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Dossier : 2004-3592(IT)G

ENTRE :

 

SASKFERCO PRODUCTS INC.,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

________________________________________________________________

 

Appel entendu les 6, 7 et 8 novembre 2006, et les 29, 30 et 31 janvier, les 1er et 2 février, et les 29 et 30 mars 2007, à Toronto (Ontario).

 

Devant : L'honorable juge Judith Woods

 

Comparutions :

 

Avocats de l'appelante :

Me Al Meghji

Me Ian MacGregor

Me Pooja Samtani

 

Avocats de l'intimée :

Me L. P. Chambers, c.r.

Me Rosemary Fincham

________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

          L'appel à l'encontre des cotisations établies en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu pour les années d'imposition 1995, 1996, 1998 et 1999 est rejeté.

 

          L'intimée a droit aux dépens.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour d'août 2007.

 

 

« J. Woods »

Le juge Woods

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 31e jour d'octobre 2008.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur


 

 

 

 

Référence : 2007CCI462

Date : 20070810

Dossier : 2004-3592(IT)G

 

ENTRE :

SASKFERCO PRODUCTS INC.,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Woods

 

[1]     Contrairement à certains autres pays, le Canada n'a pas de législation fiscale traitant d'une façon exhaustive des gains et des pertes de change. Le Canada se fonde plutôt sur le droit jurisprudentiel en vue d'élaborer les principes juridiques généraux qui s'appliquent dans ce domaine.

 

[2]     Le présent appel soulève la question de savoir si les principes généraux qui ont été établis sont de fait « rationnels ». Selon moi, les critères applicables ne sont peut‑être pas entièrement justifiables sur une base rationnelle, mais ils ont été élaborés sur une longue période et il faut les respecter en vue d'assurer la certitude.

 

Aperçu

 

[3]     L'appelante Saskferco Products Inc. (« Saskferco ») interjette appel de cotisations fiscales concernant les années d'imposition 1995, 1996, 1998 et 1999.

 

[4]     La question en litige se rapporte à des gains et à des pertes qui ont été compensés dans les états financiers de Saskferco au moyen de la comptabilité de couverture. L'appelante cherche à appliquer les mêmes principes pour calculer les bénéfices en vertu du paragraphe 9(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu.

 

[5]     Saskferco a décrit les opérations compensatrices comme une [TRADUCTION] « couverture naturelle », ce qui est l'expression utilisée pour décrire les rentrées de fonds et les dépenses en devise étrangère qui, considérées ensemble, éliminent le risque découlant des fluctuations du taux de change. En l'espèce, l'appelante a compensé les pertes de change à l'égard d'une dette libellée en dollars américains par des recettes libellées en dollars américains.

 

[6]     Les principes comptables qui ont été appliqués semblent reposer sur la théorie selon laquelle les fluctuations du taux de change n'ont pas à être reconnues, dans la mesure où le risque de change a été éliminé.

 

[7]     En appliquant ces principes aux états financiers, Saskferco a converti le principal de la dette contractée aux fins de la réalisation d'un projet, libellée en dollars américains, en utilisant le taux de change en vigueur lorsque la dette a été contractée. La chose a eu pour effet de supprimer les pertes de change subies à l'égard du principal de la dette. Saskferco a également converti une partie de ses recettes libellées en dollars américains au même taux de change lorsque la dette du projet a été remboursée. Selon la théorie comptable, la chose a eu pour effet de réduire les gains de change qui étaient inclus dans les recettes.

 

[8]     L'appelante a utilisé la même approche en préparant ses déclarations de revenus pour les années d'imposition au cours desquelles le principal de la dette du projet a été remboursé.

 

[9]     Les cotisations visées par l'appel ont eu pour effet d'inverser les effets de cette comptabilité de couverture. En théorie, toutes les recettes de ventes et tous les remboursements de dette ont été convertis en utilisant les taux de change courants dans les cotisations, bien que les calculs réels aient été un peu plus compliqués, et ce, pour les motifs énoncés ci‑dessous.

 

[10]    L'effet des cotisations était double : elles ont augmenté les recettes tirées des ventes et elles ont également reconnu un montant équivalent au titre de pertes de change subies lors du remboursement du principal de la dette. Les pertes ont été admises à titre de pertes en capital.

 

[11]    Saskferco conteste les cotisations en invoquant deux motifs subsidiaires. En premier lieu, elle soutient qu'elle peut à bon droit utiliser la comptabilité de couverture aux fins fiscales, de façon que les recettes tirées des ventes en dollars américains puissent être en partie converties au taux de change qui était en vigueur lorsque la dette a été contractée. Subsidiairement, elle affirme que les pertes de change qui ont été réalisées à l'égard de la dette du projet étaient déductibles à titre de dépenses courantes, compte tenu du fait que la dette était libellée en dollars américains afin de réduire le risque de change sur les recettes.

 

[12]    Dans leurs actes de procédure, les deux parties ont soulevé des arguments subsidiaires qui ont été abandonnés au début de l'audience. Quoiqu'ils ne soient pas pertinents dans la présente décision, je mentionnerai brièvement ces arguments au profit des lecteurs.

 

[13]    Saskferco avait également soutenu que les pertes de change se rattachant à la dette étaient en partie déductibles en vertu de l'alinéa 20(1)f) de la Loi. Après le dépôt des actes de procédure, la Cour suprême du Canada a tranché cette question d'une façon concluante en faveur de la Couronne (R. c. Compagnie pétrolière Impériale ltée, [2006] 2 R.C.S. 447).

 

[14]    La Couronne a également soulevé un argument selon lequel Saskferco n'avait pas réalisé de perte de change lors du remboursement de la dette du projet. La Couronne a maintenu que cette position était fondée, mais elle a décidé de ne pas y donner suite.

 

Les faits

 

[15]    Saskferco a été constituée en 1990 ou vers 1990 à titre de société dont le seul objet était de produire et de vendre de l'engrais. Elle avait deux actionnaires principaux, Cargill Limited (« Cargill ») et une société appartenant à la Saskatchewan (la « province »).

 

[16]    L'entreprise de production d'engrais avait été conçue par la province, qui a demandé à Cargill de s'associer comme coentrepreneur en vue de construire en Saskatchewan une usine dans laquelle on produirait de l'engrais azoté.

 

[17]    Cargill était bien placée pour participer à ce projet étant donné que sa société mère américaine, Cargill Inc., avait énormément d'expérience dans la production et la commercialisation d'engrais ainsi que d'autres produits agricoles.

 

[18]    La proposition de la province intéressait Cargill, et les conditions de la coentreprise ont finalement été fixées. Il semble que l'entreprise ait réussi passablement bien, les recettes dépassant les prévisions initiales, du moins au cours de la période pertinente.

 

[19]    La construction de l'usine, qui a commencé en 1990, a été achevée en 1993 et toutes les activités ont commencé peu de temps après.

 

[20]    Le financement visant à soutenir Saskferco au cours des travaux de construction et pendant quelques années par la suite a été obtenu en partie par emprunt et en partie à l'aide d'apports de capitaux par les actionnaires. Ces capitaux propres représentaient environ 30 p. 100 du financement, et le financement par emprunt représentait 70 p. 100.

 

[21]    La société Merrill Lynch était la conseillère financière de Saskferco; il semble qu'elle ait été responsable des conseils au sujet de la structure de la dette du projet, qui constitue un élément crucial dans le présent appel.

 

[22]    Au mois de juillet 1990, la dette du projet a été contractée sous la forme d'une série de billets (les « billets ») qui ont été émis en faveur d'un certain nombre d'établissements américains au moyen de placements privés. Le principal des billets, qui étaient libellés en dollars américains, s'élevait à 231 millions de dollars américains, montant garanti par la province, et le taux d'intérêt moyen était de 9,59 p. 100.

 

[23]    Les billets ont été décrits, dans un rapport de Merrill Lynch, comme des billets à moyen terme, mais cela semble légèrement trompeur étant donné qu'ils venaient à échéance dans un délai de cinq à 17 ans. Les premiers billets venaient à échéance en 1995, soit deux ans après que l'usine eut commencé à être exploitée.

 

[24]    Le présent appel se rapporte à plusieurs années d'imposition au cours desquelles des billets ont été remboursés. Les années pertinentes et le montant des remboursements respectifs du principal sont indiqués dans le tableau ci‑dessous :

 

Année d'imposition

Remboursement du principal (en dollars américains)

1995

6 400 000 $

1996

14 600 000 $

1998

13 000 000 $

1999

15 000 000 $

 

[25]    Dès que l'emprunt a été contracté au mois de juillet 1990 et pendant toute la période pertinente, le dollar canadien a énormément baissé par rapport au dollar américain. Par conséquent, des pertes de change élevées ont été réalisées chaque fois que le principal des billets était remboursé.

 

[26]    Peu de temps après l'émission des billets, les covérificateurs de Saskferco, Ernst & Young et KPMG Peat Marwick Thorne, ont conseillé Saskferco au sujet du traitement comptable approprié de la dette.

 

[27]    Compte tenu de ces conseils, il a été décidé d'adopter la comptabilité de couverture à l'égard des fluctuations du taux de change touchant le principal des billets et une partie des recettes libellées en dollars américains. Cette décision a été prise parce que l'on croyait que Saskferco était assurée d'avoir un flux de fonds suffisant en dollars américains provenant de son flux de recettes pour être en mesure de rembourser le principal de la dette. D'après les prévisions, on estimait qu'environ 50 p. 100 des ventes de Saskferco seraient conclues aux États‑Unis. Tant que des recettes suffisantes étaient accumulées en dollars américains aux fins du remboursement de la dette, une couverture efficace serait en place, selon le raisonnement qui était fait (pièce R‑10).

 

[28]    Dans les états financiers de Saskferco se rapportant à l'exercice qui a pris fin le 31 mai 1991, soit la première année au cours de laquelle des billets étaient impayés, la comptabilité de couverture était décrite comme suit dans une note :

 

[TRADUCTION]

 

La dette à long terme de la société, libellée en dollars américains, est couverte par les flux de recettes futurs en dollars américains et toute perte ou tout gain non réalisé est reporté jusqu'au remboursement de la dette.

 

[29]    Le report dont il est fait mention dans cette remarque semble se rapporter à la norme comptable qui s'appliquait alors, selon laquelle, en l'absence de comptabilité de couverture, il fallait amortir les pertes et les gains de change accumulés au lieu de les reconnaître lorsque la dette était remboursée.

 

[30]    La preuve ne montrait pas clairement si ce traitement comptable de la dette a été un facteur de motivation dans la décision d'utiliser la comptabilité de couverture. Certains témoignages donnaient à entendre que Saskferco était obligée d'adopter la comptabilité de couverture, mais au cours de l'argumentation, Me Meghji, avocat de l'appelante, a reconnu que cette méthode comptable était facultative.

 

[31]    Des billets ont été remboursés pour la première fois en 1995; à ce moment‑là, seul le cabinet Ernst & Young agissait comme vérificateur de Saskferco.

 

[32]    Dans les états financiers de cette année‑là, il était déclaré dans une note que les paiements effectués au titre du principal, et les recettes en dollars américains à l'aide desquelles les remboursements étaient effectués, étaient convertis au taux de change qui était en vigueur lors de l'émission des billets, soit au mois de juillet 1990. La note était rédigée comme suit :

 

[TRADUCTION]

 

Au mois de juillet 1990, Saskferco a emprunté 231 millions de dollars américains à l'aide de billets à moyen terme pour financer la construction de son usine de fabrication d'engrais azoté. Le remboursement de cette obligation non couverte en dollars américains est effectué à l'aide du flux de recettes en dollars américains généré par les ventes d'engrais. Les ventes fournissent une couverture efficace contre les fluctuations du taux de change américain‑canadien. [...]

 

Les paiements effectués au titre du principal et le flux des recettes en dollars américains à l'aide duquel ces paiements sont effectués sont convertis au taux de change historique [c'est‑à‑dire au taux applicable au mois de juillet 1990] comme le prescrivent les principes comptables généralement reconnus.

 

[33]    Pour plus de clarté, je ferai remarquer que Saskferco n'a pas adopté la comptabilité de couverture à l'égard du paiement des intérêts afférents aux billets et que ces paiements ont été convertis aux taux de change qui étaient en vigueur lorsque les intérêts ont été versés, ce qui n'est peut‑être pas surprenant étant donné que la comptabilité de couverture n'aurait pas eu d'effet net sur les états financiers.

 

[34]    Les vérificateurs de Saskferco ont fait savoir que, pour que la comptabilité de couverture s'applique au principal de la dette, il fallait préserver des montants suffisants en dollars américains tirés du flux des recettes afin de rembourser le principal de la dette. Sur le plan commercial, cela n'était pas souhaitable parce que les rentrées de fonds pouvaient être placées à des taux d'intérêt plus élevés en dollars canadiens.

 

[35]    Par conséquent, il a été décidé en 1995 de convertir en dollars canadiens les rentrées de fonds libellées en dollars américains. Afin de préserver la couverture, Saskferco a acheté des contrats dérivés (c'est‑à‑dire des swaps et des contrats à terme) lors de la conversion, en vue d'éliminer le risque de change entre le moment où les recettes étaient reçues et le moment où la dette était remboursée. Des contrats dérivés ont été acquis pour tous les montants à risque, sauf pour un remboursement effectué en 1995, lequel n'était pas complètement couvert.

 

[36]    Comme il en a été fait mention ci‑dessus, la comptabilité de couverture a également été adoptée aux fins fiscales. En convertissant le montant du principal des billets et une partie des recettes libellées en dollars américains au taux de change applicable au mois de juillet 1990, par opposition aux taux de change qui étaient en vigueur lors de la conclusion des opérations respectives, les pertes de change subies lors du remboursement de la dette étaient éliminées, et les recettes reçues au cours des années où des remboursements étaient effectués étaient réduites d'un montant équivalent.

 

[37]    Par des avis de nouvelle cotisation datés du 14 mai 2004, Saskferco a fait l'objet de nouvelles cotisations visant à inverser les effets de la comptabilité de couverture. Par conséquent, les recettes de Saskferco ont augmenté du fait que l'on a converti toutes les recettes libellées en dollars américains en utilisant les taux de change qui étaient en vigueur lorsque les recettes avaient été reçues. De plus, des pertes en capital étaient autorisées à l'égard des pertes de change subies lors du remboursement du principal des billets.

 

[38]    Les rajustements réels qui ont été effectués dans les nouvelles cotisations étaient un peu plus compliqués à cause des contrats dérivés que Saskferco avait conclus en vue de préserver la couverture. Je ne traiterai pas des subtilités de ces rajustements étant donné que cela n'a rien à voir avec les questions à trancher.

 

[39]    Voici un résumé des rajustements qui ont été effectués dans les nouvelles cotisations, c'est‑à‑dire les montants qui ont été ajoutés aux recettes et les montants égaux qui ont été admis à titre de pertes en capital :

 

Année d'imposition

Augmentation des recettes / Pertes se rattachant à la dette (en dollars canadiens)

1995

1 296 076 $

1996

3 376 672 $

1998

3 661 996 $

1999

5 084 980 $

 

 

Analyse

 

[40]    L'appelante invoque deux arguments similaires, mais distincts, à l'appui de sa position. Le principal argument sera examiné en premier lieu.

 

Conversion des recettes

 

[41]    Dans les états financiers, l'appelante a converti une partie de ses recettes libellées en dollars américains au taux de change qui était en vigueur lors de l'émission des billets. Cette méthode de conversion a été employée pour les années au cours desquelles des remboursements de la dette ont été effectués, et la portion des recettes touchée était telle que les pertes de change subies à l'égard de la dette étaient entièrement compensées.

 

[42]    Selon le principal argument invoqué par l'appelante, il convient d'adopter la même méthode de conversion aux fins fiscales. Comme l'a soutenu Me Meghji, cette question n'exige pas une qualification des pertes de change subies à l'égard des billets. Selon l'appelante, la question de la qualification est uniquement déclenchée s'il est conclu que les recettes doivent être converties aux taux de change courants.

 

[43]    L'accent est donc mis sur les recettes de ventes. Il est soutenu que lorsque le contribuable a mis en place une couverture qui élimine en fait le risque de change associé aux recettes de ventes, il est approprié de déterminer le produit des ventes en tenant compte de la couverture.

 

[44]    L'appelante fait valoir que cette approche est acceptée selon les principes comptables généralement reconnus, qu'elle reflète d'une façon exacte les recettes et le revenu, et qu'elle a été acceptée dans des décisions judiciaires antérieures.

 

[45]    Je ne souscris pas à cet argument. Même si la méthode que l'appelante a employée pour convertir les recettes était conforme aux principes comptables généralement reconnus, l'approche qui est adoptée fausse énormément, à mon avis, les recettes de ventes que l'appelante a obtenues. Cela est évident, mais, de plus, la jurisprudence n'appuie pas l'emploi de taux de conversion autres que les taux qui sont en vigueur au moment où les opérations sont reconnues aux fins fiscales.

 

[46]    Il s'agit d'un principe fondamental : dans le calcul des recettes ou des dépenses libellées en devise étrangère, le contribuable doit utiliser le taux de change qui est en vigueur au moment où l'opération est conclue.

 

[47]    Dans l'arrêt Tip Top Tailors Ltd. v. M.N.R., [1957] R.C.S. 703, 57 D.T.C. 1232, le juge Rand dit que le principe est incontestable (à la page 1233) :

 

[TRADUCTION]

 

[...] Il est reconnu que lors d'un négoce de ce genre, le taux de change au moment du paiement plutôt qu'à tout autre moment est le taux pertinent : le montant réel que l'acquéreur verse au vendeur pour les marchandises qu'il a reçues, en monnaie locale, est celui qu'il faut prendre en compte.

 

[48]    La méthode que Saskferco a employée pour convertir les recettes est en fait une méthode indiquant les résultats combinés de deux opérations. Cette approche est peut‑être acceptable aux fins comptables, lorsque les notes accompagnant les états financiers peuvent servir à informer le lecteur, mais cette méthode n'est pas acceptable aux fins fiscales.

 

[49]    En ce qui concerne l'acceptabilité aux fins fiscales des méthodes comptables qui regroupent différentes opérations en une seule, je mentionnerai deux séries de décisions, les unes portant sur les recettes et les autres sur les coûts.

 

[50]    Dans chaque cas, les tribunaux judiciaires ont conclu qu'il fallait déterminer les recettes ou les coûts uniquement selon les contrats de vente ou d'achat pertinents. Il peut exister des opérations liées qui influent sur le résultat économique global pour le contribuable, mais il ne faut pas tenir compte de ces opérations en déterminant les recettes ou les coûts.

 

[51]    La première série de décisions porte sur les recettes. Dans les arrêts Alberta Natural Gas Company c. M.R.N., [1972] R.C.S. 490, et Alberta Gas Trunk Line Co. Ltd. c. M.R.N., [1972] R.C.S. 498, les contribuables exploitaient des pipelines qui servaient au transport de gaz naturel. Afin de protéger contre les fluctuations du taux de change la dette libellée en dollars américains qu'elles avaient contractée afin de financer les pipelines, les contribuables avaient négocié qu'une partie de leurs recettes soit payée en dollars américains.

 

[52]    Les contribuables ont tenté de déterminer leurs recettes en dollars américains en excluant les gains de change en se fondant sur le fait que cela était conforme aux principes comptables généralement reconnus.

 

[53]    Dans de brefs motifs, la Cour suprême du Canada a rejeté cette position. L'examen des motifs donne à penser que la Cour a été convaincue par le fait que les gains de change faisaient inévitablement partie de ce que les clients payaient pour le service de transport fourni par les contribuables.

 

[54]    À la page 504, la Cour a dit ce qui suit dans l'arrêt Alberta Gas Trunk :

 

Comme je l'ai dit dans les motifs que j'ai rendus dans l'autre cause, il est clair que la clause 12.2 [du contrat de transport] a pour objet de fournir à l'appelante des dollars américains avec lesquels elle puisse remplir ses obligations en vertu des valeurs mobilières remboursables en argent américain. Mais à mon avis, il est également clair, d'après les termes de la clause 12.2, que les dollars américains que les expéditeurs devaient verser et que l'appelante devait accepter, servaient à payer la somme facturée pour le prix de revient de distribution mensuel que les expéditeurs étaient tenus de payer en contrepartie du transport de leur gaz, en vertu de la clause 2.3 de la convention. [...] je suis d'avis que l'argent américain qu'a reçu l'appelante représente un revenu provenant de son entreprise commerciale, et qu'il fallait tenir compte de sa pleine valeur en estimant le revenu provenant de l'entreprise de l'appelante aux fins de l'impôt.

 

[55]    Les tribunaux judiciaires ont adopté la même approche en déterminant le coût d'un bien. Le coût d'un bien est simplement le prix payé, et des ententes connexes qui peuvent influer sur le coût au sens économique du terme ne peuvent pas le réduire.

 

[56]    Dans l'arrêt R. c. Canadien Pacifique limitée, [1978] 2 C.F. 439 (C.A.F.), l'un des arrêts faisant autorité, la Cour avait à examiner la façon de déterminer le coût des dépenses en capital qui étaient engagées à la demande des clients, et qui étaient remboursées par ces derniers. En concluant qu'il fallait déterminer le coût indépendamment des remboursements, le juge Pratte a mentionné le passage suivant de l'arrêt Birmingham Corp. v. Barnes, [1935] A.C. 292 (Ch. des lords) :

 

[TRADUCTION]

 

Il me semble que ce qu'un homme paie pour la construction ou l'achat d'un ouvrage est ce qu'il lui coûte; et cela, qu'on lui ait donné les fonds nécessaires à la construction ou à l'achat ou qu'on l'ait assuré de lui remettre ceux‑ci après qu'il aura réglé les travaux ou encore, qu'une fois le travail exécuté, on lui ait promis ou donné les fonds pour le dédommager de ses débours.

 

[57]    Si l'on applique ces principes aux faits de la présente espèce, il est clair qu'il faut inclure la pleine valeur des sommes à recevoir des clients qui achètent de l'engrais en déterminant le bénéfice de Saskferco en vertu du paragraphe 9(1) de la Loi.

 

[58]    Par conséquent, je conclus qu'il faut déterminer les recettes de l'appelante en utilisant les taux de change qui étaient en vigueur au moment où les recettes ont été gagnées.

 

[59]    Maître Meghji m'a signalé diverses décisions judiciaires à l'appui de la position de l'appelante, mais, à mon avis, aucune de ces décisions n'influe sur le principe susmentionné.

 

[60]    En particulier, l'appelante accorde beaucoup d'importance à l'arrêt Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des finances), [2006] 1 R.C.S. 715, 2006 CSC 20, dans lequel la Cour a examiné la signification des « recettes » provenant d'une mine pour l'application de la Loi de l'impôt sur l'exploitation minière de l'Ontario. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada a conclu qu'un contrat dérivé, qui visait à couvrir le prix de l'or, « fixait » le prix de l'or et qu'il était inclus dans les recettes.

 

[61]    Le problème auquel l'appelante fait face en se fondant sur l'arrêt Placer Dome est que le mot « recettes » était défini dans la loi et que cette définition englobait les opérations de couverture. La décision peut être utile lorsqu'il s'agit d'examiner à quel moment une opération de couverture fixe un prix au sens économique du terme, mais elle n'aide pas à déterminer les recettes de ventes en l'absence d'une définition figurant dans la loi.

 

[62]    L'appelante fait face à un problème similaire lorsqu'elle invoque la décision Echo Bay Mines Ltd. c. La Reine, [1992] 3 C.F. 707 (C.F. 1re inst.). Dans cette affaire, il s'agissait de savoir s'il fallait prendre en compte des contrats dérivés qui fixaient le prix de l'argent en déterminant le revenu tiré de la production d'argent aux fins de l'allocation pour épuisement prévue dans la Loi de l'impôt sur le revenu.

 

[63]    Dans l'affaire Echo Bay Mines, il s'agissait de savoir s'il y avait une interconnexion suffisante entre les contrats dérivés et l'entreprise de production d'argent de la contribuable pour que les bénéfices résultant des contrats puissent être assimilés au revenu tiré de cette entreprise. Cette décision est pertinente lorsqu'il s'agit de déterminer le revenu d'entreprise, mais, à mon avis, elle ne s'applique pas à la détermination des recettes.

 

[64]    Cela règle la question et, compte tenu de la conclusion que j'ai tirée, il n'est pas nécessaire de se demander si la méthode que l'appelante a employée pour convertir les recettes était conforme aux principes comptables généralement reconnus et donnait une idée exacte du revenu.

 

[65]    Les deux parties ont soumis une preuve d'expert abondante au sujet des principes comptables pertinents. Le Manuel de l'Institut canadien des comptables agréés, tel qu'il était rédigé au moment pertinent, semble reconnaître la comptabilité de couverture pour un flux de recettes. Les experts convenaient que cette disposition du Manuel a fortement prêté à controverse, mais ils ne s'entendaient pas pour dire qu'il s'agissait d'une méthode comptable appropriée dans le cas de Saskferco. Les experts de l'appelante peuvent avoir raison lorsqu'ils affirment que la méthode comptable employée par Saskferco était reconnue selon les normes comptables qui s'appliquaient à ce moment‑là, mais je ne puis voir comment cela a quelque chose à voir avec la question de savoir comment les recettes libellées en devise étrangère doivent être converties aux fins fiscales. Sur ce point, je suis d'accord avec Me Chambers, avocat de la Couronne.

 

Les pertes de change

[66]    L'argument subsidiaire de Saskferco met l'accent sur la qualification des pertes de change qui ont été réalisées lorsque le principal des billets a été remboursé.

 

[67]    Selon la position prise par la Couronne, ces pertes sont des pertes en capital, qui peuvent compenser tout gain en capital que Saskferco a pu réaliser, mais les pertes ne sont pas par ailleurs déductibles.

 

[68]    Saskferco conteste cette qualification en se fondant sur le fait que la devise dans laquelle les billets sont libellés constitue en fait un instrument de couverture, qui vise à protéger contre les pertes de change une partie de ses flux de recettes libellées en dollars américains.

 

[69]    Chaque partie invoque un principe juridique différent à l'appui de sa position.

 

[70]    La Couronne se fonde sur le principe établi depuis longtemps selon lequel la question de savoir si le gain ou la perte de change découlant d'une dette est à titre de revenu ou de capital dépend de la qualification de la dette : Shell Canada ltée c. La Reine, [1999] 3 R.C.S. 622, au paragraphe 68, CCLI (1994) Inc. c. La Reine, 2007 CAF 185, au paragraphe 19.

 

[71]    L'appelante invoque le principe, également reconnu, selon lequel la qualification d'un contrat de couverture dépend de la qualification de l'opération à laquelle il se rapporte : Shell, paragraphe 70.

 

[72]    Maître Meghji ne conteste pas que le principe de couverture n'a pas encore été appliqué aux fluctuations du taux de change étranger touchant une dette. Toutefois, il fait valoir qu'aucun fondement rationnel n'empêche l'application de ce principe à un cas comme celui‑ci, où la devise utilisée pour la dette a été choisie purement pour des raisons de couverture.

 

[73]    Que Me Meghji ait raison ou non d'affirmer qu'il n'existe aucun fondement rationnel pour ne pas appliquer le principe de la couverture à une dette, cela ne serait pas conforme aux précédents judiciaires.

 

[74]    Le principe voulant que la qualification d'un gain ou d'une perte de change se rattachant à une dette dépende de la qualification de la dette a été suivi dans une longue série de décisions, au Canada et au Royaume‑Uni. La Cour suprême du Canada a récemment adopté la même approche en décidant si les intérêts à payer sur une dette constituaient une dépense courante ou un paiement au titre du capital : Gifford c. La Reine, [2004] 1 R.C.S. 411.

 

[75]    À mon avis, il faut suivre en l'espèce l'approche qui existe depuis longtemps en ce qui concerne la qualification du cours des devises à l'égard d'une dette, telle que cette approche est énoncée dans les arrêts Shell et CCLI. Il est possible de contester ce sur quoi est fondé le principe de base, mais il est important, pour assurer la certitude, de respecter le critère.

 

[76]    Je ferai de brèves remarques au sujet d'une décision de la présente cour que Me Meghji a portée à mon attention, Netupsky c. La Reine, no 91‑2649(IT), 2 octobre 1992, 92 D.T.C. 2282 (C.C.I.). Dans cette décision, une déduction avait été admise à titre de dépense courante pour des pertes de change réalisées à l'égard d'une dette en capital. Dans cette décision, le critère traditionnel n'avait pas été suivi parce que la devise dans laquelle la dette était libellée avait été choisie à des fins purement spéculatives, ce qui ressemble à l'approche proposée par l'appelante en l'espèce. La décision est utile à l'appelante, mais il m'est fort difficile de la concilier avec les autres décisions judiciaires et je ne crois pas que les tribunaux judiciaires doivent la suivre de nos jours.

 

[77]    Ces motifs sont suffisants pour traiter de l'argument subsidiaire de l'appelante, mais je ferai également remarquer que certaines assertions factuelles que l'appelante a faites à l'appui de sa position me posent des problèmes.

 

[78]    Il a été soutenu que le risque de change auquel les recettes étaient exposées était l'unique facteur que l'on a pris en compte pour le choix de la devise dans laquelle était libellée la dette du projet, et que la dette aurait été libellée en dollars canadiens si ce n'avait été de ce risque.

 

[79]    La preuve qui m'a été soumise n'a pas réussi à me convaincre.

 

[80]    Je suis prête à accepter que le risque de change était un facteur important dont les dirigeants et administrateurs de Saskferco ont tenu compte en décidant de la devise dans laquelle la dette était libellée, mais la preuve ne suffit pas à établir qu'il s'agissait de l'unique considération, ou que la dette aurait par ailleurs été libellée en dollars canadiens.

 

[81]    Julian Hatherell, qui était vice‑président, Finances, chez Cargill pendant la période pertinente, a témoigné oralement que le risque de change auquel les recettes étaient exposées était l'unique facteur que Saskferco avait pris en considération en décidant de la devise dans laquelle la dette du projet serait libellée.

 

[82]    Toutefois, cela n'est pas conforme aux notes qui ont été préparées lors des prises de décisions.

 

[83]    Dans un rapport que Merrill Lynch a préparé pour Saskferco, il a été recommandé de libeller la dette du projet en dollars américains, afin que la devise dans laquelle était libellé le flux de recettes corresponde aux coûts de financement. Cependant, les auteurs du rapport disaient également que les taux d'intérêt moins élevés constituaient un second avantage (pièce A‑1, onglet 3, page 4). Merrill Lynch a également mentionné la profondeur du marché, en parlant probablement du marché américain, et elle a indiqué que la chose avait un effet sur les rendements (pièce A‑1, onglet 2, page 22).

 

[84]    Monsieur Hatherell a témoigné que Saskferco n'avait pas retenu les conseils que Merrill Lynch lui avait donnés au sujet des taux d'intérêt moins élevés, mais il n'existe aucun document à l'appui de ce témoignage.

 

[85]    Dans une autre note de service, qui a été présentée au comité de gestion de Cargill le 12 décembre 1989, il était également fait mention d'autres considérations. La note de service, qui prenait la forme d'un exposé PowerPoint, indiquait que la dette devait être libellée en dollars américains [TRADUCTION] « en vue de réduire le coût et le risque de change » (pièce A‑1, onglet 2, page 29 de la pièce jointe). Cet exposé a été présenté à peu près au moment où le conseil d'administration de Saskferco devait recevoir les recommandations finales au sujet de la structure de la dette. Il n'existe aucun élément de preuve indiquant quelles étaient ces recommandations, mais l'exposé de Cargill semblerait selon toute probabilité conforme à ce qui a été soumis au conseil d'administration.

 

[86]    Pour ces motifs, je ne suis pas convaincue que le risque de change ait été l'unique considération dont on a tenu compte en choisissant la devise dans laquelle la dette était libellée. Je ne suis pas non plus convaincue qu'autrement, la dette aurait été libellée en dollars canadiens.

 

Conclusion

 

[87]    Pour les motifs susmentionnés, l'appel sera rejeté. Je ferai cependant remarquer que c'est avec beaucoup de regret que je suis arrivée à cette conclusion, étant donné que les conséquences fiscales, pour Saskferco, de la qualification de ses pertes de change au titre du capital sont dures. Néanmoins, j'estime qu'il s'agit d'une question de principe qu'il appartient au législateur plutôt qu'aux tribunaux de régler.

 

[88]    L'appel est rejeté, les dépens étant adjugés à l'intimée.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour d'août 2007.

 

 

« J. Woods »

Le juge Woods

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 31e jour d'octobre 2008.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur


RÉFÉRENCE :                                  2007CCI462

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :      2004-3592(IT)G

 

INTITULÉ :                                       Saskferco Products Inc. c. Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                   Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                  Les 6, 7 et 8 novembre 2006, 29, 30 et 31 janvier, les 1er et 2 février, et les 29 et 30 mars 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L'honorable juge Judith Woods

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 10 août 2007

 

COMPARUTIONS :

 

Avocats de l'appelante :

Me Al Meghji

Me Ian MacGregor

Me Pooja Samtani

 

Avocats de l'intimée :

Me L.P. Chambers, c.r.

Me Rosemary Fincham

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

          Pour l'appelante :

 

                   Nom :           Me Al Meghji

 

                   Cabinet :      Osler, Hoskin & Harcourt LLP

                                       Toronto (Ontario)

 

          Pour l'intimée :       John H. Sims, c.r.

                                       Sous-procureur général du Canada

                                       Ottawa, Canada

 

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