 ans seulement; et j’ai informé M. Corsaut que s’il la citait, il faudrait me convaincre au sujet des questions mentionnées à l’article 16 de la Loi sur la preuve au Canada, ce qui a peut‑être fait hésiter l’appelant.

 

[19]    Les appels sont accueillis et les décisions selon lesquelles M. Corsaut n’exerçait pas un emploi assurable et ouvrant droit à pension pendant la période en question sont annulées.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de février 2005.

 

 

 

« D.G.H. Bowman »

Juge en chef adjoint Bowman

 

Traduction certifiée conforme

ce 3e jour de février 2006.

 

Christian Laroche, LL.B.


RÉFÉRENCE :

2005CCI112

 

Nos DES DOSSIERS DE LA COUR :

2004‑2835(EI) et 2004‑2836(CPP)

 

INTITULÉ :

Ronald Corsaut c.

Le ministre du Revenu national et

Ralph & June Mount s/n Tim’s Used Tires

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

London (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 janvier 2005

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable D.G.H. Bowman, juge en chef adjoint

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS DE JUGEMENT :

Le 10 février 2005

 

 

COMPARUTIONS :

 

Pour l’appelant :

L’appelant lui‑même

Avocat de l’intimé :

Me Steven D. Leckie

Représentant de l’intervenante :

M. Ralph Mount

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Pour l’appelant :

 

 

Nom :

 

 

Cabinet :

 

 

Pour l’intimé :

John Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

 

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