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Dossier : 2004‑26(IT)G

ENTRE :

SHARAN GOLDEN,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Requête entendue avec la requête

d’Allan R. Golden (2004‑27(IT)G) par voie de conférence téléphonique

le 12 mars 2008, à Ottawa (Ontario).

 

Devant : L’honorable juge Patrick Boyle

 

Comparutions :

 

Avocate de l’appelante :

Me Barbara M. Shields

 

Avocats de l’intimée :

Me David G. Frayer et

Me Ainslie Schroeder

____________________________________________________________________

ORDONNANCE

 

          En vertu de sa compétence inhérente et de sa compétence d’origine législative en matière d’abus de procédure, la Cour n’autorise pas l’appelante à faire valoir que son revenu non déclaré pour 1989 était inférieur à 217 816,90 $.

 

          L’appelante doit verser à l’intimée des dépens s’élevant à 1 750 $.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 26e jour de mars 2008.

 

« Patrick Boyle »

Juge Boyle

Traduction certifiée conforme

ce 6e jour de juin 2008.

Aleksandra Koziorowska


 

 

Dossier : 2004‑27(IT)G

ENTRE :

ALLAN R. GOLDEN,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Requête entendue par voie de conférence téléphonique avec la requête

de Sharan Golden (2004‑26(IT)G) le 10 mars 2008

et le 12 mars 2008, à Ottawa (Ontario).

 

Devant : L’honorable juge Patrick Boyle

 

Comparutions :

 

Avocate de l’appelant :

Me Barbara M. Shields

 

Avocats de l’intimée :

Me David G. Frayer et

Me Ainslie Schroeder

____________________________________________________________________

ORDONNANCE

 

          En application du principe de la préclusion pour même question en litige, l’appelant n’est pas autorisé à faire valoir que son revenu non déclaré pour 1989 était inférieur à 34 000 $ ni que les pénalités ne doivent pas s’appliquer à cette somme.

 

          L’appelant doit verser à l’intimée des dépens s’élevant à 1 750 $.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 26e jour de mars 2008.

« Patrick Boyle »

Juge Boyle

Traduction certifiée conforme

ce 6e jour de juin 2008.

Aleksandra Koziorowska


 

 

 

Référence : 2008CCI173

Date : 20080326

Dossiers : 2004‑26(IT)G,

2004‑27(IT)G

ENTRE :

SHARAN GOLDEN,

ALLAN R. GOLDEN,

appelants,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DES ORDONNANCES

 

 

Le juge Boyle

 

[1]     La Couronne a présenté des requêtes dans le cadre des appels en matière fiscale interjetés respectivement par Allan Golden et Sharan Golden. Elle invoque la préclusion pour même question en litige ou la doctrine de l’abus de procédure pour faire valoir que les appelants ne devraient pas être autorisés à remettre en cause une certaine partie de leurs appels respectifs. L’éventuelle application du moyen fondé sur la préclusion pour même question en litige ou sur l’abus de procédure découle de la déclaration de culpabilité pour fraude fiscale prononcée par un juge et un jury contre M. Golden. Le procès pénal a duré trois semaines. La déclaration de culpabilité et la sentence ont été confirmées en appel.

 

I. Les faits

 

A. Appels en matière fiscale

 

[2]     M. Golden et Mme Golden sont mariés. Les années d’imposition visées par les appels de chacun des contribuables sont 1989, 1990 et 1991. Les nouvelles cotisations relatives à ces années ont été établies en 1995. Le montant total des nouvelles cotisations se fonde sur un revenu non déclaré de plus de 1 000 000 $. L’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») a établi cette somme à la suite de ce qui est communément appelé une vérification de la valeur nette, laquelle a été effectuée à l’égard de M. et de Mme Golden à titre d’unité familiale. Pour 1989, le revenu non déclaré visé par la nouvelle cotisation s’élevait à environ 836 000 $. Dans la déclaration de revenus qu’il a produite, M. Golden fait apparemment état de revenus d’environ 16 000 $ au titre d’un revenu d’emploi et d’allocations familiales.

 

[3]     Le montant total de l’écart entre le revenu déclaré et le revenu établi par l’ARC à la suite de la vérification de la valeur nette de M. et de Mme Golden pour chacune des années d’imposition en cause a été réparti entre les deux contribuables. Dans la mesure où elle croyait que l’augmentation de la valeur nette découlait de l’attribution aux actionnaires de biens appartenant aux sociétés détenues par M. et Mme Golden, l’ARC a, pour les besoins des nouvelles cotisations, réparti le montant de l’écart entre les contribuables en fonction de leur participation respective dans la société particulière dont les biens avaient fait l’objet d’une attribution aux actionnaires. L’ARC a établi, à l’égard du revenu non déclaré pour 1989, une nouvelle cotisation s’élevant à environ 455 000 $ en ce qui concerne M. Golden, et à environ 381 000 $ en ce qui concerne Mme Golden. L’ARC a en outre imposé des pénalités pour « faute lourde » relativement à ce revenu non déclaré.

 

[4]     L’instruction des appels interjetés par M. et Mme Golden est censée débuter à la fin du mois. Deux semaines ont été réservées pour la tenue de cette audience devant la Cour, bien que les parties aient affirmé que huit semaines seraient nécessaires pour entendre les appels en question.

 

B. Déclaration de culpabilité

 

[5]     En 1998, M. Golden a été accusé d’avoir sciemment éludé le paiement de l’impôt et d’avoir produit de fausses déclarations de revenus pour ses années d’imposition 1989, 1990 et 1991. M. Golden a nié sa culpabilité relativement à ces accusations. Il a été déclaré coupable relativement à 1989, et acquitté pour ce qui est des années 1990 et 1991.

 

[6]     Mme Golden a également été accusée de fraude fiscale à la suite de la même vérification de la valeur nette. Elle et son mari ont été représentés par le même avocat pendant toute la durée de leur procès pénal.

 

[7]     L’avocat de M. et de Mme Golden avait convenu avec les avocats de la Couronne que, pour les besoins du procès pénal d’Allan Golden, Allan et Sharan Golden seraient traités comme une seule entité économique. Il a été convenu que, si Allan Golden acceptait l’entière responsabilité à l’égard des sommes visées par les actes d’accusation, la Couronne demanderait un arrêt des procédures relativement aux accusations portées contre Sharan Golden lorsque le procès visant Allan Golden serait terminé. Le 13 septembre 2000, les accusations portées contre Sharan Golden ont fait l’objet d’un sursis d’instance.

 

[8]     Par suite de l’entente susmentionnée établissant une seule entité économique, la déclaration de culpabilité prononcée contre M. Golden relativement à son année d’imposition 1989 porte sur les sommes qui ont été réparties entre lui et son épouse dans les nouvelles cotisations établies par l’ARC.

 

[9]     Pour les besoins de l’instance pénale, deux ajustements ont été apportés aux calculs de la valeur nette utilisés dans les nouvelles cotisations. Premièrement, comme il est mentionné ci‑dessus, M. Golden a été accusé relativement à des sommes pour lesquelles de nouvelles cotisations ont été établies à son égard et à l’égard de son épouse. Deuxièmement, pour les besoins des accusations criminelles relatives à 1989, le montant total visé par les nouvelles cotisations et se chiffrant à environ 836 000 $ a été réduit à 728 000 $ approximativement. Cette différence d’environ 108 000 $ est attribuable à un prêt qui, selon M. Golden, lui aurait été consenti par un certain M. Alegro et qui aurait dû être porté en déduction de l’écart total révélé par la vérification de la valeur nette. Je présume qu’il en est ainsi parce que la Couronne n’a pas cru qu’elle était en mesure de prouver hors de tout doute raisonnable, dans le cadre du procès pénal, que ce prêt n’a pas été consenti ou, en d’autres termes, qu’elle pensait que M. Golden serait en mesure d’établir, grâce au doute raisonnable, qu’un tel prêt a réellement été consenti. Même s’il reste une différence approximative de 1 000 $ entre les sommes non déclarées visées par la condamnation criminelle et les nouvelles cotisations visant 1989, cette somme est sans importance en ce qui nous concerne.

 

[10]    Après un procès d’une durée de trois semaines, le jury a reconnu M. Golden coupable des deux chefs d’accusation relatifs à 1989, à savoir d’avoir sciemment éludé le paiement de l’impôt et d’avoir produit une fausse déclaration de revenus. Ce procès a été précédé d’une longue enquête préliminaire.

 

[11]    La preuve portait sur un certain nombre d’opérations impliquant plusieurs parties et touchant notamment certaines des sociétés de M. et de Mme Golden et leurs activités commerciales. La société pertinente en l’espèce est Golden Sports Recreation and Convention Services Limited, laquelle exploite une entreprise appelée Transcona Country Club. Comme il n’était pas tenu de le faire, le jury n’a rendu aucune décision quant aux sommes précises non déclarées par M. et Mme Golden ni quant aux opérations particulières ayant donné lieu au revenu non déclaré. Le juge du procès avait toutefois donné les instructions suivantes au jury :

 

 

[TRADUCTION]

 

Je vais maintenant passer aux trois chefs d’accusation de fraude fiscale. Je dois d’abord vous dire, à titre de première règle de droit, qu’une infraction de fraude fiscale est perpétrée que la somme en cause soit de 10 000 $ ou de 1 000 000 $, qu’elle soit moindre ou qu’elle se situe à l’intérieur de cette fourchette. Même si l’acte d’accusation que vous aurez entre les mains au moment de vous retirer pour les délibérations fait état de certains montants de revenu déclaré et de certaines sommes soustraites à l’impôt, la Couronne a uniquement l’obligation de prouver qu’en 1989, en 1990 ou en 1991, il existait un revenu qui aurait dû être déclaré et qui ne l’a pas été, qu’il y a donc eu fraude fiscale et que l’omission de déclarer était volontaire et visait à soustraire le contribuable à l’impôt.

 

Si vous concluez que le montant de revenu non déclaré ou la somme soustraite à l’impôt égale zéro, vous devez alors acquitter l’accusé. Vous devez toutefois savoir que la loi ne se soucie pas de choses insignifiantes. Si vous concluez que la somme soustraite à l’impôt était insignifiante et que la poursuite de cette pratique n’aurait, en réalité, que peu ou pas d’incidence sur l’intérêt public, vous devrez alors vous abstenir de prononcer une déclaration de culpabilité et plutôt acquitter l’accusé, mais il vous appartient, à vous seuls, de décider de tout cela à la lumière de la preuve dont vous êtes saisis.

 

Il a ajouté plus loin :

 

[TRADUCTION]

 

Permettez‑moi de vous rappeler que la Couronne, pour établir le bien‑fondé de ce chef d’accusation, n’a pas à prouver le montant exact du revenu non déclaré ni de la somme soustraite à l’impôt. Il lui suffit de vous prouver, hors de tout doute raisonnable, qu’il y a eu omission de déclarer un revenu d’un certain montant et qu’il y a eu défaut de paiement d’une certaine somme au titre de l’impôt mais, je le répète, vous devez garder en mémoire que la loi ne se soucie pas de choses insignifiantes. Si vous concluez que l’omission de déclarer un revenu ou la fraude fiscale était insignifiante, vous devez prononcer un acquittement.

 

[12]    Appliquant le principe énoncé dans l’arrêt Kienapple selon lequel nul ne peut être condamné pour des infractions multiples découlant d’un seul acte criminel, le juge a ordonné un arrêt des procédures relativement à la déclaration de culpabilité prononcée contre M. Golden pour production d’une fausse déclaration de revenus.

 

[13]    Le juge du procès a condamné M. Golden à une journée d’emprisonnement et à une amende d’environ 75 000 $, payable sur une période de plus de deux ans, relativement à la déclaration de culpabilité pour fraude fiscale. Comme l’article 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu prévoit que l’amende imposée est fonction du montant de l’impôt que l’accusé a tenté d’éluder, le juge du procès devait déterminer le montant du revenu qui n’avait pas été déclaré pour 1989. Sur ce point, le juge du procès a tiré la conclusion suivante :

 

[TRADUCTION]

 

Par contre, en ce qui touche Golden Sports, un prêt aux actionnaires de 217 816,90 $ a été créé en 1989. Les avocats ont présenté des observations à cet égard et ils ne s’entendent pas. Et bien, je suis convaincu qu’il ne s’agit pas d’une pure invention de M. Simpson. Ce dernier a mentionné qu’il avait reçu instruction de créer le prêt et je suis persuadé que c’est vrai. M. Golden a examiné cette déclaration de revenus. Il l’a signée en attestant qu’elle était exacte. Il n’y a eu aucun prêt aux actionnaires cette année‑là, il s’agissait de fraude fiscale et je suis convaincu que le jury a également conclu en ce sens. Quant aux factures égarées, je suis également persuadé qu’en ce qui concerne Golden Sports, le jury a conclu qu’il y avait eu cette année‑là une suppression de revenu, tant au moyen du prêt aux actionnaires que des factures égarées, et j’estime que 1 et 2 constituent le fondement sur lequel le jury s’est appuyé pour prononcer la déclaration de culpabilité. Par conséquent, cela donnerait une somme totale de 251 816,90 $[i].

 

[14]    La mention, par le juge du procès, de factures relatives à Golden Sports concernait des éléments de preuve relatifs à des ventes non déclarées de 34 000 $ pour lesquelles l’ARC n’a pu trouver de factures, même après avoir saisi les registres commerciaux de la société. Ces ventes ont donc été mises en preuve au procès par le témoignage de huit témoins qui avaient organisé leurs activités au Transcona Country Club et payé pour celles‑ci [ii].

 

[15]    L’article 724 du Code criminel fondait le juge du procès à conclure que les sommes soustraites à l’impôt consistaient en le prêt aux actionnaires d’environ 218 000 $ de Golden Sports et en les factures égarées de 34 000 $ de cette même société[iii].

 

[16]    Bien que les montants exacts en cause n’aient pas été, selon le libellé de l’alinéa 724(2)a), « essentiels » au verdict de culpabilité qu’a rendu le jury, il était de toute évidence loisible au juge de tirer des conclusions de fait à cet égard. Comme l’a déclaré le juge :

 

[TRADUCTION]

 

Conformément à l’obligation qui m’incombait en droit, j’ai déterminé la portée de la condamnation, ou des modalités de celle‑ci, après avoir entendu les observations présentées par les avocats quant à la signification de la condamnation prononcée par le jury[iv].

 

[17]    Le juge du procès a conclu que l’impôt que l’on avait tenté d’éluder sur la somme de 251 816,90 $ s’élevait à 75 250,18 $, et c’est à cette dernière somme qu’il a fixé la pénalité.

 

[18]    M. Golden a interjeté appel à la Cour d’appel du Manitoba à la fois contre la condamnation et contre la sentence. Il semble que l’appel visant la sentence n’intéressait que l’emprisonnement et non l’amende. La Cour d’appel a rejeté de vive voix l’appel de M. Golden dans un jugement de deux phrases.

 

[19]    À plusieurs occasions pendant l’instance pénale, M. Golden s’est plaint de ne pas bénéficier d’un accès sans restriction aux documents saisis par l’ARC ni d’une communication complète de la preuve documentaire de cette dernière. Ce point, entre autres, a fait l’objet d’une procédure préalable au procès au cours de l’enquête préliminaire. Après la condamnation prononcée par le jury, il comptait également au nombre des moyens invoqués à l’appui d’une requête visant à obtenir l’annulation du procès. La décision du juge du procès de ne pas annuler le procès était l’un des motifs d’appel à la Cour d’appel du Manitoba, qui a déclaré à ce propos : [TRADUCTION] « Quant à la requête de l’accusé visant à faire annuler le procès sur le fondement de la prétendue non‑communication de la preuve, nous ne sommes pas convaincus que le juge du procès a commis une erreur lorsqu’il a rejeté la requête. »

 

II. Le droit

 

A. Préclusion pour même question en litige

 

[20]    Il est loisible à la Cour d’appliquer la doctrine de la préclusion pour même question en litige afin d’empêcher que des questions déjà tranchées dans le cadre d’une autre instance judiciaire ne soient remises en cause. La Cour d’appel fédérale a confirmé que la préclusion pour même question en litige découlant d’une déclaration de culpabilité prononcée dans une affaire criminelle peut s’appliquer dans une instance civile tenue devant la Cour canadienne de l’impôt : Van Rooy c. M.R.N., [1989] 1 C.F. 489, 88 DTC 6323.

 

[21]    Les tribunaux peuvent statuer sur la question de la préclusion pour même question en litige dans le cadre d’une requête, avant que la preuve ne soit entendue au procès[v]. Certaines requêtes de cette nature ont été présentées en application de l’article 58 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (les « Règles »), tandis que d’autres l’ont été en application de l’article 53. Dans la présente affaire, la requête a été introduite en application de l’article 58, lequel permet la production d’éléments de preuve à l’appui. En l’espèce, les parties ont chacune déposé deux affidavits détaillés au soutien de la thèse qu’elles ont respectivement avancée dans le cadre des requêtes.

 

[22]    Lorsqu’elle se demande si la doctrine de la préclusion pour même question en litige s’applique, la Cour peut examiner d’autres éléments en plus du certificat de déclaration de culpabilité. La Cour doit tenir compte du contexte entourant l’instance pénale pour déterminer quelle décision y a été rendue[vi].

 

[23]    Les conditions d’application de la doctrine de la préclusion pour même question en litige sont les suivantes :

 

1.  La décision judiciaire antérieure doit avoir tranché la même question que celle dont la Cour est saisie, et la question devait être fondamentale à la décision antérieure en question;

2.  La décision judiciaire antérieure doit être définitive;

3.  Il doit y avoir identité des parties à l’instance, c’est‑à‑dire que les parties visées par la décision judiciaire antérieure, ou leurs ayants droit, doivent être les mêmes que celles visées par l’instance en cause, ou leurs ayants droit[vii].

 

[24]    La doctrine de la préclusion pour même question en litige ne peut être appliquée de manière automatique ou rigide simplement parce que les conditions susmentionnées sont remplies. Il appartient à la Cour, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de décider s’il est justifié d’appliquer la préclusion pour même question en litige ou si l’application de cette doctrine serait injuste dans les circonstances particulières de l’affaire[viii].

 

[25]    Ce n’est que dans les cas manifestes qu’il y a lieu d’appliquer la doctrine de la préclusion pour même question en litige aux appels en matière fiscale interjetés devant la Cour relativement à une déclaration de culpabilité pour fraude fiscale. Cette doctrine ne doit pas être appliquée systématiquement une fois les conditions remplies. La Cour doit être convaincue que la question des sommes en cause pour chacune des années d’imposition concernées a été tranchée dans l’instance pénale[ix].

 

B. Abus de procédure

 

[26]    Il est également loisible à la Cour d’appliquer la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la remise en cause de questions déjà tranchées dans une autre instance judiciaire[x].

 

[27]    La portée et le champ d’application de la doctrine de l’abus de procédure lorsqu’il s’agit d’empêcher que des questions déjà tranchées ne soient remises en cause a récemment été examinée de manière approfondie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt S.C.F.P.[xi].

 

[28]    La principale différence entre la doctrine de la préclusion pour même question en litige et celle de l’abus de procédure qui interdit la remise en cause d’une question déjà tranchée tient aux notions de réciprocité et de lien de droit. Il n’est pas nécessaire, pour qu’il y ait abus de procédure, que les conditions applicables en matière de préclusion pour même question en litige soient remplies. L’abus de procédure peut donc s’appliquer lorsque les parties ne sont pas les mêmes, mais il serait néanmoins inopportun de permettre qu’une question déjà tranchée soit remise en cause, et ce, pour préserver l’intégrité du système judiciaire.

 

[29]    L’abus de procédure est également une doctrine que le tribunal ne doit appliquer qu’en exerçant son pouvoir discrétionnaire et en soupesant les intérêts en cause en vue de trancher une question liée à l’équité. Cependant, les considérations entourant le recours à l’abus de procédure se distinguent quelque peu de celles touchant l’application éventuelle de la préclusion pour même question en litige en ce qu’elles s’articulent autour de l’intégrité du processus juridictionnel plutôt que du statut, des motivations ou des droits des parties.

 

[30]    Il importe d’éviter de remettre une question en cause, à moins que ce ne soit nécessaire pour accroître la crédibilité et l’efficacité du processus juridictionnel. Ce sera le cas (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, ou (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte.

 

III. Thèses des parties

 

A. Thèse de la Couronne

 

[31]    La Couronne fait valoir que la doctrine de la préclusion pour même question en litige doit s’appliquer à M. Golden en ce qui concerne l’appropriation, par M. Golden, et/ou Mme Golden, des revenus de 34 000 $ que Golden Sports a tirés des activités tenues au Transcona Country Club. Selon la Couronne, les trois conditions applicables à cette doctrine sont remplies, et il n’existe aucune raison convaincante sur le plan de l’équité ou autre qui milite contre son application normale ou habituelle. La Couronne avance que tous les objets et toutes les fins visés par la doctrine s’appliquent en l’espèce et elle conseille à la Cour de ne pas exercer à la légère son pouvoir discrétionnaire en faveur d’une personne condamnée au criminel une fois qu’elle se sera assurée que les conditions sont remplies.

 

[32]    Quant à l’application de la préclusion pour même question en litige aux pénalités imposées en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu relativement à la somme de 34 000 $, la Couronne affirme que la mens rea et le caractère délibéré sur lesquels le jury s’est nécessairement et fondamentalement prononcé dans le cadre de l’instance pénale constituent une norme à tout le moins aussi rigoureuse que celle établie dans la Loi de l’impôt sur le revenu à l’égard de ces pénalités, et qui prévoit que les actes doivent avoir été posés sciemment ou dans des circonstances équivalant à faute lourde.

 

[33]    Selon la Couronne, il y aurait abus de procédure si Mme Golden était autorisée à contester devant la Cour la nouvelle cotisation relative à son année d’imposition 1989 pour ce qui concerne la somme de 217 000 $ liée au prêt à l’actionnaire de Golden Sports à l’égard duquel son mari a été déclaré coupable de fraude fiscale. En effet, le tribunal a conclu que l’écriture relative au prêt à l’actionnaire était fictive, et que cette somme aurait dû être ajoutée au revenu de M. Golden et/ou de Mme Golden. La Couronne soutient que la question en litige en l’espèce est la même, et que la décision rendue par le tribunal manitobain est définitive. Elle allègue que si l’ARC avait inclus ce prêt à l’actionnaire de 217 000 $ dans la nouvelle cotisation à l’égard de M. Golden, au lieu de Mme Golden, il y aurait eu préclusion pour même question en litige. Dans les nouvelles cotisations, l’ARC a plutôt attribué cette somme à Mme Golden parce que cette dernière était l’unique actionnaire de Golden Sports, et que la condition relative à la réciprocité ou au lien de droit aurait donc fait obstacle à l’application de la préclusion pour même question en litige. La Couronne affirme qu’il équivaudrait néanmoins à un abus de procédure de permettre à Mme Golden de contester devant la Cour les conclusions tirées par le tribunal manitobain selon lesquelles ce prêt à l’actionnaire de 217 000 $ aurait dû être ajouté au revenu de M. Golden et/ou de Mme Golden.

 

[34]    La Couronne avance qu’il y aurait également abus de procédure si on permettait à Mme Golden de faire valoir que l’ARC aurait plutôt dû inclure cette somme dans la nouvelle cotisation établie à l’égard de son mari. La Couronne signale que Mme Golden était représentée par le même avocat que son mari pendant toute la durée de l’instance pénale, qu’elle aurait eu l’occasion d’être entendue directement n’eût été de l’entente par laquelle son mari a accepté l’entière responsabilité pénale liée à toute fraude fiscale perpétrée par lui ou par elle, les deux étant considérés comme une seule entité économique, et que les intérêts de Mme Golden ont été défendus par l’intermédiaire de son mari et des intérêts de ce dernier dans le cadre du procès et de l’appel en matière pénale. Elle affirme que, comme les nouvelles cotisations établies sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu doivent l’être à l’égard de particuliers et non d’une famille ou d’un couple marié à titre d’entité économique unique, l’ARC a à juste titre attribué à Mme Golden, en qualité d’actionnaire unique de Golden Sports, la partie imputable au prêt à l’actionnaire de l’écart total révélé par la vérification de la valeur nette. Selon la Couronne, Mme Golden ne devrait pas maintenant être autorisée à tirer un nouvel avantage de l’entente portant sur l’arrêt des procédures conclue pour lui éviter de faire l’objet d’une éventuelle déclaration de culpabilité en disant qu’elle n’a pas eu, antérieurement, d’occasion de présenter ou de défendre sa thèse relative au montant du prêt à l’actionnaire, ou en faisant valoir que le tribunal du Manitoba n’a pas tranché la question de savoir si la somme en cause aurait dû être ajoutée à son revenu et non à celui de son mari.

 

[35]    La Couronne ne tente pas d’empêcher Mme Golden d’alléguer devant la Cour que les pénalités infligées sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu relativement à la somme de 217 000 $ ne devraient pas être confirmées parce qu’elle n’a pas, sciemment ou dans des circonstances équivalant à faute lourde, omis d’inclure cette somme dans son revenu. La Couronne accepte le fait que, comme aucun procès n’a été intenté contre Mme Golden, aucun tribunal ne s’est prononcé sur la mens rea de cette dernière.

 

B. Thèse des contribuables

 

[36]    Les contribuables font valoir que la première condition d’application de la doctrine de la préclusion pour même question en litige contre M. Golden n’est pas remplie en ce qui touche la somme de 34 000 $. Leur avocate soutient que la déclaration de culpabilité prononcée par le jury ne traite pas du montant du revenu non déclaré ou de la somme soustraite à l’impôt, et qu’elle ne comporte en outre aucune conclusion précise quant à la source de ce revenu. Les contribuables avancent que les conclusions tirées par le juge du procès au moment de prononcer la peine n’étaient pas assujetties à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable, mais uniquement à la norme de la prépondérance des probabilités. Ils font valoir que, quoi qu’il en soit, la nature même des cotisations de valeur nette fait en sorte qu’elles ne précisent pas les sources de revenu non déclaré, mais seulement le montant de ce revenu, et que la question en litige en l’espèce n’est donc pas la même que celle visée par l’instance pénale, et ce, même en ce qui concerne la conclusion du tribunal manitobain relative à l’appropriation de la somme de 34 000 $.

 

[37]    Les contribuables avancent en outre qu’il serait injuste dans la présente situation d’appliquer la doctrine de la préclusion pour même question en litige à l’égard de M. Golden et que je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire en conséquence. Plus précisément, l’injustice serait liée au fait que M. Golden a été privé d’un accès sans restriction aux documents saisis lorsqu’il a tenté de se défendre contre les accusations criminelles portées contre lui. L’instance devant la Cour constituerait donc la première occasion qui lui serait offerte de contester l’allégation voulant qu’il ait omis de déclarer une partie de son revenu.

 

[38]    Quant à Mme Golden, les contribuables soutiennent que la question dont le tribunal pénal était saisi n’est pas la même que celle en litige dans la présente instance en ce qui touche le montant du prêt à l’actionnaire, soit 217 000 $, de Golden Sports. Les raisons invoquées à l’appui de cette allégation sont les mêmes que celles avancées relativement à la préclusion pour même question en litige dans le cas de M. Golden. Elles découlent de l’absence de conclusion expresse ou implicite tirée par le jury quant au montant ou à la source du revenu, ainsi que de la nature des cotisations de valeur nette, qui s’intéressent uniquement aux montants de revenu en cause et non à la source de celui‑ci.

 

[39]    Les contribuables avancent qu’il serait injuste d’appliquer la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la remise en cause de certaines questions et que je ne dois pas exercer mon pouvoir discrétionnaire en ce sens. La première cause d’injustice soulevée tient au fait que, dans le cadre de l’instance pénale antérieure, M. Golden n’a pas bénéficié d’un accès sans restriction aux documents et à la preuve pour pouvoir se défendre de l’accusation d’avoir sciemment omis de déclarer une partie de son revenu. Autre source d’injustice dont Mme Golden aurait été victime : l’instance devant la Cour canadienne de l’impôt serait la première occasion qui lui aurait été offerte de plaider sa cause et de se défendre puisqu’elle n’a pas antérieurement fait l’objet d’un procès pénal, d’un acquittement ou d’une déclaration de culpabilité. De plus, l’avocate des contribuables signale que, si la doctrine de l’abus de procédure est appliquée pour empêcher Mme Golden de contester l’exactitude de la nouvelle cotisation établie à son égard relativement à la somme de 217 000 $, cela aura pour effet d’injustement étendre à la nouvelle cotisation, qui relève du domaine civil, la portée de l’entente selon laquelle Mme Golden et son mari devaient être traités comme une entité économique unique pour les besoins du procès pénal de ce dernier, ce qui n’était manifestement pas l’objet visé par l’entente en question.

 

IV. Analyse

 

A. M. Golden

 

[40]    La Couronne fait valoir que les conditions d’application de la préclusion pour même question en litige ont été remplies en ce qui touche la somme de 34 000 $ tirée des activités organisées par Golden Sports. M. Golden soutient que la première exigence, à savoir qu’il doit s’agir de la même question que celle déjà tranchée, n’est pas respectée. Compte tenu des circonstances de la présente affaire, je suis convaincu du contraire.

 

[41]    Le contribuable avance à juste titre que le jury, lorsqu’il a déclaré M. Golden coupable, ne s’est pas expressément prononcé sur cette somme ou sur cette source. Cependant, il ne fait aucun doute que le juge du procès, après le procès et le prononcé de la déclaration de culpabilité par le jury, mais avant le prononcé de la peine, a tiré une conclusion de cette nature et qu’il a décidé qu’il s’agissait de l’un des éléments sur lesquels se fondait la déclaration de culpabilité. Le juge du procès était tenu de rendre une décision relative à la somme en cause, ce qu’il a fait en termes très clairs.

 

[42]    Les avocats ne s’entendent pas sur la question de savoir si le juge du procès a tiré ses conclusions en appliquant la norme de la prépondérance des probabilités ou celle de la preuve hors de tout doute raisonnable, et je n’en suis pas moi‑même certain. Cette situation découle du libellé de l’article 724 du Code criminel ainsi que de la jurisprudence portant sur le fardeau de la preuve en matière de détermination de la peine[xii]. Toutefois, comme le montant de revenu non déclaré a une incidence directe sur la partie de la peine touchant l’amende, j’incline à penser que ce montant constitue un facteur aggravant pour l’application de l’article 724, qui est assujetti à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable. Il ressort sans équivoque de la transcription du prononcé de la sentence que le juge du procès croyait qu’il devait être convaincu hors de tout doute raisonnable et que l’avocat de M. Golden partageait ce point de vue[xiii]. Je ne suis pas persuadé que cela fasse une quelconque différence pour décider si la question a déjà été tranchée. La préclusion pour même question en litige peut s’appliquer en matière exclusivement civile et ne se limite pas aux déclarations de culpabilité pénales prononcées antérieurement.

 

[43]    En outre, je ne crois pas que le point de savoir quelle norme de preuve était applicable, ou a été appliquée, soulève une quelconque question d’équité. La déclaration de culpabilité antérieure relative à la somme de 34 000 $ était assujettie à tout le moins à la norme de la prépondérance des probabilités. Et c’est cette norme‑là que la Cour devra appliquer en ce qui concerne l’appel en matière fiscale interjeté par M. Golden.

 

[44]    Même s’il n’était pas tenu de le faire, le juge du procès a déterminé la source du revenu non déclaré. Il m’est néanmoins loisible de tenir compte de cette conclusion pour décider quel était le contexte de l’instance pénale. Les activités organisées par Golden Sports en tant que source du revenu non déclaré de 34 000 $ ont manifestement fait l’objet d’une preuve appréciable.

 

[45]    L’avocate du contribuable a raison lorsqu’elle affirme qu’une nouvelle cotisation fondée exclusivement sur la « valeur nette » ne porte pas sur les sources de revenu au sens habituel du terme. En effet, ce genre de nouvelle cotisation intéresse les augmentations inexpliquées de valeur nette, qui sont utilisées afin d’estimer le revenu gagné dans des situations où le véritable revenu tiré de sources données ne peut être ni déterminé ni vérifié parce que le contribuable n’a pas de documents ou de registres appropriés. Cependant, il ne s’ensuit pas nécessairement que la préclusion pour même question en litige ne peut s’appliquer à une nouvelle cotisation de valeur nette. Cela signifie simplement que, si la préclusion pour même question en litige s’applique dans le cas de M. Golden, une somme minimale de 34 000 $ sera confirmée au titre de l’écart de valeur nette, et ce, indépendamment de la source de ce revenu. Cela aura en outre une incidence, le cas échéant, sur l’admissibilité à l’instruction d’éléments de preuve relatifs à l’augmentation de valeur nette de M. Golden attribuable à Golden Sports.

 

[46]    Le processus de détermination de la peine, y compris les conclusions tirées par le juge du procès à la suite d’un procès devant jury, est fondamental à l’instance pénale et en fait partie intégrante. Il convient d’accorder tout le poids nécessaire aux conclusions tirées dans le cadre du processus de détermination de la peine pour décider si une question tranchée dans une instance pénale antérieure est la même que celle dont la Cour est saisie dans le présent appel en matière fiscale. La présente affaire se distingue aisément du récent arrêt Garber (voir la note de fin de document numéro 10) de la Cour d’appel fédérale, où il s’agissait de promoteurs d’abris fiscaux faisant l’objet d’accusations criminelles pour fraude. Les contribuables/investisseurs dans cette affaire souhaitaient présenter des éléments de preuve touchant l’existence d’activités commerciales et de dépenses d’entreprise. La Cour d’appel fédérale a reconnu qu’il pouvait s’agir de questions distinctes, et la requête fondée sur un abus de procédure de la part de la Couronne a été rejetée.

 

[47]    La Couronne et la preuve me convainquent que la question fondamentale soulevée dans l’instance pénale en ce qui touche la somme de 34 000 $ liée à Golden Sports et non déclarée dans le revenu de M. Golden, comme elle aurait dû l’être, est identique à celle qui se pose relativement à une partie de la nouvelle cotisation frappée d’appel. Aucune question n’a été soulevée quant aux deux autres conditions, à savoir le caractère définitif de la décision rendue par le tribunal manitobain et l’identité des parties à l’instance.

 

[48]    Il me faut donc décider si l’application de la doctrine de la préclusion pour même question en litige relativement au revenu de 34 000 $ serait injuste pour M. Golden. Ce dernier affirme que ce serait le cas parce qu’il n’a pas bénéficié d’un accès sans restriction aux documents saisis ni d’une communication adéquate de la preuve par la Couronne. Des plaintes analogues ont été formulées avant et pendant le procès. Elles ont même fait l’objet d’un appel à la Cour d’appel du Manitoba. M. Golden n’a pas réussi à convaincre les tribunaux que la communication de la preuve ou l’accès aux documents étaient insuffisants. Pour l’essentiel, les tribunaux manitobains ont déjà tranché une question analogue, voire la même question, dans le contexte de la déclaration de culpabilité prononcée contre M. Golden. Les préoccupations soulevées par ce dernier auprès de la Cour ne peuvent être assimilées à de nouveaux éléments de preuve qui n’ont pu être présentés auparavant et qui jettent de façon probante un doute sur les conclusions tirées par les tribunaux manitobains, selon les termes employés par Mme la juge Arbour dans l’arrêt S.C.F.P. Même s’il ne s’agit pas nécessairement de la norme à atteindre, je ne puis conclure que M. Golden a subi une quelconque injustice appréciable. En revanche, le fait de ne pas appliquer la préclusion pour même question en litige à la somme de 34 000 $ compromettrait l’intégrité, la crédibilité et l’efficacité des deux tribunaux concernés.

 

[49]    J’arrive en outre à la conclusion que la préclusion pour même question en litige s’applique à M. Golden en ce qui concerne la pénalité pour faute lourde imposée relativement à la somme de 34 000 $ non déclarée dans son revenu. La mens rea et le caractère délibéré des actes de M. Golden constituaient une partie intégrante et fondamentale des verdicts de culpabilité prononcés par le jury. La mens rea a été établie hors de tout doute raisonnable. La preuve, hors de tout doute raisonnable, de la mens rea permet à la Couronne de s’acquitter du fardeau qui lui incombait suivant le paragraphe 163(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu en ce qui concerne les pénalités pour faute lourde, à savoir de prouver que l’omission par M. Golden de déclarer une partie de son revenu a été commise sciemment ou dans des circonstances équivalant à faute lourde[xiv].

 

[50]    Bien que je ne sois pas saisi de la question, si l’ARC avait décidé, dans ses nouvelles cotisations, d’inclure le montant du prêt à l’actionnaire de 217 000 $ dans le revenu de M. Golden plutôt que dans celui de son épouse, il y aurait également eu préclusion pour même question en litige et ce, pour les mêmes raisons que celles justifiant son application à l’égard de la somme de 34 000 $. De même, la doctrine de l’abus de procédure aurait également empêché M. Golden de remettre en cause les décisions touchant l’une ou l’autre de ces sommes.

 

B. Madame Golden

 

[51]    Je suis convaincu qu’il y aurait abus de procédure si Mme Golden était autorisée à contester la nouvelle cotisation établie à son égard relativement au prêt à l’actionnaire de 217 000 $ consenti par Golden Sports. En réalité, cette question est la même que celle que les tribunaux manitobains ont déjà tranchée de manière définitive en décidant que la somme en cause constituait un revenu et devait donc être incluse dans le revenu de M. Golden et/ou de Mme Golden. La situation en l’espèce est différente de l’affaire Garber, où la déclaration de culpabilité pour fraude visait des tiers et portait sur une question autre que celle de savoir si les investisseurs fraudés avaient engagé de quelconques dépenses d’entreprise aux fins de l’impôt sur le revenu.

 

[52]    Les seules incertitudes soulevées dans la présente affaire découlent de l’entente intervenue dans le cadre du procès pénal. Cette entente a permis à Mme Golden d’éviter de subir un procès criminel concernant les accusations portées contre elle. Cette situation est également à l’origine de l’incertitude liée au fait que le verdict prononcé contre M. Golden ne précise pas clairement si la somme de 217 000 $ aurait dû être incluse dans le revenu de M. Golden ou dans celui de Mme Golden aux fins de l’impôt sur le revenu. L’entente relative à l’instance pénale contre M. Golden et contre Mme Golden constitue en outre le seul élément qui permette à Mme Golden d’affirmer qu’elle n’a pas encore eu l’occasion de se défendre contre les allégations selon lesquelles cette somme aurait dû être incluse dans son revenu. Parce que cette entente a été conclue, elle peut avancer que la somme en cause ne constituait un revenu ni pour elle ni pour son mari, ou que, s’il s’agissait bien d’un revenu, cette somme a fait l’objet d’une attribution en faveur de son mari et non d’elle‑même.

 

[53]    Je ne vois pas comment Mme Golden peut maintenant se plaindre, à la lumière des faits en l’espèce, que l’application du principe de la préclusion interdisant la remise en cause, devant la Cour, d’une question déjà tranchée lui occasionne une quelconque injustice. Si elle est victime d’une injustice, celle‑ci est nettement moins grave que le préjudice qui serait causé à l’intégrité, à la crédibilité et à l’efficacité des tribunaux judiciaires si elle était autorisée à remettre cette question en cause. La seule raison pour laquelle l’analyse faite plus haut des conditions applicables à la préclusion pour même question en litige et à M. Golden ne s’étend pas à Mme Golden et à la somme de 217 000 $ tient à l’exigence de la réciprocité et de lien de droit[xv]. Si Mme Golden avait la possibilité de contester ce point, il y aurait un risque de verdicts incompatibles. Il s’agirait par surcroît d’une utilisation douteuse des ressources judiciaires.

 

[54]    Que M. Golden ou Mme Golden souhaitent ou non donner suite à ces parties de leurs appels en matière fiscale dans le but précis de remettre en cause la déclaration de culpabilité prononcée contre M. Golden, c’est là le résultat auquel on aboutirait. En l’espèce, les intérêts de M. Golden et de Mme Golden qui étaient en jeu dans l’instance pénale intentée contre eux étaient importants, et ils ont eu la motivation et l’occasion voulues pour se défendre des accusations qui ont donné lieu au procès de M. Golden. La Cour d’appel a affirmé que le procès et le processus de détermination de la peine n’avaient été entachés d’aucune erreur. Aucun nouvel élément de preuve n’a été découvert. Bref, si M. Golden ou Mme Golden étaient autorisés à contester les nouvelles cotisations fiscales relativement aux deux sommes en cause devant la Cour, et si Cour tranchait en leur faveur, la plupart des personnes raisonnables, hormis les avocats et les comptables fiscalistes, penseraient qu’il s’agit d’un affront évident à l’intégrité de notre système judiciaire.

 

V. Conclusion

 

[55]    Les requêtes présentées par la Couronne sont accueillies.

 

[56]    M. Golden ne sera pas autorisé à faire valoir que son revenu non déclaré pour 1989 était inférieur à 34 000 $ ni que les pénalités ne doivent pas s’appliquer à cette somme.

 

[57]    Mme Golden ne sera pas autorisée à faire valoir que son revenu non déclaré pour 1989 est inférieur à 217 816,90 $.

 

[58]    Les contribuables doivent verser à l’intimée des dépens s’élevant à 3 500 $.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 26e jour de mars 2008.

 

« Patrick Boyle »

Juge Boyle

 

Traduction certifiée conforme

ce 6e jour de juin 2008.

 

Aleksandra Koziorowska

 

 


RÉFÉRENCE :                                            2008CCI173

 

NOS DES DOSSIERS DE LA COUR :                   2004-26(IT)G, 2004-27(IT)G

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :                        Sharan Golden et Sa Majesté la Reine, Allan R. Golden et Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                            Ottawa (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :                        Les 10 et12 mars 2008

 

MOTIFS DES ORDONNANCES PAR :      L’honorable juge Patrick Boyle

 

DATE DES ORDONNANCES :                  Le 26 mars 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Avocate des appelants :

Me Barbara M. Shields

 

Avocats de l’intimée :

Me David G. Frayer et

Me Ainslie Schroeder

 

AVOCAT(E) INSCRIT(E) AU DOSSIER :

 

       Pour les appelants :

 

                          Nom :                     

 

                          Cabinet :

 

       Pour l’intimée :                                     John H. Sims, c.r.

                                                                   Sous-procureur général du Canada

                                                                   Ottawa, Canada

 



[i] Les mentions 1 et 2 renvoient aux deux premiers éléments énumérés sous la rubrique intitulée [TRADUCTION] « Attributions en faveur d’Allan Golden » à l’annexe K de l’affidavit de M. Bailey présenté au juge.

 

[ii] Voir les pages 20 et 21 de la transcription figurant à l’annexe F de l’affidavit de M. Bailey.

 

[iii] L’article 724 est ainsi rédigé :

 

Acceptation des faits

 

724.(1) Le tribunal peut, pour déterminer la peine, considérer comme prouvés les renseignements qui sont portés à sa connaissance lors du procès ou dans le cadre des procédures de détermination de la peine et les faits sur lesquels le poursuivant et le délinquant s’entendent.

 

Jury

 

(2) Le tribunal composé d’un juge et d’un jury :

 

a) considère comme prouvés tous les faits, exprès ou implicites, essentiels au verdict de culpabilité qu’a rendu le jury;

b) à l’égard des autres faits pertinents qui ont été révélés lors du procès, peut les accepter comme prouvés ou permettre aux parties d’en faire la preuve.

 

Faits contestés

 

(3) Les règles suivantes s’appliquent lorsqu’un fait pertinent est contesté :

 

a) sauf s’il est convaincu que des éléments de preuve suffisants ont été présentés lors du procès, le tribunal exige que le fait soit établi en preuve;

b) la partie qui a l’intention de se fonder sur le fait pertinent, notamment si celui-ci figure au rapport présentenciel, a la charge de l’établir en preuve;

c) chaque partie est autorisée à contre-interroger les témoins convoqués par l’autre partie;

d) sous réserve de l’alinéa e), le tribunal doit être convaincu, par une preuve prépondérante, de l’existence du fait contesté sur lequel il se fonde pour déterminer la peine;

e) le poursuivant est tenu de prouver hors de tout doute raisonnable tout fait aggravant ou toute condamnation antérieure du délinquant.

 

[iv] Voir la page 56 de la transcription figurant à l’annexe I de l’affidavit de M. Bailey.

 

[v] Voir, par exemple, Holub c. La Reine, [1996] A.C.I. no 1784, Sarraf v. M.N.R., 93 DTC 1569 (C.C.I.), Boehm c. La Reine, 96 DTC 6087 (C.F. 1re inst.) et Wetzel v. H.M.Q., 2008 DTC 2138 (C.C.I.).

 

[vi] Dans l’arrêt Van Rooy, la Cour d’appel fédérale a décidé qu’il était approprié de tenir compte des motifs du juge. Dans l’arrêt Letendre et al. v. Canada (2001), 201 D.L.R. (4th) 35, elle a conclu (aux paragraphes 36 à 38) que le tribunal qui examine la préclusion fondée sur la cause d’action doit tenir compte des éléments réels d’un litige pour déterminer ce qui a été décidé et qu’il peut, à cette fin, prendre en considération des éléments autres que le jugement et les motifs du jugement. Lorsqu’il s’est penché sur la préclusion pour même question en litige, M. le juge Rothstein a examiné (au paragraphe 48) les actes de procédure et la transcription de l’instance.

 

[vii] Les conditions d’application de la préclusion pour même question en litige ont été examinées par M. le juge Laskin dans l’arrêt Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248, 74 DTC 6278. La Cour suprême du Canada reproduit avec approbation ces conditions dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, (2001), 201 D.L.R. (4th) 193.

 

Les principales exigences applicables s’inspirent de la décision Carl Zeiss Stiftung v. Rayner Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 (au paragraphe 935), de la Chambre des lords :

 

[TRADUCTION]

[...] (1) que la même question ait été décidée; (2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la [préclusion] soit finale; et, (3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la [préclusion] est soulevée, ou leurs ayants droit […]

 

Monsieur le juge Dickson a mentionné ce qui suit au sujet de la première condition : « Il ne suffira pas que la question ait été soulevée de façon annexe ou incidente dans l’affaire antérieure ou qu’elle doive être inférée du jugement par raisonnement […] La question qui est censée donner naissance à la préclusion doit avoir été fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé dans l’affaire antérieure […] « si fondamentale » à la décision rendue sur le fond même du litige que celle‑ci ne peut valoir sans celle‑là. Rien de moins ne suffira. »

 

[viii] Monsieur le juge Binnie s’est exprimé en ces termes dans l’arrêt Danyluk (au paragraphe 33) :

 

Les règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne doivent pas être appliquées machinalement. L’objectif fondamental est d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue. (Il existe des intérêts privés correspondants.) Il s’agit, au cours de la première étape, de déterminer si le requérant […] a établi l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité. Dans l’affirmative, la cour doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée.

[Souligné dans l’original.]

 

Lorsqu’il s’est penché sur l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, le juge Binnie a souscrit aux propos suivants tenus dans l’arrêt British Columbia v. Bugbusters Pest Management Inc. (1998), 159 D.L.R. (4th) 50 (C.A.C.‑B.) :

 

[TRADUCTION]

[La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée] se veut un moyen de rendre justice et de protéger contre l’injustice. Elle implique inévitablement l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire pour assurer le respect de l’équité selon les circonstances propres à chaque espèce.

 

Il a en outre renvoyé avec approbation au passage suivant de l’arrêt Schweneke v. Ontario (2000), 47 O.R. (3rd) 97 (C.A.) :

 

[TRADUCTION]

Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la cour doit se poser la question suivante : existe-t-il, en l’espèce, une circonstance qui ferait en sorte que l’application normale de la doctrine créerait une injustice?

 

Le juge Binnie signale également que, dans l’arrêt General Motors of Canada Ltd. c. Naken, [1983] 1 R.C.S. 72, M. le juge Estey a fait remarquer que le pouvoir discrétionnaire de refuser de recourir à la préclusion dans le contexte d’instances judiciaires antérieures était très limité dans son application comparativement au pouvoir discrétionnaire susceptible d’être exercé à l’égard des décisions des tribunaux administratifs.

 

Dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., [2003] 3 R.C.S. 77, la Cour suprême du Canada a eu l’occasion d’examiner en profondeur les doctrines de la préclusion pour même question en litige et de l’abus de procédure dans leur application aux déclarations de culpabilité antérieures. Dans cet arrêt (au paragraphe 15), Mme la juge Arbour définit certains des éléments qui doivent être pris en compte dans l’exercice du pouvoir judiciaire discrétionnaire :

 

Le droit en matière de remise en cause de questions ayant fait l’objet de décisions judiciaires définitives antérieures n’est pas seulement complexe; il joue également un rôle central dans l’administration de la justice. Bien interprétées et bien appliquées, les doctrines de l’autorité de la chose jugée et de l’abus de procédure règlent les interactions entre les différents décideurs judiciaires. Ces règles et principes exigent des décideurs qu’ils réalisent un équilibre entre l’irrévocabilité, l’équité, l’efficacité et l’autorité des décisions judiciaires.

 

Voir aussi les propos tenus par la juge Arbour aux paragraphes 53 et 54, lesquels sont reproduits plus loin à la note de fin de document numéro 11.

 

[ix] Dans les décisions Mike Adams v. H.M.Q., 96 DTC 1733, Nick Adams v. H.M.Q., 96 DTC 1737, et Neeb v. H.M.Q., 97 DTC 895, le juge Bowman (maintenant juge en chef) s’est penché sur l’application de la préclusion pour même question en litige dans le cadre d’un appel en matière fiscale faisant suite à une déclaration de culpabilité antérieure pour évasion fiscale. Il y mentionne expressément qu’il serait dangereux d’appliquer la préclusion pour même question en litige de façon systématique et que cette doctrine ne doit servir que dans les cas évidents. Dans la décision Mike Adams, le juge Bowman s’est rigoureusement assuré que les sommes en cause dans l’appel faisaient partie intégrante et essentielle de la déclaration de culpabilité prononcée par le tribunal pénal. Ses mises en garde insistaient en particulier sur les situations où, comme en l’espèce, l’accusé n’avait pas lui‑même témoigné. Dans les décisions Mike Adams et Nick Adams, le juge Bowman a conclu que la doctrine de la préclusion pour même question en litige était applicable. Dans la décision Neeb, il a refusé d’appliquer cette doctrine parce que le contribuable avait reconnu sa culpabilité dans l’instance pénale et que, comme il y avait certaines négociations quant au montant de la somme soustraite à l’impôt ou du revenu non déclaré, le juge n’était pas convaincu que, dans ces circonstances, la question du montant lui‑même avait fait l’objet d’une décision définitive ou d’une entente relativement aux différentes années d’imposition en cause.

 

Dans l’arrêt Dwyer v. H.M.Q., 2003 DTC 5575, le contribuable a soutenu que la préclusion pour même question en litige s’appliquait en sa faveur puisqu’il avait été acquitté des accusations criminelles de fraude fiscale portées contre lui. La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la Cour canadienne de l’impôt voulant que la préclusion pour même question en litige ne puisse s’appliquer parce qu’« [i]l ne fait aucun doute qu’un procès criminel peut se solder par un acquittement dans un cas où, si l’on s’en était tenu à la prépondérance de la preuve, l’infraction aurait été établie ».

 

[x] Dans l’arrêt H.M.Q. v. Garber, 2008 DTC 6154, la Cour d’appel fédérale a estimé que l’abus de procédure pouvait s’appliquer pour empêcher la remise en cause, dans le cadre d’un appel en matière fiscale, d’une question déjà tranchée dans des poursuites pour fraude criminelle intentées contre les promoteurs de l’abri fiscal en cause. La Cour d’appel a conclu que, dans les circonstances particulières de l’affaire, la Cour canadienne de l’impôt avait eu raison de ne pas appliquer cette doctrine. Dans l’arrêt Van Rooy, la Cour d’appel fédérale a reconnu, dans une remarque incidente, qu’il était possible de recourir à la doctrine de l’abus de procédure pour contourner la condition relative à la réciprocité applicable en matière de préclusion pour même question en litige.

 

[xi] Dans cet arrêt, Mme la juge Arbour a tenu les propos suivants :

 

[37]      Dans le contexte qui nous intéresse, la doctrine de l’abus de procédure fait intervenir [traduction] « le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière […] qui aurait […] pour effet de discréditer l’administration de la justice » (Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 55, le juge Goudge, dissident, approuvé par [2002] 3 R.C.S. 307, 2002 CSC 63). Le juge Goudge a développé la notion de la façon suivante aux par. 55 et 56 :

 

[traduction] La doctrine de l’abus de procédure engage le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie au litige, ou qui aurait autrement pour effet de discréditer l’administration de la justice. C’est une doctrine souple qui ne s’encombre pas d’exigences particulières telles que la notion d’irrecevabilité (voir House of Spring Gardens Ltd. c. Waite, [1990] 3 W.L.R. 347, p. 358, [1990] 2 All E.R. 990 (C.A.).

 

Un cas d’application de l’abus de procédure est lorsque le tribunal est convaincu que le litige a essentiellement pour but de rouvrir une question qu’il a déjà tranchée. [Soulignement ajouté par la juge Arbour.]

 

Ainsi qu’il ressort du commentaire du juge Goudge, les tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (généralement les exigences de lien de droit et de réciprocité) n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice. (Voir par exemple Franco c. White (2001), 53 O.R. (3d) 391 (C.A.); Bomac Construction Ltd. c. Stevenson, [1986] 5 W.W.R. 21 (C.A. Sask.); et Bjarnarson c. Government of Manitoba (1987), 38 D.L.R. (4th) 32 (B.R. Man.), conf. par (1987), 21 C.P.C. (2d) 302 (C.A. Man.).) Cette application a suscité des critiques, certains disant que la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause n’est ni plus ni moins que la doctrine générale de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, sans exigence de réciprocité, à laquelle il manque les importantes conditions que les tribunaux américains ont reconnues comme parties intégrantes de la doctrine (Watson, loc. cit., p. 624‑625).

 

[38]      Certes, la doctrine de l’abus de procédure a débordé des stricts paramètres du principe de l’autorité de la chose jugée tout en lui empruntant beaucoup de ses fondements et quelques‑unes de ses restrictions. D’aucuns la voient davantage comme une doctrine auxiliaire, élaborée en réaction aux règles établies de la préclusion (découlant d’une question déjà tranchée ou fondée sur la cause d’action), que comme une doctrine indépendante (Lange, op. cit., p. 344). Les raisons de principes étayant la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause sont identiques à celles de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (Lange, op. cit., p. 347-348) :

 

[traduction] Les deux raisons de principe, savoir qu’un litige puisse avoir une fin et que personne ne puisse être tracassé deux fois par la même cause d’action, ont été invoquées comme principes fondant l’application de la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause. D’autres principes ont également été invoqués : la préservation des ressources des tribunaux et des parties, le maintien de l’intégrité du système judiciaire afin d’éviter les résultats contradictoires et la protection du principe du caractère définitif des instances si important pour la bonne administration de la justice.

 

[39]      L’énoncé classique de la doctrine moderne de l’abus de procédure et de ses liens avec l’autorité de la chose jugée se trouve dans la décision Hunter, précitée, confirmant McIlkenny c. Chief Constable of the West Midlands, [1980] Q.B. 283 (C.A.). Il s’agissait d’une poursuite en dommages‑intérêts pour préjudice corporel intentée par les six hommes reconnus coupables de l’explosion de deux pubs de Birmingham. Ils prétendaient avoir été battus par la police pendant leur interrogatoire. Les demandeurs avaient soulevé le même grief lors du procès criminel, mais le juge et le jury avaient conclu que les confessions avaient été volontaires et que la police n’avait pas eu recours à la violence. Lord Denning, M.R., de la Cour d’appel, a appliqué la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, sans exigence de réciprocité, et a statué que le jugement antérieur empêchait l’examen de la question de savoir si la police avait usé de violence, même si cette question était invoquée contre un nouvel adversaire. Signalant que dans des affaires analogues, les tribunaux avaient parfois refusé d’autoriser une partie à soulever de nouveau une question parce qu’il s’agissait d’un abus de procédure, lord Denning a estimé que le principe applicable était plutôt celui de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, sans exigence de réciprocité.

 

[40]      La Chambre des lords, statuant en appel, n’a pas endossé la tentative de lord Denning de modifier le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, mais elle est parvenue à une conclusion identique en appliquant la doctrine de l’abus de procédure. Lord Diplock s’est exprimé en ces termes, à la p. 541 :

 

[traduction] L’abus de procédure illustré en l’espèce est l’introduction d’une instance devant un tribunal judiciaire dans le but d’attaquer indirectement une décision définitive rendue contre le demandeur par un autre tribunal compétent dans une instance antérieure, où le demandeur a eu l’entière possibilité de contester la décision devant le tribunal qui l’a rendue.

 

[41]      Il importe de signaler qu’une enquête publique instituée après la poursuite civile intentée par les six accusés dans l’affaire Hunter, précitée, a donné lieu à la conclusion que les aveux des accusés de Birmingham avaient été obtenus par suite de brutalités policières (voir R. c. McIlkenny (1991), 93 Cr. App. R. 287 (C.A.), p. 304 et suiv.). À mon avis, cela ne saurait justifier d’alléger les mécanismes procéduraux mis en place pour assurer le caractère définitif des instances en matière criminelle. Notre Cour et d’autres tribunaux ont reconnu l’existence du risque d’erreur judiciaire (voir États-Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7, par. 1; et R. c. Bromley (2001), 151 C.C.C. (3d) 480 (C.A.T.‑N.), p. 517‑518). Bien qu’il faille prévoir des garanties pour protéger les innocents et, de façon plus générale, pour inspirer confiance dans les décisions judiciaires, la remise en cause perpétuelle n’est pas pour autant garante de l’exactitude factuelle.

 

[42]      L’attrait de la doctrine de l’abus de procédure provient de ce qu’elle n’est pas alourdie par les exigences précises du principe de l’autorité de la chose jugée tout en ménageant le pouvoir discrétionnaire d’empêcher la remise en cause de litiges et ce, essentiellement dans le but de préserver l’intégrité du processus judiciaire. (Voir les motifs du juge Doherty, par. 65; voir également Demeter (H.C.), précité, p. 264, et Hunter, précité, p. 536.)

 

[43]      Ceux qui critiquent cette doctrine font valoir que l’utilisation de l’abus de procédure à la place de la préclusion brouille la vraie question sans rien ajouter d’autre qu’une vague impression de pouvoir discrétionnaire. Je ne partage pas cette vue. À tout le moins dans des circonstances comme celles de la présente espèce, c’est‑à‑dire une tentative de remettre en cause une déclaration de culpabilité, j’estime que cette doctrine répond beaucoup mieux aux véritables enjeux. Dans tous ses cas d’application, la doctrine de l’abus de procédure vise essentiellement à préserver l’intégrité de la fonction judiciaire. Qu’elle ait pour effet de priver le ministère public du droit de continuer la poursuite à cause de délais inacceptables (voir Blencoe, précité), ou d’empêcher une partie civile de faire appel aux tribunaux à mauvais escient (voir Hunter, précité, et Demeter, précité), l’accent est mis davantage sur l’intégrité du processus décisionnel judiciaire comme fonction de l’administration de la justice que sur l’intérêt des parties. Dans une affaire comme la présente espèce, c’est cette préoccupation qui commande d’interdire la remise en cause, plus que toute perception d’injustice envers une partie qui serait de nouveau appelée à faire la preuve de ses prétentions, par exemple. Cela compris, il est plus facile d’établir les paramètres de la doctrine et de définir les principes applicables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

 

Et, plus loin :

 

[51]      La doctrine de l’abus de procédure s’articule autour de l’intégrité du processus juridictionnel et non autour des motivations ou de la qualité des parties. Il convient de faire trois observations préliminaires à cet égard. Premièrement, on ne peut présumer que la remise en cause produira un résultat plus exact que l’instance originale. Deuxièmement, si l’instance subséquente donne lieu à une conclusion similaire, la remise en cause aura été un gaspillage de ressources judiciaires et une source de dépenses inutiles pour les parties sans compter les difficultés supplémentaires qu’elle aura pu occasionner à certains témoins. Troisièmement, si le résultat de la seconde instance diffère de la conclusion formulée à l’égard de la même question dans la première, l’incohérence, en soi, ébranlera la crédibilité de tout le processus judiciaire et en affaiblira ainsi l’autorité, la crédibilité et la vocation à l’irrévocabilité.

 

[52]      La révision de jugements par la voie normale de l’appel, en revanche, accroît la confiance dans le résultat final et confirme l’autorité du processus ainsi que l’irrévocabilité de son résultat. D’un point de vue systémique, il est donc évident que la remise en cause s’accompagne de graves effets préjudiciables et qu’il faut s’en garder à moins que des circonstances n’établissent qu’elle est, dans les faits, nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble. Il peut en effet y avoir des cas où la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, par exemple : (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte. C’est ce que notre Cour a dit sans équivoque dans l’arrêt Danyluk, précité, par. 80.

 

[53]      Les facteurs discrétionnaires qui visent à empêcher que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne produise des effets injustes, jouent également en matière d’abus de procédure pour éviter de pareils résultats indésirables. Il existe de nombreuses circonstances où l’interdiction de la remise en cause, qu’elle découle de l’autorité de la chose jugée ou de la doctrine de l’abus de procédure, serait source d’inéquité. Par exemple, lorsque les enjeux de l’instance initiale ne sont pas assez importants pour susciter une réaction vigoureuse et complète alors que ceux de l’instance subséquente sont considérables, l’équité commande de conclure que l’autorisation de poursuivre la deuxième instance servirait davantage l’administration de la justice que le maintien à tout prix du principe de l’irrévocabilité. Une incitation insuffisante à opposer une défense, la découverte de nouveaux éléments de preuve dans des circonstances appropriées, ou la présence d’irrégularités dans le processus initial, tous ces facteurs peuvent l’emporter sur l’intérêt qu’il y a à maintenir l’irrévocabilité de la décision initiale (Danyluk, précité, par. 51; Franco, précité, par. 55).

 

[54]      Ces considérations revêtent une pertinence particulière s’agissant de la tentative de remettre en cause une déclaration de culpabilité. Mettre en doute la validité d’une déclaration de culpabilité est une action très grave et, dans un cas comme celui qui nous intéresse, il est inévitable que la conclusion de l’arbitre ait précisément cet effet, qu’il ait été voulu ou non. L’administration de la justice doit disposer de tous les moyens légitimes propres à prévenir les déclarations de culpabilité injustifiées et à y remédier s’il s’en présente. La contestation indirecte et la remise en cause, toutefois, ne constituent pas des moyens appropriés, selon moi, car elles imposent au processus juridictionnel des contraintes excessives et ne font rien pour garantir un résultat plus fiable.

 

[Sauf indication contraire, c’est moi qui souligne.]

 

[xii] La confusion découle du fait que les décisions invoquées par les avocats qui sont postérieures à l’arrêt R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368, de la Cour suprême du Canada ne semblent pas tenir compte de la mention, à l’alinéa 724(3)d), de la norme de la preuve prépondérante ni au fait que l’alinéa 724(3)e) s’applique uniquement aux faits aggravants et aux condamnations antérieures.

 

[xiii] Voir la transcription du prononcé de la sentence à l’annexe H de l’affidavit de M. Bailey, à la page 45, aux lignes 29 à 32, et à la page 2, aux lignes 31 à 34.

 

[xiv] Voir, par exemple, DeCae c. La Reine, [1998] A.C.I. no 732, 98 DTC 3451, et Pannu c. La Reine, [1999] A.C.I. no 935, 2000 DTC 3583.

 

[xv] Même si je remarque que, dans certaines décisions, des conjoints ont été considérés comme des ayants droits pour l’application de la préclusion pour même question en litige.

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