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Dossier : 2001-1102(IT)G

ENTRE :

GIUSEPPE COLUBRIALE,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

____________________________________________________________________

Appel entendu le 21 avril 2004, à Montréal (Québec).

Devant : L'honorable juge François Angers

Comparutions :

Avocat de l'appelant :

Me Louis-Frédérick Côté

Avocat de l'intimée :

Me Mounes Ayadi

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JUGEMENT

L'appel pour l'année d'imposition 1996 est admis et la cotisation est déférée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant pour acquis que la valeur marchande de l'immeuble est de 1 000 000 $, que l'avantage conféré à l'appelant est de 500 000 $ et que les rajustements nécessaires devront être faits au niveau du calcul des pertes.

L'intimée aura droit à ses dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 24e jour de septembre 2004.

« François Angers »

Juge Angers


Référence : 2004CCI578

Date : 20040924

Dossier : 2001-1102(IT)G

ENTRE :

GIUSEPPE COLUBRIALE,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Angers

[1]      L'appelant interjette appel d'une cotisation établie par le ministre du Revenu national (le « ministre » ) pour l'année d'imposition 1996. À la suite d'une transaction consistant dans la vente d'une propriété par l'appelant à une société dont il détient la majorité des actions, l'appelant a vu ajouter à ses revenus un montant de 523 775 $ considéré par le ministre comme un avantage conféré à un actionnaire selon le paragraphe 15(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ). Le ministre, au début de l'audience, a consenti à réduire le montant à 500 000 $ pour qu'il s'accorde avec celui déterminé dans l'évaluation de son expert. Par sa cotisation, le ministre a également refusé à l'appelant la déduction d'une perte finale de 124 619 $ résultant du rajustement que le ministre avait apporté à la juste valeur marchande de ladite propriété.

[2]      La société en question a été constituée en 1986 et exerce ses activités sous le nom de Fibres J.C. Inc. ( « Fibres J.C. » ). Elle exploite une entreprise de récupération et de transformation de papier, qu'elle ramasse principalement dans des tours de bureaux, et ailleurs, dans la région de Montréal. Ce papier est trié et mis en balles pour être acheminé à des usines locales ou se trouvant à l'étranger. Les installations de Fibres J.C. se trouvent sur le chemin Grande Ligne à Chambly sur la propriété qui fait l'objet du présent litige.

[3]      La propriété en question comprend un terrain d'une superficie de 11 500 mètres carrés; quoique située dans un secteur à zonage agricole, elle était affectée à un usage industriel en vertu de droits acquis. Le bâtiment où l'entreprise de Fibres J.C. est exploitée est d'une superficie de 3 915 mètres carrés et a été construit en 1990 après qu'un incendie eut détruit un premier bâtiment. Avant d'en faire l'acquisition, soit avant le 2 février 1996, Fibres J.C. louait le terrain et l'immeuble comme locataire de l'appelant et de son épouse. En effet, il y avait entre eux un contrat de location (bail) en date du 1er novembre 1989; c'était un bail d'une durée de 10 ans prévoyant un taux de location de base de 12 500 $ par mois. Au moment du transfert à Fibres J.C., le loyer était de 15 000 $ par mois.

[4]      Le premier bâtiment a été détruit par le feu en 1989. Après consultation de sa famille et de son associé, l'appelant a décidé de reconstruire au même endroit. L'état du terrain et sa proximité de l'autoroute favorisaient la prise de cette décision. Après la construction et malgré le fait que Fibres J.C. n'était que locataire, cette dernière a assumé les coûts de l'installation d'un appareil de pesage et de plateformes de déchargement de même que les coûts relatifs à la construction d'un stationnement autour du bâtiment.

[5]      L'appelant est aussi actionnaire d'autres compagnies dont les activités sont semblables à celles de Fibres J.C. Ces compagnies sont toutefois propriétaires des terrains et des bâtiments où ils exercent ces activités. Pour cette raison et du fait que 1995 avait été une bonne année, l'appelant a décidé que cela vaudrait la peine de transférer la propriété en cause à Fibres J.C. De plus, son comptable lui avait signalé qu'il serait ainsi plus facile de vendre la compagnie si jamais quelqu'un s'intéressait à s'en porter acquéreur. En fait, un acheteur potentiel a parlé à l'appelant en 1995, mais rien de sérieux n'en a résulté. D'autres acheteurs potentiels ont également démontré un intérêt en 1999 et en 2002, mais sans que cela aboutisse. La vente à Fibres J.C. allait régler aussi la question de savoir qui de l'appelant et de Fibres J.C. devait assumer les dépenses pour l'amélioration du bâtiment. Il n'a jamais été question, lors des discussions susmentionnées, de déménager Fibres J.C.

[6]      Le transfert du titre de propriété de l'appelant à Fibres J.C. a eu lieu, tel qu'il est indiqué plus haut, le 2 février 1996. Juste avant ce transfert, l'épouse de l'appelant lui avait cédé sa part de la propriété afin de réduire les taxes applicables au transfert du titre. La contrepartie a été établie avec l'aide du comptable agréé de l'appelant et de Fibres J.C., soit M. Tony Spemsieri. Sans prendre en considération les dépenses déjà payées par Fibres J.C., le prix d'achat a été établi à 1 500 000 $, chiffre qui, selon le comptable, représentait la juste valeur marchande de la propriété.

[7]      L'appelant et son comptable sont arrivés à cette juste valeur marchande après avoir considéré le rapport d'un évaluateur fait en décembre 1995. Ce rapport avait été préparé dans le but d'établir une valeur assurable pour le bâtiment. La valeur de remplacement du bâtiment avait été établie à 1 392 610 $. Ils ont également pris en considération le coût réel de la reconstruction du bâtiment après l'incendie, qui se chiffrait à 1 574 788 $. Ces deux valeurs excluent le terrain, qui, lui, a été évalué à 174 450 $. La transaction a eu lieu en fonction de ces données. Le produit de la vente a servi à rembourser le prêt hypothécaire d'environ 800 000 $ et le solde a été investi. Aux fins fiscales, le produit de la vente a été reparti de façon égale entre l'appelant et sa conjointe.

[8]      Fibres J.C. exploite son entreprise toujours au même endroit. En 1998 et en 1999, d'autres rénovations ont été effectuées, soit l'aménagement de bureaux dans le bâtiment de même que l'ajout d'un garage pour la réparation des camions et un endroit pour les vidanges d'huile. Le 21 mai 1998, à la suite d'une entente entre Fibres J.C. et la municipalité de Chambly, la valeur de la propriété aux fins du rôle d'évaluation triennal de 1996, 1997 et 1998 a été établie à 971 500 $ soit 24 600 $ pour le terrain et 946 900 $ pour le bâtiment.

[9]      L'établissement de la juste valeur marchande de la propriété est donc crucial pour le règlement du présent litige. Chaque partie a produit un expert en évaluation de biens immobiliers et, sans aller dans les détails des rapports de ces experts, il m'est possible de conclure que la juste valeur marchande de cette propriété se chiffrait à 1 000 000 $. L'évaluation qu'a fait faire l'appelant n'a pas été le résultat d'un exercice permettant d'établir la juste valeur marchande de la propriété en question. En contre-interrogatoire, l'expert de l'appelant a reconnu que la valeur de 1 000 000 $ était appropriée. Son rapport a plutôt servi à établir une valeur de convenance, la valeur du bien étant déterminée en fonction de son occupant. Il s'agit, dans un tel cas, d'une valeur qui dépasse généralement la valeur marchande, et qui comprend, en plus de celle-ci, une valeur particulière qu'a le bien pour le propriétaire utilisateur. En l'espèce, il s'agit d'établir une valeur marchande en fonction du concept d'un acheteur spécial, d'où l'argument de l'avocat de l'appelant.

[10]     Benoît Egan est évaluateur agréé. Son rapport établit pour la propriété acquise par Fibres J.C., une valeur de convenance de 1 500 000 $ et M. Egan y conclut que cette évaluation satisfait aux critères relatifs à l'acheteur spécial. Pour arriver à cette conclusion, M. Egan a pris en considération, entre autres, toutes les indications de valeur, y compris l'évaluation municipale, le coût inscrit aux livres de l'appelant, le rapport d'évaluation aux fins d'assurance et le rapport de l'expert de l'intimée. Dans son sommaire, on trouve deux groupes de valeurs, celles du premier oscillant entre 1 500 000 $ et 1 600 000 $ et représentant la valeur pour un acheteur spécial, celles du second oscillant entre un et 1 100 000 $ et représentant la valeur marchande pour un acheteur typique.

[11]     Dans le contexte de l'acheteur spécial, M. Egan a analysé diverses options qui auraient pu s'offrir à Fibres J.C. Ainsi, il a examiné les coûts de construction dans un environnement similaire en supposant que le zonage agricole n'aurait pas empêché les activités de l'entreprise et en tenant pour acquis que cette option aurait exigé l'installation d'un réservoir souterrain et d'un système de protection contre les incendies. Cette option représentait un coût de 1 430 000 $. Il a aussi examiné les coûts de construction dans le parc industriel de Chambly. Ce parc offre des services publics, lesquels permettent de réaliser des économies quant au système de protection contre les incendies. Par contre, le coût du terrain est plus élevé, et les taxes le sont également. Cette option représentait un coût de 1 250 000 $. Si on place maintenant cette nouvelle construction dans un parc industriel en milieu urbain, le coût atteindra 1 650 000 $.

[12]     M. Egan a ajouté au coût correspondant à chacune de ces options un coût relié au déménagement de l'entreprise, qu'il a évalué à 600 000 $. Les trois options représentent donc un coût qui dépasse 2 000 000 $ ou qui s'en approche, ce qui lui a permis de conclure que Fibres J.C. a réalisé des économies en faisant l'acquisition de la propriété au prix de 1 500 000 $. Il conclut son rapport en disant qu'une telle analyse comparative démontre que Fibres J.C. a bénéficié d'avantages pécuniaires en faisant l'acquisition de la propriété en cause au prix qu'elle a payé et que cette situation n'est pas surprenante même si la valeur marchande pour un autre utilisateur aurait été de 1 000 000 $ approximativement. Il qualifie donc Fibres J.C. d'acheteur spécial, fait qui justifie qu'elle ait payé un prix correspondant à une valeur de convenance et qui élimine tout avantage pécuniaire dont l'appelant aurait pu être considéré comme bénéficiant.

[13]     M. Egan a reconnu en contre-interrogatoire qu'il n'a pas établi la juste valeur marchande de l'immeuble puisqu'il s'est concentré sur la détermination d'une valeur de convenance. Il a reconnu aussi que son opinion est basée sur les options qui auraient pu être considérées par Fibres J.C. car, dans les faits, on n'a pas considéré ces options avant de prendre la décision d'acheter la propriété. Certaines données ont été mises en doute lors du contre-interrogatoire, en particulier les dépenses que M. Egan attribue au déménagement et les coûts associés à l'interruption des opérations durant le déménagement. M. Egan a reconnu ne pas être un expert dans ce domaine et a dit qu'il se fiait à l'information qui lui avait été transmise. Finalement, le prix de location utilisé aux fins de certains calculs a également été mis en doute.

[14]     De son côté, l'intimée a fait témoigner M. Gaston Laberge. Ce dernier estime que la valeur marchande de la propriété au 2 février 1996 était de 1 000 000 $. Pour arriver à cette estimation définitive, il a utilisé les trois méthodes d'évaluation reconnues, soit celle du coût, celle de la parité et celle du revenu. L'application de ces méthodes a donné des valeurs de 1 000 000 $, 1 009 000 $ et de 990 000 $ respectivement. Il a aussi analysé et commenté le rapport de M. Egan. Selon M. Laberge, on ne peut faire abstraction de la dépréciation lorsqu'on établit une valeur de convenance, contrairement à ce que prétend M. Egan. Plusieurs autres questions ont été soulevées, notamment par rapport aux droits acquis en matière de zonage, aux ventes comparables, à la dépréciation, au réservoir d'eau, au prix de location, aux installations payées par Fibres J.C. et à l'évaluation de l'entreprise. Somme toute et sur la foi des avis des deux experts, je suis convaincu que la valeur marchande de la propriété au 2 février 1996, date de l'acquisition, était de 1 000 000 $

[15]     Est-il possible maintenant, vu les circonstances de l'espèce, d'ajouter une prime à cette valeur marchande, de sorte qu'il soit justifié que Fibres J.C. ait payé un prix supérieur à la valeur marchande, et ce, dans le contexte d'une transaction commerciale véritable entre parties liées? L'avocat de l'appelant soutient qu'il était tout à fait à l'avantage de Fibres J.C. de payer le prix d'achat de 1 500 000 $, puisqu'elle n'avait pas en pareil cas à envisager des frais de déménagement et à subir des pertes de revenus dues à l'interruption qu'un tel déménagement aurait provoquée. Fibres J.C. aurait également subi la perte des installations qu'elle avait construites sur la propriété de l'appelant, telles que le stationnement, les plateformes de déchargement et l'appareil pour peser ses camions. Fibres J.C. bénéficiait de droits acquis en ce qui concerne le zonage, droits qu'allaient faciliter sa vente éventuelle. Les coûts de construction et les coûts de déménagement de l'entreprise sont, selon l'avocat de l'appelant, des facteurs justifiant le paiement d'un prix supérieur à la valeur marchande. Il fait valoir également que, pour qu'il y ait un avantage au sens du paragraphe 15(1) de la Loi, il faut qu'il y ait eu une intention de la part de Fibres J.C. de conférer un tel avantage à l'appelant. En l'espèce, l'acquisition représentait une décision d'affaires et n'avait pour but que de faciliter une vente éventuelle de l'entreprise.

[16]     De son côté, l'avocat de l'intimée pose la question de savoir si nous avons en l'espèce une véritable transaction commerciale. Il n'y a rien, d'après les faits, qui obligeait Fibres J.C. à acheter la propriété à l'appelant le 2 février 1996. Aucune offre d'achat n'avait été faite qui pouvait forcer la conclusion d'une telle transaction. De plus, il soutient que, si une telle transaction avait eu lieu entre des tiers, ils auraient sûrement consulté deux experts afin de déterminer la valeur marchande de la propriété. La notion de valeur de convenance s'applique lorsqu'un vendeur est obligé de vendre son bien, notamment dans le cas d'une expropriation. Il s'agit d'un concept qui s'applique au profit du propriétaire utilisateur et non de l'acheteur. En l'espèce, Fibres J.C., le 2 février 1996, n'avait aucune obligation d'acheter la propriété en cause.

[17]     Cette Cour a longuement traité du concept de valeur marchande par rapport à celui de l'acheteur ayant un intérêt spécial et elle a reconnu qu'il est possible, dans certaines circonstances, qu'un acheteur puisse avoir un intérêt particulier à acquérir un bien à un prix supérieur à ce que d'autres seraient prêts à payer. Le juge Dussault, dans l'affaire Morneau c. Canada, [1998] A.C.I. no 680 (Q.L.), a reproduit plusieurs passages de doctrine et de jurisprudence traitant de cette question et, en particulier, les propos qu'a tenus le juge Joyal dans l'affaire Dominion Metal & Refining Works Ltd. v. The Queen, 86 DTC 6311 (C.F. 1re inst.). Le juge Dussault a d'ailleurs conclu à l'existence d'un acheteur spécial dans l'affaire Morneau et a parlé de la façon de traiter la question des personnes liées :

43       Puisque dans notre droit le concept de valeur marchande suppose un marché ouvert et non restreint, il est également faux de prétendre que l'on peut refuser de tenir compte de la valeur qu'aurait un bien pour un acheteur potentiel qui désire l'utiliser à des fins différentes sous prétexte qu'il est le seul à vouloir l'utiliser à ces fins, qu'il n'y a pas de concurrence sur le marché à cet égard et que cette valeur est ainsi purement subjective. C'est là ignorer une partie de la réalité avec la conséquence que l'exercice d'évaluation devient hautement théorique, sans relation avec les circonstances précises du cas sous étude et donc très contestable.

44       Plusieurs autres décisions mentionnées ou analysées par le juge Joyal dans l'affaire Dominion Metal & Refining Works Ltd. (précitée) établissent comme facteurs pertinents dans la détermination de la valeur d'un bien tant les possibilités d'utilisation de ce bien compte tenu de ses caractéristiques spéciales que son utilisation envisagée par un acheteur particulier. On peut signaler la décision de la Chambre des lords dans l'affaire Vyricherla Narayana Gajapatiraju v. The Revenue Divisional Officer, Vizagapatam, [1939] A.C. 302, et celle de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Fraser v. The Queen, [1963] R.C.S. 455. Les décisions dans les affaires Laycock v. The Queen, 78 D.T.C. 6349 (C.F. 1re inst.) et 931 Holdings Limited v. M.N.R., 85 D.T.C. 388 (C.C.I.), sont aussi mentionnées et le juge Joyal y analyse aussi celle de la Commission de révision de l'impôt dans l'affaire Lakehouse Enterprises Ltd. et al. v. M.N.R., 83 D.T.C. 388. À l'examen de ces décisions, le moins que l'on puisse dire c'est qu'on ne saurait ignorer l'intérêt particulier qu'un acheteur potentiel peut avoir d'acquérir un bien pour une valeur supérieure à ce que d'autres seraient prêts à payer compte tenu des circonstances spéciales dans lesquelles il se trouve et de l'utilisation qu'il entend faire du bien pour autant que cet intérêt puisse être démontré à une date donnée.

[...]

47       Si la détermination de juste valeur marchande suppose une transaction entre personnes n'ayant entre elles aucun lien de dépendance, je suis d'accord avec la position selon laquelle cette question doit être résolue par l'analyse des circonstances particulières d'un cas donné et non par référence à la présomption établie à l'alinéa 251(1)a) de la Loi selon laquelle des personnes liées sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance.

[18]     Dans l'affaire Morneau, le juge Dussault nous rappelle ce qui est requis pour l'application du paragraphe 15(1) de la Loi. Je reproduis ses propos sur cette question, que l'on trouve aux paragraphes 31 et 32 de ses motifs :

31       Il importe de souligner que l'application du paragraphe 15(1) requiert que l'on détermine d'abord si un avantage a ou non été conféré à un actionnaire en cette qualité. Cette détermination ne peut être faite qu'en examinant l'ensemble des circonstances particulières entourant une transaction donnée. Si tel est le cas, il faut par la suite déterminer quel est la valeur de cet avantage. C'est surtout à cette étape que l'application de certains principes retenus en matière d'évaluation devient vraiment pertinente. Ainsi, ce n'est pas parce qu'une transaction entre une compagnie et un actionnaire ne paraît pas à première vue avoir été effectuée à la juste valeur marchande qu'il y a nécessairement un avantage qui est conféré par la compagnie à son actionnaire en cette qualité. Ceci étant dit, je m'empresse d'ajouter qu'il est évident qu'une transaction telle la vente d'un bien qui apparaît, au premier abord, avoir été effectuée pour un montant inférieur ou supérieur à la juste valeur marchande peut constituer un indice à cet égard, mais encore faut-il établir que cette transaction ne représente pas dans les circonstances une transaction commerciale véritable entre les parties.

32       Dans la récente décision de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Canada c. Fingold, [1998] 1 C.F. 406, le juge Strayer se réfère sur cette question aux commentaires classiques du juge Cattanach dans l'arrêt Ministerof National Revenue v. Pillsbury Holdings Ltd., [1965] 1 R.C.É. 676 (C.É.), à la page 684 à propos du sens véritable à donner à la disposition équivalente de la Loi telle qu'elle était applicable avant 1972, soit l'alinéa 8(1)(c). Ces commentaires sont traduits de la façon suivante à la page 413 :

[TRADUCTION] ... à mon avis, aucun bénéfice ni avantage n'est accordé, au sens de l'alinéa c), lorsqu'une compagnie conclut une transaction véritable avec un actionnaire. Par exemple, il est impossible que le Parlement ait eu l'intention d'assujettir à l'impôt le bénéfice ou l'avantage qui revient à un client d'une compagnie simplement parce que celui-ci est un actionnaire de la compagnie, si le bénéfice ou l'avantage lui revient en tant que client. Le législateur n'a pu avoir l'intention de permettre à la cour de pousser son examen au-delà de la transaction conclue de bonne foi entre une compagnie et un client qui est l'un de ses actionnaires pour essayer d'évaluer le bénéfice ou l'avantage qui revient au client par suite de la transaction.

Par ailleurs, il y a des transactions effectuées entre des corporations et le groupe fort restreint d'actionnaires qui les dominent, qui sont des moyens ou des mesures accordant des bénéfices ou avantages aux actionnaires en tant qu'actionnaires; il est clair que l'alinéa c) s'applique à de telles transactions...C'est une question de fait de déterminer si une transaction qui prétend, à première vue, être une transaction ordinaire est en fait un moyen ou une mesure de ce genre.

[19]     Les faits et circonstances de l'affaire Morneauont permis au juge Dussault de conclure que le prix négocié pour l'achat de la résidence de M. Morneau était tout à fait normal et raisonnable et qu'il représentait la juste valeur marchande. Pour en arriver à cette conclusion, le juge Dussault a pris en considération le fait que la gestion de la compagnie avait été pris en charge par les enfants de M. Morneau et que les intérêts de la compagnie et de M. Morneau étaient distincts et opposés. Il faut se rappeler que, dans cette affaire, la compagnie de M. Morneau avait un besoin réel de locaux à bureaux et que la résidence en question était située à l'entrée du terrain appartenant à la compagnie, lequel était contigu sur trois côtés du terrain où se trouvait la résidence. Avant d'en faire l'acquisition, la compagnie avait obtenu des estimations du coût d'une nouvelle construction. Elle a étudié toutes les possibilités et l'emplacement de cette résidence constituait un avantage unique pour la compagnie compte tenu des installations de celle-ci. Du côté de M. Morneau, il n'était pas intéressé à vendre à un prix correspondant au prix du marché puisqu'il lui en aurait coûté le double pour s'installer ailleurs.

[20]     En l'espèce, selon les témoignages de l'appelant et de son comptable, la transaction du 2 février 1996 a été motivée par des considérations tenant au désir de faciliter une vente possible de l'entreprise, en ce sens qu'il serait plus intéressant de l'acquérir si elle était propriétaire des lieux à partir desquels elle exerçait ses activités, tout comme c'était le cas des deux autres entreprises appartenant à l'appelant. De plus, la compagnie avait dépensé de l'argent pour améliorer ses opérations sur un terrain qu'elle avait pris en location et, selon l'appelant, l'année 1995 avait été une bonne année du point de vue financier, ce qui a permis à Fibres J.C. de faire l'acquisition de la propriété en cause.

[21]     Or, la preuve n'a pas révélé que des négociations sérieuses ont eu lieu pour la vente de Fibres J.C. ni que le fait pour celle-ci de ne pas être propriétaire du terrain et du bâtiment ait pu être un obstacle à la vente de l'entreprise. Quant aux dépenses engagées pour les plateformes de déchargement, le stationnement et l'appareil de pesage, il s'agit d'améliorations locatives qui sont normales dans une telle situation et la preuve n'a pas révélé qu'il s'agissait là d'un inconvénient majeur nécessitant l'acquisition de la propriété de l'appelant le 2 février 1996.

[22]     En fait, à la date de la transaction, les deux parties étaient liées par un bail qui prenait fin le 31 décembre 1999, soit trois ans et presque 11 mois plus tard. Il n'y avait d'obligation ni, de la part de l'entreprise, d'acheter ni, de la part de l'appelant, de vendre cette propriété. Fibres J.C. et l'appelant respectaient les conditions du bail et ni l'un ni l'autre ne semble avoir été pris dans une situation pouvant forcer des négociations visant l'acquisition de la propriété de l'appelant.

[23]     En l'espèce, la preuve ne révèle pas que de réelles négociations ont eu lieu entre les parties. Pour établir le prix de vente, l'appelant et son comptable se sont basés d'une part sur une évaluation faite aux fins de l'assurance, laquelle évaluation établissait un coût de remplacement pour le bâtiment, et d'autre part sur le coût total de la nouvelle construction, qu'a payé l'appelant après l'incendie. Ces deux facteurs ont sans doute de l'importance aux yeux d'un vendeur mais sont loin d'être importants aux yeux d'un acheteur. Il n'y a pas, en l'espèce, le raisonnement et l'analyse auxquels procédérait un acheteur devant un tel scénario. Il n'y a, justement, aucun des facteurs qu'a soigneusement analysés et appliqués l'expert de l'appelant pour arriver à établir une juste valeur marchande pour un acheteur spécial.

[24]     Contrairement à ce qui était le cas dans l'affaire Morneau, on ne trouve pas, en l'espèce, un besoin réel de faire l'acquisition de la propriété au moment donné, soit le 2 février 1996. Les faits de l'espèce ne révèlent pas qu'il y avait urgence à conclure cette transaction avant la fin du bail. Même si Fibres J.C. avait pris en considération toutes les possibilités énoncées dans le rapport de son expert pour justifier l'ajout d'une prime à la valeur marchande, elle aurait dû aussi prendre en considération la vulnérabilité probable du vendeur dans une telle situation. C'est là en fait l'essence même des négociations qui doivent avoir lieu entre personnes sans lien de dépendance. Le juge Dussault, dans l'affaire Morneau, a résumé la détermination d'une juste valeur marchande en ces termes au paragraphe 46 :

C'est lorsque les intérêts d'un vendeur peuvent se concilier avec ceux d'un acheteur, fut-il spécial, après compromis de part et d'autre selon les forces de chacun, qu'un prix négocié et finalement accepté peut être considéré comme représentant une valeur qui est celle qui pourrait être obtenue sur le marché.

[25]     Les faits en l'espèce ne démontrent pas qu'il y ait eu ce genre de négociations. Toutefois, cela ne veut pas dire que le prix de vente de la propriété de l'appelant n'aurait quand même excédé la juste valeur marchande établie par l'expert de l'intimée, mais seules de véritables négociations auraient pu nous permettre de le savoir. Les faits en l'espèce m'amènent à la conclusion que la juste valeur marchande de la propriété était de 1 000 000 $ et qu'il n'y a pas ici les éléments pouvant justifier l'ajout d'une prime à cette valeur.

[26]     L'avocat de l'appelant soutient que, pour l'application du paragraphe 15(1) de la Loi, il doit y avoir une intention de conférer un avantage à l'actionnaire. Il fonde son argument principalement sur la décisionChopp c. Canada, [1995] A.C.I. no 12 (Q.L.), confirmée par la Cour d'appel fédérale à [1997] A.C.F. no 1551 (Q.L.), dans laquelle maintenait la décision du juge Mogan de notre Cour qui affirmait ce qui suit, aux paragraphes 15 et 19 :

Je ne puis retenir l'argument que l'intimée a énoncé d'une façon générale, à savoir qu'une erreur comptable qui profite à un actionnaire au détriment de la corporation est un avantage au sens du paragraphe 15(1), même si l'erreur n'était pas intentionnelle et même si l'actionnaire n'était pas au courant de cette erreur.    À mon avis, si la valeur d'un avantage doit être comprise dans le calcul du revenu de l'actionnaire en vertu du paragraphe 15(1), l'avantage doit être conféré au su de l'actionnaire ou de son plein gré ou, subsidiairement, dans des circonstances où il est raisonnable de conclure que l'actionnaire aurait dû savoir que l'avantage lui avait été conféré.    Les décisions que la Cour a rendues dans les affaires Simons v. M.N.R., 85 D.T.C. 105 et Robinson v. M.N.R., 93 D.T.C. 254 étayent mon point de vue.

[...]

Je n'irais pas aussi loin que le juge Rowe en disant que les termes employés au paragraphe 15(1) se rapportent à un acte dont le caractère intentionnel est bien affirmé.    Je crois qu'un avantage peut être conféré, au sens du paragraphe 15(1), sans que l'actionnaire ou la corporation ait l'intention de le faire ou soit réellement au courant de la chose, si les circonstances sont telles que l'actionnaire ou la corporation aurait dû savoir qu'un avantage était conféré et n'a rien fait pour changer la situation.    Je pense à des montants relatifs.    Si une véritable erreur comptable est commise à l'égard d'un montant particulier, et si ce montant est vraiment important par rapport au revenu de la corporation ou à ses frais, ou encore au solde d'un compte de prêt d'actionnaire, une cour peut conclure qu'un employé ou un actionnaire de la corporation, ou encore un vérificateur externe, aurait dû découvrir l'erreur.    On ne devrait pas encourager les actionnaires à voir jusqu'où ils peuvent aller, en vertu du paragraphe 15(1), puis à solliciter un redressement en se fondant sur l'absence de preuve d'intention ou de connaissance.

[27]     Il y a eu par la suite plusieurs différentes décisions se rapportant au paragraphe 15(1) de la Loi qui ont été rendues par notre Cour. Qu'il me suffise de citer les affaires Smith c. Canada, [1996] A.C.I. no 838 (Q.L.), Hehr c. Canada, [1997] A.C.I. no 997 (Q.L.), Cano c. Canada, [1996] A.C.I. no 1745 (Q.L.), Duchesneau c. Canada, [1997] A.C.I. no 1152 (Q.L.), Cribb-McKeown c. Canada, [1998] A.C.I. no 263 (Q.L.). et Long c. Canada, [1997] A.C.I. no 722 (Q.L.).

[28]     Dans la décision Long, au paragraphe 12, le juge Bowman donnait son appui aux décisions Robinson, Simons et Chopp et ajoutait que « comme l'indique le jugement Pillsbury, lorsqu'il est question du paragraphe 15(1), chaque cas dépend des faits qui lui sont propres » . Il ressort de cette jurisprudence que l'application du paragraphe 15(1) de la Loi ne requiert pas une intention de conférer un avantage à l'actionnaire. Il suffit que l'actionnaire ait su ou eût dû savoir, compte tenu des faits de l'affaire, qu'il recevait un avantage par suite de la transaction dont il s'agit.

[29]     Vu ma conclusion que la transaction entre l'appelant et Fibres J.C. ne constituait pas une transaction commerciale véritable et que la vente a été effectuée pour un montant supérieur à la juste valeur marchande, il m'est permis de conclure qu'il y a eu, en l'espèce, un avantage de conféré par Fibres J.C. à l'appelant. Il n'y a eu de la part de l'appelant ou de son comptable aucun effort de fait dans le but de déterminer la juste valeur marchande de la propriété avant le transfert. Aucun évaluateur n'a été consulté afin d'aider les parties dans la fixation d'un prix d'achat. L'appelant et le comptable ont tenté d'établir un coût de construction basé sur le montant réel des dépenses et sur l'évaluation du coût de remplacement aux fins de l'assurance plutôt que de déterminer la valeur marchande de la propriété. Dans de telles circonstances, l'appelant savait ou aurait dû savoir qu'un avantage pouvait lui être conféré.

[30]     L'appel est admis afin de refléter le fait que la valeur marchande de l'immeuble est de 1 000 000 $, que l'avantage conféré à l'appelant est de 500 000 $ et que les rajustements nécessaires devront être faits au niveau du calcul des pertes.


[31]     L'intimée aura droit à ses dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 24e jour de septembre 2004.

« François Angers »

Juge Angers


RÉFÉRENCE :

2004CCI578

No DU DOSSIER DE LA COUR :

2001-1102(IT)G

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Giuseppe Colubriale et Sa Majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :

le 21 avril 2004

MOTIFS DE JUGEMENT PAR :

l'honorable juge François Angers

DATE DU JUGEMENT :

le 24 septembre 2004

COMPARUTIONS :

Pour l'appelant :

Me Louis-Frédérick Côté

Pour l'intimée :

Me Mounes Ayadi

AVOCAT(E) INSCRIT(E) AU DOSSIER:

Pour l'appelant :

Nom :

Me Louis-Frédérick Côté

Étude :

Mendelsohn, avocats

Montréal (Québec)

Pour l'intimé(e) :

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

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