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Dossier : 2007-3514(IT)I

ENTRE :

LORRAINE PILETTE,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

____________________________________________________________________

Appel entendu le 12 mai 2008, à Ottawa, (Ontario).

 

Devant : L'honorable juge Louise Lamarre Proulx

 

Comparutions :

 

Pour l'appelante :

l’appelante elle-même

Avocat de l'intimée :

Me Charles Camirand

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

          L’appel de la cotisation établie en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu pour l’année d'imposition 2005 est rejeté, selon les motifs du jugement ci‑joints.

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 6e jour de juin 2008.

 

 

 

 

« Louise Lamarre Proulx »

Juge Lamarre Proulx


 

 

 

Référence : 2008CCI336

Date : 20080606

Dossier : 2007-3514(IT)I

 

ENTRE :

LORRAINE PILETTE,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT MODIFIÉS

 

[1]     Cet appel concerne le crédit équivalent pour personne entièrement à charge prévu à l’alinéa 118(1)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu  (la « Loi »), pour l’année d’imposition 2005. Selon l’appelante, la disposition qui prévoit que ce crédit se termine à l’âge de 18 ans d’un enfant à charge est discriminatoire et contraire à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »).

 

[2]     Le paragraphe 15(1) de la Charte se lit comme suit :

 

15(1)    La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

 

[3]     L’alinéa 118(1)b) de la Loi se lit comme suit :

 

118(1) Crédits d'impôt personnels − Le produit de la multiplication du total des montants visés aux alinéas a) à e) par le taux de base pour l'année est déductible dans le calcul de l'impôt payable par un particulier en vertu de la présente partie pour une année d'imposition :

 

...

 

b)         Crédit équivalent pour personne entièrement à charge − la somme de 7 131 $ et du résultat du calcul :

 

6 055 $ − (D − 606 $)

où :

 

D         représente 606 $ ou, s'il est plus élevé, le revenu d'une personne à charge pour l'année,

si le particulier ne demande pas de déduction pour l'année par l'effet de l'alinéa a) et si, à un moment de l'année :

(i)         d'une part, il n'est pas marié ou ne vit pas en union de fait ou, dans le cas contraire, ne vit pas avec son époux ou conjoint de fait ni ne subvient aux besoins de celui-ci, pas plus que son époux ou conjoint ne subvient à ses besoins,

(ii)        d'autre part, il tient, seul ou avec une ou plusieurs autres personnes, et habite un établissement domestique autonome où il subvient réellement aux besoins d'une personne qui, à ce moment, remplit les conditions suivantes :

(A) elle réside au Canada, sauf s'il s'agit d'un enfant du particulier,

(B) elle est entièrement à la charge soit du particulier, soit du particulier et d'une ou plusieurs de ces autres personnes,

(C) elle est liée au particulier,

(D) sauf s'il s'agit du père, de la mère, du grand-père ou de la grand-mère du particulier, elle est soit âgée de moins de 18 ans, soit à charge en raison d'une infirmité mentale ou physique;

 

[4]     L’appelante réclame ce crédit pour sa fille Joëlle qui, en 2005, étant née en 1986, était âgée de plus de 18 ans. Il est admis par l’appelante que sa fille ne souffrait d’aucune infirmité mentale ou physique. Il est également admis par l’appelante qu’en 2005, elle a réclamé le crédit d’impôt pour frais de scolarité et le montant relatif aux études, transférés d’un enfant.

 

[5]     L’avis d’appel se lit comme suit :

 

Une exclusion en raison de l’âge est prévue par la Loi de l’impôt sur le revenu (al. 118(1)b(ii)d)) dans le seul cas où le contribuable est père ou mère d’une personne à sa charge : il n’y a pas de limite d’âge pour la déduction permise pour quelque autre personne à charge.

 

Cette exclusion est discriminatoire et contraire à l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Elle défavorise directement un groupe de personnes, les parents de jeunes adultes, et indirectement ces jeunes eux-mêmes. Elle défavorise en particulier les familles monoparentales avec de jeunes adultes étudiants, groupe dont la contribuable faisait partie pour l’année fiscale en litige.

 

Cette exclusion ne peut être justifiée en vertu de l’art. 1 de la Charte puisqu’elle ne présente aucune des trois caractéristiques requises à cette fin : elle est sans lien rationnel avec un objectif gouvernemental légitime, n’est ni proportionnée ni minimale. L’exclusion est en effet fixée à l’âge de 18 ans, un seuil arbitraire et précoce au regard de la proportion d’étudiants de cet âge; de plus, elle court‑circuite la règle générale du calcul du revenu de la personne à charge dans celui de la déduction, laquelle règle tient compte des situations pertinentes et suffit à prévenir tout abus.

 

[6]     L’appelante, qui est avocate et a même enseigné le droit constitutionnel à l’UQAM, fournit des raisons encore plus détaillées et précises, dans l’avis qu’elle a envoyé au Procureur général du Canada en date du 9 avril 2008. Je le cite.

 

Soyez avisé que mon appel sera entendu le 12 mai prochain à 9:30 en Cour canadienne de l’impôt et que la validité de l’alinéa 118(1)b)ii)d) sera contestée au regard du par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Le par. 18(1) procure un crédit d’impôt aux familles ayant un seul revenu réel et réalise cet objectif en soustrayant du crédit le revenu de la principale personne à charge, qu’il s’agisse du conjoint ou d’un autre proche. Or, le jeune de 18 ans ou plus est exclu, qu’il soit ou non aux études.

 

Le préjudice allégué est double. Les parents de famille monoparentale ayant un jeune étudiant de 18 ans ou plus voient leur fardeau fiscal augmenté par rapport aux autres parents : tant les conjoints que les parents de famille monoparentale ayant un jeune étudiant de moins de 18 ans. Les jeunes étudiants de 18 ans ou plus vivant dans une famille monoparentale subissent l’impact budgétaire du fardeau fiscal plus élevé du parent par rapport aux jeunes étudiants vivant dans les autres familles : tant celles de conjoints que celles dont les jeunes étudiants n’ont pas atteint l’âge de 18 ans.

 

Le motif de discrimination est double soit l’âge, motif énuméré, et la situation familiale ou l’état civil, motif analogue reconnu. À part le fait qu’elle recèle une contradiction inhérente, en ce qu’elle décrète arbitrairement que certaines personnes à charge ne sont pas des personnes à charge, d’après leur âge seulement, l’exclusion  attaquée est marquée, dans sa facture et dans ses effets, de préjugés tant envers ces jeunes adultes étudiants qu’envers leurs familles monoparentales, déjà traditionnellement défavorisées à plusieurs égards comme entités familiales. L’exclusion perpétue notamment l’idée stéréotypée selon laquelle il est normal qu’un conjoint ou une conjointe ne soit pas autonome financièrement mais anormal qu’un jeune de 18 ans ne le soit pas.

 

La preuve statistique indique que 25% à 30% des jeunes accèdent de nos jours aux études universitaires, qui se poursuivent nécessairement après 18 ans et que l’endettement des jeunes étudiants suit une courbe inquiétante. Les lois d’aide financière aux études ne tiennent pas compte du passage de l’étudiant à l’âge adulte : un tel étudiant ne recevra que des prêts, un parent étant présumé l’avoir à sa charge et, de fait, l’ayant. La preuve statistique montre aussi que les jeunes adultes étudiants universitaires de familles monoparentales sont beaucoup plus susceptibles que les autres de ne pas se rendre jusqu’à leur diplôme.

 

La discrimination opérée ne peut à mon avis être justifiée au sens de l’art. 1 de la Charte. Il n’y a ni objectif réel et urgent, ni proportionnalité ou mesure dans l’exclusion, ni atteinte minimale.

 

La preuve statistique que j’utiliserai est surtout formée de documents produits par Statistiques Canada et par Ressources humaines et développement social Canada, disponibles sur Internet. La jurisprudence que j’utiliserai principalement est la suivante :

 

Nouvelle-Écosse (W.C.B.) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504 (pour le groupe de comparaison)

 

Lavoie c. Canada [2002] 1 R.C.S. 769 (pour la question de la légitimité et de la rationalité de l’expérience subie par opposition à l’application mécanique des critères)

 

Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429 (pour le distinguer par l'objet de la mesure)

 

Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950 (pour l’évaluation de l’effet discriminatoire)

 

Colombie-Britannique (P.S.E.R.C.) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 (pour la méthode unifiée quant à l’exclusion formelle et l’effet systémique)

 

Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 (pour la portée de l’art. 15 de la Charte et pour la démarche contextuelle)

 

Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418 (pour le motif analogue)

 

Cooper c. Canada (C.D.P.), [1996] 3 R.C.S. 854 (pour les propos de la juge en chef, alors encore puînée et minoritaire, au sujet des limites de l’art. 1)

 

Andrews c. Law Society of B.C., [1989] 1 R.C.S. 143 (pour la notion de fardeau)

 

Les faits à l’origine du litige sont les suivants: le crédit d’impôt m’a été refusé pour 2005, alors que ma jeune fille habitait encore avec moi, était âgée de 18 ans jusqu’en juin et terminait en mai son cégep en sciences au Collège Maisonneuve.

 

[7]     Dans sa réponse à l’avis d’appel, l’intimée mentionne au paragraphe 10 que la condition prévue à la division 118(1)b)(ii)(D) de la Loi selon laquelle le crédit équivalent pour personne entièrement à charge n’est disponible pour le parent de la personne à charge que si cette personne est âgée de 18 ans, ou moins ne viole pas le droit à la même protection et au même bénéfice de la Loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur l’âge, sous l’article 15 de la Charte, et, que si c’est le cas, la violation est justifiée sous l’article 1 de la Charte.

 

[8]     À l’audience, l’appelante s’est référée à diverses statistiques dont celles qui font état qu’il y a eu augmentation de la dette des étudiants en général depuis les années 1990.

 

[9]     La lecture de ces statistiques nous informe également que la richesse médiane a diminué pour les groupes vulnérables à revenu modeste sauf pour les familles monoparentales. Dans ces statistiques ont y voit aussi que les familles monoparentales ayant un homme à leur tête gagnaient en moyenne, en 2006, 54 500 $ et pour les familles monoparentales ayant une femme à leur tête, 37 000 $. En ce qui concerne la famille biparentale avec enfants, une personne gagnant un revenu, le revenu moyen en 2006 était de 54 900 $.

 

[10]    L’avocat de l’intimée s’est référé à l’historique parlementaire de la réforme fiscale de 1988 car la disposition en question a été adoptée dans le cadre de cette réforme fiscale.

 

[11]    Le Livre blanc, intitulé « Réforme fiscale 1987 » du 18 juin 1987, du ministre des Finances, Michael H. Wilson, décrit les objectifs de la réforme fiscale et les moyens pour y arriver. Dans la partie traitant de la conversion des exemptions personnelles en crédits d’impôt, la modification de l’exemption équivalente à l’exemption de la personne mariée est ainsi décrite à la page 31 du Livre blanc :

 

Un crédit de $850 remplacera également l’actuelle exemption équivalente à l’exemption de personne mariée, mais il ne pourrait être réclamé qu’à l’égard d’un parent ou grand‑parent du contribuable, d’une personne liée au contribuable qui est infirme ou d’une personne à charge de moins de 18 ans. Cette dernière prescription est conforme à l’élimination de l’exemption au titre des enfants à charge de 18 ans et tient compte du fait que la majorité est désormais atteinte à 18 ans.

 

[12]    Le Livre blanc prévoit aussi la conversion de la déduction pour frais de scolarité et pour études en crédits d’impôt et, caractéristique importante, il pourra y avoir transfert de la partie non utilisée du crédit au parent qui subvient au besoin de l’étudiant. La transférabilité du crédit tient compte du fait que les frais de scolarité et d’étude sont souvent assumés par le parent de l’étudiant.

 

[13]    Le 11e Rapport du Comité permanent des Finances et des Affaires Économiques, dans son chapitre 4, traite de la réforme de l’impôt sur le revenu des particuliers. Il y est mentionné à la page 30, « Le Comité ne souscrit pas entièrement aux changements prévus au régime fiscal des enfants à charge, mais il est d’accord avec le principe général de l’introduction de crédits d’impôt en remplacement des exemptions personnelles. »

 

[14]    À ce que l’on peut constater à la lecture du rapport, le fait qu’il n’y ait plus de crédit d’impôt pour personne à charge quand l’enfant atteint l’âge de 18 ans a causé quelques soucis au Comité si bien que le Comité à fait la recommandation no 4 suivante, à la page 38, « Qu’un parent puisse choisir soit de déclarer comme personne à charge un enfant âgé de 19 à 21 ans et demander un crédit d’impôt pour personne à charge de 130 $ soit, s’il y a droit, de toucher un crédit équivalent à l’exemption de marié, et que, arrêtant ce choix, l’enfant perde le droit de transférer la fraction inutilisée du crédit pour frais de scolarité et pour études au parent qui subvient à ses besoins. »

 

[15]    En décembre 1987 il y a une réponse du ministre des Finances au Président du Comité permanent des Finances et des Affaires Économiques. En ce qui concerne la recommandation no 4, le ministre des Finances fait les observations et la réponse suivantes :

 

Observations

 

Selon la plupart des lois et programmes fédéraux et la plupart des lois sur la famille et des programmes d’assistance sociale des provinces, 18 ans est maintenant généralement considéré comme l’âge de la majorité. En outre, tant les allocations familiales que les Régimes de pensions du Canada et des Rentes du Québec considèrent l’âge de 18 ans comme la limite supérieure des enfants mineurs.

 

De même, le régime fiscal permet à ces personnes de réclamer elles-mêmes le crédit remboursable au titre de la taxe de vente. Il serait incohérent que le régime fiscal traite la personne de 19 à 21 ans à la fois comme un enfant à charge et comme un adulte.

 

La réforme fiscale prévoit un crédit d’impôt de $250 pour les enfants plus âgés à charge en raison de leur état mental ou d’une infirmité physique. En outre, l’étudiant peut transférer la portion inutilisée de son crédit au titre de ses frais de scolarité et de son crédit pour études ($10 par mois) au parent, grands-parents qui subvient à ses besoins ou à son conjoint pour un crédit maximum combiné de $600. Ainsi, l’étudiant qui fréquente une école à temps plein pendant huit mois pourra transférer plus de $3,000 de frais de scolarité au parent, grands‑parents qui subvient à ses besoins ou à son conjoint – qui pourra les déduire de son impôt. L’exemption équivalant à celle d’une personne mariée peut toujours être réclamée à l’égard des parents ou des grands-parents, ou de toute personne qui est liée au contribuable et qui est infirme.

 

Réponse

 

Pour les raisons susmentionnées, cette recommandation n’est pas adoptée.

 

[16]    L’appelante s’est référée à la décision de la Cour suprême du Canada dans Nova Scotia (W.C.B.) c. Martin, [2003] 2 S.C.R. 504, aux pages 558 et s., paragraphes 84, 85 et 106 :

 

84        Il n'y aura violation du par. 15(1) de la Charte que si, outre l'existence d'une différence de traitement fondée sur un motif énuméré ou analogue, le demandeur établit que cette différence de traitement est réellement discriminatoire. Dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 174-175, le juge McIntyre définit ainsi la discrimination :

 

J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société. Les distinctions fondées +sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d'un individu le sont rarement.

 

85        Dans l'arrêt Law, précité, par. 51, le juge Iacobucci a affirmé, au nom de la Cour à l'unanimité, que l'analyse visant à déterminer l'existence de discrimination réelle doit tenir compte de l'objet du par. 15(1), qui est « d'empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l'imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l'existence d'une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération ». Par contre, la dignité humaine

 

est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n'ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne. Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous-jacent à leurs différences. La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. Au sens de la garantie d'égalité, la dignité humaine n'a rien à voir avec le statut ou la position d'une personne dans la société en soi, mais elle a plutôt trait à la façon dont il est raisonnable qu'une personne se sente face à une loi donnée. La loi traite-t-elle la personne injustement, si on tient compte de l'ensemble des circonstances concernant les personnes touchées et exclues par la loi?

(Law, par. 53)

 

Le juge Iacobucci a ensuite énoncé quatre facteurs contextuels pouvant servir à déterminer si la disposition contestée porte atteinte à la dignité essentielle de la personne ou du groupe touché. Ces facteurs sont : (1) la préexistence d'un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité dont est l'objet la personne ou le groupe touché, (2) la correspondance − ou l'absence de correspondance − entre le motif sur lequel la différence de traitement est fondée et les besoins, les caractéristiques et la situation véritables de la personne ou du groupe touché, (3) l'objet ou l'effet d'amélioration de la mesure législative en cause eu égard à un groupe défavorisé dans la société, et (4) la nature du droit touché par cette mesure législative. Il est évident que cette liste n'est pas exhaustive, l'analyse ayant pour objet, dans chaque cas, de déterminer si une personne raisonnable et impartiale, bien informée de toutes les circonstances et dotée d'attributs semblables à ceux du demandeur, conclurait que la règle de droit en cause porte atteinte à sa dignité essentielle. Cela explique également pourquoi les facteurs ne sont pas tous pertinents dans chaque cas. L'examen doit toujours se faire en contexte plutôt que de manière mécanique : Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, 2002 CSC 23, par. 46.

 

...

 

106      L'examen contextuel que commande l'arrêt Law ne pourrait guère déboucher sur une conclusion plus claire. Je suis d'avis qu'une personne raisonnable placée dans une situation semblable à celle des appelants et bien informée de toutes les circonstances pertinentes conclurait, à la lumière des facteurs contextuels susmentionnés, que les dispositions contestées portent atteinte à sa dignité. L'article 10B de la Loi, de même que le Règlement dans son entier, violent le par. 15(1) de la Charte.

 

[17]    L’appelante fait valoir que le groupe des jeunes de 18 ans et plus habitant toujours chez leurs parents était un groupe défavorisé en raison des préjugés sociaux. Selon ces préjugés, les jeunes devraient se suffire à eux-mêmes à partir de l’âge de la majorité. Que la disposition attaquée soit intentionnellement discriminatoire ou non n’est pas ce qui importe, ce qui importe est qu’elle ait l’effet d’une disposition discriminatoire en ce sens qu’elle porte atteinte à la dignité et à la liberté humaine par l’imposition d’un désavantage à un groupe en fonction d’un préjugé social.  De plus, la disposition porte atteinte à la dignité des parents dans une famille monoparentale. Cette famille est un groupe vulnérable. La disposition est arbitraire car non respectueuse des besoins du groupe des jeunes de 18 ans et plus et de celui de leur parent. Une disposition fondée sur le revenu de l'enfant à charge serait respectueuse de ces besoins et proportionnée aux buts visés par la Loi dans ces dispositions, qui sont l’allégement du fardeau fiscal de contribuables dans une situation économique, d’une part de vulnérabilité et d’autre part de responsabilité financière, à l’égard de leurs enfants de 18 ans et plus.

 

[18]    L’appelante s’est aussi référée aux différentes décisions mentionnées dans ses observations au Procureur général du Canada, ci-dessus citées.

 

[19]    L’avocat de l’intimée s’est référé à plusieurs décisions du champ du droit constitutionnel et plus particulièrement à celle rendue par la Cour fédérale dans Canada c. Mercier, [1997] 1 C.F. 560.

 

Analyse et conclusion

 

[20]    La décision de la Cour fédérale dans Canada c. Mercier (supra) avait renversé une décision que j’avais rendue à l’égard de la disposition en question dans la présente affaire la déclarant non-conforme à l’article 15 de la Charte et non justifiable sous l’article 1 de cette Charte.

 

[21]    La décision Mercier (supra) de la Cour fédérale a été suivie par plusieurs juges de notre Cour, soit le juge suppléant Rowe dans Paul v. Canada, [1997] T.C.J. n561 (QL), le juge Archambault dans Francoeur c. Canada, [1997] A.C.I. no 755 (QL), le juge en chef adjoint Christie dans Ramos c. Canada, [1998] A.C.I. no 786 (QL), le juge Hamlyn dans Hickson c. Canada, [2001] A.C.I. no 344 (QL) et le juge Bowman dans Nartey v. R., [1998] 4 C.T.C. 2495.

 

[22]    Je suis d’avis que cette Cour est liée par cette décision comme une décision rendue par un tribunal qui était, dans les circonstances juridiques de cet appel, un tribunal supérieur à cette Cour. J'accepte donc cette décision.

 

[23]    Il me faut tout de même dire que les circonstances dans Mercier c. Canada, [1992] A.C.I. no 40 (QL) étaient celles d’un groupe plus vulnérable que celui sous étude. Le revenu de la mère était plus que modeste. Elle n’avait pas de revenu d’emploi et le fils, bien que ne souffrant pas d’infirmité physique ou mentale, n’étudiait ni ne travaillait. Nous étions aussi au tout début du changement de la disposition.

 

[24]    J’adhère maintenant à la remarque préliminaire faite au paragraphe 29 de la décision de la Cour fédérale dans Mercier (supra) :

 

 

Il convient, à ce stade-ci, de s'attarder aux spécificités de la Loi de l'impôt sur le revenu . Au moment de déterminer si cette disposition établit une distinction, il me faudra avoir à l'esprit la nature particulière de cette Loi et des régimes de crédits personnels qu'elle prévoit. La Cour suprême du Canada souligne en effet, dans l'arrêt Thibaudeau ([1995] 2 R.C.S. 627, p. 702), qu'il est de l'essence même de la Loi de l'impôt sur le revenu de faire des distinctions de manière à générer des revenus pour l'État tout en composant de façon équitable avec un ensemble d'intérêts forcément divergents.

 

 

[25]    Il faut accepter qu’il soit de l’essence même de la Loi de faire des distinctions pour composer de façon équitable avec un ensemble d’intérêts divergents. Ces distinctions ne sont normalement pas discriminatoires au sens de l'article 15 de la Charte. Pour en arriver à la conclusion qu'il s'agit d'une distinction discriminatoire au sens de l'article 15 de la Charte, il faudrait avoir la preuve que l'adoption de la distinction, bien que faisant suite à une analyse économique et sociologique, a comme fondement un préjugé social contraire à l'esprit de l'article 15 de la Charte.

 

[26]    Je suis d’accord avec l’appelante qu’il s’agit maintenant d’un phénomène sociologique nouveau que les enfants demeurent dépendants de leurs parents à un âge plus avancé qu’antérieurement. Cependant, il faut ajouter à cette constatation que cela vaut tant pour les familles biparentales que les familles monoparentales. Je n’ai pas de preuve et suis loin de penser que les jeunes de 18 ans et plus demeurant à la charge de leurs parents soient un groupe souffrant de préjugés sociaux et que ces préjugés seraient à l’origine de la disposition en cause. Nous savons tous que certaines législations concernent les étudiants et les jeunes travailleurs, comme celles ayant trait aux prêts et bourses, à l’emploi des jeunes et celles mentionnées dans le Livre blanc, ci-dessus.  Le législateur affirme que c’est en tenant compte de ces législations et du fait de la majorité à l’âge de 18 ans que la disposition en question a été adoptée. Je n’ai pas de motif de ne pas le croire.

 

[27]    De plus, en ce qui concerne la situation économique de la famille monoparentale, car l'alinéa 118(1)b) la concerne, nous avons vu selon les statistiques mêmes produites par l’appelante que les revenus de la famille monoparentale peuvent être fort divergents. Il ne s’agit pas d’une situation économique homogène relative à un groupe vulnérable.


 

[28]    Pour toutes ces raisons et plus particulièrement à cause de la règle du stare decisis relativement à la décision de la Cour fédérale dans Mercier (supra), l’appel doit être rejeté.

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 6e jour de juin 2008.

 

 

 

« Louise Lamarre Proulx »

Juge Lamarre Proulx


 

 

 

 

RÉFÉRENCE :                                  2008CCI336

 

Nº DE DOSSIER DE LA COUR :      2007-3514(IT)I

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :              LORRAINE PILETTE c.

                                                          SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 le 12 mai 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :       L'honorable juge Louise Lamarre Proulx

 

DATE DU JUGEMENT :                   le 6 juin 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Pour l'appelante :

l'appelante elle-même

 

 

Avocat de l'intimée :

Me Charles Camirand

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

 

       Pour l'appelante:

 

                     Nom :                           

 

                 Cabinet :                          

                                                         

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

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