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Dossier : 2007-3811(IT)I

ENTRE :

RUSSELL W. LAVOIE,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appel entendu le 18 décembre 2008, à Hamilton (Ontario) et

le 9 février 2009, à Toronto (Ontario).

 

Devant : L’honorable juge E.A. Bowie

 

Comparutions :

 

Avocat de l’appelant :

Me David Douglas Robertson

Avocat de l’intimée :

Me Laurent Bartleman

 

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

          L’appel de la nouvelle cotisation établie en application de la Loi de l’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition 2005 est rejeté.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 29e jour de mai 2009.

 

 

« E.A. Bowie »

Juge Bowie

 

Traduction certifiée conforme

ce 7e jour de juillet 2009.

 

Christian Laroche, LL.B.

Réviseur


 

 

 

Référence : 2009 CCI 293

Date : 20090529

Dossier : 2007-3811(IT)I

ENTRE :

 

 

RUSSELL W. LAVOIE,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Bowie

 

[1]     Il s’agit d’un appel interjeté par M. Lavoie, sous le régime de la procédure informelle, d’une cotisation par laquelle le ministre du Revenu national (le « ministre ») a ajouté un montant de 303 $ à son revenu pour l’année d’imposition 2005. Ce montant représente le total de trois montants que M. Lavoie a reçus conformément à deux transactions conclues entre la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (la « CVMO ») et deux sociétés s’occupant de gestion de fonds communs de placement (les « administrateurs de fonds »). L’affaire est importante pour M. Lavoie ainsi que pour un grand nombre d’autres contribuables qui ont reçu des paiements par suite de ces transactions parce qu’ils détenaient des parts des fonds communs de placement gérés par les administrateurs de fonds (les « fonds gérés ») dans le cadre de leurs régimes enregistrés d’épargne‑retraite (les « REER »).

 

[2]     L’appel a été entendu à Hamilton (Ontario) devant un autre juge de la Cour qui, après avoir entendu la preuve, a conclu qu’il devait se récuser. Les faits de l’affaire ne sont pas contestés, de sorte que les parties ont convenu qu’un juge différent devait entendre leurs arguments et rendre ensuite jugement en se fondant sur la transcription de la preuve présentée par l’appelant, qui était le seul témoin, sur les pièces et sur l’exposé conjoint partiel des faits déposé par les parties lors de la première audience. Après avoir lu la transcription, les pièces et les faits convenus, j’ai entendu l’argumentation, à Toronto, le 9 février 2009. La Cour d’appel fédérale a rendu sa décision dans l’affaire Tesainer c. La Reine[1], le 10 février 2009. J’ai invité les avocats à présenter des observations supplémentaires par écrit au sujet de cette décision, ce qu’ils ont tous deux fait.

 

Les faits

 

[3]     Les faits sur lesquels les deux parties se sont entendues sont énoncés ci‑dessous :

 

[traduction]

 

1.         M. Russell Lavoie (l’« appelant ») réside à Waterloo (Ontario), Canada.

 

2.         L’appelant est rentier d’un régime enregistré d’épargne‑retraite (le « REER ») en vertu d’une entente conclue avec Manulife Securities International Limited.

 

3.         Le REER possède des parts dans diverses fiducies de fonds communs de placement, notamment des parts des fonds communs de placement Franklin Templeton (« Franklin Templeton ») et des fonds communs de placement AIC (« AIC ») (collectivement appelées les « sociétés de fonds communs de placement »).

 

4.         AIC est un administrateur de fonds responsable de la gestion d’environ 47 fonds communs de placement possédant des actifs de plus de huit milliards de dollars.

 

5.         De même, Franklin Templeton est un courtier et conseiller en fonds communs de placement; elle est responsable de la gestion d’environ 90 fonds communs de placement d’une valeur d’environ 18,6 milliards de dollars.

 

6.         Franklin Templeton et AIC faisaient partie des sociétés américaines de fonds communs de placement qui, au cours de l’année 2003, ont fait l’objet d’une enquête aux États‑Unis pour des pratiques commerciales abusives, plus précisément des opérations tardives de synchronisation des marchés.

 

7.         À la suite des enquêtes menées aux États‑Unis, la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (la « Commission ») a entamé une enquête similaire en Ontario.

 

8.         Plus précisément, au mois de novembre 2003, la Commission, en collaboration avec l’Association canadienne des courtiers en valeur mobilières et l’Association canadienne des courtiers de fonds mutuels, a entamé une enquête sur les activités possibles liées à la conclusion d’opérations tardives et à la synchronisation des marchés dans l’industrie canadienne des fonds communs de placement.

 

9.         À la suite des enquêtes menées au Canada, la Commission a conclu qu’AIC et Franklin Templeton faisaient partie d’un certain nombre de sociétés qui avaient omis de protéger les intérêts de leurs fonds. En outre, la Commission a conclu que les sociétés de fonds communs de placement avaient agi à l’encontre des intérêts du public en négligeant de prendre des mesures appropriées en vue de protéger leurs fonds communs de placement contre le préjudice associé aux activités liées à la conclusion d’opérations fréquentes de synchronisation des marchés.

 

10.       La Commission a conclu des transactions avec cinq sociétés de fonds communs de placement, et notamment avec AIC et avec Franklin Templeton. Au mois de décembre 2004 et au mois de mars 2005 respectivement, AIC et Franklin Templeton ont conclu des transactions avec la Commission.

 

11.       Dans le cadre des transactions conclues par les sociétés de fonds communs de placement et la Commission, il a été convenu qu’à condition que les sociétés de fonds communs de placement honorent les conditions de la transaction qu’elles avaient conclues, la Commission n’engagerait pas contre celles‑ci de procédures fondées sur la violation de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario.

 

12.       Le 6 décembre 2004, AIC s’est engagée à effectuer un paiement de 58,8 millions de dollars aux détendeurs de parts de ses fonds communs de placement qui avaient subi un préjudice par suite des activités de synchronisation des marchés de la société (les « investisseurs touchés »).

 

13.       Au mois de février 2005, Franklin Templeton s’est engagée à effectuer un paiement d’un montant de 49,1 millions de dollars en faveur des investisseurs touchés de la société.

 

14.       Les cinq sociétés de fonds communs de placement avec lesquelles la Commission avait conclu une transaction ont convenu de préparer un plan aux fins de la distribution des fonds (les « plans de distribution »), dont l’objectif était d’assurer une répartition équitable des fonds entre les investisseurs touchés en temps opportun et de façon que les coûts soient raisonnables eu égard aux circonstances.

 

15.       Le 30 juin 2005, la Commission a approuvé les plans de distribution qui exigeaient que les cinq sociétés canadiennes de fonds communs de placement versent 205,6 millions de dollars à leurs investisseurs touchés.

 

16.       Les plans de distribution pour AIC et pour Franklin Templeton prévoient ce qui suit :

 

Certains paiements effectués dans le cadre du plan seront payables à des régimes enregistrés à impôt différé (comme des régimes enregistrés d’épargne‑retraite), à des fonds enregistrés de revenu de retraite ou à des régimes enregistrés d’épargne‑études. La société effectuera des paiements à l’égard de ces régimes en faveur du rentier ou de la personne ayant la propriété effective des régimes, par opposition au régime lui‑même.

 

17.       Les sociétés de fonds communs de placement ont en fait effectué ces paiements directement en faveur des rentiers de REER. M. Lavoie était l’un de ces rentiers.

 

18.       Aux alentours du mois de septembre 2005, M. Lavoie a reçu trois chèques des deux sociétés de fonds communs de placement s’élevant en tout à environ 313 $ (les « paiements »).

 

19.       Les paiements représentaient la part revenant à M. Lavoie du produit de la transaction qui devait être distribué par les sociétés de fonds communs de placement, conformément aux transactions qu’elles avaient conclues avec la Commission et au plan de distribution.

 

20.       Les lettres accompagnant les paiements effectués par AIC et par Franklin Templeton étaient identiques quant à leur contenu. Chaque lettre était libellée comme suit :

 

Madame, Monsieur,

 

Le 30 juin 2005, la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario a approuvé les plans aux fins de la distribution, par cinq sociétés de fonds communs de placement, de montants que ces sociétés s’étaient engagées à distribuer au profit des « investisseurs touchés » en vertu de transactions se rapportant aux « opérations fréquentes de synchronisation des marchés ». Les plans (qui ont été préparés sous la supervision d’un conseiller indépendant et qui ont été approuvés par le personnel ainsi que par le président et un vice‑président de la Commission) figurent sur le site Web de la Commission, à www.osc.gov.on.ca.

 

Nous joignons :

* un chèque représentant le paiement auquel vous avez droit dans le cadre du [plan de Franklin Templeton Investments/plan d’AIC Limited] à l’égard de tous vos placements dans un fonds qui sont touchés, détenus dans l’un de vos comptes [Franklin Templeton/AIC Limited];

 

* une répartition du paiement, indiquant les comptes touchés, les fonds que vous détenez à l’égard desquels le paiement est effectué et le montant de l’impôt retenu;

 

* un guide indiquant les effets fiscaux généraux de ce paiement.

 

Veuillez noter qu’aux termes des dispositions du plan, votre droit à ce paiement prendra fin le 1er juin 2008 si vous n’avez pas encaissé le chèque à cette date. Les montants représentés par les chèques qui ne sont pas encaissés au plus tard à la date susmentionnée seront versés dans le fonds pertinent.

 

21.       Un état de paiement était joint à chaque lettre; il indiquait :

 

a)         le nom du fonds commun de placement

b)         le type de compte dans lequel le fonds de commun de placement était détenu

c)         le numéro du compte

d)         le nom du courtier

e)         le numéro du compte du courtier

f)          le montant brut du paiement

g)         le montant de l’impôt retenu (le cas échéant)

h)         le montant net du paiement

i)          le montant du chèque

 

22.       L’état de paiement de Franklin Templeton Investments comprenait également la déclaration suivante :

 

Veuillez conserver cet état aux fins de l’impôt. Aucun autre état ou feuillet ne vous sera remis.

 

23.       L’état de paiement d’AIC comportait la déclaration suivante :

 

Veuillez conserver cet état de paiement et le guide ci‑joint aux fins de l’impôt. Aucun autre état ou feuillet ne vous sera remis, à l’exception des comptes de RPDB et d’un régime de pension agréé.

 

24.       Le Guide d’impôt et d’information qui était également inclus disait notamment ce qui suit :

 

Ce guide général vise à vous aider à déterminer le traitement aux fins de l’impôt sur le revenu canadien du paiement ci‑joint et à répondre à certaines autres questions. Il ne s’agit pas de conseils juridiques ou de conseils fiscaux et le Guide ne s’applique peut‑être pas à votre situation particulière. Par conséquent, nous vous conseillons de consulter votre propre conseiller fiscal au sujet de votre situation personnelle.

 

Un état de paiement est joint au présent guide. L’état de paiement indique les détails par compte : les montants qui vous sont versés, les placements auxquels chaque montant se rapporte et les impôts retenus, le cas échéant.

 

Vous aurez besoin des renseignements figurant dans l’état de paiement en vue de déterminer le traitement fiscal approprié des montants que vous aurez reçus. Aucun autre état ou feuillet ne vous sera remis, à l’exception des RPDB et des régimes de pension agréés.

 

LE TRAITEMENT AUX FINS DE L’IMPÔT SUR LE REVENU CANADIEN DES PAIEMENTS EFFECTUÉS EN FAVEUR DE RÉSIDENTS CANADIENS

[...]

Placements détenus dans un REER ou dans un FERR.

 

Un paiement se rapportant à un placement détenu dans votre REER, dans votre CRI, dans un REER immobilisé, dans un FERR, dans un FRV ou dans un FRRI est inclus dans le revenu de l’année d’imposition au cours de laquelle le paiement est reçu, de la même façon qu’un retrait de votre régime enregistré est inclus dans le revenu. Si le paiement est de 200 $ ou plus, l’impôt a été retenu.

 

Si votre époux a versé des cotisations à votre régime au cours d’une des trois années précédant l’année au cours de laquelle vous avez reçu le paiement, ce paiement sera généralement imposable entre les mains de votre époux plutôt qu’entre vos mains.

[...]

 

25.       M. Lavoie a encaissé les chèques lorsqu’il les a reçus ou peu de temps après.

 

26.       En produisant sa déclaration personnelle de revenus de 2005, M. Lavoie n’a pas inclus les paiements dans son revenu aux fins de l’impôt.

 

27.       Le 1er mai 2006, l’ARC a établi une cotisation à l’égard de l’impôt sur le revenu de 2005 de M. Lavoie, conformément à la déclaration produite par celui‑ci.

 

28.       Aux alentours du mois de février 2007, M. Lavoie a reçu de l’ARC un avis de nouvelle cotisation daté du 29 janvier 2007 dans lequel le ministre du Revenu national (l’« intimé ») a établi une nouvelle cotisation à l’égard de l’obligation fiscale de M. Lavoie pour l’année d’imposition 2005 en incluant les paiements au titre du revenu imposable.

 

29.       Le ou vers le 31 mars 2007, M. Lavoie a signifié un avis d’opposition à la nouvelle cotisation établie par le ministre.

30.       Le 18 juillet 2007, le ministre a ratifié la nouvelle cotisation, compte tenu du fait que les paiements représentaient une prestation payée dans le cadre d’un REER, de sorte que, selon le ministre, M. Lavoie était tenu d’inclure les paiements dans son revenu conformément à l’alinéa 56(1)h) et au paragraphe 146(8) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »).

 

[4]     La pièce A‑3 qui a été produite à l’instruction est la déclaration déposée dans un recours collectif exercé devant la Cour supérieure de l’Ontario pour le compte, entre autres, des détenteurs de parts des fonds gérés contre Franklin Templeton, AIC et d’autres administrateurs de fonds, ce recours visant notamment l’obtention de dommages‑intérêts fondés sur la conclusion d’opérations liées à la synchronisation des marchés.

 

[5]     Selon la position prise par l’appelant, les paiements ne sont pas visés à l’article 3 de la Loi de l’impôt sur le revenu[2] (la « Loi »); il s’agit de gains fortuits qui ne sont pas assujettis à l’impôt. Sur ce point, l’appelant invoque la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire La Reine c. Cranswick[3], et le bulletin d’interprétation IT‑334R2, qui énonce la politique du ministre du Revenu national en ce qui concerne les cotisations fondées sur la réception par les contribuables de montants représentant des dons et des gains fortuits. Le bulletin adopte dans une large mesure les sept facteurs que la Cour d’appel a jugés pertinents, dans l’arrêt Cranswick, lorsqu’il s’agit d’identifier un gain fortuit non imposable.

 

[6]     Selon la position prise par l’intimée, les paiements ne satisfont pas au critère applicable aux gains fortuits; il s’agit plutôt de montants payés à titre d’indemnité par suite du préjudice causé à l’appelant à l’égard des parts de fonds détenues dans ses REER, préjudice attribuable aux opérations liées à la synchronisation des marchés qui ont été approuvées par les administrateurs de fonds, AIC et Franklin Templeton. L’intimée invoque deux arguments découlant de cet état de choses. En premier lieu, Me Bartleman affirme qu’une analyse appropriée des facteurs énoncés dans l’arrêt Cranswick ne permet pas de conclure que ces paiements doivent être qualifiés de gains fortuits. En second lieu, l’avocat affirme que le principe de la substitution s’applique et que, selon ce principe, les paiements sont considérés comme des montants reçus par l’appelant dans le cadre de son REER, de sorte qu’il faut les inclure dans le revenu de l’appelant en raison du paragraphe 146(8) de la Loi, qui est libellé comme suit :

 

146(8)  Est inclus dans le calcul du revenu d’un contribuable pour une année d’imposition le total des montant qu’il a reçus au cours de l’année à titre de prestations dans le cadre de régimes enregistrés d’épargne‑retraite, à l’exception des retraits exclus au sens des paragraphes 146.01(1) ou 146.02(1), et des montants qui sont inclus, en application de l’alinéa (12)b), dans le calcul de son revenu.

 

Les facteurs Cranswick

 

[7]     Dans l’affaire Cranswick, le paiement en question avait été fait à titre gracieux par l’actionnaire majoritaire et par la société mère américaine d’une société canadienne en faveur d’un actionnaire minoritaire. La société mère avait fait en sorte que la société vende une partie de son entreprise à prix bien inférieur à la valeur comptable et elle avait par la suite offert d’acheter les actions des actionnaires minoritaires, ou encore de leur verser 3,35 $ l’action. L’offre avait

 

[traduction] « [...] pour but de prévenir toute contestation ou action qui pourrait être intentée de la part d’actionnaires minoritaires [...] », mais n’était pas motivée par [traduction] « [...] le fait que les actionnaires [...] auraient eu des revendications exécutoires [...] »[4].

 

En concluant que le paiement de 2 144 $ effectué en faveur du détenteur de 640 actions était un gain fortuit, la Cour d’appel fédérale a examiné sept facteurs avancés par l’avocat de la Couronne et elle a dit que ces facteurs étaient tous pertinents « [...] bien qu’aucun d’eux ne soit concluant en soi [...] ». Les sept facteurs sont :

 

[traduction]

 

(i)                L’intimé ne possédait aucun droit d’action à l’égard de ce paiement;

(ii)              L’intimé n’a fait aucun effort soutenu pour obtenir ce paiement;

(iii)                        L’intimé n’a ni recherché ni sollicité ce paiement de quelque façon que ce soit;

(iv)                        L’intimé ne s’attendait pas à recevoir ce paiement ni expressément, ni selon l’usage;

(v)              Il n’a nullement été prévu que ce paiement aurait une suite;

(vi)                        Ce paiement ne venait pas d’une source habituelle de revenus pour [l’intimé];

(vii)                      Ce paiement ne constituait ni la contrepartie ni la reconnaissance de biens, de services ou de quoi que ce fût, fournis ou à fournir par l’intimé; il n’a pas été gagné par l’intimé par suite de quelque activité ou poursuite de profit, ni de quelque autre manière[5].

 

[8]     L’arrêt Cranswick doit être lu en tenant compte du fait que la déclaration du juge de première instance selon laquelle le paiement n’avait pas été effectué en raison de l’existence d’un droit d’action de la part des actionnaires de la filiale canadienne résulte d’une déclaration précise à cet effet figurant dans un exposé conjoint des faits. Comme le juge Robertson l’a par la suite dit dans l’arrêt Bellingham c. Canada[6] :

 

[…] Cette concession de la part du ministre ne peut être ignorée étant donné que le droit actuel reconnaît que les sommes payées en échange de la renonciation à un droit prévu par la loi, aussi contestable soit‑il, peuvent constituer un revenu entre les mains du contribuable. […]

 

La distinction entre un paiement volontaire et un paiement effectué en prévision d’un litige était cruciale dans la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire The Queen v. Mohawk Oil Co[7]. Ces décisions démontrent, comme le juge Robertson l’a dit dans l’arrêt Bellingham :

 

La portée précise de la catégorie résiduelle que constituent les gains fortuits pose problème. Au mieux, on peut soutenir qu’un paiement inattendu ou imprévu et exceptionnel sera selon toute probabilité considéré comme un gain fortuit. Mais comme pour bien des généralisations, cette affirmation doit être examinée à la loupe. […]

 

[9]     Il est loin d’être clair que l’appelant, ou du moins le fiduciaire de ses REER, n’avait aucun droit d’action lui permettant d’être indemnisé du préjudice causé par les administrateurs de fonds par suite de leur omission de protéger les détenteurs de parts de fonds contre les effets des activités liées à la synchronisation des marchés. Le fait que les paiements résultaient d’une mesure administrative prise par la CVMO plutôt que de procédures engagées par M. Lavoie, ou du recours collectif en instance, n’influe pas sur l’objet et sur la nature des paiements, Me Robertson a soutenu que les paiements étaient de la nature d’une pénalité imposée par la CVMO, le montant y afférent étant payable aux investisseurs touchés. Ni l’une ni l’autre partie n’a présenté de preuve directe en vue de clarifier ce point, mais il semble évident en soi, compte tenu des circonstances environnantes dans leur ensemble, et notamment des dispositions des transactions et des plans de distribution, que les paiements visaient en partie à imposer une pénalité aux administrateurs de fonds ainsi qu’à indemniser les investisseurs, du moins en partie, de leurs pertes. Ainsi, une longue section de chaque plan de distribution est intitulée : [traduction] « DÉTERMINATION DES BÉNÉFICIAIRES DES PAIEMENTS » et prévoit l’attribution de la qualité d’« investisseur touché » compte tenu de fonds précis dans des comptes précis, ainsi que le paiement aux anciens détenteurs et aux détenteurs existants de parts. L’appelant et les autres investisseurs touchés ont reçu leurs paiements en tant qu’indemnité.

 

[10]    Les deuxième, troisième et quatrième facteurs énoncés dans l’arrêt Cranswick ne s’appliquent pas non plus en vue de qualifier ces paiements de gains fortuits. Il est vrai que M. Lavoie, et probablement les autres personnes ayant la propriété effective des parts également, n’ont pas présenté de demandes ou négocié de transactions avec les administrateurs de fonds. Néanmoins, la CVMO l’a fait pour leur compte. La Loi sur les valeurs mobilières[8] de l’Ontario comporte deux objets clairs, énoncés à l’article 1.1 :

 

1.1       Les objets de la présente loi sont les suivants :

a)         protéger les investisseurs contre les pratiques déloyales, irrégulières ou frauduleuses;

b)         favoriser des marchés financiers justes et efficaces et la confiance en ceux‑ci.

 

C’est en vue de réaliser ces objets que la CVMO a pris des mesures en vue d’obtenir le paiement d’indemnités pour les investisseurs touchés. Il ressort clairement des plans complexes de distribution que les transactions et leur mise en œuvre visaient à indemniser les investisseurs.

 

[11]    Il importe peu qu’en l’espèce, les paiements aient constitué un événement exceptionnel qui ne se reproduirait probablement pas. Ces deux critères, s’ils sont positifs, pourraient être considérés comme des indices de paiements de la nature d’un revenu; dans la négative, ils constituent un facteur neutre. Il y a de nombreux types de paiements qui peuvent être effectués isolément, mais qui sont néanmoins clairement imposables. Les retraits des REER en constituent l’exemple le plus évident, dans le présent contexte. Bien sûr, il est possible que des paiements supplémentaires soient versés, à titre d’indemnité, à M. Lavoie et aux autres investisseurs si le recours collectif porte des fruits en ce qui concerne Franklin Templeton et AIC.

 

[12]    Le dernier facteur énoncé dans l’arrêt Cranswick sur lequel l’appelant se fonde est que les paiements n’ont pas été effectués à titre de contrepartie pour des biens, pour des services ou pour toute autre chose qu’il aurait fournie, ou par suite d’une activité de sa part. Dans son argumentation, MRobertson a mis l’accent sur le fait qu’un recours collectif a été exercé, lequel inclut des demandes contre Franklin Templeton et contre AIC pour la conduite même qui a donné lieu aux procédures engagées par la CVMO dont résultent les transactions ici en cause. Il signale que M. Lavoie n’a signé aucune quittance, et qu’il peut partager le produit de l’action en sa qualité de membre d’une catégorie pertinente. Cela est indubitablement vrai, mais ça ne change rien à la nature des paiements effectués par Franklin Templeton et par AIC aux termes des ententes négociées par la CVMO. Les plans de distribution[9] prévoient que des paiements seront versés uniquement aux détenteurs de parts auxquels les opérations liées à la synchronisation des marchés ont causé préjudice, et que ces paiements seront calculés en fonction du degré de préjudice subi par les bénéficiaires par rapport au préjudice subi par les détenteurs de parts dans leur ensemble. Aucun paiement provenant des fonds obtenus dans le cadre de la transaction n’a été effectué en faveur des détenteurs de parts qui ont bénéficié d’un avantage global par suite des opérations liées à la synchronisation des marchés conclues dans un fonds. Il ressort clairement de ces dispositions que l’intention de la CVMO, et probablement des administrateurs de fonds également, était que les fonds obtenus dans le cadre de la transaction servent à indemniser les détenteurs de parts de leurs pertes.

 

[13]    La nature compensatoire des paiements permet d’établir une distinction entre la présente affaire et des affaires telles que Cranswick et Bellingham. Dans l’arrêt Bellingham, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’une indemnité accordée en vertu du paragraphe 66(4) de l’Expropriation Act[10] de l’Alberta était de la nature d’une pénalité imposée aux autorités d’expropriation, et qu’elle n’avait rien à voir avec la question de la juste indemnisation accordée pour le bien‑fonds exproprié. Le montant, en tant que pénalité plutôt qu’en tant qu’indemnité, a été à juste titre considéré comme un gain fortuit, de sorte qu’il n’était pas assujetti à l’impôt entre les mains du bénéficiaire.

 

[14]    Il s’agit donc de savoir s’il convient d’appliquer le principe de la substitution à ces paiements. Selon Me Robertson, il ne convient pas d’appliquer ce principe, parce que les paiements n’ont pas été effectués par suite d’un droit d’action de M. Lavoie contre Franklin Templeton et contre AIC. Il n’existe aucune distinction fondée sur des principes à effectuer entre ces paiements et des paiements effectués dans le cadre du règlement d’un litige, ou en exécution d’un jugement accordant des dommages‑intérêts après la tenue d’une instruction. Si le recours collectif donnait lieu à un jugement contre Franklin Templeton et contre AIC, ces paiements seraient pris en compte dans l’évaluation des dommages‑intérêts que M. Lavoie pourrait recouvrer. Le jugement de la majorité et le jugement rendu en dissidence de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Tsiaprailis c. Canada[11] confirment le principe voulant qu’« une somme accordée à titre d’indemnité ou en règlement d’un litige soit intrinsèquement neutre sur le plan fiscal »[12]. Comme le juge Robertson l’a dit dans l’arrêt Bellingham, il faut toujours examiner la nature et le but du paiement lorsque l’on se demande comment ce paiement doit être traité aux fins de l’impôt. Comme il en a ci‑dessus été fait mention, ces paiements, entre les mains de l’appelant, sont de la nature de paiements compensatoires. Les paiements avaient peut‑être plus d’une fin, mais au moins l’une des fins visées était d’indemniser en totalité ou en partie M. Lavoie et les autres investisseurs touchés par suite de la diminution de valeur des parts détenues dans les fonds.

 

[15]    Dans l’arrêt Tsiaprailis, la juge Charron a dit ce qui suit au nom de la majorité, au paragraphe 15 :

 

Les questions décisives sont les suivantes : (1) que visait à remplacer le paiement et, si la réponse est suffisamment claire, (2) l’élément remplacé aurait‑il été imposable pour la personne qui en a bénéficié? […]

 

La réponse à la première question ressort clairement des transactions et des plans de distribution. C’était la perte de valeur des parts. Selon les plans de distribution, les paiements devaient être effectués en faveur des détenteurs existants et des anciens détenteurs de parts. Pour des raisons que la preuve ne révèle pas, le paiement d’indemnités à l’égard des parts de fonds détenues dans des REER et dans d’autres régimes enregistrés à impôt différé a été effectué, selon les plans de distribution, en faveur des rentiers, et ce, même si les transactions prévoyaient le paiement en faveur des détenteurs de parts. Le principe de la substitution exige que les paiements soient traités, aux fins de l’impôt, comme s’ils faisaient partie du régime enregistré détenu par le fiduciaire, parce que c’est la valeur de ces parts qui doit être rétablie, en totalité ou en partie, grâce aux paiements.

 

[16]    La réponse à la deuxième question de la juge Charron doit donc dépendre du traitement fiscal qui s’appliquerait à une partie du régime enregistré si, au cours de l’année, il était entre les mains du rentier plutôt que du fiduciaire. Le paragraphe 146(8) incorpore dans le revenu du contribuable pour l’année

 

[...] le total des montants qu’il a reçus au cours de l’année à titre de prestations dans le cadre de régimes enregistrés d’épargne‑retraite [...]

 

Pour l’application de cette disposition, le mot « prestation » est défini au paragraphe 146(1) :

 

« prestation » Est comprise dans une prestation toute somme reçue dans le cadre d’un régime d’épargne-retraite, à l’exception :

 

"benefit" includes any amount received out of or under a retirement savings plan other than

 

[les exceptions sont inapplicables]

 

[exceptions are inapplicable]

 

sans préjudice de la portée générale de ce qui précède, le terme vise toute somme versée à un rentier en vertu du régime :

 

and without restricting the generality of the foregoing includes any amount paid to an annuitant under the plan

 

d)         soit conformément aux conditions du régime;

 

(d)      in accordance with the terms of the plan,

 

e)         soit à la suite d’une modification du régime;

 

(e)      resulting from an amendment to or modification of the plan, or

 

f)          soit à la suite de l’expiration du régime.

 

(f)       resulting from the termination of the plan;

 

Le juge suppléant Rowe a signalé, dans la décision Kaiser v. The Queen[13], la portée accordée à cette définition par l’inclusion du mot « under » dans la version anglaise, et l’expression « dans le cadre », dans la version française, a un effet similaire. L’application aux paiements du principe de la substitution m’amène à conclure que lorsque l’appelant a encaissé les chèques et qu’il a affecté les fonds à des fins autres que le rétablissement de la valeur des parts détenues dans ses REER, ces sommes devaient être traitées comme des sommes qu’il avait reçues au cours de l’année à titre de prestations dans le cadre de ses REER, et elles étaient donc imposables entre ses mains.

 

[17]    M. Lavoie a signalé dans son témoignage qu’il n’avait pas de droits de cotisation dans son REER lorsqu’il a reçu les paiements au mois de septembre 2005, en laissant ainsi entendre qu’il n’aurait pas pu remettre les paiements au fiduciaire de ses REER, sans se voir imposer une pénalité pour cotisation excédentaire en vertu de la partie X.1 de la Loi. Toutefois, l’application uniforme du principe de la substitution veut que l’appelant puisse, sur réception des paiements, les remettre au fiduciaire pour que celui‑ci les ajoute aux actifs de la fiducie, sans pénalité. C’est simplement là reconnaître la nature véritable des paiements, c’est‑à‑dire indemniser le fiduciaire pour avoir entamé illicitement les actifs de la fiducie.

 

[18]    Le paragraphe 24 de l’exposé conjoint des faits reproduit en partie le guide d’impôt et de renseignements qui a été envoyé à l’appelant avec les paiements effectués en sa faveur. Je ne puis voir comment ce document est pertinent, et je n’en ai pas tenu compte en concluant que les paiements sont assujettis à l’impôt. Il s’agit tout simplement de l’opinion d’un inconnu qui travaillait probablement pour les administrateurs de fonds, ou du conseiller des administrateurs de fonds, qui a aidé à la préparation des plans de distribution. On m’a également renvoyé aux bulletins d’interprétation IT‑334R2 – Recettes diverses et IT‑365R2 – Dommages‑intérêts, indemnités et recettes semblables publiés par l’Agence du Revenu du Canada. Je sais que les bulletins d’interprétation peuvent parfois être utiles lorsqu’il s’agit de résoudre une ambiguïté dans les dispositions de la Loi. Toutefois, je ne crois pas que ce soit ici le cas.

 

[19]    Pour les motifs susmentionnés, l’appel est rejeté.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 29e jour de mai 2009.

 

 

« E.A. Bowie »

Juge Bowie

 

Traduction certifiée conforme

ce 7e jour de juillet 2009.

 

Christian Laroche, LL.B.

Réviseur


RÉFÉRENCE :                                  2009 CCI 293

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :      2007-3811(IT)I

 

 

INTITULÉ :                                       RUSSELL W. LAVOIE c.

                                                          SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 18 décembre 2008 – Hamilton

                                                          Le 9 février 2009 – Toronto

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L’honorable juge E.A. Bowie

 

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 29 mai 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelant :

Me David Douglas Robertson

Avocat de l’intimée :

Me Laurent Bartleman

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelant :

 

                          Nom :                      David Douglas Robertson

 

                          Cabinet :                  Fasken Martineau DuMoulin LLP

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada



[1]           2009 CAF 33.

 

[2]           L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), dans sa version modifiée.

 

[3]           [1982] 1 C.F. 813; [1982] C.T.C. 69.

[4]           Ibid., paragraphe 3.

 

[5]           Ibid., paragraphes 12 et 15.

 

[6]           [1996] 1 C.F. 613; [1996] 1 C.T.C. 187 (C.A.F.).

 

[7]           [1992] 1 C.T.C. 195.

 

[8]           L.R.O. 1990, ch. S.5.

 

[9]           Le plan de distribution d’AIC Limited et le plan de distribution de Franklin Templeton Investments Corp., qui ont tous deux été approuvés le 30 juin 2005, ont été versés aux onglets 8 et 9 respectivement du recueil conjoint de documents, pièce A‑1.

 

[10]          R.S.A. 1980, ch. E-16.

 

[11]          [2005] 1 R.C.S. 113; 2005 CSC 8.

 

[12]          Ibid., juge Charron, paragraphe 7; voir également juge Abella (dissidente), paragraphe 48.

 

[13]          [1994] 2 C.T.C. 2385, paragraphe 20.

 

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