Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Dossiers : 2007-3627(GST)G; 2007-3628(GST)G;

2007-3629(GST)G; 2007-3630(GST)G;

2007-3631(GST)G

 

ENTRE :

STANLEY J. TESSMER LAW CORPORATION,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Requêtes entendues les 16 et 17 avril 2008, à Vancouver (Colombie‑Britannique).

 

Devant : L’honorable juge Diane Campbell

 

Comparutions :

 

Avocat de l’appelante :

Me Craig C. Sturrock

Avocats de l’intimée :

Me David Jacyk et Me Lisa McDonald

 

____________________________________________________________________

 

ORDONNANCE

          L’appelante ayant présenté une requête sollicitant une ordonnance renvoyant pour décision une question qu’elle a soulevée, conformément à l’alinéa 58(1)a) des Règles de la Cour canadienne de l’impôt;

 

L’intimée ayant présenté des requêtes sollicitant :

 

1.                 une ordonnance radiant certains passages des avis d’appel, conformément à l’article 53 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale);

 

2.                 ou, subsidiairement, une ordonnance renvoyant pour décision une question qu’elle a soulevée, conformément à l’alinéa 58(1)a) des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale);

 

          La Cour :

 

1.                 rejette la requête de l’intimée sollicitant la radiation de certains passages des avis d’appel, conformément à l’article 53 des Règles;

 

2.                 accueille la requête subsidiaire de l’intimée sollicitant une ordonnance, conformément à l’alinéa 58(1)a), prescrivant que soit tranchée la question ci‑après énoncée :

 

[traduction]

L’appelante a-t-elle qualité pour soulever et invoquer les prétendues atteintes aux droits que tirent de la Charte ses clients de contester la validité de la Loi sur la taxe d’accise, telle qu’elle s’applique à l’imposition de la taxe sur les produits et services (la « TPS ») sur les honoraires juridiques demandés pour des services de défense au criminel qu’elle fournit?

 

3.                 rejette la requête de l’appelante sollicitant une ordonnance renvoyant pour décision une question qu’elle a soulevée, conformément à l’alinéa 58(1)a);

 

4.                 laisse la question des dépens dans les présentes requêtes à l’appréciation du juge du procès.

 

 

Signé à Charlottetown (Île‑du‑Prince‑Édouard), ce 12e jour de septembre 2008.

« Diane Campbell »

Juge Campbell

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 13e jour de juin 2008.

 

 

 

François Brunet, réviseur

 


 

 

 

 

Référence : 2008 CCI 469

Date : 20080912

Dossiers : 2007-3627(GST)G; 2007-3628(GST)G;

2007-3629(GST)G; 2007-3630(GST)G;

2007-3631(GST)G

 

ENTRE :

STANLEY J. TESSMER LAW CORPORATION,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

La juge Campbell

 

[1]              Je suis saisie de plusieurs requêtes. L’intimée sollicite une ordonnance radiant certains passages des avis d’appel, en vertu de l’article 53 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt, ou subsidiairement, une ordonnance renvoyant pour décision une question concernant la qualité pour agir de l’appelante, conformément à l’alinéa 58(1)a) des Règles. L’appelante sollicite aussi une ordonnance renvoyant une question pour décision, conformément à l’alinéa 58(1)a) des Règles, mais la question de l’appelante n’est pas la même que la question que l’intimée cherche à faire renvoyer pour décision. La question soulevée par l’appelante est de nature constitutionnelle.

 

[2]              J’examinerai d’abord la requête de l’intimée en radiation de certains passages des avis d’appel. L’intimée soutient dans sa demande que, au regard des principes relatifs à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et à l’abus de procédure, l’appelante ne peut plaider de nouveau la même question constitutionnelle que celle qui a été soulevée dans l’appel qu’elle a interjeté en 1999. Selon l’intimée, les principales questions soulevées dans les présents appels ont déjà été invoquées par l’appelante et examinées par la Cour dans un appel antérieur. Par conséquent, seule la question des pénalités pour faute lourde et la question de savoir si la cotisation sera, dans un an, frappée de prescription sont encore en litige.

 

[3]              Pour résumer les faits, disons que les activités de l’appelante touchent la prestation de services juridiques. Le dirigeant de l’appelante, Stanley Tessmer, est un avocat de la défense spécialisé en droit pénal. L’appelante a interjeté appel d’une cotisation antérieure relative à la TPS, en soutenant que l’application de la TPS aux honoraires juridiques qu’elle reçoit des clients qu'elle défend au pénal est contraire au droit que tirent ses clients la Charte d’avoir recours à l’assistance d’un avocat, ce droit étant protégé par l’alinéa 10b) de la Charte des droits et libertés (la « Charte »). Le 7 juin 1999, le juge McArthur a rejeté l’appel interjeté par l’appelante au motif que « [l]a Charte ne dispense pas les prévenus qui se procurent des services juridiques de payer la TPS » et que la Charte ne prévoyait pas une « obligation constitutionnelle de subventionner le paiement des honoraires des avocats de la défense quelles que soient les ressources financières des prévenus ». (Stanley J. Tessmer Law Corporation v. Canada, [1999] G.S.T.C. 41, paragraphe 10.)

 

[4]              Les cinq appels ici en cause découlent de cotisations établies à l’égard de l’appelante pour les périodes de déclaration de la TPS allant du 1er juillet 1999 au 30 septembre 2005, ainsi que pour quatre périodes de déclaration additionnelles composées d’intervalles de trois mois échelonnés entre le 1er novembre 2005 et le 31 décembre 2006, l’appelante ayant omis de percevoir la TPS à l’égard des services juridiques fournis. Selon la réponse donnée à une demande de précisions présentée le 5 novembre 2007, la thèse de l’appelante est fondée sur les prétendues atteintes aux droits reconnus que tirent de la Charte ses clients, qui retiennent ses services de défense au pénal. L’appelante conteste la validité constitutionnelle de la Loi sur la taxe d’accise pour ce qui est de l’application de la TPS à ces services, alléguant une atteinte au droit de l’inculpé à un avocat de son choix.

 

[5]              Au paragraphe 17 de ses observations écrites, l’intimée expose en ces termes ses moyens :

 

          [traduction]

a)      l’appelante ne peut pas, en raison des principes relatifs à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et à l’abus de procédure, plaider de nouveau les questions suivantes qui ont été tranchées dans son appel de 1999, à savoir :

 

                                                            (i)      que l’appelante a qualité pour soulever et invoquer l’une quelconque des prétendues atteintes au droit que tirent de la Charte ses clients de contester la validité de la Loi sur la taxe d’accise;

 

                                                          (ii)      que l’appelante n’est pas tenue de percevoir la TPS à l’égard des services de défense au pénal qu’elle fournit compte tenu des moyens tirés de la Charte qui sont soulevés dans les appels.

 

[6]              L’article 53 des Règles est ainsi rédigé :

 

Radiation d’un acte de procédure ou d’un autre document

ARTICLE 53

 

53. La Cour peut radier un acte de procédure ou un autre document ou en supprimer des passages, en tout ou en partie, avec ou sans autorisation de le modifier parce que l’acte ou le document :

 

a) peut compromettre ou retarder l’instruction équitable de l’appel;

b) est scandaleux, frivole ou vexatoire;

c) constitue un recours abusif à la Cour.

 

[7]              Les arguments invoqués par l’appelante à l’encontre de la requête de l’intimée tendant à la radiation sont principalement fondés sur les différences factuelles importantes qui, selon l’appelante, existent entre les présents appels et les faits dont le juge McArthur était saisi en 1999. De plus, l’appelante soutient que [traduction] « les règles de fond, en ce qui concerne les droits constitutionnels et les droits de l’accusé à un avocat, ont été précisées et clarifiées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Christie » (argumentation de la requérante concernant la requête de l’intimée, paragraphe 41).

 

[8]              Selon un principe général qui est étayé par une abondante jurisprudence, une requête tendant à la radiation de certains passages d’un acte de procédure peut être accueillie uniquement s’il est tout à fait évident que les passages en cause compromettront la tenue d’une instruction équitable, s’ils sont scandaleux, vexatoires ou frivoles ou s’ils constituent un recours abusif. Comme le soutient l’intimée, il s’agit de savoir si les principes relatifs à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et à l’abus de procédure empêchent l’appelante de plaider les questions constitutionnelles soulevées dans les présents appels.

 

[9]              Dans l’arrêt Angle c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.), [1975] 2 R.C.S. 248, la Cour suprême du Canada énonce les trois conditions à remplir pour que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique :

 

1)       la même question que celle dont la Cour est saisie a été décidée dans une décision judiciaire antérieure;

 

2)       la décision antérieure est définitive;

 

3)       les parties à l’instance antérieure, ou leurs ayants droit, sont les mêmes que les parties engagées dans les appels dont la Cour est saisie.

 

[10]         Dans la décision Golden et al. v. Canada, 2008 DTC 3363, au paragraphe 24, (décision portée en appel devant la Cour d’appel fédérale), le juge Boyle fait l'observation suivante sur le mode d'application du principe de préclusion découlant d’une question déjà tranchée :

 

La doctrine de la préclusion pour même question en litige ne peut être appliquée de manière automatique ou rigide simplement parce que les conditions susmentionnées sont remplies. Il appartient à la Cour, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de décider s’il est justifié d’appliquer la préclusion pour même question en litige ou si l’application de cette doctrine serait injuste dans les circonstances particulières de l’affaire.

 

[11]         La troisième condition d’application du principe de préclusion découlant d’une question déjà tranchée ci‑dessus énoncée au paragraphe 9, à savoir que les parties au litige antérieur et au litige actuel soient les mêmes, est de toute évidence remplie.

 

[12]         Quant à la deuxième condition, touchant le caractère définitif de la décision rendue par le juge MacArthur en 1999, cet appel a été entendu sous le régime de la procédure informelle, conformément à l’article 18 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt (la « Loi »). Selon l’intimée, la décision rendue en 1999 doit être considérée comme définitive puisqu’elle n’a jamais été portée en appel. Il s’agit de savoir si une décision rendue par la Cour sous le régime de la procédure informelle doit être considérée comme définitive aux fins du principe de préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

 

[13]         Selon l’article 18.28 de la Loi, la décision rendue sous le régime de la procédure informelle ne constitue pas un précédent, mais d’autres dispositions donnent à penser qu’elle est néanmoins considérée comme définitive et concluante dans une affaire. L’article 18.24 de la Loi dispose :

 

Appels à la Cour d’appel fédérale

 

18.24 Appel d’un jugement de la Cour peut être interjeté auprès de la Cour d’appel fédérale en conformité avec l’article 27 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

L’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales contient la définition suivante :

« jugement définitif » Jugement ou autre décision qui statue au fond, en tout ou en partie, sur un droit d’une ou plusieurs des parties à une instance.

 

[14]         Ces dispositions, lues de concert avec certains passages de l’article 27 de la Loi sur les Cours fédérales, donnent à entendre que le droit d’interjeter appel de la décision rendue sous le régime de la procédure informelle est plus restreint qu’il ne l’est dans le cas de la décision rendue sous le régime de la procédure générale. Néanmoins, en ce qui concerne la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, je ne puis voir pourquoi la décision rendue sous le régime de la procédure informelle devrait avoir un caractère moins définitif et concluant que la décision rendue sous le régime de la procédure générale. Il s’agit simplement, dans une certaine mesure, d’une question de bon sens, à savoir que les décisions informelles doivent comporter le même degré de finalité et être aussi concluantes lorsque le principe fondé sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est en cause.

 

[15]         En ce qui concerne la dernière condition d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, il faut rechercher si les points ou les questions en litige qui ont antérieurement été tranchés par la Cour en 1999 rendent cette dernière décision concluante, telle qu’elle se rapporte aux principales questions en litige dans les présents appels. La preuve doit démontrer d’une façon claire et certaine que les questions en litige pour lesquelles l'intimée invoque le principe de préclusion découlant d’une question déjà tranchée ont été réglées d’une façon expresse et concluante par un tribunal judiciaire dans une instance distincte. Cela vaut tant pour les questions de fait que pour les questions de droit. L’appelante a passé énormément de temps à critiquer la décision de 1999, mais il faut se rappeler qu’il ne s’agit pas ici d’un appel de cette décision, mais plutôt d’une requête tendant à la radiation de certains passages des avis d’appel ici en cause. Dans le cadre de la présente requête, telle qu’elle se rapporte à la dernière condition applicable à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, je ne me prononce pas sur la validité des moyens que l’appelante a invoqués en l'espèce, mais je cherche plutôt à savoir si ces mêmes moyens ont fait l'objet de la décision de 1999. Si c'est le cas, les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont remplies.

 

[16]         L’appelante soutient qu’il existe des différences factuelles importantes entre les présents appels et les faits en cause dans la décision de 1999, et que le droit a changé depuis 1999. Ces changements ne semblent pas avoir trait aux trois conditions applicables à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, mais compte tenu de la nature discrétionnaire de l’article 53 des Règles et puisque l’appelante les a invoqués, je suis d'avis que je peux en tenir compte.

 

[17]         Selon le paragraphe 2 de la décision rendue par le juge MacArthur en 1999, « [l]’appelante avait perçu la TPS durant cette période mais ne l’avait pas versée au ministre afin d’être en mesure de présenter le présent appel. La somme en question a maintenant été versée ». Toutefois, dans les présents appels, l’appelante n’a pas perçu la TPS sur les services rendus et n’a pas versé la TPS. Elle s’est donc vu imposer des pénalités.

 

[18]         De plus, en l'espèce, sont en cause des montants beaucoup plus élevés que ceux qui étaient en cause dans l’appel de 1999, et nous sommes sous le régime de la procédure générale. En outre, les périodes en cause dans les présents appels et dans l’appel de 1999 sont différentes. Dans l’affaire Leduc v. Canada, [2002] 2 C.T.C. 2735, au paragraphe 18, l’intimée a affirmé que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne devrait pas s’appliquer à des années d’imposition différentes :

 

L'avocat de l'intimée cite également une décision rendue par un tribunal de common law ayant compétence en matière de taxes foncières, où l'on a refusé d'appliquer la doctrine de l’« issue estoppel » quand il s'agissait d'une année d'imposition différente. Il s'agit de l'arrêt Quintette Coal Ltd. v. B.C., etc., [1988] 21 B.C.L.R. (2d) 193 (S.C.), où il est dit ce qui suit aux pages 197-98 :

 

[traduction]

Il existe un certain nombre de raisons fort impressionnantes expliquant pourquoi la doctrine de la chose jugée ne devrait pas s’appliquer à des affaires de cotisations fiscales successives; ces raisons ont toutes été énoncées avec beaucoup d’éloquence dans les décisions mentionnées. Selon moi, les principales raisons sont les suivantes :

 

1.  L’évaluateur a une obligation légale.

 

2.  L’évaluation est de nature temporaire et limitée quant au temps.

 

3.  La compétence du tribunal décideur est restreinte. Sa fonction commence et prend fin lorsqu’il détermine l’évaluation pour une période définie.

 

4.  L’évaluation relative à une nouvelle année n’est pas une question identique.

 

5.  Il n’y a pas de litige réel étant donné que l’intérêt personnel de l’évaluateur n’est pas en cause.

 

La décision Leduc a été rendue conformément au droit civil, alors que la décision Quintette Coal Ltd. v. B.C., etc., [1988] 21 B.C.L.R. (2d) 193 (C.S.), mentionnée dans la décision Leduc, se rapportait à l’Assessment Act de la Colombie‑Britannique. Selon moi, aucune de ces deux décisions n’est concluante sur ce point, et il semble que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée puisse néanmoins s’appliquer à des périodes d’imposition subséquentes.

 

[19]         Au paragraphe 6 de la décision de 1999, le juge McArthur fait l'observation suivante :

 

[...] Dans son argumentation, l’appelante fait surtout valoir que l’al. 10b) donne au prévenu ou au détenu le privilège d’avoir recours à l’avocat de son choix sans que ses ressources financières n’entrent en ligne de compte. [...]

 

L’appelante soutient que ses moyens sont maintenant différents. Toutefois, l’avocat de l’appelante admet que :

 

[traduction]

[...] l’accusé a droit à un avocat et à l’avocat de son choix, mais ce droit n’est pas absolu. Ce droit ne permet pas à l’accusé d’avoir recours à l’avocat dont les honoraires sont les plus élevés, ni, par exemple, à un avocat de l’État de son choix. Ce droit permet simplement à l’accusé de retenir les services d’un avocat selon ses moyens, compte tenu des possibilités qui s’offrent à lui. (Paragraphe 29 de l’argumentation de la requérante concernant la requête de l’intimée.)

 

Néanmoins, l’appelante semble encore alléguer que l’imposition de la TPS porte atteinte au droit de ses clients à l'avocat de leur choix. En outre, dans les présents appels, l’appelante invoque maintenant l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte, en plus de l’article 10, lequel était le moyen invoqué dans l’appel de 1999.

 

[20]         Selon l’intimée, le fait d'invoquer ces moyens additionnels dans les présents appels ne change pas fondamentalement la question en litige parce que les questions se rapportant à l’article 7 et à l’alinéa 11d) sont étroitement liées à l’alinéa 10b) invoqué dans l’appel de 1999 et que, cela étant, il faut procéder à une analyse au cas par cas. En fait, l’appelante admet que l’article 7 et l’alinéa 11d) n’ajoutent rien à son argument et elle soutient qu’aucun fait contextuel ne serait nécessaire pour étayer sa cause.

 

[21]         Compte tenu de tous ces arguments, je constate qu’il existe en l’espèce un nombre suffisant de circonstances justifiant l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré pour conclure que les éléments permettant le recours au principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne sont pas présents. Même si les conditions étaient remplies, j’estime devoir examiner les circonstances de l’affaire dans leur ensemble pour me prononcer sur l’application éventuelle du principe de préclusion découlant d’une question déjà tranchée. La préclusion ne doit jamais jouer de façon arbitraire. Il n’est pas évident que les passages des avis d’appel concernant les moyens constitutionnels invoqués soient si frivoles et vexatoires et constituent un recours si abusif à la procédure qu’ils doivent être radiés.

 

[22]         Selon l’appelante, le droit a changé en ce qui concerne la qualité pour agir devant un tribunal judiciaire. L’appelante s'appuie sur certaines remarques incidentes faites par la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Canada c. Ferguson, [2008] A.C.S. no 6, au paragraphe 59, à savoir :

 

[...] Un demandeur qui a par ailleurs qualité pour agir peut généralement solliciter une déclaration d’invalidité en application de l’art. 52 au motif qu’une disposition a des effets inconstitutionnels pour lui‑même ou pour des tiers [...]

 

[23]         Cela pourrait s’appliquer dans certains cas où, par exemple, le gouvernement a demandé à la Cour suprême de se prononcer sur la constitutionnalité d’un projet de loi. Sur ce point, les commentaires que le juge Beetz fait dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd. [1987] A.C.S. no 6, paragraphe 50, sont particulièrement pertinents :

 

[...] Il peut exister des cas rares où la question de la constitutionnalité se présente sous la forme d'une question de droit purement et simplement, laquelle peut être définitivement tranchée par un juge saisi d'une requête. Un exemple théorique qui vient à l'esprit est la situation où le Parlement ou une législature prétendrait adopter une loi imposant les croyances d'une religion d'État. Pareille loi enfreindrait l'al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés, ne pourrait possiblement pas être justifiée par l'article premier de celle‑ci et courrait peut‑être le risque d'être frappée d'illégalité sur‑le‑champ : voir Procureur général du Québec c. Quebec Association of Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66, à la p. 88. Or, il va sans dire qu'il s'agit là de cas exceptionnels.

 

Toutefois, il ne s’agit pas du genre de question dont la Cour est saisie en l'espèce. De plus, je ne puis rien voir dans l’arrêt Ferguson qui indique que le droit a changé pour ce qui est de la qualité pour agir. Les autres décisions que l’appelante a mentionnées ont toutes été rendues avant l’année 1999.

 

[24]         Dans des circonstances exceptionnelles, une partie peut invoquer comme moyens la qualité pour agir dans l’intérêt public et le critère du préjudice exceptionnel afin de saisir la Cour d’une question concernant un tiers. Or, il n’y a rien dans la décision de 1999 qui indique que ces questions aient été abordées.

 

[25]         L’appelante soutient que l’arrêt que la Cour suprême a rendu dans l’affaire Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Christie, [2007] 1 R.C.S. 873, va dans le sens des motifs dissidents énoncés par le juge McEachern dans l’arrêt John Carten Personal Law Corp. v. British Columbia (Attorney General), 40 B.C.L.R. (3d) 181. La thèse de l’appelante semble être que les tribunaux judiciaires ont reconnu le droit constitutionnel à un avocat uniquement en matière de défense au pénal. Étant donné qu’elle s’occupe strictement de défense au pénal, l’appelante conclut que ce droit est protégé par la Charte. Elle fonde cet argument sur l’idée selon laquelle, dans l’arrêt Christie, la Cour suprême a conclu [traduction] « qu’il n’existe, au Canada, aucun droit constitutionnel fondamental à un avocat, sauf dans certains domaines fort précis [...] » (paragraphe 27 de l’argumentation de la requérante concernant la requête de l’intimée).

 

[26]         Les conclusions tirées par l’appelante semblent exagérées. Au paragraphe 26 de l’arrêt Christie, la Cour suprême a dit ce qui suit :

 

Historiquement, la primauté du droit n’a pas non plus été considérée comme comportant le droit général d’être représenté par un avocat lors de procédures de tribunaux judiciaires et administratifs portant sur des droits et des obligations. Le droit à l’assistance d’un avocat a toujours été perçu comme un droit restreint, tout au plus applicable dans le contexte du droit criminel. [...]

[Non souligné dans l’original.]

 

La thèse de l’appelante selon laquelle que le droit à un avocat soit automatiquement protégé dans les affaires pénales doit tout simplement être rejetée. Dans l’arrêt Christie, la Cour suprême a plutôt clairement dit, au paragraphe 27, qu’« un droit à l’assistance d’un avocat [peut être] reconnu dans diverses situations bien précises ».

 

[27]         L’appelante soutient également qu’il n’est peut-être pas nécessaire de prendre en considération l’article premier de la Charte, comme le soutient l’intimée, et qu’il n’est peut‑être pas essentiel d'exposer des faits. La question de savoir si cette thèse est fondée doit être laissée à l’appréciation du juge qui entendra l’affaire.

 

[28]         Outre la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, on peut aussi invoquer le principe de l’abus de procédure lequel interdit au plaideur de saisir à nouveau la Cour de la même question. Comme c’est le cas pour la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, l’application de ce principe est également discrétionnaire. Aux paragraphes 28 et 29 de la décision Golden, le juge Boyle évoque les différences existant entre l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et l’application de la doctrine de l’abus de procédure :

 

[28]   La principale différence entre la doctrine de la préclusion pour même question en litige et celle de l’abus de procédure qui interdit la remise en cause d’une question déjà tranchée tient aux notions de réciprocité et de lien de droit. Il n’est pas nécessaire, pour qu’il y ait abus de procédure, que les conditions applicables en matière de préclusion pour même question en litige soient remplies. L’abus de procédure peut donc s’appliquer lorsque les parties ne sont pas les mêmes, mais il serait néanmoins inopportun de permettre qu’une question déjà tranchée soit remise en cause, et ce, pour préserver l’intégrité du système judiciaire.

 

[29]   L’abus de procédure est également une doctrine que le tribunal ne doit appliquer qu’en exerçant son pouvoir discrétionnaire et en soupesant les intérêts en cause en vue de trancher une question liée à l’équité. Cependant, les considérations entourant le recours à l’abus de procédure se distinguent quelque peu de celles touchant l’application éventuelle de la préclusion pour même question en litige en ce qu’elles s’articulent autour de l’intégrité du processus juridictionnel plutôt que du statut, des motivations ou des droits des parties.

 

Je suis d'avis qu'il existe certaines différences entre les faits en cause en l'espèce et ceux de la décision rendue en 1999, et l’appelante a établi que la situation n'est pas aussi évidente que le soutient l'intimée; je dois donc rejeter la requête par laquelle l’intimée me demande d’appliquer le principe fondé sur l’abus de la procédure judiciaire étant donné qu’il n’y a pas eu atteinte à l’administration de la justice pour ce qui est des critères de finalité, d’uniformité ou d’intégrité. Après avoir examiné tous ces arguments, je crois donc qu’il convient d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et de rejeter la requête de l’intimée tendant à la radiation de certains passages des avis d’appel déposés conformément à l’article 53 des Règles.

 

[29]         Les moyens de l’intimée tirés des dispositions additionnelles de la Charte, à savoir l’article 7 et l’alinéa 11b), sont en bonne partie fondés sur le fait que les actes de procédure de l’appelante ne font pas état des circonstances précises, propres aux personnes concernées, auxquelles font face ceux dont les droits ont censément été violés. Au paragraphe 52 de ses observations écrites, l’intimée soutient ce qui suit :

                           

[traduction]

[...] le droit à un avocat en dehors du contexte de l’alinéa 10b) comporte un examen spécifique à chaque cas, dans lequel de nombreux facteurs entrent en jeu. En d’autres termes, la revendication du droit à un avocat dans le contexte d’autres dispositions comporte nécessairement l’examen des circonstances individuelles de l’affaire. [C.‑B. (P.G.) c. Christie, précité, paragraphe 25; Nouveau‑Brunswick (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, paragraphe 86]

 

[30]         La requête subsidiaire de l’intimée sollicitait une ordonnance, conformément à l’alinéa 58(1)a) des Règles, tendant au renvoi pour décision de la question suivante :

 

[traduction]

L’appelante a-t-elle qualité pour soulever et invoquer les prétendues atteintes au droit que tirent de la Charte ses clients de contester la validité de la Loi sur la taxe d’accise, telle qu’elle s’applique à l’imposition de la taxe sur les produits et services (la « TPS ») sur les honoraires juridiques demandés pour des services de défense au criminel qu’elle fournit?

 

De toute évidence, l’appelante ne pourra pas soulever la question constitutionnelle s’il est conclu qu’elle n’a pas qualité pour agir, puisque la réponse à celle‑ci dépend avant tout de cette qualité.

 

[31]         Au paragraphe 12 de la décision qu’il a rendue en 1999, le juge McArthur fait l'observation suivante au sujet de la question de la qualité pour agir :

 

Finalement, l'intimée a prétendu que l'appelante ne peut pas attaquer la constitutionalité de la loi pour le motif qu'elle viole les droits garantis par la Charte mais dont une autre personne jouit. En l'espèce, l'appelante ne prétend pas que les droits qui lui sont garantis par l'al. 10 b) ont été violés. Bien qu'il ne soit pas nécessaire d'examiner cet argument, je suis d'accord avec la position de l'intimée voulant qu'une personne ne peut contester la validité d'une loi à moins qu'elle ne prétende que les droits dont elle jouit et qui sont garantis par la Charte ont été violés.

 

[32]         Selon l’appelante, les observations du juge MacArthur au sujet de sa qualité pour agir devant la Cour constituent la ratio decidendi de l’affaire, alors que la conclusion que le juge a tirée au sujet de la question constitutionnelle constitue un obiter dictum. Toutefois, l’expression « [b]ien qu’il ne soit pas nécessaire » précèdent les observations que le juge McArthur a faites au sujet de la question de la qualité pour agir. Cela va exactement en sous contraire de ce que prétend l’appelante. Indépendamment de la question de savoir si l’appelante a obtenu ce droit, la question constitutionnelle ne devrait pas être abordée tant qu’une décision n'aura pas été rendue au sujet de la qualité pour agir de l’appelante lorsqu’il s’agit de saisir la Cour d’une telle question.

 

[33]         La demande que l’appelante a présentée conformément à l’alinéa 58(1)a) des Règles tend au renvoi pour décision de la question suivante :

 

[traduction]

L’article 165 de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. (1985), modifiée, est‑il contraire à l’article 7 et les alinéas 10b) et 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés du fait qu’il impose au défendeur accusé au pénal, à qui est reconnu le droit constitutionnel d’avoir recours à l’assistance d’un avocat, l’obligation de payer la taxe sur les produits et services (la « TPS ») à l’égard des honoraires demandés par l’avocat pour les services de défense fournis, et du fait qu’il oblige l’avocat à percevoir la TPS sur ces honoraires et à la verser au gouvernement du Canada, de sorte qu’en raison du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, cette disposition n’a aucune force exécutoire?

 

Cette question comporte clairement une question constitutionnelle de fond. De plus, il est clair que l’appelante ne soutient pas que ses propres droits, garantis par la Charte, ont été violés, mais qu’elle invoque plutôt la violation des droits de tiers. Si j'envisageais, ne fût-ce que brièvement, de renvoyer cette question pour décision, je me trouverais à mettre la charrue avant les bœufs et à placer l’appelante dans la situation précaire où elle contesterait ces nouvelles cotisations devant la Cour, engagerait des frais additionnels et consacrerait plus de temps à l’affaire, au risque d’être informée qu’elle n’a pas qualité pour interjeter les présents appels à l’égard de la question constitutionnelle. En fait, je crois que l’appelante reconnaît le risque possible qu’elle court en faisant entendre l’affaire sans que soit tranchée la question de la qualité pour agir puisqu’elle a convenu qu’il était avantageux pour les deux parties que la Cour renvoie cette question pour décision conformément à l’alinéa 58(1)a) des Règles. (Transcription, pages 6 et 122.)

 

[34]         Lorsqu’elle est saisie d’une requête présentée conformément à l’alinéa 58(1)a) des Règles, la Cour procède en deux étapes :

 

1.                 elle rend une décision quant à la question de savoir si la question proposée devrait être tranchée en vertu de cette disposition;

 

2.                 si elle répond par l’affirmative, elle inscrit l'affaire au rôle pour instruction.

 

Bien sûr, le fait de rendre une décision sur la question de la qualité pour agir ne réglera peut‑être pas complètement les appels, mais il existe de fortes chances que l’instance soit abrégée. Même si cette décision réglait la question constitutionnelle, il resterait à trancher les questions de pénalité et de prescription. Un contexte factuel peut s’avérer nécessaire pour résoudre cette question et, dans l’affirmative, la Cour, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, peut autoriser la production d’une telle preuve. Compte tenu du principe généralement reconnu selon lequel une partie ne peut pas se fonder sur la prétendue violation des droits que tirent de la Charte les tiers, une décision préliminaire au sujet de la question de la qualité de l’appelante d’interjeter les présents appels doit absolument être rendue pour que puisse être tranchée la question constitutionnelle. La reconnaissance de la qualité pour agir dans le cadre d’un litige n'a rien d'automatique. Il ne servirait à rien de reporter la décision sur la question de la qualité pour agir jusqu’à la date de l’audience, et je crois qu’en fin de compte, cela serait préjudiciable aux intérêts des deux parties quant aux frais qu’elles devraient engager et quant au temps qu’elles devraient y consacrer.

 

[35]         Par conséquent, j’accueille la requête subsidiaire de l’intimée, et je renvoie pour décision, conformément à l’alinéa 58(1)a) des Règles, la question de la qualité de l’appelante pour invoquer la violation des droits que tirent de la Charte ses clients.

 

[36]         Comme le soutient l’intimée, accueillir la requête que l’appelante a présentée en vue de faire renvoyer pour décision la question qu’elle a soulevée aurait pour effet de scinder les questions liées à la Charte et donnerait lieu à deux instances distinctes : la première aurait trait aux prétendues violations des droits garantis par la Charte, et dans la seconde, la Cour rechercherait si l’article premier de la Charte justifie cette violation, le cas échéant. Cela voudrait dire que les éléments de preuve se chevaucheraient nécessairement au moins en partie. Je ne vois aucune raison qui justifie que je scinde les questions et procède à un renvoi. En fait, je crois que cela entraînerait une augmentation des frais et la prolongation du temps consacré à l’affaire. De plus, l’appelante cherche à faire renvoyer pour décision une question de fond en l’absence de tout contexte factuel pertinent. Par conséquent, la requête de l’appelante est rejetée.

 

[37]         La question des dépens dans les présentes requêtes doit être laissée à l’appréciation du juge du procès.

 

 

Signé à Charlottetown (Île‑du‑Prince‑Édouard), ce 12e jour de septembre 2008.

 

« Diane Campbell »

Juge Campbell

 

Traduction certifiée conforme

ce 13e jour de juin 2008.

 

 

 

François Brunet, réviseur

 


RÉFÉRENCE :                                  2008 CCI 469

 

Nos DES DOSSIERS DE LA COUR : 2007-3627(GST)G; 2007-3628(GST)G;                        2007-3629(GST)G; 2007-3630(GST)G;                             2007-3631(GST)G

 

INTITULÉ :                                       Stanley J. Tessmer Law Corporation

                                                          et

                                                          Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATES DE L’AUDIENCE :               Les 16 et 17 avril 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :     L’honorable juge Diane Campbell

 

DATE DE L’ORDONNANCE :          Le 12 septembre 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelante :

Me Craig C. Sturrock

Avocats de l’intimée :

Me David Jacyk

Me Lisa McDonald

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

 

                   Nom :                             Craig C. Sturrock

 

                   Cabinet :                         Thorsteinssons LLP

                                                          Vancouver (Colombie-Britannique)

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 

 

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