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Dossier : 2004-674(IT)G

 

ENTRE :

DIANNE L. STACKHOUSE,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appels entendus le 14 septembre 2006, à Moncton (Nouveau‑Brunswick).

 

Devant : L’honorable juge François Angers

 

Comparutions :

 

Avocat de l’appelante :

Me Gilles Bujold

Avocat de l’intimée :

Me Marcel Prevost

____________________________________________________________________

JUGEMENT

 

          Les appels interjetés à l’égard des nouvelles cotisations établies en application de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 1997 et 1998 sont accueillis avec dépens et les nouvelles cotisations sont renvoyées au ministre du Revenu national pour qu’il les examine à nouveau et qu’il établisse de nouvelles cotisations conformément aux motifs du jugement ci‑joints.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 3e jour d’avril 2007.

 

« François Angers »

Juge Angers

Traduction certifiée conforme

ce 9e jour de janvier 2008.

 

Mario Lagacé, jurilinguiste


 

 

 

Référence : 2007CCI146

Date : 20070403

Dossier : 2004-674(IT)G

 

ENTRE :

 

DIANNE L. STACKHOUSE,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Angers

 

[1]     Il s’agit d’appels interjetés à l’égard des nouvelles cotisations établies pour les années d’imposition 1997 et 1998 de l’appelante. Le ministre a restreint les pertes agricoles de l’appelante pour ces années en application du paragraphe 31(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »). La question en litige consiste à savoir si le revenu de l’appelante provenait principalement de l’agriculture ou d’une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source pendant les années d’imposition 1997 et 1998.

 

[2]     L’appelante est née en 1950 et elle participe à des activités agricoles depuis l’âge de dix ans. Lorsqu’elle était enfant, elle contribuait à l’exploitation agricole familiale en trayant les vaches et en aidant à d’autres tâches. Au moyen de l’argent de poche gagné en ramassant des bouteilles de boissons gazeuses, elle avait acheté des poules et exploité sa propre entreprise de vente d’œufs. Comme elle était l’aînée de six enfants, elle aidait toujours sa mère à son retour de l’école.

 

[3]     L’appelante a quitté la maison pour étudier à l’université. Elle a obtenu un baccalauréat en science ainsi qu’un diplôme en médecine. Elle a décidé d’exercer la médecine dans un milieu rural plutôt qu’urbain parce qu’elle avait grandi en campagne et ne pouvait s’imaginer passer le reste de ses jours dans un milieu fermé.

 

[4]     Elle a donc déménagé à Cambridge, au Nouveau‑Brunswick, où elle a acheté une ferme de 350 acres en 1975. Elle y a emménagé en 1977, avec ses quatre chevaux : un étalon pur‑sang et trois juments. Elle élevait des poulains métis puis les vendait, elle cultivait des céréales pour nourrir les chevaux et elle labourait le sol, tout en s’efforçant de s’établir comme médecin de campagne.

 

[5]     Lorsque l’appelante a acheté la ferme en 1975, seuls 50 acres de terre avaient été défrichés. En 1982, elle a acheté des chevaux arabes parce qu’elle croyait qu’il existait un marché pour les animaux d’élevage pur‑sang. Elle a élevé des poulains pour la vente et elle s’est vite rendu compte que davantage de terres devraient être défrichées puisque 50 acres ne pouvaient suffire aux besoins de tous ses chevaux. Une partie des 350 acres initiaux a donc été défrichée. Au même moment, l’appelante a construit une grange et a érigé des clôtures. Elle a également acheté d’autres terres de sorte qu’elle est maintenant propriétaire de 800 acres, dont la moitié est défrichée.

 

[6]     En 1994, elle a rencontré Gerry Caissie, son conjoint de fait, lequel avait peu de temps auparavant pris sa retraite du secteur de la construction et était fort intéressé par la ferme. Au fils des ans, l’appelante est devenue très réticente à utiliser des produits chimiques sur ses cultures. Elle et son conjoint de fait ont discuté des différentes façons dont ils pourraient préserver la couche arable lors du défrichage des terres et produire des récoltes d’une manière écologique. Ils ont diminué le brûlage et ils ont trouvé une façon de composter la matière organique à grande échelle, en vue de se convertir à l’agriculture biologique. Ils ont obtenu le permis de compostage nécessaire et ont construit une installation de compostage.

 

[7]     L’appelante a pour la première fois tenté de faire pousser des fèves de soja en 1995; elle a également produit d’autres récoltes tant sur sa ferme que sur des terres louées. Des tableaux de rotation des récoltes établis depuis 1994 montrent le nombre d’acres cultivés, l’emplacement des cultures et la sorte de culture.

 

[8]     En 1996, la ferme a obtenu un certificat de ferme biologique, avec un total de 311 acres reconnus comme biologiques. En 1997, le nombre d’acres ainsi reconnus est passé à 591, puis à 970 en 1998. L’appelante souhaitait amalgamer les idéaux de l’exploitation agricole biologique à grande échelle à la rentabilité et à la facilité de gestion. La certification à titre de ferme agricole biologique a été délivrée par l’Organic Crop Improvement Association (l’« OCIA »), organisme établi aux États-Unis qui fixe ses propres exigences de certification et qui dispose de ses propres enquêteurs. En 1998, la ferme a été certifiée biologique par la Maritime Certified Organic Growers Co-op Limited (la « MCOG »), organisme de certification biologique des Maritimes dont les exigences sont moins rigoureuses que celles de l’OCIA. La ferme de l’appelante a également obtenu l’attestation de l’International Federation of Organic Agriculture Movements (l’« IFOAM »). L’IFOAM délivre une certification de la MCOG qui autorise la vente de produits agricoles tant à la ferme que par livraison directe aux clients. L’IFOAM offre une attestation à l’échelle mondiale permettant les exportations dans les marchés européens et éventuellement japonais. L’appelante a maintenu ces certifications et attestations au cours des ans.

 

[9]     En 1998, elle a eu l’occasion de cultiver du chanvre commercial pour le textile dans le cadre de programmes mis sur pied par les autorités fédérales et provinciales. L’appelante a présenté une demande de licence relative au chanvre industriel et elle a commencé cette culture en 1998 à partir de semences fournies par le gouvernement. Comme ce dernier investissait des fonds dans l’industrie textile, l’appelante a cultivé, à titre de culture principale, du chanvre biologique et elle prévoyait que la ferme serait rentable cette année‑là. Or, non seulement le programme fut annulé par le gouvernement en 1999, mais la récolte de 1998 a dû être détruite parce que le taux de tétrahydrocannabinol (THC) du chanvre était trop élevé. Aucune assurance‑récolte n’était offerte pour cette culture. L’appelante a envisagé de cultiver de la marihuana à des fins médicales, mais ce projet ne s’est pas concrétisé.

 

[10]    Outre qu’elle labourait davantage de terres chaque année, l’appelante a obtenu de nouvelles terres au moyen de baux consentis par divers propriétaires fonciers voisins. Ces terres étaient principalement louées de personnes âgées ou de membres de la famille qui n’étaient plus intéressés par leur propriété, mais qui ne voulaient pas laisser la terre en jachère. Quoi qu’il en soit, l’appelante s’assurait que la terre pouvait être certifiée biologique. Ces terres permettaient également à l’appelante de diversifier ses activités puisqu’un agriculteur ne peut dépendre d’une seule culture, compte tenu de l’ensemble des éléments qui peuvent influer sur l’entreprise, des conditions climatiques et d’autres facteurs. D’autres terres ont été ajoutées pour cette raison et aussi pour nourrir les bœufs qu’elle avait achetés en 2002. Au cours des dernières années, l’appelante n’a pas fait de culture commerciale parce qu’elle a principalement cultivé des céréales pour les bovins. Depuis les années d’imposition en cause, son ambition est d’élever des bœufs biologiques. Elle a acheté des Red Angus et des Black Angus pur‑sang en 2002. Elle a choisi la race Angus en raison de sa rentabilité supérieure en regard des autres races. Ils ont acheté 103 têtes de bétail.

 

[11]    L’appelante travaille à la ferme. Pendant les deux années d’imposition frappées d’appel, elle exerçait la médecine une partie de la journée les lundis, les mardis, les mercredis et les vendredis. Elle passait deux heures le matin et deux heures après le souper ces jours‑là ainsi que toute la journée du jeudi et les fins de semaine à travailler à la ferme; elle passait au moins 40 heures par semaine à la ferme. Les rendez‑vous de ses patients étaient fixés en fonction des conditions climatiques et des tâches à accomplir à la ferme. Elle voyait ses patients le soir ou l’après‑midi. En 2002, comme la croissance de la ferme nécessitait davantage d’argent, elle travaillait toute la journée les jeudis dans une clinique située à Fredericton. La totalité de son revenu, à l’exception de ce dont elle avait besoin pour vivre, était investie dans la ferme. L’appelante avait l’intention d’exploiter une ferme et d’exercer la médecine simultanément et, un jour, de prendre sa retraite de la médecine pour se consacrer à l’exploitation de la ferme.

 

[12]    L’appelante accomplit les tâches suivantes à la ferme : mélanger les aliments pour le bétail, manœuvrer le matériel agricole, surveiller la santé des vaches et des chevaux, vérifier les clôtures pour s’assurer qu’elles sont bien électrifiées et toujours en bon état, et faire les rondes des pâturages le soir pour vérifier si les animaux sont en bonne santé, leur donner des injections et prendre des échantillons de sang.

 

[13]    En 1996, en 1997 et en 1998, il y avait un ou deux employés à la ferme, à l’exclusion du conjoint de fait de l’appelante. Il y avait plus d’employés certaines années, notamment des étudiants embauchés pour effectuer les travaux manuels. Tout le personnel était supervisé par l’appelante elle‑même et son conjoint de fait.

 

[14]    Pendant les deux années d’imposition en cause, la province du Nouveau‑Brunswick considérait que l’appelante était agricultrice aux fins de l’application de l’exemption de la taxe de vente provinciale accordée aux agriculteurs et elle est considérée comme telle depuis 1979. À l’origine, cela signifiait une exemption de la taxe provinciale sur les achats de matériel et de machinerie pour la ferme, et seuls les agriculteurs pouvaient en bénéficier.

 

[15]    Les investissements en immobilisations effectués par l’appelante pour la période allant de 1995 à 2005 totalisent 28 949 $ pour l’exercice de la médecine et 741 776 $ pour l’exploitation de la ferme. Les revenus produits par la ferme diminuent depuis 1998, tandis que les revenus tirés de l’exercice de la médecine augmentent au fil des ans. Le revenu net qu’elle a tiré de l’exercice de la médecine pour les deux années frappées d’appel s’élève respectivement à 73 984 $ et à 88 991 $. Ses pertes agricoles nettes pour les mêmes années se chiffrent à 138 086 $ et à 56 954 $.

 

[16]    M. Claude Bertheleme, agronome au ministère de l’Agriculture, de la Pêche et de l’Aquaculture du Nouveau‑Brunswick (le « ministère »), a témoigné au sujet de l’état actuel de l’agriculture biologique au Nouveau‑Brunswick et des services offerts par son ministère aux agriculteurs biologiques depuis 2001. Il a affirmé que la taille du marché biologique au Nouveau‑Brunswick est telle que ce marché sera bientôt plus qu'un simple créneau et qu’il existe de bonnes occasions dans tous les secteurs de l’agriculture biologique. Il a également témoigné au sujet des difficultés liées à la mise sur pied d’une ferme biologique au Nouveau‑Brunswick et il a fait état de divers programmes qui sont maintenant offerts, mais qui n’existaient pas en 1996, en 1997 et en 1998.

 

[17]    M. Bertheleme a commencé à se familiariser avec la ferme de l’appelante en 2001, lorsqu’il a été engagé à titre de spécialiste de l’agriculture biologique. Son ministère participait à la planification de la gestion des nutriments, soit, dans le cas présent, la planification de la façon la plus appropriée d’utiliser le fumier et l’engrais dans l’éventualité où l’appelante déciderait de conserver des bovins à la ferme. Un projet a été élaboré pour l’appelante. Compte tenu de la superficie de la terre et du nombre d’animaux, la ferme de l’appelante est la plus grande ferme biologique du Nouveau‑Brunswick. Dans une ferme bovine classique, le troupeau de vaches et de veaux totalise de 58 à 64 têtes. La ferme de l’appelante compte 195 têtes de bétail.

 

[18]    Le témoin connaissait également le calendrier de rotation des cultures de l’appelante (pièce A‑4). Compte tenu de la superficie totale utilisée comparativement aux autres fermes au Nouveau‑Brunswick, la ferme de l’appelante est considérée comme une grande ferme. Quant à l’évolution de la ferme pendant la période où le témoin s’y est intéressé, l’exploitation agricole consistait initialement en ce qu’on appelle une ferme de culture commerciale puisqu’il s’agissait de cultiver une grande superficie de céréales et de protéagineux pour le marché intérieur et l’exportation. La ferme a évolué pendant quelques années et elle se tourne maintenant vers l’élevage de bovins et les cultures fourragères pour éventuellement diminuer les cultures commerciales. Le témoin semblait sûr de la fermeté du marché pour les agriculteurs bovins biologiques en raison du nombre croissant de personnes qui choisissent des aliments biologiques.

 

[19]    La ferme de l’appelante peut être qualifiée d’exploitation bovine; elle est l’une des six ou sept exploitations biologiques de ce genre au Nouveau‑Brunswick. Les activités de la ferme comprennent en outre la production fourragère et la production céréalière.

 

[20]    Selon M. Bertheleme, les agriculteurs qui souhaitent se lancer dans l’agriculture biologique doivent suivre un processus plus complexe que celui qui est prévu pour l’agriculture classique. Plusieurs raisons expliquent cette situation. Tout d’abord, les agriculteurs biologiques doivent adhérer à des normes et à un protocole très rigoureux qui font état de méthodes de production relativement détaillées, dont certaines sont permises et d’autres pas. De même, certains produits et certaines ressources habituellement utilisés dans les fermes classiques peuvent servir dans le cadre d’un système biologique, mais d’autres non. Il faut donc posséder une bonne dose de connaissances. On qualifie d’ailleurs l’agriculture biologique de système axé sur les connaissances, qui oblige les agriculteurs à vraiment savoir ce qu’ils font. Contrairement aux agriculteurs classiques, les agriculteurs biologiques ne disposent pas de réelles solutions miracles à leurs problèmes.

 

[21]    Le conjoint de fait de l’appelante a témoigné sur sa participation à la ferme de l’appelante et, en particulier, sur la façon dont il a dû se familiariser avec l’agriculture biologique en visitant des fermes en Ontario et en lisant beaucoup d’ouvrages sur le sujet. Il nourrit de nombreux projets de croissance pour la ferme et il s’attend à ce que l’exploitation de bœufs biologiques marque un nouveau tournant. Chaque semaine, il travaille un grand nombre d’heures à la ferme et il partage les responsabilités qui en découlent avec l’appelante. Ils discutent de son exploitation et, même s’il travaille davantage avec le matériel que ne le fait l’appelante, elle conduit les tracteurs et participe activement à cet aspect de l’exploitation.

 

Position de l’appelante

 

[22]    L’appelante soutient que l’article 31 de la Loi ne s’applique pas en l’espèce parce qu’elle appartient à la première catégorie d’agriculteurs décrits par M. le juge Dickson dans l’arrêt Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480, à la page 487, puisqu’elle est une agricultrice « qui peut raisonnablement s’attendre à tirer de l’agriculture la plus grande partie de son revenu ou à ce que ce soit le centre de son travail habituel ». Par conséquent, pour les années frappées d’appel et pendant lesquelles elle a subi des pertes agricoles, elle n’est pas visée par la restriction prévue au paragraphe 31(1) de la Loi. On avance que l’appelante a été agricultrice pendant la plus grande partie, voire la totalité, de sa vie. Elle a grandi à la ferme et elle a fait de l’agriculture son mode de vie après ses études en médecine.

 

Position de l’intimée

 

[23]    Selon l’intimée, l’exploitation agricole ne constitue pas le centre du travail habituel de l’appelante. Son engagement dans l’exercice de la médecine constituait sa principale source de revenu pendant les années en cause et elle ne satisfait donc pas aux critères applicables pour être un agriculteur de la première catégorie suivant l’arrêt Moldowan. L’intimée ajoute que le revenu de l’appelante ne provenait principalement ni de l’agriculture ni d’une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source, et que les pertes agricoles doivent donc être restreintes en application du paragraphe 31(1) de la Loi.

 

[24]    Les dispositions pertinentes de la Loi sont ainsi rédigées :

 

31(1) Pertes provenant d’une activité agricole ne constituant pas la principale source de revenu

 

Lorsque le revenu d’un contribuable, pour une année d’imposition, ne provient principalement ni de l’agriculture ni d’une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source, pour l’application des articles 3 et 111, ses pertes pour l’année, provenant de toutes les entreprises agricoles exploitées par lui, sont réputées être le total des montants suivants :

 

a)         la moins élevée des sommes suivantes :

 

(i)         l’excédent du total de ses pertes pour l’année, déterminées compte non tenu du présent article et avant toute déduction prévue aux articles 37 ou 37.1 et provenant de toutes les entreprises agricoles exploitées par lui, sur le total des revenus, ainsi déterminés, qu’il a tirés pour l’année de ces entreprises,

 

(ii)        2 500 $ plus la moins élevée des sommes suivantes :

 

(A)       ½ de l’excédent du montant visé au sous‑alinéa (i) sur 2 500 $,

 

(B)       6 250 $;

 

b)         l’excédent éventuel de la somme visée au sous‑alinéa (i) sur la somme visée au sous‑alinéa (ii) :

 

(i)         la somme qui serait déterminée en vertu du sous-alinéa a)(i) compte non tenu du passage « et avant toute déduction prévue aux articles 37 ou 37.1 »,

 

(ii)        la somme déterminée en vertu du sous‑alinéa a)(i).

 

[25]    Le préambule de l’article 31 énonce le critère applicable, lequel soulève deux questions. La « question principale » consiste à savoir si le revenu du contribuable provient principalement de l’agriculture, tandis que la « question de la combinaison » consiste à savoir si le revenu du contribuable provient principalement d’une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source. L’article 31 s’applique uniquement si la réponse aux deux questions est négative.

 

[26]    Dans le récent arrêt Gunn c. Canada, [2006] A.C.F. no 1256 (QL), de la Cour d’appel fédérale, Mme la juge Sharlow examine l’historique législatif de l’article 31 dans l’espoir d’établir le sens des termes « principale source de revenu » ou de découvrir des indices sur la façon d’appliquer ce qu’elle appelle la « question de la combinaison », mais en vain. Elle s’interroge également sur l’objet visé par l’article 31 dans la mesure où il empêche certains agriculteurs de demander un allégement fiscal pour les pertes agricoles excédant un seuil prévu par la loi, et elle se demande pourquoi on a assujetti certains agriculteurs à ce fardeau fiscal particulier tandis que d’autres y sont soustraits. Elle examine les décisions qui s’intéressent à cette disposition et à son objet, mais n’arrive pas à trouver une explication satisfaisante de la raison d’être de l’article 31 de la Loi.

 

[27]    Elle se penche ensuite sur les décisions à « valeur jurisprudentielle » qui ont trait à l’article 31 et elle renvoie à l’arrêt‑clé Moldowan (précité), dans lequel M. le juge Dickson énonce un certain nombre de principes pour qu’il soit plus facile de décider à quelle catégorie appartient un agriculteur donné et si l’article 31 s’applique ou non. Elle traite des critiques et des difficultés auxquelles l’arrêt Moldowan a donné lieu, en particulier en ce qui touche à l’examen de la « question de la combinaison » et à la façon dont cette question doit être interprétée. Mme la juge Sharlow ajoute que, dans le contexte fiscal, l’interprétation législative doit se fonder sur la reconnaissance du fait que, dans le cadre d’un régime d’autocotisation qui respecte le droit des contribuables de planifier leurs affaires de manière intelligente, ces derniers doivent pouvoir compter sur des règles qui sont uniformes, prévisibles et équitables. Elle renvoie à cet égard à l’arrêt Canada Trustco Mortgage Co. c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601.

 

[28]    Au paragraphe 82 de l’arrêt Gunn (précité), la Cour d’appel fédérale affirme que la « question de la combinaison » soulevée par l’article 31 de la Loi est susceptible d’une interprétation plus simple que celle qui est donnée par M. le juge Dickson dans l’arrêt Moldowan, à savoir que l’agriculteur n’est pas tenu de proposer une combinaison de sources de revenu où prédomine l’agriculture. La Cour d’appel fédérale a conclu ce qui suit au paragraphe 83 :

 

À mon avis, la question de la combinaison doit être interprétée de manière à n’exiger qu’un examen de l’effet cumulatif du total du capital investi dans l’agriculture et dans une deuxième source de revenu, du total du revenu tiré de l’agriculture et d’une deuxième source de revenu, et du total du temps consacré à l’agriculture et à la seconde source de revenu, compte tenu du mode de vie ordinaire du contribuable, de son expérience de l’agriculture, enfin de ses intentions et de ses attentes. On évitera ainsi d’appliquer le critère jurisprudentiel selon lequel l’agriculture doit être l’élément prédominant de la combinaison de l’agriculture et de la seconde source de revenu, un critère qui à mon avis a été mis à mal par la jurisprudence ultérieure. Il y aurait une réponse positive à la question de la combinaison si, par exemple, le contribuable a investi une somme appréciable dans une entreprise agricole, s’il consacre la quasi‑totalité de son temps de travail à la fois à l’agriculture et à l’autre activité principale lucrative, et si ses activités quotidiennes combinent l’agriculture et l’autre activité lucrative, le temps consacré à chacune étant important.

 

[29]    Les deux avocats conviennent que l’arrêt Moldowan constitue toujours l’arrêt de principe et le critère à appliquer pour interpréter le paragraphe 31(1) de la Loi. L’avocat de l’appelante estime toutefois que les conclusions tirées dans l’arrêt Moldowan doivent être examinées à la lumière des décisions plus récentes de la Cour suprême selon lesquelles il faut procéder à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique de la législation en matière d’impôt pour trouver un sens qui s’harmonise avec la Loi. Chacun des avocats a présenté sa position en examinant l’ensemble des divers facteurs économiques pertinents (capital, revenu et temps) énoncés dans l’arrêt Moldowan.

 

[30]    L’avocat de l’intimée fait valoir que l’exploitation agricole de l’appelante n’était qu’une activité secondaire pendant les années d’imposition frappées d’appel et que l’appelante tirait sa principale source de revenu de l’exercice de la médecine, ce qui la place dans la deuxième catégorie d’agriculteurs mentionnée dans l’arrêt Moldowan. En ce qui a trait au capital investi, l’avocat convient que la somme investie par l’appelante dans la ferme est considérable, mais il soutient que ce facteur à lui seul n’est pas déterminant puisqu’il faut apprécier l’ensemble des trois facteurs. L’avocat s’est appuyé sur l’arrêt Moldowan pour affirmer que seul le temps consacré à la ferme par l’appelante, et non par d’autres, doit être pris en compte. Sur le point de la rentabilité, il faut, selon lui, prendre en considération tant la rentabilité réelle que potentielle, et la preuve produite en l’espèce n’établit pas qu’il existait une quelconque possibilité de profit au cours de l’une ou l’autre des années d’imposition en cause. Enfin, il invoque la décision Watt c. Canada, [2001] A.C.F. no 517 (QL), pour avancer que l’exploitation agricole de l’appelante n’était que subordonnée à la principale activité dont l’ensemble du revenu était tiré, qu’une rentabilité réelle ou potentielle est nécessaire pour décider que la principale source de revenu de l’appelante est l’agriculture, et que le revenu que l’appelante tire de l’agriculture, même s’il ne constitue pas à lui seul un facteur déterminant, est pertinent et ne peut être écarté.

 

[31]    L’avocat de l’appelante a établi une distinction entre les faits de l’arrêt Moldowan et ceux de la présente affaire. Selon lui, dans l’arrêt Moldowan, le contribuable participait à de nombreuses entreprises, dont l’une était l’agriculture (courses de chevaux), tandis qu’en l’espèce, l’appelante ne participe qu’à une entreprise, à savoir l’exploitation agricole biologique. L’avocat cite par ailleurs l’arrêt Gunn pour affirmer que la preuve du fait que la principale source de revenu d’une personne provient d’une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source n’exige pas que cette autre source soit subordonnée à l’agriculture. En ce qui touche la rentabilité considérable, l’avocat soutient qu’il ne s’agit pas d’un facteur important pour décider de l’application de l’article 31; il invoque à cet égard les arrêts R. c. Donnelly, [1997] CarswellNat 1562 (C.A.F.), et Kroeker v. The Queen, 2002 DTC 7436 (C.A.F.). Il avance en outre que l’opinion dissidente émise par Mme la juge Desjardins dans l’arrêt The Queen v. Morrissey, 89 DTC 5080 (C.A.F.), permet d’affirmer que la rentabilité n’est qu’un seul facteur parmi plusieurs dont il faut tenir compte et que le montant du revenu n’est pas à lui seul un facteur déterminant. L’avocat fait valoir qu’un revenu a été généré pendant les années frappées d’appel, mais qu’il n’y a pas eu de profits. Il ajoute que l’appelante s’est toujours attendue à ce que les revenus tirés de l’agriculture biologique lui permettent de réduire le temps passé à l’exercice de la médecine. Pour l’application de l’article 31, il faut tenir compte de la participation de chacun à la ferme, et non seulement de celle de l’appelante. Quant à la question de la rentabilité, l’appelante prévoyait réaliser un profit dès 1998 grâce à la culture du chanvre.

 

Analyse

 

[32]    Il ne fait aucun doute que l’agriculture a toujours été au centre des intérêts de l’appelante et qu’il ressort de la preuve présentée que cette dernière participe à ce secteur d’activité depuis son enfance. Ayant grandi à la ferme, l’appelante possédait certaines connaissances en matière d’agriculture et, à l’exception de la période passée à suivre des cours à l’université, elle a continuellement consacré son temps à des activités agricoles.

 

[33]    Au fil des ans, et malgré les obstacles rencontrés, elle a poursuivi l’exploitation de la ferme au point que l’on estime maintenant qu’il s’agit de la plus importante ferme biologique du Nouveau‑Brunswick. Manifestement, la ferme de l’appelante a évolué au fil des ans et elle a connu une croissance telle que, par comparaison avec les autres fermes de cette province, elle est considérée comme une grande exploitation sur le plan de la superficie utilisée (1 738 acres) et du nombre d’animaux.

 

[34]    L’intérêt de l’appelante en matière d’agriculture biologique remonte à 1996, alors que l’information sur le sujet était rare. Elle s’est lancée dans une entreprise difficile, et il ne fait aucun doute que le temps et le capital investis par l’appelante dans l’aventure ainsi que son intérêt à commercialiser un produit de meilleure qualité ont donné l’impulsion nécessaire pour aller de l’avant. Le revenu tiré de l’exercice de la médecine était élevé, mais les rendez‑vous fixés pour ses patients dépendaient des conditions climatiques et des tâches à effectuer sur la ferme. L’appelante réservait quatre jours par semaine à l’exercice de la médecine, mais elle consacrait quatre heures de chacune de ces journées à la ferme; le reste de la semaine était passé à la ferme. Elle consacrait donc autant, sinon davantage, de temps à la ferme qu’à l’exercice de la médecine. Elle fixait les rendez‑vous avec ses patients en fonction de ses activités agricoles. La totalité de son revenu, à l’exception de ce dont elle avait besoin pour vivre, était investie dans la ferme. Dans son témoignage, l’appelante a déclaré qu’elle avait l’intention d’exploiter une ferme et d’exercer la médecine simultanément et, un jour, de prendre sa retraite de la médecine pour se consacrer à l’exploitation de la ferme.

 

[35]    La preuve établit en outre qu’à chaque fois que l’appelante s’est engagée dans une entreprise agricole, elle le faisait en vue d’en tirer un profit. À titre d’exemple, elle a commencé à cultiver du chanvre en 1998 dans l’espoir de réaliser d’importants profits. Cet espoir est tombé à l’eau lorsqu’on lui a ordonné de détruire la récolte de chanvre en raison du taux élevé de THC de celui‑ci – facteur totalement hors de son contrôle – et qu’elle s’est retrouvée avec une récolte perdue ne pouvant faire l’objet d’une assurance. Le gouvernement a annulé le programme relatif au chanvre en 1999. L’appelante a également précisé dans son témoignage que, depuis 1997 et 1998, elle a l’ambition d’élever des bœufs biologiques à la ferme, ce qui s’est en fait produit puisqu’en 2002, 103 têtes de bétail Angus ont été achetées.

 

[36]    Comme les résultats peuvent être plus longs à obtenir avec l’agriculture biologique qu’avec l’agriculture classique, comme l’agriculture biologique peut aussi exiger davantage de formation et comme l’appelante s’est en outre engagée dans l’entreprise de l’agriculture biologique en 1996 alors que peu d’information à ce sujet était disponible, il est tout à fait normal qu’elle ait dû expérimenter diverses cultures pour obtenir des résultats satisfaisants. Malgré cela, l’appelante s’attendait à tirer un profit de la culture du chanvre en 1998 et en 1999. Il ne serait pas déraisonnable de conclure que l’exploitation agricole de l’appelante est susceptible de produire un profit si on tient compte du fait qu’elle a lancé son entreprise en 1996 et de l’évolution de la ferme depuis lors. L’appelante a développé son exploitation agricole à grande échelle et elle s’est tournée vers l’élevage de bœufs biologiques. Elle possède maintenant la plus importante ferme biologique du Nouveau‑Brunswick. Il convient également de signaler que le témoignage de M. Bertheleme donne à entendre que la demande de produits biologiques est de plus en plus forte et que l’on s’attend à ce que le marché biologique continue de croître.

 

[37]    Compte tenu de l’importance de l’exploitation agricole de l’appelante et du montant du capital investi, l’agriculture n’est certainement pas qu’une simple activité secondaire n’offrant aucune possibilité de profit. Le temps que l’appelante passe sur la ferme est considérable, et le fait que son conjoint de fait travaille aussi à la ferme n’y change rien. Dans l’arrêt Kroeker (précité), tant Mme Kroeker que son mari travaillaient à la ferme, comme l’appelante et son conjoint de fait en l’espèce, et ce fait n’a pas été considéré comme un obstacle au moment d’accueillir l’appel. J’ai également examiné l’arrêt La Reine c. Graham, [1985] 2 C.F. 107 (C.A.). Les faits de cette affaire sont analogues à ceux dont je suis saisi en ce que l’appelant consacrait la totalité de ses ressources à sa ferme, au point que son emploi, et non l’agriculture, était l’activité secondaire puisque son employeur lui permettait de remplir ses obligations agricoles chaque fois que des urgences survenaient.

 

[38]    Le capital, le temps et le travail de l’appelante étaient axés sur la ferme. J’arrive donc à la conclusion que son revenu provenait principalement d’une combinaison de l’agriculture et de l’exercice de la médecine pendant les années d’imposition 1997 et 1998. Les appels sont accueillis et les nouvelles cotisations pour les deux années d’imposition sont renvoyées au ministre pour qu’il les examine à nouveau et qu’il établisse de nouvelles cotisations compte tenu du fait que l’article 31 de la Loi ne peut s’appliquer pour restreindre la déduction des pertes agricoles de l’appelante. L’appelante a droit à ses dépens.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 3e jour d’avril 2007.

 

 

« François Angers »

Juge Angers

Traduction certifiée conforme

ce 9e jour de janvier 2008.

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste


RÉFÉRENCE :                                  2007CCI146

 

NO DU DOSSIER DE LA COUR :     2004-674(IT)G

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :              Dianne L. Stackhouse c. Sa Majesté

                                                          la Reine

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Moncton (Nouveau‑Brunswick)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 14 septembre 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :       L’honorable juge François Angers

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 3 avril 2007

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelante :

Me Gilles Bujold

Avocat de l’intimée :

Me Marcel Prevost

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

 

                          Nom :                      Me Gilles Bujold

                          Cabinet :                  Bujold – Avocats – Conseillers fiscaux

                          Ville :                       Moncton (Nouveau-Brunswick)

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

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