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Référence : 2007CCI93

Date : 20070627

Dossier : 2000-761(IT)G

ENTRE :

RAYNALD GRENIER,

requérant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

(Prononcés oralement à l'audience le 13 décembre 2006

à Québec (Québec) et modifiés pour plus de clarté et de précision.)

 

Le juge Archambault

 

[1]     Monsieur Raynald Grenier a présenté une requête afin d'obtenir l'annulation ou la modification d’un jugement de cette Cour en date du 1er octobre 2002 en raison d'une fraude ou de faits survenus ou découverts après qu'il a été rendu, en vertu de l'alinéa 172(2)a)[1] des Règles de la Cour canadienne de l'impôt (procédure générale) (Règles), ou pour le motif que la Cour n’a pas statué sur une question qui a été soulevée devant elle, en vertu de l'alinéa 172(1)b)[2] des Règles.

 

Les faits

 

[2]     Monsieur Grenier a interjeté appel à l'encontre de cotisations établies par le ministre du Revenu national (ministre) à l'égard des années d'imposition 1993 à 1996. À la suite du jugement que j’ai rendu et dont les motifs écrits sont en date du 14 décembre 2002, monsieur Grenier a interjeté appel devant la Cour d'appel fédérale, qui a rendu le 1er avril 2004 une décision rejetant l'appel de monsieur Grenier et confirmant la décision de cette Cour.

 

[3]     Dans le cadre de l’instance devant la Cour d'appel fédérale, monsieur Grenier a demandé à deux reprises à ladite cour la permission de présenter une preuve nouvelle. Tout d’abord, une requête a été présentée le 18 août 2003 demandant « l'autorisation de présenter des éléments de preuve complémentaires en appui des témoignages déjà entendus mais non retenus par l'honorable juge Pierre Archambault ».

 

[4]     Dans ses motifs pour refuser cette demande, le juge Létourneau fait remarquer que, parmi les documents que monsieur Grenier désirait produire, il y avait des copies de règles et de lois, qui n'avaient pas à faire partie de la preuve puisque ces documents pouvaient être inclus dans le cahier des lois, règlements, jurisprudence et doctrine. Quant à ce qui pouvait constituer une nouvelle preuve factuelle, le juge Létourneau a conclu :

 

Étant donné que les autres items que l'appelant désire déposer en appel réfèrent à des documents qui sont soit déjà au dossier d'appel, soit non pertinents, soit postérieurs à l'audition, soit antérieurs à l'audition alors que l'appelant connaissait leur existence; il est ainsi ordonné : la requête de l'appelant pour obtenir l'autorisation de présenter de nouveaux éléments de preuve est rejetée.

 

[5]     À la suite de cette décision du juge Létourneau, une nouvelle demande de réouverture de la preuve a été présentée à la Cour d’appel fédérale et cette demande a également été rejetée. Je signale toutefois que le motif principal invoqué à l’appui de cette demande était celui de l’existence de faits nouveaux à présenter et non pas celui de la fraude.

 

•   Question sur laquelle la Cour n’a pas statué

 

[6]     Lors de la présentation de sa requête devant cette Cour, monsieur Grenier a précisé les motifs justifiant, d’après lui, l'application de l'article 172 des Règles. À l'appui de l'argument que la Cour n'avait pas statué sur une question qui lui avait été posée, il a mentionné le paragraphe 31(2) de la Loi de l'impôt sur le revenu (Loi) qui accorde au ministre la possibilité de « [...] déterminer si le revenu d'un contribuable, pour une année d'imposition, ne provient principalement ni de l'agriculture ni d'une combinaison de l'agriculture et de quelque autre source » et a soutenu qu’il n’y avait dans la preuve produite rien qui indiquait si le ministre avait exercé ce pouvoir, que monsieur Grenier a qualifié de discrétionnaire. Faute de preuve que le ministre l’avait exercé, il pouvait y avoir eu excès de pouvoir qui privait monsieur Grenier de l'exercice de ses droits et libertés prévus par la Charte canadienne des droits et libertés (Charte). Il s’agit là du principal motif que j'ai pu dégager de la longue requête rédigée par monsieur Grenier qui puisse justifier l’assertion que la Cour n'a pas statué sur une question qui lui était posée.

 

•   Allégation de fraude

 

[7]     À l'appui de son recours en vertu de l'alinéa 172(2)a) des Règles, monsieur Grenier a invoqué l'existence d'une fraude résultant de la conduite du procureur de l'intimée. Notamment, le procureur de l'intimée avait présenté à la Cour des tableaux récapitulatifs qui résumaient la preuve documentaire qui lui avait été soumise, dont un tableau récapitulant des données pour les années 1980 à 1992 provenant de la pièce I‑11 et obtenues du système informatique de Revenu Canada. Un autre tableau couvrant la période de 1993 à 2000 a été préparé à partir des déclarations de revenus de monsieur Grenier qui avaient été produites, lors de l’audience, sous la cote I‑2 (pour la déclaration de revenus pour l'année 1993) et sous les cotes I‑4 à I‑10 (pour les déclarations des années 1994 à 2000). Selon monsieur Grenier, il manquait des données importantes à ces tableaux, notamment les données relatives à ses sources de revenus autres que l'entreprise agricole, sa profession et son autre entreprise. Il a fait valoir qu'il avait gagné pour l'année 1982 des revenus de location de 171 590 $ et des revenus de placements de 15 206 $ et qu’il avait réalisé un gain en capital de 18 286 $. Les revenus de ces trois sources auraient pu, selon monsieur Grenier, être combinés avec ceux tirés de son activité agricole. Il reprochait ainsi au procureur de l'intimée d'avoir « frauduleusement, ou malicieusement et volontairement » omis de présenter ces sources de revenus dans ses tableaux récapitulatifs, alors que les données en question étaient disponibles (pièces I‑4 et I‑11).

 

[8]     L'autre fait invoqué par monsieur Grenier pour établir la fraude du procureur de l'intimée est que ce procureur n'avait pas inclus dans ses tableaux les données à l'égard des années antérieures, à savoir 1958 à 1980; ces données, d’après monsieur Grenier, auraient pu révéler que son activité sylvicole avait été une source importante de revenus et qu'elle lui avait permis de subvenir à ses besoins domestiques.

 

[9]     Monsieur Grenier a aussi soutenu qu’il n'avait pas pu déterminer que certaines données n’apparaissaient pas aux tableaux récapitulatifs en raison de la faute du procureur de l'intimée ou du vérificateur de l'intimée. Mes propres vérifications m'ont permis de constater que l’absence de ces données dans les tableaux récapitulatifs était due au fait qu’elles n’avaient pas été mises en preuve.

 

[10]    À l'appui de l'allégation de fraude, monsieur Grenier a invoqué également le fait qu'il avait, quelques semaines avant l'audition de l'appel devant la Cour d'appel fédérale, envoyé une demande pour obtenir certains documents se trouvant en la possession soit du ministère du Revenu, soit du procureur de celui-ci, notamment ses déclarations de revenus pour les années antérieures. Par contre, il est important de mentionner que monsieur Grenier a reconnu avoir reçu certains de ces documents et certaines données à l'égard des années antérieures. D'ailleurs, il a présenté sous la cote R‑1 à l'appui de ses prétentions à l'audience relative à sa requête certains tableaux révélant des revenus déclarés pour les années 1967, 1972, 1974 à 1976 et 1978 à 2005. En omettant des tableaux récapitulatifs certaines de ces données, le procureur de l'intimée a, selon monsieur Grenier, tenté d'induire le juge en erreur, commettant ainsi une fraude. Il voit dans cette omission du procureur de l'intimée un autre indice d'une intention soit frauduleuse ou malicieuse.

 

[11]    Monsieur Grenier a aussi fait référence à l'interrogatoire que le procureur de l'intimée lui avait fait subir lors de son témoignage en 2002, particulièrement en ce qui a trait à la pièce A‑7, un relevé de la Régie de l'assurance maladie du Québec (Régie). Dans ce relevé, on indique un nombre de patients, soit 722 , à l’égard desquels il aurait été rémunéré et, d'après lui, les questions qui lui avaient été posées ne lui ont pas permis de faire valoir que ces patients pouvaient en être qu'il avait vus durant une période autre que celle des deux semaines visées par le relevé. En d'autres mots, le relevé ne représentait pas nécessairement le nombre exact de patients vus au cours de la période donnée. Il reproche à l'avocat d'avoir ainsi créé une impression qui ne correspondait pas à la réalité.

 

[12]    Sans nécessairement l'invoquer de façon sérieuse — il a laissé à la discrétion de la Cour de décider de ce qu’il convenait d’en inférer — monsieur Grenier a soutenu qu'il fallait tenir compte du fait que le procureur de l'intimée s'était opposé à ce que monsieur Gingras, qui était l’ingénieur forestier de monsieur Grenier, témoigne comme expert en 2002 puisqu’aucun rapport d'expert n'avait été présenté conformément aux Règles. Il reprochait également à ce procureur d'avoir interrogé l’ingénieur sur des questions qui pouvaient relever de l'opinion.

 

[13]    Finalement, monsieur Grenier a mentionné l'objection du procureur de l'intimée concernant sa demande présentée à la Cour d'appel fédérale le 18 août 2003 (page 64 de la déclaration sous serment d'opposition à la requête (déclaration d’opposition) du 6 décembre 2006) en vue d’obtenir l’autorisation de présenter des éléments de preuve complémentaires; il a notamment fait référence aux documents désignés Q‑8 et Q‑10 dans sa demande adressée à la Cour d'appel fédérale.

 

•   Faits nouveaux

 

[14]    En ce qui a trait à l'argument relatif aux faits nouveaux, monsieur Grenier a tenté d'attirer l'attention de la Cour sur l'existence de deux documents émanant de l'Association des Dermatologistes du Québec et ayant trait au plafond de rémunération qui était en vigueur durant la période pertinente visée par la cotisation du ministre. Selon monsieur Grenier, ces documents auraient pu faire la preuve d'un montant inférieur à celui fixé par le ministre dans la cotisation. En effet, le débat dans le dossier de monsieur Grenier portait non seulement sur l'application des restrictions établies par l'article 31 de la Loi, mais aussi sur l'application d'une pénalité pour ne pas avoir déclaré des revenus de profession libérale[3].

 

Position de l’intimée

 

[15]    À l'appui de sa position selon laquelle la requête en annulation de jugement devait être rejetée aux motifs que la Cour n'avait plus compétence pour entendre les allégations de monsieur Grenier et qu'il n'y avait plus rien qui donnait ouverture à l’application de l'article 172 des Règles, la procureure de l'intimée a cité plusieurs décisions jurisprudentielles. La décision la plus importante est celle rendue par la Cour d'appel fédérale dans Etienne c. Canada, [1993] A.C.F. no 1388 (QL). Dans cette affaire, l’appel portait sur une décision rendue par le juge Teitelbaum (Etienne c. Canada, [1992] A.C.F. no 862 (QL)), qui avait refusé une demande de modification d’une ordonnance rendue en vertu de la Loi sur les langues officielles. Il faut dire qu'en plus de faire cette demande de modification d’ordonnance, le justiciable avait en même temps interjeté appel devant la Cour d'appel fédérale. Le juge Hugessen, de cette dernière cour, a conclu au paragraphe 1 de ses motifs que le juge « [...] a eu raison de considérer irrégulier de la part d'un juge de première instance de juger une demande fondée sur la Règle 1733 ayant trait à son propre jugement au moment où il y a appel à l'encontre de ce jugement. Le recours approprié dans de telles circonstances serait une demande fondée sur la Règle 1102(1) en vue de produire devant la Cour d'appel les éléments de preuve nouvellement découverts. »

 

[16]    Ainsi, la Cour d'appel fédérale a conclu qu'il était inapproprié de faire une telle demande devant la cour de première instance et qu'il fallait plutôt la présenter devant la Cour d'appel fédérale. Cette décision a été suivie dans deux décisions de notre Cour : Déziel c. Sa Majesté la Reine, 2005 CCI 70, une décision du juge Dussault, et Schmidt c. Sa Majesté la Reine, une décision du juge Little, 2003 CCI 352. Dans ces décisions, les juges ont conclu qu'il était irrégulier que la Cour accepte « de juger une demande de modification d'un jugement sur des faits survenus ou découverts après que le jugement a été rendu s'il y a déjà eu appel de ce jugement »[4]. Dans ces deux cas, l’arrêt de la Cour d'appel avait été rendu.

 

Analyse

 

[17]    La question que je dois trancher est la suivante : est‑ce que les allégations de monsieur Grenier sont suffisantes pour donner ouverture à l'application de l'article 172 des Règles?

 

[18]    Sans décider s'il est approprié de conclure que la requête de monsieur Grenier ne pouvait pas être entendue pour manque de compétence, je crois que les prétentions de monsieur Grenier ne sont pas fondées. Je ne suis pas convaincu qu'il y a eu jugement obtenu par fraude ou qu'il y a eu des faits qui sont survenus ou qui ont été découverts après qu'il a été rendu. En outre, comme l’a dit le juge Hugessen, c'était devant la Cour d'appel fédérale qu'il aurait fallu présenter une telle demande, tant au point de vue des faits nouveaux qu’au point de vue de la fraude qui aurait été commise. Or, la demande de monsieur Grenier relative aux faits nouveaux a été présentée devant la Cour d’appel fédérale. Le juge Létourneau l’a examinée et a conclu qu’elle portait sur des « documents qui sont soit déjà au dossier d'appel, soit non pertinents, soit postérieurs à l'audition, soit antérieurs à l'audition alors que l'appelant connaissait leur existence » (Ordonnance du 29 octobre 2003, dossier A‑597‑02, p. 73 de la déclaration d'opposition.) Ainsi, si j'avais à rendre une décision, je me trouverais à agir en quelque sorte en juridiction d’appel par rapport à la décision rendue par le juge Létourneau. Or, je ne possède aucune compétence pour infirmer celle-ci. En ce qui a trait à tous les documents qui faisaient l'objet de la demande devant le juge Létourneau, il y a probablement chose jugée et je ne vois pas comment je pourrais arriver à un résultat différent du sien.

 

[19]    Dans la mesure où il y aurait des documents non visés par l'ordonnance du juge Létourneau et dans la mesure où la demande dont je me suis trouvé saisi soulevait la question de l'obtention de jugement par fraude, je retiens l'argument de la procureure de l'intimée, à savoir que cet élément de fraude auquel a fait référence monsieur Grenier aurait pu faire l'objet d'une demande adressée à la Cour d'appel fédérale. Les faits se rapportant à la fraude étaient connus à ce moment‑là. S'il y avait lieu de plaider la fraude, elle aurait dû être portée à l'attention de la Cour d'appel lorsqu'elle a entendu la demande de réouverture de la preuve.

 

[20]    De toute façon, même s’il n'était pas trop tard pour le faire et même si cette Cour avait compétence pour permettre, en raison de l’existence d’une prétendue fraude,  la réouverture de la preuve et la modification du jugement que j'ai rendu, je conclus que les faits mis de l'avant par monsieur Grenier n’établissent pas l’existence d’une telle fraude. En ce qui a trait aux faits nouveaux, la preuve n'a pas établi qu'il s'agissait de faits dont monsieur Grenier n'avait pas connaissance au moment de l'audience tenue en septembre 2002. Je conclus, comme l'a fait le juge Létourneau lorsqu'il a rendu sa décision sur la requête de monsieur Grenier pour production de nouveaux documents qu’il est trop tard pour présenter cette preuve et faire modifier le jugement.

 

[21]    En ce qui a trait à l'allégation de fraude, je crois que la position défendue par monsieur Grenier révèle un profond manque de connaissance du système judiciaire et des règles qui régissent l'administration de la justice au Canada. Le système en vigueur au Canada est un système contradictoire. Dans ce système, il revient aux deux parties de présenter toute la preuve nécessaire pour faire jaillir toute la vérité sur les éléments factuels d'un dossier. La Cour fait remarquer en outre que monsieur Grenier était représenté par un avocat fiscaliste lors de l'audition de son appel en 2002, lequel, selon ce qu’a pu constater la Cour, avait les compétences nécessaires pour défendre la cause de monsieur Grenier. Chaque partie avait le devoir de présenter sa preuve et pouvait avancer sa propre interprétation de cette preuve devant le juge. Ainsi, il est tout à fait injustifié que monsieur Grenier impute au procureur de l'intimée ou à son vérificateur une intention frauduleuse, notamment celle d’induire la Cour en erreur en lui présentant comme aide des tableaux récapitulatifs de certaines données relatives aux revenus mises en preuve devant la Cour et en omettant d’y en inclure d’autres. Il était loisible à monsieur Grenier de présenter ses propres tableaux, de les interpréter de façon différente et de faire valoir qu'en combinant ses revenus agricoles avec ceux tirés d’autres sources, notamment les revenus locatifs, les revenus de placements et les gains en capital, il pouvait justifier la non-application de la restriction de l'article 31 de la Loi. Chacun avait ainsi un rôle à jouer et les éléments de preuve présentés par monsieur Grenier ne montrent pas que le procureur de l'intimée ait pu induire volontairement la Cour en erreur en faisant référence à des faits qui n'étaient pas en preuve ou qui étaient différents de ce qui avait été mis en preuve.

 

[22]    Si monsieur Grenier croyait qu'il était pertinent de mettre en preuve ses revenus de 1958 à 1980 pour compléter la preuve qu'avait présentée le ministre, il lui était loisible de le faire. S'il ne l'a pas fait, il doit accepter les conséquences d'une preuve incomplète. Il est possible que la preuve de ces éléments eût pu changer quelque chose, tout comme il est possible que cela n'eût rien changé.

 

[23]    Monsieur Grenier a souvent mentionné les principes de la justice, à savoir qu'il serait injuste de ne pas permettre la réouverture de la preuve parce que jugement devrait être rendu en fonction de la réalité et non pas, soutient‑il, en fonction d'une preuve incomplète.

 

[24]    La Cour est très sensible à ces principes de justice. Quand je préside une audience, je ne me limite pas nécessairement aux faits qu'on me relate. S'il y a des précisions qui s'imposent, je ne me gêne pas pour obtenir clarification, qu'il s'agisse d'un témoin pour un appelant ou d’un témoin de l'intimée. Je crois qu'il est du devoir d'un juge de rechercher la vérité et qu'une partie ne devrait pas gagner ou perdre en raison d'une maladresse d'un avocat ou en raison d'un oubli d'invoquer un argument[5]. Quand je constate qu'un fait important n'a pas été mis en preuve ou qu'un argument n'a pas été invoqué, je ne me gêne pas pour poser une question factuelle ou pour avancer moi-même l’argument. Évidemment, un juge ne peut être tenu responsable si la preuve et les arguments de droit présentés par les parties sont incomplets. Chacun a un rôle à jouer dans l’administration de la justice.

 

[25]    Lorsqu'on a préparé une cause — et cela est encore plus clair dans un cas où un contribuable est représenté par un avocat qui s'y connaît en la matière — et qu'après coup on se rend compte qu'il aurait pu être utile de présenter d’autres preuves pour avoir gain de cause, il est certain qu'on aimerait avoir une deuxième chance. "With hindsight, everyone has a 20/20 vision", comme le dit l’expression populaire de langue anglaise. Mais il faut également reconnaître que le processus judiciaire doit avoir une fin et qu'il n'est pas dans l'intérêt de la justice que les contestations judiciaires perdurent. Des coûts importants sont assumés par la société pour permettre qu’il soit débattu de questions litigieuses devant les tribunaux. En outre, ce n'est pas de gaieté de coeur que j'en suis venu à la conclusion que l’appel de monsieur Grenier devait être rejeté le 26 septembre 2002. Planter des arbres est une activité très méritoire. Je l'ai mentionné dans mes motifs de jugement. En outre, je croyais qu’il avait droit à la déduction de ses dépenses. Toutefois, le rôle de la Cour n'est pas de rendre jugement en fonction de ses états d'âme ou de ses convictions personnelles. Le rôle d'un juge est d'appliquer la loi, ici l'article 31 de la Loi, qui prévoit que, si le revenu d'un contribuable, pour une année d'imposition, ne provient principalement ni de l'agriculture ni d'une combinaison de l'agriculture et de quelque autre source, on doit limiter les pertes agricoles dans une année donnée à 5 000 $[6]. L'excédent doit être reporté sur des années ultérieures ou sur des années antérieures et être déduit des revenus pour ces années provenant de l'entreprise agricole.

 

[26]    En se fondant sur la Charte, il est possible de soutenir que l'article 31 de la Loi pouvait ne pas être applicable parce qu'il est discriminatoire et qu’il viole l'article 15 de la Charte. Toutefois, il faut au préalable donner avis au procureur général du Canada et à ceux des provinces, tel que l’exige l’article 19.2 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt. Lorsque monsieur Grenier s’est présenté devant moi en 2002, aucun avis de la sorte n'avait été donné au procureur général du Canada et à ceux des provinces. Son procureur n'a pas invoqué la Charte pour demander que soit déclaré inapplicable et inopérant l'article 31 de la Loi. La Cour n'avait pas ainsi à trancher cette question et n'aurait pas pu le faire, même si elle lui avait été soumise.

 

[27]    En ce qui a trait à l’argument fondé sur le fait que la Cour aurait omis de statuer sur une question qui lui avait été soumise, notamment celle basée sur le paragraphe 31(2) de la Loi, cet argument me paraît aussi mal fondé. Le paragraphe 31(2) permet au ministre de déterminer si l'agriculture constitue une source principale de revenu. La preuve n'a pas révélé si le ministre avait expressément exercé ce pouvoir. L'argument selon lequel il ne l’a pas fait n'a pas été invoqué par le procureur de monsieur Grenier. Comme cette question n'a pas été soumise à la Cour, elle n'avait pas à statuer sur l'application du paragraphe 31(2) de la Loi. De toute façon, on pourrait soutenir que la Cour a statué indirectement puisque, en déterminant si la cotisation était bien fondée en vertu du paragraphe 31(1), lequel tient implicitement pour acquis que dans un cas comme celui de monsieur Grenier, l'agriculture n'est pas une source principale de revenu, la Cour s'est prononcée sur la question de savoir s’il était justifié de restreindre les pertes de monsieur Grenier. D'ailleurs, comme l'a reconnu la Cour suprême du Canada dans l'affaire Vincent v. Minister of National Revenue, [1966] C.T.C. 147, où elle a eu à statuer sur un argument semblable à celui invoqué par monsieur Grenier, à savoir que le défaut par le ministre d’avoir fait une détermination en vertu du paragraphe 13(2) de la Loi,  soit l'équivalent de l’actuel du paragraphe 31(2), n'empêchait pas la Cour de l'Échiquier d'avoir la compétence nécessaire pour déterminer si la source principale du revenu du contribuable Vincent était l'agriculture.

 

[28]    Monsieur Grenier a tenté de soutenir que cet arrêt avait été rendu de nombreuses années avant l'adoption de la Charte. À mon avis, rien dans la Charte ne pourrait justifier un changement de la décision de la Cour suprême du Canada. Les tribunaux ont, de façon constante, appliqué des normes de contrôle judiciaire. Ces normes exigent qu'on respecte le principe de l'équité procédurale, et, de façon générale, les tribunaux ont reconnu que, pour qu'un pouvoir discrétionnaire ait pu être exercé de façon adéquate par le ministre, il faut que la décision ait été prise en respectant les règles de justice naturelle, notamment la règle audi alteram partem (selon laquelle il faut donner à chacune des parties l'occasion de faire sa preuve).  Le ministre ne doit pas, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, avoir tenu compte de faits non pertinents et il doit avoir eu devant lui tous les faits pertinents afin qu’il lui ait été possible d'exercer son pouvoir discrétionnaire. Il n'est pas nécessaire d’invoquer la Charte pour encadrer l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire. Même dans l'hypothèse où le ministre n'aurait pas exercé son pouvoir discrétionnaire, ce qui, de façon générale, est reconnu comme étant un excès de pouvoir, les tribunaux reconnaissent qu’ils ont le droit d'exercer le pouvoir discrétionnaire du ministre et d'en arriver à une conclusion sur la question qui fait l'objet des débats, ici, celle de savoir si l'activité agricole de monsieur Grenier pouvait constituer sa source principale de revenus.

 

[29]    Par rapport à l’alinéa 172(1)b) des Règles, je conclus que la Cour a statué sur toutes les questions qui lui avaient été soumises, soit celles de savoir s'il y avait lieu d’appliquer la restriction de l'article 31 de la Loi et s'il était justifié qu’elle impose la pénalité pour non-déclaration de revenus.

 

[30]    Pour tous ces motifs, la requête en modification de jugement est rejetée.

 

 

Signé à Stanstead, Québec, ce 27e jour de juin 2007.

 

 

« Pierre Archambault »

Juge Archambault

 

 


 

 

 

 

 

RÉFÉRENCE :                                  2007CCI93

 

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :      2000-761(IT)G

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :              RAYNALD GRENIER c. LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 les 11 et 13 décembre 2006

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

PAR :                                                Honorable juge Pierre Archambault

 

DATE DE L'ORDONNANCE :          le 27 juin 2007

 

COMPARUTIONS :

 

Pour le requérant :

le requérant lui-même

Avocate de l'intimée:

Me Sophie‑Lyne Lefebvre

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

 

       Pour le requérant:

 

                     Nom :                           

 

                 Cabinet :

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada



[1]           Cet alinéa édicte :

 

172(2)  Une partie peut demander, par voie de requête dans l'instance, selon le cas :

a)         l'annulation ou la modification d'un jugement en raison d'une fraude ou de faits survenus ou découverts après qu'il a été rendu;

[ …]

[2]           Cet alinéa édicte :

 

   172.(1) Le jugement qui :

 

   […]

                                       

   b) doit être modifié relativement à une question sur laquelle la Cour n'a pas statué,

peut être modifié par la Cour, sur demande ou de son propre chef.

 

 

 

[3]           Il faut mentionner que l'avocat de monsieur Grenier avait, lors de l'audition des appels de monsieur Grenier en septembre 2002, reconnu le montant des revenus professionnels additionnels et le débat n'avait donc porté que sur la question de savoir s'il était justifié d'appliquer une pénalité en vertu de l'article 163(2) de la Loi.

[4]           Par. 11 de Schmidt.

[5]               Voici ce que le juge Rinfret de la Cour du Banc de la Reine (aujourd'hui la Cour d'appel du Québec) a dit dans Poulin v. Laliberté, [1953] B.R. 8, aux pages 9 et 10 :

 

La question à se poser est bien la suivante: En quoi consiste la justice?

Un juge doit-il, sans mot dire, écouter les témoignages, entendre les arguments et se restreindre à décider uniquement sur la preuve et les arguments que veulent bien lui soumettre les avocats au dossier?

Un juge doit-il, s'il s'aperçoit que, par inadvertance, incapacité ou ignorance, un avocat oublie de faire une preuve ou de présenter un argument, rendre une décision qu'il sait inéquitable pour les parties?

Le client doit-il souffrir de la maladresse de son avocat?

Certaines personnes soutiennent l'affirmative, elles sont de l'école que le juge doit s'en tenir strictement et rigoureusement à ce qu'on lui présente et que les avocats, et non le juge, sont les maîtres du procès.

L'autre théorie veut, au contraire, que le seul maître du procès soit le juge et que c'est à lui à le diriger dans les meilleurs intérêts de la justice. Pour ce faire, le juge se doit de s'enquérir de tous les faits, même de ceux qu'on aurait, pour une raison ou pour une autre, omis de lui soumettre; il se doit de soulever des questions de droit, même si elles ne lui sont pas soumises, pourvu que, dans chaque cas, il donne aux parties ou à leurs avocats l'opportunité de les débattre.

Le droit ou, si l'on veut, la justice n'est pas affaire de surprise ou de technicalités.

Il est du devoir du juge de faire le plus de lumière possible sur la question, de rectifier la situation et de suppléer à la maladresse ou à l'ignorance de l'avocat, si besoin est. C'est ainsi que je comprends la justice.

Le juge ne doit pas, cependant, faire perdre aux parties leurs droits acquis, et c'est dans l'exercice de sa discrétion qu'il verra à protéger ceux-ci.

[Je souligne.]

[6]           En fait, ce montant a été augmenté à 8 750 $ pour les années d'imposition commençant après 1988.

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