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Référence : 2008 CCI 658

Date : 20081222

Dossier : 2007-4817(EI)

2007-4818(EI)

ENTRE :

NU-TEA IMPORTS INC. et

ELISABETH CORNELIA BANDELIN,

s/n NU-TEA IMPORTS,

appelantes,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

 

SUZANNE ASHLEY,

intervenante.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

Représentante des appelantes : Mme Christia Roberts

Avocat de l’intimé : Me Mathew W. Turnell

Pour l’intervenante : L’intervenante elle-même

____________________________________________________________________

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

(Rendus oralement à l’audience à Vancouver (Colombie-Britannique),

le 15 octobre 2008.)

 

Le juge suppléant Mogan

 

[1]     Elisabeth Bandelin, faisant affaire sous le nom de Nu‑Tea Imports, a interjeté appel devant la Cour relativement à la période du 1er juillet 2005 au 1er octobre 2006. Le 2 octobre 2006, l’entreprise Nu‑Tea Imports a été transférée à une société, Nu‑Tea Imports Inc. C’est cette société qui a interjeté appel pour le reste de la période en cause, soit du 2 octobre 2006 au 30 janvier 2007. À tous les moments pertinents, Mme Bandelin était l’unique actionnaire et âme dirigeante de la société. J’estime donc que les deux appelantes constituent une seule et même entité pour les besoins de ces appels, qui ont été entendus sur preuve commune.

 

[2]     Pendant la période du 1er juillet 2005 au 30 janvier 2007, il existait un lien commercial entre Nu‑Tea et Suzanne Ashley, laquelle est intervenue dans les présents appels. Lorsque ce lien a pris fin en janvier 2007, il semble que Mme Ashley a présenté une demande de prestations d’assurance‑emploi. La commission d’assurance‑emploi compétente a procédé à une enquête pour vérifier si Mme Ashley avait exercé un emploi assurable auprès de Nu‑Tea ou de Mme Bandelin pendant les périodes pertinentes, soit 19 mois allant du 1er juillet 2005 au 30 janvier 2007. Le ministre du Revenu national a finalement décidé que Mme Ashley avait exercé un emploi assurable pendant ces 19 mois. Lorsque cette décision a été prise, Mme Bandelin et Nu-Tea Imports Inc. ont interjeté appel relativement aux périodes allant de juillet 2005 à septembre 2006 et d’octobre 2006 à janvier 2007, respectivement. Mme Ashley est intervenue dans les deux appels et elle a comparu devant la Cour pour son propre compte.

 

[3]     On a fait témoigner quatre témoins pendant l’audition des affaires. Le premier témoin a été Elizabeth Bandelin, la propriétaire de Nu‑Tea au début de la période en cause et l’unique actionnaire de la société pendant les quatre derniers mois de cette période. Le deuxième témoin a été Nancy Weisz‑Gallagher, femme d’affaires chevronnée et mentor de Mme Bandelin pendant les quatre ou cinq derniers mois de la période en cause. Le troisième témoin a été M. Allard, agent des appels à l’Agence du revenu du Canada pendant la période en cause, et le dernier témoin a été Suzanne Ashley, l’intervenante. Les deux personnes qui ont témoigné le plus longtemps sont Mme Bandelin et Mme Ashley, ce qui est compréhensible puisqu’il s’agissait des deux principales intéressées, qu’il leur revenait de fixer les modalités du travail à effectuer et qu’elles étaient les parties à cette relation payeuse‑travailleuse pendant l’ensemble des 19 mois en cause.

 

[4]     Nu-Tea Imports est une nouvelle entreprise que Mme Bandelin a lancée en 2003. Comme son nom le laisse entendre, l’entreprise consiste à distribuer des thés et des tisanes biologiques (ci‑après les « thés » sous sa propre marque. Mme Bandelin agissait comme directrice et unique propriétaire de l’entreprise. Elle vendait son propre produit, puis elle a travaillé avec des distributeurs afin d’établir un réseau permettant d’accroître les ventes des thés. Elle connaissait Mme Ashley et elles vivaient toutes deux dans la région d’Abbotsford, en Colombie‑Britannique. À cette époque, Suzanne Ashley était propriétaire d’un spa exploité sous le nom « Body and Soul ». Mme Bandelin lui a demandé si elle était ouverte à vendre les produits de Nu‑Tea par l’intermédiaire de son spa. Apparemment, les deux femmes ont conclu une entente dans le cadre de laquelle Mme Ashley est devenue agente de Nu‑Tea dans la mesure où elle vendait des produits de cette entreprise par l’intermédiaire de son spa.

 

[5]     La situation a changé en 2005 lorsqu’un associé potentiel a communiqué avec Mme Ashley pour lui proposer d’investir de l’argent dans son entreprise à la condition qu’elle accroisse celle‑ci. Cependant, lorsqu’elle a effectué les rénovations, cet associé potentiel s’est retiré et elle ne disposait pas du capital nécessaire pour payer les travaux. Elle a finalement fait faillite et elle a perdu son entreprise vers mars 2005. Elle était une femme entreprenante. Elle s’est immédiatement trouvé un emploi dans un magasin de détail, mais elle n’avait pas oublié les produits de Nu‑Tea. En juin 2005, elle a donc communiqué avec Elizabeth Bandelin pour lui demander s’il y avait une façon pour elle de s’unir à Nu‑Tea à un titre ou à un autre pour vendre les produits et, espérait‑elle, finir par devenir une associée de Mme Bandelin. C’est à ce moment que leur relation a débuté.

 

[6]     Pour l’essentiel, Mme Bandelin était une organisatrice. Elle a affirmé qu’elle était douée pour l’analyse et la tenue de documents tandis que Mme Ashley était une vendeuse compétente. Elle avait du talent pour vendre des produits et conclure des opérations. Elles paraissaient donc se compléter avantageusement. Elles ont commencé à travailler ensemble en juillet 2005, Mme Ashley agissant comme représentante de commerce pour le compte de Mme Bandelin (s/n Nu‑Tea). Je suis saisi de certains éléments de preuve établissant ce qui, selon elles, était la nature de leur relation à l’époque. Je conclus à la lumière d’un certain nombre de facteurs qu’il était probablement de leur intention commune au début de cette relation que Mme Ashley agisse à titre d’entrepreneure indépendante et non d’employée.

 

[7]     Madame Bandelin n’avait jamais eu d’employé et elle a affirmé qu’elle n’était pas elle‑même employée, mais bien propriétaire. Elle avait recours à des distributeurs. Elle ne voulait pas être un employeur ni être tenue d’effectuer des retenues salariales et d’assumer les obligations qui en découlent. Il ressort en outre de la preuve commune que Mme Ashley avait demandé qu’aucune retenue salariale ne soit effectuée aux fins de l’impôt sur le revenu parce qu’à titre de faillie ayant un enfant à charge, elle avait besoin de tout l’argent qu’elle pouvait obtenir. Même si la preuve ne permet pas de tirer une conclusion en ce qui touche les autres retenues salariales habituelles, comme les cotisations au Régime de pensions du Canada et les cotisations d’assurance‑emploi, je présume qu’elles ont toutes été regroupées pendant cette période. La rémunération versée par Nu‑Tea Imports à Mme Ashley constituait un revenu brut n’ayant fait l’objet d’aucune retenue salariale et les deux parties étaient satisfaites de cette situation.

 

[8]     Je tire l’inférence qu’à cette époque, il était probablement de l’intention commune des parties d’établir une relation d’entrepreneur indépendant puisque les espoirs étaient grands. Selon le propre témoignage de Mme Ashley, elle espérait devenir associée dans Nu‑Tea Imports. Aucun document contemporain n’étaye l’existence d’un emploi et certains éléments permettent de penser que Mme Ashley agissait à titre d’entrepreneure indépendante. Il n’y avait aucune retenue salariale. Jusqu’à 26 personnes avaient travaillé au spa de Mme Ashley, Body and Soul. Certaines d’entre elles étaient de véritables employées, et elle savait ce qu’était un feuillet T4 puisqu’elle avait délivré de tels feuillets à ses propres employés. Elle savait donc pertinemment qu’en ne recevant pas elle‑même de feuillet T4, elle ne serait pas considérée comme une employée.

 

[9]     Même si j’estime qu’il existait initialement une intention commune voulant que Mme Ashley ait été une entrepreneure indépendante, cette conclusion n’est pas en elle‑même probante. Je renvoie à la décision Dean et Sharon Lang c. M.R.N., 2007 CCI 547, de M. le juge en chef Bowman, où ce dernier examine la notion d’intention de manière assez approfondie. Aux paragraphes 33 et 34, il mentionne que l’intention, même commune, ne constitue pas un élément concluant. Je n’ai donc rien à ajouter sur la question de l’intention.

 

[10]    Le fond de l’opération m’intéresse davantage. À mon avis, l’intention ne constitue un élément convaincant que lorsque tous les autres facteurs sont mis en parallèle. Si les parties avaient signé un document faisant clairement état de leur volonté d’établir une relation d’entrepreneur indépendant – ou une relation employeur–employé – je pense que ce document signé, soit un document contemporain montrant une intention commune, aurait constitué un facteur pertinent. Pour les raisons que j’exposerai ci‑dessous, l’intention commune n’est pas un facteur dont il faut tenir compte en l’espèce.

 

[11]    Les règles de droit applicables pour décider si un travailleur agit à titre d’employé ou d’entrepreneur indépendant sont étayées par de nombreux précédents. L’un des plus célèbres est l’arrêt 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 983, de la Cour suprême du Canada, dans lequel M. le juge Major a rédigé de longs motifs au nom de l’ensemble du tribunal. Il n’y a eu aucune dissidence. Le passage le plus souvent cité se trouve au paragraphe 47. Puisque j’ai déjà examiné la question de l’intention et que je vais maintenant me pencher sur le prochain critère, c’est‑à‑dire le contrôle, la partie pertinente du paragraphe 47 en l’espèce est la suivante :

 

[…] La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur. […]

 

Selon moi, il est malheureux que le juge Major ait utilisé le terme « employeur » parce qu’il présume ainsi de la réponse à apporter à la question dont nous sommes saisis. Franchement, avec égards pour la Cour suprême du Canada, il aurait été préférable de s’exprimer de la façon suivante : « Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que le payeur exerce sur les activités du travailleur ». Je crois que c’est ce qu’on voulait dire.

 

[12]    En ce qui concerne le facteur relatif au contrôle dans les présents appels, les services de Mme Ashley avaient été retenus pour la vente de thés. Mme Bandelin fixait les prix, elle fournissait une liste de personnes avec lesquelles Mme Ashley pouvait communiquer et les deux femmes se parlaient souvent au téléphone. Quant au territoire à couvrir, la preuve produite à cet égard est partiellement contradictoire, et je vais maintenant examiner ce point.

 

[13]    Selon Mme Bandelin, Mme Ashley avait toute latitude pour établir son propre territoire et se rendre partout où elle pensait pouvoir réaliser des ventes. Elle a commencé dans le Lower Mainland, qui est la partie la plus densément peuplée de la Colombie‑Britannique. Plus tard cette année‑là, soit à l’automne 2005, Mme Ashley a voulu se rendre en Alberta pour rejoindre sa fille, qui avait besoin d’elle. Mme Ashley estimait important d’aller elle‑même vivre en Alberta. Elle a mentionné qu’elle avait demandé à Mme Bandelin la permission de déménager en Alberta, et que cette dernière avait accepté parce qu’il y avait de bonnes occasions de réaliser des ventes et d’étendre à cette province les activités de l’entreprise. Dans son témoignage, Mme Bandelin a toutefois déclaré qu’elle avait consenti à ce que Mme Ashley déménage en Alberta parce que celle‑ci avait une grande liberté pour établir son propre territoire. Si elle souhaitait abandonner le Lower Mainland en Colombie‑Britannique pour vendre les produits en Alberta à titre d’entrepreneure indépendante, elle avait cette latitude. Je suis enclin à penser qu’à ce stade, la preuve favorise le témoignage de Mme Bandelin. Je pense que Mme Ashley voulait clairement aller en Alberta pour des raisons personnelles, soit les besoins de sa fille, et que Mme Bandelin était d’accord. Cela donne à penser que la travailleuse bénéficiait d’une grande liberté.

 

[14]    La preuve relative à la période débutant au moment de l’établissement de Mme Ashley en Alberta, où elle vivait avec sa mère et son frère dans la maison de ce dernier, est contradictoire parce que, selon Mme Bandelin, Mme Ashley aurait alors décidé de son propre chef d’étendre les activités de l’entreprise en Saskatchewan et au Manitoba. Mme Bandelin ne pensait pas qu’il s’agissait d’un territoire prometteur parce que les villes et les villages étaient de moindre importance et plus éloignés les uns des autres. Il serait donc onéreux de desservir les points de vente des produits Nu‑Tea dans cette région. À son avis, la région de Calgary offrait de meilleures perspectives commerciales.

 

[15]    Or, Mme Ashley a affirmé qu’elle avait reçu instruction de Mme Bandelin d’étendre le territoire et de chercher en Saskatchewan et au Manitoba de nouvelles régions où vendre les thés. Mme Bandelin soutient qu’elle n’avait aucun contrôle sur les activités de Mme Ashley en Saskatchewan et au Manitoba. Je n’ajoute pas foi à cette assertion. Je crois que la personne qui paye le travailleur exerce toujours un contrôle. Dans la présente affaire, où la rémunération comprenait le remboursement des frais de déplacement, la plupart des déplacements effectués jusqu’à ce moment avaient eu lieu dans le Lower Mainland. Seuls des frais d’essence avaient été engagés puisqu’il n’était pas nécessaire d’aller au motel, ce qui était également vrai en Alberta. Mais lorsque Mme Ashley entreprendrait d’étendre son territoire à la Saskatchewan et au Manitoba, elle n’aurait d’autre choix que de passer la nuit au motel et de parcourir de plus longues distances, ce qui ferait augmenter ses frais de déplacement. Jusqu’à ce moment, ses frais de déplacement avaient été remboursés par Nu‑Tea.

 

[16]    Madame Bandelin affirme qu’elle [TRADUCTION] « n’avai[t] aucun contrôle », mais elle disposait au contraire de toute une panoplie de moyens de contrôle. Elle aurait pu dire :

 

Si vous allez en Saskatchewan et au Manitoba, je ne rembourserai pas vos dépenses parce que j’estime imprudent d’étendre le territoire à des provinces peu peuplées alors qu’en Alberta, les villes d’Edmonton et de Calgary ne sont guère éloignées. Vous pouvez aussi revenir en Colombie‑Britannique, dans la région de l’Okanagan Valley ou dans tout le Lower Mainland. Je refuse de financer des déplacements en Saskatchewan et au Manitoba.

 

À la lumière de la preuve susmentionnée, je résous cette contradiction en faveur de Mme Ashley, et j’ajoute que je pense qu’elle a obtenu le consentement de Mme Bandelin ou que cette dernière lui a dit d’aller dans ces provinces. Selon la prépondérance des probabilités, j’écarte le témoignage de Mme Bandelin voulant qu’elle n’ait eu aucun contrôle. Le payeur exerce toujours un contrôle.

 

[17]    Madame Bandelin est une personne charitable et, en l’espèce, sa compassion a peut‑être nui au recours qu’elle a porté devant la Cour. Quoi qu’il en soit, il existait un certain contrôle, à savoir le contrôle qu’exerce le payeur à l’égard du travailleur. Je conclus donc que ce facteur joue en faveur de l’existence d’une relation employeur‑employé. Il se manifeste d’un certain nombre d’autres façons auxquelles je reviendrai peut‑être plus tard. J’examinerai ensemble ce que j’appelle les profits, les pertes et la rémunération, bien que ces éléments ne puissent être dissociés du contrôle.

 

[18]    Un autre critère concerne la propriété des outils de travail. Selon cette notion juridique, si le payeur est propriétaire des outils de travail, il s’agit d’une relation employeur‑employé, mais si les outils appartiennent au travailleur, ce dernier est alors un entrepreneur indépendant. Cela est particulièrement vrai lorsqu’une importante société engage un travailleur qualifié, comme un mécanicien, un électricien ou un plombier. Ces travailleurs sont souvent propriétaires de leurs propres outils et ils en assument la responsabilité. Ils emportent leurs outils au lieu de travail en vue de s’en servir pour accomplir les tâches qui leur sont confiées. C’est le genre de situation où la propriété des outils de travail peut se révéler importante.

 

[19]    Dans la présente affaire, il y a des outils de travail, mais ce facteur revêt peu d’importance. Les outils de travail consistent en du matériel d’étalage destiné à la vente de thés, en des brochures, en des cartes professionnelles, en des théières et en des échantillons de thés, lesquels sont tous fournis par Nu‑Tea. De plus, lorsqu’un travailleur se déplace pour vendre des produits et percevoir une commission sur ces ventes, il ne peut réaliser des ventes s’il ne connaît pas le produit, et cette connaissance vient du fabricant, du grossiste, du distributeur, du fournisseur et du payeur. Mme Ashley ne pouvait donc se familiariser avec le genre de produit en cause qu’en lisant la documentation fournie par Mme Bandelin.

 

[20]    Madame Ashley était rémunérée au moyen de commissions, mais l’outil le plus important qu’elle possédait était l’automobile de son petit ami, qu’elle a utilisée pendant plus d’un an. On lui remboursait l’essence qu’elle achetait pour cette voiture et, plus tard, lorsqu’elle a commencé à parcourir des distances de plus en plus longues, on lui a remboursé à la fois ses frais d’essence et de motels. Elle a eu un accident de la route qui a rendu cette automobile inutilisable. Elle ne pouvait pas gagner sa vie sans voiture. Lorsqu’il est devenu nécessaire d’acquérir un nouveau véhicule en novembre 2006, Mme Bandelin a financé cet achat. Quand la relation de travail entre les deux femmes a pris fin, c’est Mme Bandelin qui a conservé l’automobile même s’il avait initialement été convenu que Mme Ashley en devienne propriétaire si elle effectuait les paiements exigibles au titre de la ligne de crédit établie pour cette acquisition. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Le fait est que la payeuse a financé l’achat de l’automobile et que Mme Ashley a utilisé la voiture pour vendre du thé à partir de son acquisition jusqu’à ce qu’un autre accident ait lieu à la fin janvier 2007. À ce moment, Mme Bandelin est devenue propriétaire de la voiture. En conséquence, le facteur relatif aux outils de travail joue en faveur de l’existence d’une relation employeur‑employé puisque, même si la travailleuse a utilisé sa propre voiture pendant les 16 premiers mois, c’est la payeuse qui a pris la situation en main et qui a fait en sorte que Mme Ashley dispose d’une automobile par la suite.

 

[21]    Le dernier critère touche à la possibilité de profit et au risque de perte. À mon avis, il s’agit du critère qui, en l’espèce, fait pencher la balance en faveur de l’existence d’une relation employeur‑employé plutôt que d’une relation d’entrepreneur indépendant. Voici pourquoi. Le régime de rémunération convenu depuis le début comportait trois volets. Il y avait d’abord une somme que Mme Ashley a qualifiée de salaire de base et que Mme Bandelin a qualifiée d’avance. Cette somme s’élevait au départ à 300 $ par semaine, mais elle a rapidement été augmentée à 1 200 $ par mois, ce qui correspond presque à 300 $ par semaine. Cette situation s’est poursuivie pendant la première année jusqu’à juin 2006.

 

[22]    Lorsque Mme Bandelin a affirmé qu’il s’agissait d’une avance et que la travailleuse allait toucher une commission de 20 pour 100 sur les ventes, j’ai conclu qu’on opérerait compensation entre l’avance et les ventes et que, si la commission de 20 pour 100 constituait une somme suffisante, la travailleuse gagnerait sa vie grâce aux commissions. Or, il est ensuite ressorti de la preuve que la somme de 1 200 $ ne constituait pas réellement une avance et qu’elle s’apparentait davantage à un salaire de base. Selon la pièce A‑2, cette somme était payée comme une avance. Mme Ashley a déclaré qu’elle n’aurait pas accepté d’être rémunérée uniquement au moyen de commissions. Elle avait besoin d’une somme de base, comme les 1 200 $, au cas où elle ne serait pas en mesure de réaliser suffisamment de ventes pour gagner sa vie avec les seules commissions.

 

[23]    La pièce R‑1, onglet 2, fait état d’une série de commissions mensuelles que Mme Ashley a gagnées pour l’ensemble de l’année civile 2006. Ces sommes ont été présentées à Mme Ashley et à Mme Bandelin. J’utiliserai la page relative au mois de mai 2006 à titre d’exemple. Cette page s’intitule [TRADUCTION] « Commissions sur les ventes – Suzanne Ashley », et comporte des colonnes intitulées [TRADUCTION] « Client », [TRADUCTION] « Date », [TRADUCTION] « Numéro de facture », [TRADUCTION] « Montant des ventes » et [TRADUCTION] « Montant de la commission ». Pour le mois de mai 2006, les ventes brutes totalisent 8 979 $. On y calcule ensuite (i) le salaire de base mensuel de 1 200 $; (ii) la commission sur les ventes de 1 795 $, laquelle équivaut à 20 pour 100 des ventes brutes; et (iii) les dépenses de 1 221 $. Ces trois éléments totalisent 4 217 $. Mme Ashley a confirmé qu’elle avait reçu cette somme en mai 2006 et qu’aucune compensation n’avait eu lieu. On a posé la même question à Mme Bandelin, qui a également confirmé que Mme Ashley avait reçu cette somme au mois de mai. Il semble que, pour les mois de mai, de juin, de juillet et d’août 2006, Mme Ashley a reçu 4 217 $, 3 659 $, 5 768 $ et 6 703 $, respectivement. En juillet 2006, le salaire de base a été augmenté à 1 600 $ par mois. En moyenne, Mme Ashley a gagné un revenu de près de 5 000 $ par mois, ce qui revient à 60 000 $ par année.

 

[24]    À mon avis, une rémunération de cet ordre constitue un départ plutôt généreux pour une nouvelle entreprise et une nouvelle travailleuse, même si cette dernière devait payer ses dépenses au moyen de cette somme. En outre, j’estime qu’il est très difficile de conclure que Mme Ashley était une entrepreneure indépendante alors qu’elle recevait un salaire de base de 1 200 $ ou de 1 600 $ par mois. Assurément, cette situation lui enlevait son indépendance, en tant qu’entrepreneure indépendante, et la rendait tributaire de l’entreprise. Elle recevait un salaire de base et la Loi sur l’assurance‑emploi prévoit qu’une personne exerce un emploi assurable notamment lorsqu’elle reçoit une rémunération calculée au temps ou aux pièces. J’estime donc que le régime de rémunération est une preuve solide de l’existence d’une relation employeur‑employé.

 

[25]    Je reviens maintenant au « contrôle » et au témoignage de Mme Bandelin voulant qu’elle en ait été dépourvue. Lorsqu’elle payait environ 5 000 $ par mois, elle exerçait un grand contrôle quant à la région où la travailleuse travaillait et aux endroits où cette dernière allait rencontrer des clients potentiels. Je ne puis imaginer que, dans cette situation, la payeuse n’avait pas ce contrôle.

 

[26]    Le problème qui obscurcit la présente affaire tient à la compassion manifestée par Mme Bandelin. Il ressort sans aucune équivoque des nombreux courriels mis en preuve qu’elle éprouvait une réelle compassion pour Suzanne Ashley en raison des difficultés financières de celle‑ci. Elle était en faillite, elle n’avait pas de voiture et elle avait besoin de cette avance de 1 200 $ par mois de juillet 2005 à juin 2006, avance qui est passée à 1 600 $ par mois en juillet 2006. À de nombreuses occasions, Mme Ashley ne pouvait même pas attendre le premier jour du mois pour toucher son salaire de base, et elle a souvent demandé à Mme Bandelin de lui verser un paiement anticipé. Mme Bandelin n’a jamais refusé, même lorsque cette demande lui était faite au milieu du mois. Mme Bandelin a affirmé qu’à au moins une occasion, Mme Ashley était en déplacement et avait besoin d’argent pour couvrir un chèque qu’elle avait tiré sur son compte bancaire. Mme Bandelin s’est elle‑même rendue à la banque de Mme Ashley pour déposer un chèque de 1 200 $ ou de 1 600 $ dans le compte de cette dernière afin que les fonds soient disponibles pour couvrir le chèque. C’est ce que j’appelle de l’amitié. C’est de la compassion. C’est une relation de travail étroite.

 

[27]    De plus, lorsque l’accident de voiture s’est produit en octobre 2006, Mme Bandelin a avancé l’argent qui a permis à Mme Ashley d’acquérir une automobile. Ces gestes de compassion donnent fortement à penser qu’il existait un lien solide entre ces deux personnes. Mme Bandelin plaignait Mme Ashley et ne pouvait pas la laisser perdre son travail et son revenu parce qu’elle n’avait pas d’automobile. Mme Bandelin l’a aidée à acheter une nouvelle voiture, même si, lorsqu’elles ont mis fin à leur relation, elle a revendiqué ce bien en alléguant qu’il appartenait à bon droit à Nu‑Tea puisqu’elle avait elle‑même avancé les fonds nécessaires à son acquisition. Mais la compassion, l’aide financière, la compréhension que les courriels mettent en lumière montrent bien qu’il existait entre les deux femmes une relation étroite d’employeur et d’employée. Et, parallèlement, qu’il n’y avait pas entre elles de relation comme celle unissant un payeur et un entrepreneur indépendant qui est véritablement autonome et qui exploite son entreprise à son compte.

 

[28]    Je reviens à ce qu’a déclaré le juge Major dans l’arrêt Sagaz :

 

[…] La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. […]

 

Prenons l’exemple d’un plombier. Un tuyau éclate dans votre demeure et vous trouvez un plombier dans les pages jaunes. Quelqu’un arrive dans votre entrée, sort de son camion en emportant ses outils, ferme la conduite principale d’eau reliée à la maison, fait tout ce qui doit être fait pour réparer le tuyau éclaté, dresse une facture et sort de la maison. Voilà un entrepreneur indépendant. C’est une personne qui fournit véritablement ses services en travaillant à son compte. Je sais bien qu’il s’agit d’un exemple extrême mais, lorsque nous examinons le cas d’un travailleur qui reçoit des paiements d’une seule source (parfois appelée « employeur ») et qui n’est pas payé sur les fonds publics, le payeur jouit d’un certain contrôle. Dès lors qu’un travailleur utilise tous les renseignements qu’un payeur lui fournit sous forme de documentation et de matériel d’étalage, ce travailleur s’éloigne de plus en plus de la situation d’entrepreneur indépendant autonome.

 

[29]    Je conclus en outre que le régime de rémunération supprimait tous les risques pour Suzanne Ashley. Elle n’avait avancé aucuns fonds dans l’entreprise et elle ne courait aucun risque de perte. Si les stocks de thés rangés dans son entrepôt s’étaient gâtés et n’avaient pas été couverts par une assurance, Mme Bandelin aurait subi un désastre financier tandis que Mme Ashley aurait été libre comme l’air et n’aurait assumé aucun risque de cette nature. J’estime que non seulement il n’y avait aucun risque de perte pour Mme Ashley, mais que celle‑ci avait en outre l’occasion de gagner un revenu, quoique pas un profit. N’importe quel employé peut faire des heures supplémentaires et recevoir un revenu d’appoint, mais cela ne constitue pas une possibilité de profit. Il s’agit simplement d’une rémunération pour du travail supplémentaire.

 

[30]    Je conclus que, pendant toute la période en cause, la situation de Mme Bandelin et de sa société Nu‑Tea Imports Inc. était celle d’un employeur, et que Mme Ashley agissait à titre d’employée. Cette dernière était opportuniste. Elle ne se considérait pas comme une employée au cours de l’été 2005, mais au fur et à mesure que la fin de la relation approchait, elle s’est rendu compte de l’importance d’être une employée. Ce que j’ai dit au sujet de l’existence d’une intention commune à l’été 2005 découle de l’inférence que j’ai tirée de la façon dont les parties ont réagi. Cependant, comme il est énoncé dans la jurisprudence, l’existence d’une intention commune ne permet pas à elle seule de trancher l’affaire. Les éléments de preuve qui sont importants tiennent à la relation continue entre la payeuse et la travailleuse, à la façon dont elles travaillaient ensemble, et ces éléments doivent être examinés à la lumière de critères objectifs comme le contrôle, les outils de travail, la possibilité de profit et le risque de perte. Les critères sont les facteurs fondamentaux et, en l’espèce, ils donnent fortement à penser qu’il s’agissait d’une relation employeur‑employé. Pour toutes ces raisons, les appels sont rejetés.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 22e jour de décembre 2008.

 

 

 

« M.A. Mogan »

Juge suppléant Mogan

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 4e jour de février 2009.

 

S. Tasset

 


RÉFÉRENCE :                                  2008 CCI 658

 

 

NOS DES DOSSIERS DE LA COUR :          2007-4817(EI) et 2007-4818(EI)

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :              Nu-Tea Imports Inc. et Elisabeth Cornelia Bandelin, s/n Nu‑Tea Imports, et

                                                          Le ministre du Revenu national et

                                                          Suzanne Ashley

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Vancouver (Colombie-Britannique)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Les 14 et 15 octobre 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :       L’honorable juge M.A. Mogan

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 21 octobre 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Représentante des appelantes :

Mme Christia Roberts

Avocat de l’intimé :

Me Mathew W. Turnell

Pour l’intervenante :

L’intervenante elle-même

 

AVOCAT(E) INSCRIT(E) AU DOSSIER :

 

       Pour les appelantes :

 

                          Nom :                      s.o.

 

                          Cabinet :                  s.o.

 

       Pour l’intimé :                             John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

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